8 : La civilisation judéo-islamique et la centralisation Etatique

La fusion politique, culturelle et économique entre monde juif et monde musulman se renforce suite à l’édit de Grenade de 1492.

Les juifs séfarades (espagnols) y sont contraints à la conversion ou à l’exil ; une majorité (la plus aisée) choisit l’exil au Portugal, mais surtout au Maghreb, et rapidement, à Constantinople, Thessalonique, mais aussi dans les dominia arabes de l’empire ottoman. Le petit peuple de confession juive est contraint à l’assimilation, ils constitueront les Marranes, et seront pourchassés par l’inquisition (désormais royale) pour leurs attitudes, leurs « actes judaïsants », révélateurs d’une « opinion judaïsante »…

La communauté séfarade, la plus évoluée des sociétés judéo-islamiques occidentales, était elle-même déjà constituée d’éléments judéo-francs ayant fui l’occident roman à partir du XIIème siècle (à l’origine des nombreuses familles de Serfati : « Gaulois »).

Parallèlement, suite à la politique almohade de conversions forcées, de nombreuses familles maghrébines (à Fès en particulier) se sont converties à l’Islam, mais conservent durant des siècles leur identité israélo-islamique. Citons l’exemple le plus évident : la branche musulmane de la famille des El-Cohen… Ces familles n’ont de cesse de défendre le droit des minorités : juifs maghrébins victimes de la montée de l’intolérance (affaire des synagogues du Touat vers 1500) mais aussi noirs affranchis menacés d’asservissement sous les Alaouites (affaire des Buakhars de Fès vers 1680).

La fusion culturelle est aussi importante lorsque, vers 1520, les espagnols de confession musulmane (désignés par un terme ethnique : moros : maures) sont eux-aussi contraint au douloureux choix de la conversion ou de l’exil. Certes, durant près d’un siècle, ils jouissent d’une certaine tolérance ; mais la tentative d’assimilation à un ordre hispano-catholique aboutit à un accroissement d’intolérance à l’égard de ces musulmans christianisés (les Morisques).

Juifs et musulmans christianisés (marranes et morisques) subissent ensemble la politique raciale (la première de l’histoire humaine) de la « limpienza del sangre ». La « pureté du sang » discrimine de la fonction publique ou sacerdotale les espagnols d’ascendance non-chrétienne (théoriquement ceux qui ne descendent pas des hispano-gothiques). Une liste de métiers leur sont aussi interdits. L’Espagne est bien décidée à remédier à son « retard » en terme de pureté ethno-religieuse face au reste de l’occident latin. Jusqu’alors elle était un reliquat de civilisation judéo-islamo-chrétienne antique et islamique, hétérogène par nature. Elle s’arrime désormais avec un fanatisme décuplé à la civilisation catholique romaine, homogène ; ce faisant, elle invente le racisme.

Et cette politique est réalisée afin de calmer les aspirations populaires suite à la fermeture de la promotion sociale, en soudant le peuple contre l’ennemi turco-islamique et ses alliés marranes et protestants. Il s’agit enfin de fusionner définitivement catholiques de liturgie romane et chrétiens gotho-mozarabes.

Cette discrimination conduit finalement à l’expulsion pure et simple des morisques, entre 1609 et 1613, et ce, quel que soit la réalité de leur « opinion religieuse », au grand désespoir de l’orthodoxie catholique.

Morisques (Andalous) et Marranes (Séférades) peuplent ensemble les cités côtières du Maghreb, les uns servant dans la marine et l’armée, les autres dans le commerce et l’industrie. Les européens en quête d’aventure sont également les bienvenus au Maghreb et en Egypte, de même que les balkaniens turcisés. Alors que l’Europe exclut sur des bases ethniques, l’Islam de l’époque moderne continue à inclure.

Ces “renégats” (pour les européens) sont des ‘Uluj (pour les arabophones), c’est-à-dire, racialement, des « non-arabes ». Cependant, en une ou deux générations, ils deviennent de véritables musulmans, donc des citoyens de la civilisation islamique. C’est parmi ces andalous et “renégats” qu’on trouve, dotés de cet esprit de conquistadores espagnols, l’armée qui réalise en 1591 la conquête du Mali Songhai pour le compte de la cour saadienne de Marrakech.

Si les places corsaires “musulmanes” sont peuplées de latins et de balkaniens islamisés (pour l’occasion) dans des cités où les communautés juives sont pléthores, les places corsaires “chrétiennes” (Malte par exemple), elles, sont purement chrétienne et européennes d’origine. La purification raciale de l’Europe chrétienne se manifeste alors plus clairement que jamais.

Cette constitution ethnique se poursuit alors que l’Europe est divisée entre catholiques et réformés. En dépit des guerres européennes, et des alliances tactiques des uns et des autres avec « l’ennemi » judéo-musulman, l’idée d’une unité culturelle, civilisationnelle, chrétienne et européenne se développe entre le XVIème et le XVIIIème siècle, concomitamment au renforcement des Etats Nations.

Car, et c’est un fait lui aussi trans-civilisationnel, la religion passe, au XVIème siècle, définitivement sous le contrôle des Etats, devenant son bras armé idéologique. Les institutions religieuses deviennent fonctionnariales, et l’unité de l’Eglise n’est plus qu’une fiction. Rome ne peut même plus s’opposer aux politiques non-chrétiennes des Etats naissants.

Quelques exemples pour illustrer ce fait :

-En France, le concordat de Bourges, puis le titre de « fille aînée de l’église » étatise et monarchise l’identité chrétienne, les évêques sont nommés par le souverain.

-En Espagne, le Grand Inquisiteur est nommé par Madrid

-Les guerres de religion conduisent les états allemands à se doter chacun d’une religion officielle, qui se doit être celle du prince (cujus regio ejus religio)

-L’Angleterre des Tudors, incapable d’obtenir de Rome les privilèges des autres Etats, se sépare de l’église romaine et le monarque s’institue chef de la religion, bientôt imité par les souverains scandinaves qui adoptent la foi luthérienne.

Mais le phénomène est aussi symptomatique dans le monde musulman où les pouvoirs politiques étaient idéologiquement faibles face à la science juridique, hétérogène et peu hierarchisée (contrairement à l’église chrétienne) mais opposée, par consensus, à la tyrannie des Sultans (Autorités Politiques).

-L’Empire Ottoman s’empare en 1517 du titre Califale suite à l’annexion de l’Egypte Mamlouk, il sacralise ainsi la fonction de sheykh-ül-Islam, autorité religieuse suprême nommée par la Porte.

-En occident, le royaume Saadien tire sa légitimité du sang prophétique coulant dans les veines des Sultans et les souverains s’emploient à imiter les institutions ottomanes.

-L’Iran Safavide institue le chiisme duodécimain comme religion d’Etat

-Les émirats Ouzbeks instaurent un ordre moral répressif, garantie de leur « bonne loi ».

Cependant, l’absence de centralisation ecclésiastique, et d’inquisition institutionnelle permet à la civilisation islamique de refuser sa réduction en Etats homogènes. L’Europe avait une Eglise homogène, elle aura des Etats homogènes, l’Islam avait une Eglise hétérogène, elle aura des Etats assez faibles, et surtout hétérogènes, et qui continueront de garantir l’hétérogénéité des groupes humains y résidant.

Alors que Louis XIV, achevant le cycle d’homogénéisation idéologique des Etats Occidentaux abroge le dernier texte permettant la coexistence pacifique de deux idéologies au sein du même royaume (l’Edit de Nantes) ; la Sublime Porte, elle, favorise l’installation de séfarades à Jerusalem et Hebron… qui consitueront la base de la communauté judéo-palestinienne, disparue en 1948…