Ibn Khaldun, Opinion sur l’origine des berbères, v. 1370 n-è

FIN DE L’EXPOSITION DES DIVERSES OPINIONS AU SUJET DE L’ORIGINE DES BERBÈRES.

Sachez maintenant que toutes ces hypothèses sont erronées et bien éloignées de la vérité.

Prenons-en d’abord celle qui représente les Berbères comme enfants d’Abraham, et nous en reconnaîtrons l’absurdité en nous rappelant qu’il n’y avait entre David (qui tua Goliath, contemporain des Berbères), et Isaac, fils d’Abraham et frère de Yacsan, le prétendu père des Berbères, qu’à peu près 10 générations, ainsi que nous l’avons dit dans la première partie de cet ouvrage. Or, on ne saurait guère supposer que dans cette espace de temps, les Berbères eussent pu se multiplier au point qu’on le dit.

L’opinion qui les représente comme les enfants de Goliath ou Amalécites, et qui les fait émigrer dela Syrie, soit de bon gré soit de force, est tellement insoutenable qu’elle mérite d’être rangée au nombre des fables. Une nation comme celle des Berbères, formée d’une foule de peuples et remplissant une partie considérable de la terre, n’a pas pu y être transportée d’un autre endroit, et surtout d’une région très-bornée. Depuis une longue suite de siècles avant l’Islam, les Berbères ont été connus comme habitants du pays et des régions qui leur appartiennent de nos jours, et ils s’y distinguent encore aux marques spécifiques qui les ont toujours fait reconnaître. Mais pourquoi nous arrêter aux sornettes que l’on a ainsi débitées au sujet des origines berbères ? Il nous faudrait donc subir la nécessité d’en faire autant, chaque fois que nous aurions à traiter d’une race ou d’un peuple quelconque, soit arabe, soit étranger?

L’on a dit qu’Ifrîqus transporta les Berbères ; puis ils racontent qu’il les trouva déjà dans ce pays, et qu’étant étonné de leur nombre et de leur langage barbare, il s’écria : Quelle berbera est la vôtre ? Comment aura-t-il donc pu les y transporter ? Si l’on suppose qu’ils y avaient déjà été transportés par Abraha Dhû al-Manar, ainsi que quelques uns l’on dit, on peut à celà répondre qu’il n’y avait pas entre ce prince et Ifrîqus assez de générations pour que ce peuple eut pu se multiplier à ce point.

Quant à l’hypothèse de ceux qui les prennent pour des Himyarites de la famille de Na’man. ou pour des Mudarites de la famille de Qays b. Ghaylan, elle est insoutenable, et a déjà été réduite à néant par le chef des généalogistes et des savants, Abû Muhammad Ibn Hazm, qui a consigné dans son Jamhara l’observation suivante :
« Quelques peuplades berbères veulent faire accroire qu’elles viennent du Yémen et qu’elles descendent de Himyar ; d’autres se disent descendues de Barr, fils de Qays ; mais la fausseté de ces prétentions est hors de doute : le fait de Qays ayant eu un fils nomme Barr, est absolument inconnu à tous les généalogistes ; et les Himyarites n’eurent jamais d’autre voie pour se rendre en Maghreb que les récits mensongers des historiens yémenites. »

Passons à l’opinion d’Ibn Qutayba. Cet auteur les déclare enfants de Goliath, et il ajoute que celui-ci était fils de Qays b. Ghaylan : bévue énorme ! En effet, Qays Ghaylan descendait de Ma‘ad, lequel était contemporain de Nabuchodonosor, comme nous l’avons constaté ailleurs, et avait été emporté en Syrie par le prophète Jérémie auquel la volonté divine avait révélé l’ordre de le sauver des fureurs de ce conquérant qui venait de subjuguer les Arabes. Ce Nabuchodonosor est le même qui détruisit le templede Jérusalem bâti par Davidet Salomon, environ quatre cent cinquante ans auparavant. Donc, Ma‘ad a du être postérieur à David d’environ ce nombre d’années ; comment, alors, son fils Qays aura-t-il pu être le père de Goliath, contemporain de David ? cela est d’une absurdité si frappante que je le regarde comme un trait de négligence et d’inattention de la part d’Ibn Qutayba.

Maintenant, le fait réel, fait qui nous dispense de toute hypothèse, est ceci : les Berbères sont les enfants de Canaan, fils de Cham, fils de Noé, ainsi que nous l’avons déjà énoncé en traitant des grandes divisions de l’espèce humaine. Leur aïeul se nommait Mazîgh ; leurs frères étaient les Gergéséens ; les Philistins, enfants de Casluhim, fils de Misraïm, fils de Cham, étaient leurs parents. Le roi, chez eux, portait le titre de Goliath. Il y eut en Syrie, entre les Philistins et et les Israélites des guerres rapportées par l’histoire , et pendant lesquelles les descendants de Canaan et les Gergéséens soutinrent les Philistins contre les enfants d’Israël. Cette dernière circonstance aura probablement induit en erreur la personne qui représenta Goliath comme Berbère, tandis qu’il faisait partie des Philistins, parents des Berbères. On ne doit admettre aucune autre opinion que la nôtre; elle est la seule qui soit vraie et de laquelle on ne peut s’écarter.

Tous les généalogistes arabes s’accordent à regarder les diverses tribus berbères dont j’ai indiqué les noms, comme appartenant réellement à cette race ; il n’y a que les Sanhaja et les Kutama dont l’origine soit pour eux un sujet de controverse. D’après l’opinion généralement reçue, ces deux tribus formaient partie des Yémenites qu’Ifrîqus établit en Ifrîqya lorsqu’il eut envahi ce pays.

D’un autre côté, les généalogistes berbères prétendent que plusieurs de leurs tribus, telles que les Luwata, sont Arabes et descendent de Himyar, et que les Hawara le sont aussi, et proviennent de [la souche de] Kinda par [la branche de] Sekacek. Les généalogistes zenatiens font remonter leur origine aux Amalécites qui s’étaient échappés, par la fuite, aux Israélites. Quelquefois, cependant, ils représentent leur peuple comme un dernier reste des Tubba. Il en est de même avec les Ghumara, les Zwawa et les Miklata ; leurs propres généalogistes les disent issus de Himyar.

Quand j’exposerai en détail les ramifications de chacune des tribus que je viens de nommer, j’aurai l’occasion de rappeler ces prétentions à une origine arabe ; prétentions que je regarde comme mal fondées ; car la situation des lieux qu’habitent ces tribus et l’examen du langage étranger qu’elles parlent, constatent suffisamment qu’elles n’ont rien de commun avec les Arabes. J’en excepte seulement les Sanhaja et les Kutama, qui, au dire des généalogistes arabes eux-mêmes, appartiennent à cette nation ; opinion qui s’accorde avec la mienne.

Ayant maintenant terminé notre chapitre sur la généalogie et l’origine des Berbères, nous commencerons à exposer en détail les ramifications et l’histoire de chacune de leurs familles. Nous nous bornerons toutefois à celles des Baranis et des Butr qui ont donné naissance à des dynasties ou joui d’une certaine célébrité dans les temps anciens, et à celles dont la population s’est maintenue jusqu’à notre époque et s’est répandue sur la surface du globe. Nous traiterons d’elles selon l’ordre de leurs ramifications, en y employant les matériaux que d’autres nous ont transmis et les traditions que nous avons nous-mêmes recueillies.