4 : Un Antijudaïsme musulman ?

Si les arabes mahométans furent proches, parents et alliés des judaïsants lors de la période formatrice, plusieurs indices établissent l’apparition d’un anti-judaïsme coranique. Il diffère cependant sensiblement de l’anti-judaïsme chrétien.

La partie « médinoise » (plus tardive) du Coran, théoriquement « révélée » entre 622 et 632, ne fait pas mystère des rivalités de plus en plus fortes entre judaïsants et les partisans de Muhammad. Le ton se fait progressivement plus acerbe. Peu à peu, l’anti-judaïsme chrétien s’installe dans le « lectionnaire en langue arabe », on reproche tour à tour aux juifs leurs infidélités, leurs trahisons, leur complexe de supériorité judiciaire, leur avarice.

Pour finir, le Coran proclame en parlant de Jésus : « ils ne l’ont pas tué, c’est leur orgueil qui le leur a fait croire », reprenant un des fondamentaux du christianisme : les Juifs ont voulu tuer le Messie qui s’opposait à leur confort terrestre et à leurs illusions, mais ils n’y sont pas parvenus, car il est ressuscité, il est vivant, à la droite du Père, et il reviendra juger les vivants et les morts.

Cette hostilité pourrait découler de la rapide incorporation de tribus à tradition et religion chrétienne au sein du peuple des “émigrés”. Il s’agit de groupes installés depuis plusieurs siècles au nord de la péninsule et aux marges des pays du croissant fertile.

Dans une seconde phase, l’Islam, devenue l’idéologie officielle de la dynastie omeyyade (Marwanide) de Damas, considère les différentes sectes, juives comme chrétiennes, comme des « gens du livre », des « protégés de Dieu », qui doivent être traités de manière égalitaire. Les arabo-musulmans achèvent donc de se distinguer les juifs en les plaçant au même rang que les chrétiens, ce qui est perçu par ces derniers comme la suprême humiliation, une preuve que les « ismaélites » privilégient les juifs contre les partisans du christ.

Les juifs trouvent dans l’Islam une place qui est à la fois celle qu’ils avaient auparavant _inférieure à la communauté arabo-islamique dominante_ mais à égalité avec les mazdéens iraniens ou les chrétiens romains, syriens ou égyptiens, qui sont encore numériquement majoritaires.

C’est dans ce nouveau contexte que le verset sur la “non-mort du Christ” sera réinterprété par la théologie islamique tardive, selon une logique purement talmudique, dans le contexte de la Babylonie juive, pour établir qu’un Messie ne peut pas mourir, car il porte en lui « le Souffle et le Verbe divin », et que si le Coran dit que Jésus (‘Isâ) est bien le Messie, alors il n’a pas pu être crucifié.

Il s’agit là, pour l’Islam naissant tardif, de s’opposer au christianisme dominant au Moyen-Orient qui passe progressivement de la croyance fondamentale d’un Jésus vivant pour l’éternité à une martyrologie du crucifix, obsession qui sera aussi combattue par l’iconoclasme byzantin… Le christianisme est alors encore culturellement et intellectuellement dominant, il est donc l’adversaire de prédilection de l’Islam en construction. C’est donc contre lui que se développe la théologie en langue arabe.

Les juifs, statutairement inférieurs, sont de fait privilégiés. De plus, comme intellectuels musulmans s’attachent à riposter contre la rhétorique chrétienne, il n’est donc pas très important que les juifs honnissent Jésus, puisqu’on veut promouvoir Muhammad contre Jésus. Ainsi, les intellectuels rabbiniques pourront durant le millénaire suivant, librement “blasphémer” Jésus, pourtant Messie des musulmans, puisque cela conforte la construction anti-chrétienne de l’Islam.

Les principales communautés juives de l’Espagne à la Berbérie en passant par Carthage, du Yemen à l’Iraq en passant par les centres iraniens, sont désormais toutes sous « protection » (dhimma) du règlement islamique sur les minorités.

Dans la confrontation géopolitique entre Byzantins et Arabo-Musulmans, puis entre Francs et Fatimides, les juifs choisissent donc naturellement le camp de ceux qui ne leur reprochent rien, à part d’être dans l’erreur religieuse, plutôt que dans celui de ceux (les chrétiens) qui les haïssent structurellement sur la question christique.

A Fès, à Damas, à Bagdad, à Tunis, à Alexandrie, à Fes, Bukhara ou au Caire, musulmans et juifs vivent entremêlés, dans les même quartiers, sans césure visible. Leurs coutumes « levantines » sont proches, ainsi que leurs codes vestimentaires et moraux, leur droit de la famille, leur conception de la pureté, etc. Et la civilisation urbaine méditerranéenne, qui magnifie l’artisanat et le commerce traverse toutes les sectes, juives, chrétiennes et musulmanes. Lorsqu’ils parlent d’argent, les “croyants” vénèrent tous le même Dieu…

En « Francie » par contre (comme au Sahel ou en Inde), on tient les « artisans » (“forgerons”) dans le mépris d’une société peu urbanisée, où la noblesse est guerrière et non capitaliste, ou l’appât du gain est un pêché religieux, ou seule la possession de la terre et l’oisiveté sont recommandées. Les juifs, non content d’être religieusement haïs, sont également maintenus à l’écart des valeurs sociales…

Dans l’Islam, seuls les bédouins et autres nomades revendiquent oisiveté et noblesse guerrière. Or, précisément, la civilisation “judéo-christiano-islamique” tient en souverain mépris cet esprit barbare, auquel déjà le Coran rapportait cette violence, et cette infidélité, marque de la sauvagerie et de l’impureté des ‘a’râb

Les juifs sont donc parfois socialement méprisés, comme en Occident, mais ils sont la plupart du temps simplement dégradés pour leur religion archaïque et leurs attitudes communautaires, et fondamentalement, pour leur non adhésion à la vraie religion.

Cependant, dans le Coran, lorsqu’il est fait mention des « Fils d’Israël », c’est exclusivement pour l’exemplarité de la Torah, ou traiter des errements et aux trahisons du « peuple élu » et du pardon divin. C’est aussi pour mettre en exergue la logique et la difficulté de la prophétie. Contrairement aux chrétiens, les musulmans ne se considérent jamais comme les “fils d’Israël”, et ne considérent jamais que la Torah, les Prophètes (non plus que l’Evangile), leur appartiennent plus qu’aux « gens du livre » qui les ont conservés.

Ces textes sont certes des “écrits de Dieu”, mais il n’est plus utile de les lire, à part, jusqu’au Xème siècle, pour faire de l’histoire ou de l’exégèse coranique…

On ne reproche donc pas aux juifs d’exister, ils ne sont pas, contrairement aux thématiques de l’occident latin, le rappel permanent de la mort de Jésus, ou le témoin qu’Israël recouvre une autre dimension que celle du peuple chrétien…