Ibn Khaldun, Apologie des berbères, v. 1370 n-è

DES TALENTS QUE LA RACE BERBÈRE A DÉPLOYÉS, TANT DANS LES TEMPS ANCIENS QUE DE NOS JOURS, ET DES NOBLES QUALITÉS PAR LESQUELLES ELLE S’EST ÉLEVÉE A LA PUISSANCE ET AU RANG DE NATION.

En traitant de la race berbère, des nombreuses populations dont elle se compose, et de la multitude de tribus et de peuplades dans laquelle elle se divise, nous avons fait mention des victoires qu’elle remporta sur les princes de la terre, et de ses luttes avec divers empires pendant des siècles, depuis ses guerres en Syrie avec les enfants d’Israël et sa sortie de ce pays pour se transporter en Ifrîqya et en Maghreb. Nous avons raconté les combats qu’elle livra aux premières armées musulmanes qui envahirent l’Afrique ; nous avons signalé les nombreux traits de bravoure qu’elle déploya sous les drapeaux de ses nouveaux alliés, et retracé l’histoire de Dihyat al-Kahina, du peuple nombreux et puissant qui obéissait à cette femme, et de l’autorité qu’elle exerça dans l’Aurès, depuis les temps qui précédent immédiatement l’arrivée des vrais croyants jusqu’à sa défaite par les Arabes. Nous avons mentionné avec quel empressement la tribu de Miknasa se rallia aux musulmans ; comment elle se révolta et chercha un asile dans le Maghrib al-Aqsa pour échapper à la vengeance de ‘Uqba b. Nâfi‘, et comment les troupes du khalife Hicham la subjuguèrent plus tard dans le territoire du Maghreb.

« Les Berbères , dit Ibn Abî Yazîd, apostasièrent jusqu’à 12 fois, tant en Ifrîqya qu’en Maghreb ; chaque fois, ils soutinrent une guerre contre les Musulmans, et ils n’adoptèrent définitivement l’islam que sous le gouvernement de Mûsa b. Nusayr ; ou quelques temps après, selon un autre récit ».

Ayant indiqué les régions du Désert habitées par les Berbères, ainsi que les châteaux, forteresses et villes qu’ils s’étaient bâtis, tels que Sijilmasa, les bourgades de Touat, de Tîgurarîn, de Fîgig, de Mzab, de Wargla, du Righa, du Zab, de Nafzawa, d’Al-Hamma et de Ghadamès ; ayant parlé des batailles et de grandes journées dans lesquelles ils s’étaient distingués ; des empires et royaumes qu’ils avaient fondés ; de leur conduite à l’égard des Arabes hilaliens, lorsque ceux-ci envahirent l’Ifrîqya au cinquième siècle de l’hégire ; de leurs procédés envers les Bni Hammad d’Al-Qala‘a, et de leurs rapports avec les Lamtûna de Tlemcen et de Tahert, rapports tantôt amicaux, tantôt hostiles ; ayant mentionné les concessions de territoire que les Bni Bâdîn obtinrent des Almohades dans le Maghreb, et raconté les guerres que firent les Bni Marîn aux successeurs de ‘Abd al-Mûmin, nous croyons avoir cité une série de faits qui prouvent que les Berbères ont toujours été un peuple puissant, redoutable, brave et nombreux ; un vrai peuple comme tant d’autres dans ce monde, tels que les Arabes, les Persans, les Grecs et les Romains.

Telle fut en effet la race berbère ; mais, étant tombée en décadence, et ayant perdu son esprit national par l’effet du luxe que l’exercice du pouvoir et l’habitude de la domination avaient introduit dans son sein, elle a vu ses sa population décroître, son patriotisme disparaître et son esprit de corps et de tribu s’affaiblir au point que les diverses peuplades qui la composent sont maintenant devenus sujets d’autres dynasties et ploient, comme des esclaves, sous le fardeau des impôts.

Pour cette raison beaucoup de personnes ont eu de la répugnance à se reconnaître d’origine berbère, et cependant, on n’a pas oublié la haute renommée que les Awraba et leur chef Qusayla s’acquièrent à l’époque de l’invasion musulmane. On se rappelle aussi la vigoureuse résistance faite par les Zenata, jusqu’au moment où leur chef Wazmar b. Sulat fut conduit prisonnier à Médine pour être présenté au khalife ‘Uthman b. ‘Affan. On n’a pas oublié leurs successeurs, les Huwara et les Sanhaja, et comment les Kutama fondèrent ensuite une dynastie qui subjugua l’Afrique occidentale et orientale, expulsa les Abbassides de ce pays et gagna encore d’autres droits à une juste renommée.

Citons ensuite les vertus qui font honneur à l’homme et qui étaient devenues pour les Berbères une seconde nature ; leur empressement à s’acquérir des qualités louables, la noblesse d’ame qui les porta au premier rang parmi les nations, les actions par lesquelles ils méritèrent les louanges de l’univers, bravoure et promptitude à défendre leurs hôtes et clients, fidélité aux promesses, aux engagements et aux traités, patience dans l’adversité, fermeté dans les grandes afflictions, douceur de caractère, indulgence pour les défauts d’autrui, éloignement pour la vengeance, bonté pour les malheureux, respect pour les vieillards et les hommes dévots, empressement à soulager les infortunés, industrie, hospitalité, charité, magnanimité, haine de l’oppression , valeur déployée contre les empires qui les menaçaient, victoires remportées sur les princes de la terre, dévouement à la cause de Dieu et de sa religion ; voilà, pour les Berbères, une foule de titres à une haute illustration, titres hérités de leurs pères et dont l’exposition, mise par écrit, aurait pu servir d’exemple aux nations à venir.

Que l’on se rappelle seulement les belles qualités qui les portèrent au faîte de la gloire et les élevèrent jusqu’aux hauteurs de la domination, de sorte que le pays entier leur fut soumiset que leurs ordres rencontrèrent partout une prompte obéissance.

Parmi les plus illustres Berbères de la première race, citons d’abord Bulughuîn b. Zîri le sanhajien qui gouverna l’Ifrîqya au nom des Fatemides ; nommons ensuite Muhammad b. Khazar et son fils Al-Khayr, ‘Aruba b. Yûsuf al-Kutami, champion de la cause de ‘Ubayd Allah ash-Shi‘î, Yûsuf b. Tashfîn, roi des Lamtûna du Maghreb, et ‘Abd al-Mûmin b. ‘Ali, grand cheikh des Almohades et disciple de l’imam Al-Mahdi.

Parmi les Berbères de la seconde race on voit figurer plusieurs chefs éminents qui, emportés par une noble ambition, réussirent à fonder des empires et à conquérir le Maghreb central et le Maghreb al-Aqsa. D’abord, Ya‘aqûb b. ‘Abd al-Haqq, sultan des Bni Marîn ; puis, Yaghmurasen b. Zîan, sultan des Bni ‘Abd al-Wad ; ensuite, Muhammad b. ‘Abd al-Qawi b. Uzmar, chef des Bni-Tujîn. Ajoutons à cette liste le nom de Thabet b. Mandîl, émir des Maghrawa établis sur le Chélif, et celui d’Uzmar b. Ibrahîm, chef des Bni Râshid; tous princes contemporains, tous ayant travaillé, selon leurs moyens, pour la prospérité de leur peuple et pour leur propre gloire.

Parmi les chefs berbères voilà ceux qui possédèrent au plus haut degré les brillantes qualités que nous avons énumérées, et qui, tant avant qu’après l’établissement de leur domination, jouirent d’une réputation étendue, réputation qui a été transmise à la postérité par les meilleures autorités d’entre les Berbères et les autres nations, de sorte que le récit de leurs exploits porte tous les caractères d’une authenticité parfaite.

Quant au zèle qu’ils déployèrent à faire respecter les prescriptions de l’islam, à se guider par les maximes de la loi et à soutenir la religion de Dieu, on rapporte, à ce sujet, des faits qui démontrent la sincérité de leur foi, leur orthodoxie et leur ferme attachement aux croyances par lesquelles ils s’étaient assurés la puissance et l’empire. Ils choisissaient d’habiles précepteurs pour enseigner à leurs enfants le livre de Dieu ; ils consultaient les casuistes pour mieux connaître les devoirs de l’homme envers son créateur; ils cherchaient des imams pour leur confier le soin de célébrer la prière chez les nomades et d’enseigner le Coran aux tribus ; ils établissaient dans leurs résidences de savants jurisconsultes, chargés de remplir les fonctions de cadi ; ils favorisaient les gens de piété et de vertu, dans l’espoir de s’attirer la bénédiction divine en suivant leur exemple; ils demandaient aux saints personnages le secours de leurs prières; ils affrontaient les périls de la mer pour acquérir les mérites de la guerre sainte; ils risquaient leur vie dans le service de Dieu, et ils combattaient avec ardeur contre ses ennemis.

Au nombre de ces princes on remarque au premier rang Yûsuf b. Tashfîn et ‘Abd l-Mû’min b. ‘Alî ; puis viennent leurs descendants et ensuite, Ya‘qûb b. ‘Abd al-Haqq et ses enfants. Les traces qu’ils ont laissées de leur administration attestent le soin qu’ils avaient mis à faire fleurir les sciences, à maintenir la guerre sainte, à fonder des écoles, à élever des zaouïa et des ribat, à fortifier les frontières de l’empire, à risquer leur vie pour soutenir la cause de Dieu, à dépenser leurs trésors dans les voies de la charité , à s’entretenir avec les savants, à leur assigner la place d’honneur aux jours d’audience publique, à les consulter sur les obligations de la religion, à suivre leurs conseils dans les événements politiques et dans les affaires de la justice, à étudier l’histoire des prophètes et des saints, à faire lire ces ouvrages devant eux dans leurs salons de réception, dans leurs salles d’audience et dans leurs palais, à consacrer des séances spéciales au devoir d’entendre les plaintes des opprimés , à protéger leurs sujets contre la tyrannie des agents du gouvernement, à punir les oppresseurs, à établir au siège du khalifat et du royaume, dans l’enceinte |même de leurs demeures, des oratoires où l’on faisait sans cesse des invocations et des prières, et où des lecteurs stipendiés récitaient une certaine portion du Coran tous les jours, matin et soir. Ajoutons à cela, qu’ils avaient couvert les frontières musulmanes de forteresses et de garnisons, et qu’ils avaient dépensé des sommes énormes pour le bien public, ainsi qu’il est facile de le reconnaître à l’aspect des monuments qu’ils nous ont laissés.

Faut-il parler des hommes extraordinaires, des personnages accomplis qui ont paru chez le peuple berbère ? Alors, on peut citer des saints traditionnistes à l’âme pure et à l’esprit cultivé ; des hommes qui connaissaient par cœur les doctrines que les Suivants (des compagnons) et les imams suivants avaient transmis à leurs disciples; des devins formés par la nature pour la découverte des secrets les plus cachés. On a vu chez les Berbères des choses tellement hors du commun, des faits tellement admirables, qu’il est impossible de méconnaître le grand soin que Dieu a eu de cette nation, l’extrême bonté qu’il lui a toujours témoignée, la combinaison de vertus dont il l’a dotée, les nombreux genres de perfection auxquels il l’a fait atteindre et toutes les diverses qualités propres à l’espèce humaine qu’il lui a permis de réunir et de s’approprier. A ce sujet, leurs historiens rapportent des circonstances qui remplissent le lecteur d’un profond étonnement.

Au nombre de leurs savants les plus illustres on compte Sa‘fû b. Wasûl, ancêtre de la famille midraride dont la dynastie régna à Sijilmasa. Il avait vu plusieurs des Suivants et étudié sous Ikrima, esclave de Ibn ‘Abbas. (devenu Mufti de la Mekke sous ‘Umar II, m. 725)

Arîb b. Humayd fait mention de lui dans son ouvrage historique. On peut nommer aussi Abû Yazîd Makhlad-b. Kaydad l’ifrénite, surnommé l’homme à l’âne, qui professa la doctrine des kharajites et se révolta contre les Fatemides en l’an 332Il avait étudié à Tozeur sous les cheikhs de cette ville et s’était distingué par ses connaissances comme jurisconsulte. Ayant adopté le système professé par les kharijites Ibadites, il y devint très-habile, et s’étant ensuite mis en relation avec ‘Ammar al-‘Ama, sofrite nekkarien, il embrassa, à son grand malheur, les principes enseignés par ce vieillard. Quoi qu’il en soit ‘, il est impossible de méconnaître la haute renommée que cet individu avait acquise parmi les Berbères.

Un autre de leurs hommes célèbres était Mundir b. Sa‘îd, grand-cadi de Cordoue et membre de la tribu de Sumata, l’une des fractions nomades de la tribu d’Ulhasa. Il naquit l’an 310/922 et mourut en 383/993, sous le règne de ‘Abd ar-Rahman an-Nasir. Il faisait partie des Butr, descendants de Madghis.

Parmi les hommes d’origine berbère, on remarque aussi Muhammad b. Abi Zayd, flambeau de la foi et membre de la tribu de Nafza.

Il y avait aussi chez eux des hommes versés dans la généalogie, l’histoire et les autres sciences, et dont l’un, Mûsa b. Sâlih al-Ghumari, personnage illustre de la tribu de Zenata, a laissé une grande réputation parmi les Berbères. Nous avons déjà parlé de lui dans notre notice sur les Ghumara, tribu zenatienne. Bien que nous n’ayons trouvé aucun renseignement certain sur les croyances religieuses d’Ibn-Salih, nous pouvons, néanmoins, le regarder comme un des ornements de sa nation et une preuve que la sainteté, l’art de la divination, le savoir, la magie et les autres sciences particulières à l’espèce humaine existaient à son époque chez les Berbères.

Au nombre des récits qui ont couru parmi ce peuple est celui relatif à la sœur du célèbre chef Yala-Ibn-Mohammed-el-Ifréni. Selon les Berbères, cette femme donna le jour à un fils sans avoir eu commerce avec un homme. Ils l’appellent Kelman, et ils racontent de lui plusieurs traits de bravoure tellement extraordinaires que l’on est obligé de regarder ce haut courage comme un don que Dieu lui avait fait à l’exclusion de tout autre individu. Il est vrai que la plupart des chefs, parmi eux, nient l’existence de ce phénomène; méconnaissant ainsi la faculté que la puissance divine peut exercer afin de produire des choses surnaturelles. On raconte que cette femme devint grosse après s’être baignée dans une source d’eau chaude où les bêtes féroces avaient l’habitude d’aller boire en l’absence des hommes. Elle conçut par l’effet de la bave qu’un de ces animaux y avait laissé échapper après s’être abreuvé, et l’on nomma l’enfant Ibn-el-Aced (fils du lion) aussitôt qu’il commença à manifester son naturel courageux. Les Berbères racontent un si grand nombre d’histoires semblables que si l’on se donnait la peine de les mettre par écrit, on remplirait des volumes.

Telles furent les habitudes et le caractère des Berbères jusqu’à ce qu’ils parvinrent à fonder les dynasties et les empires dont nous allons raconter l’histoire.