15 : La construction de la communauté juive de France à l’époque post-coloniale

A cette époque, la guerre d’indépendance algérienne faisait rage, et les judéo-arabes des départements français ultra-marins étaient depuis peu, peu ou prou, assimilés à des « européens d’Algérie », pas par les “colons”, mais au moins par l’administration qui les traitait en français. D’ailleurs, certain rares « séfarades d’Afrique du Nord » avaient bel et bien été déporté, faute d’avoir résidé en métropole au moment tragique…

Lorsque furent signés les accords d’Evian, à quelques rares exceptions, les juifs algériens choisirent d’émigrer en métropole, abandonnant deux millénaires d’ancêtres… à jamais. Cette déchirure est bien vivante et entretient ouverte la plaie coloniale de la rivalité communautaire (juifs citoyens contre musulmans indigènes), des envies et jalousies qui en découlaient naturellement et justement, mais aussi de la période précédent le décret Crémieux, lorsque pour bien des raisons, ils étaient des sous-citoyens de la régence d’Alger, et qu’ils subissaient, parfois, discriminations et même émeutes populaires. Cette situation pré-coloniale et primo-coloniale étaient elle-même largement la conséquence du repli sur soi identitaire de la civilisation judéo-islamique confrontée à l’assaut de l’occident, mais la situation ante étaient tellement ancienne, que nul en 1962 ne pouvait s’en souvenir.

En arrivant en France, les juifs algériens retrouvaient leurs compatriotes qui avaient immigré pendant la période coloniale, certains avaient fait des études et avaient commencé à intégrer l’élite française ; mais ce qui définissait cette communauté algérienne, c’était son identité religieuse, et non son identité raciale. Si la définition raciale du juif français remonte à Pétain, et que les juifs se reconnaissent comme tel pour avoir subis, ensemble, les persécutions, et certains, la déportation, les « séfarades », eux, se définissent comme juifs parce que de religion, de statut, d’institution, de culture, ils étaient juif (c’est à dire judéo-islamiques) et cette identité est restée, rappelons le, une identité profondément anti-christique et anti-chrétienne.

Comme les musulmans, leurs rivaux dans le système communautaire ancien, étaient mécaniquement associés à ceux qui les avaient mis dehors, ils étaient leurs rivaux dans l’accession au statut social en France. La communauté des Juifs de Tlemcen, Maghnia, Alger, Bougie, Constantine… a donc su mettre en pratique sa solidarité judéo-islamique (juive : sic) pour gravir les échelons, en usant de la cooptation traditionnelle, et pour barrer la route aux musulmans de Tlemcen, de Maghnia, d’Alger, de Bougie, de Constantine… qui arrivaient aussi d’Algérie.

Contrairement aux israelites français assimilés, habitués à la culture européenne, acceptant l’assimilation à l’Europe Chrétienne, les juifs algériens, du fait, qui plus est, du communautarisme colonial, n’avait aucun intérêt pour l’assimilation identitaire avec le peuple chrétien de France.

Il leur fallait donc être LA communauté juive de France, et c’est le début d’un demi-siècle de structuration d’une communauté à plusieurs volets :

1 : Maintenir la solidarité et la cooptation dans l’élite judéo-algérienne

2 : Intégrer, par la contrainte, l’élite judéo-tunisienne et judéo-marocaine, qui, eux n’étaient pas français, à leur système de cooptation

3 : par complexe du colonisé, avoir l’air le plus français du monde, pour renier l’archaïsme de leur ancestralité, et donc gravir les échelons républicains mais aussi ceux de la communauté

4 : donc, s’installer au cœur de l’identité juive de France, en adoptant ce qui la fédérait : la déportation, donc, la célébration des quelques juifs algériens morts en déportation, qui permettaient de fusionner avec les « vrais » juifs, c’est-à-dire les juifs européens

5 : s’intégrer aux organisations sionistes qui prétendaient représenter les juifs de France, et en gravir aussi les échelons, quitte à ce que certains renoncent à tout pour s’installer dans l’Etat d’Israel

En un mot, cette stratégie, intuitive et instinctive, et pas du tout coordonnée, consistait, pour être plus juif que les juifs (européens s’entend), à être plus anti-anti-sémite que les juifs, et à être plus sioniste que les juifs (même chose).

Ceci coïncidait parfaitement avec l’évolution géopolitique mondiale. Car le sionisme aussi avait évolué, il récoltait les fruit des politiques coloniales, et pouvait essentialiser les judéo-islamiques en tant que juifs, et ainsi obtenir le rapatriement plus ou moins forcé des juifs arabo-iraniens. Cette autre déportation se réalisait avec l’appui et le plus grand plaisir des nationalistes arabes et de leurs alliés islamo-intolérants (car homogénéité ethnique et homogénéité religieuse, en tant que valeur du « progrès » à l’occidental, avaient été désormais adoptées par les régimes arabo-iraniens). En substance, il intéressait les sionistes d’évacuer les juifs arabo-iraniens pour les couper de leurs pays d’attaches (anti-sionistes parce qu’anti-colonislistes), mais aussi pour peupler une Palestine singulièrement désertée après la Nakba. Mais il intéressait beaucoup plus la bourgeoisie islamo-chrétienne locale de se débarrasser d’une concurrence difficile, à l’âge de la déconfessionnalisation des statuts politiques.

Cette politique de récupération de l’effort colonial va culminer après la fin de l’alliance franco-britannique qui conduisit à l’humiliation de Suez et avec l’alignement pro-américain des années 1960.

Le sionisme, désormais ouvertement suprématiste, projetait de sécuriser le perimètre de son Etat (par l’annexion du Golan, du Jourdain et du Sinai) et du même coup, d’en découdre une bonne fois pour toutes avec ses voisins nationalistes arabes, tentés par l’alliance soviétique. Il avait besoin d’un nouvel apport de population, tant pis s’il s’agissait de sous-évolués, de « sémites » au sens propre et condescendant du terme.

Le Maroc, véritable “Pologne” du monde judéo-islamique était en voie d’indépendance, et, là comme ailleurs, les élites musulmanes voulaient bien profiter de la déroute de leurs rivaux européens, pour renvoyer dans le même convoi leurs rivaux judéo-marocains.

Le régime Hassanien, comme le régime Bourguibiste, ce faisant, avait besoin d’une identification, et l’identité islamique, panarabiste et le populisme anti-colonial permettait de s’approprier les biens des juifs, de souder la population, et de rendre un fier service au protecteur américain. C’est donc le palais royal, soutenu par les lobbys capitalistes musulmans, qui va déraciner la civilisation judéo-islamique du Maroc.

Devant les pressions, les classes moyennes occidentalisées par les politiques de l’Alliance Israelite partaient pour la France, mais aussi le Canada, car, n’étant pas français l’installation y était plus aisée. Privée de son relais, l’élite fut contrainte de se « rapatrier » en Occident, et finalement, on livra le prolétariat, par convois entiers, à l’Etat d’Israel afin de peupler les déserts et les zones dépeuplées par la Nakba…

150 000 personnes, au bas mot, furent ainsi “déportées” en l’espace de 4 années, fermant à jamais la porte de 13 siècles de civilisation judéo-islamique.

Les classes moyennes tunisiennes et marocaines, arrivées en France, vinrent grossir la communauté judéo-arabe, elle se soumirent sagement au système cooptation algérien. Et, elles aussi, privées de leur patrie, complexées par leur infériorité raciale et culturelle, décidèrent d’être plus français que les français, plus juifs que les juifs, plus sionistes que les sionistes ; et, elles aussi, firent d’Israel leur patrie de cœur, dans un monde corseté par la nécessité du patriotisme national.