René Caillié, Récolte de la Gomme d’Accacia, 1828

L’époque de récolter la gomme était arrivée ; chacun s’occupait de ses préparatifs : je montrai le désir de me joindre à ceux qui devaient y aller, mais je ne pus en obtenir la permission. J’attribuai ce refus opiniâtre à leur défiance; car ils s’imaginent que les Européens cherchent à s’emparer de leur pays, qu’ils croient le meilleur et le plus beau du monde. Ne pouvant satisfaire le désir que j’avais d’observer moi-même la manière dont se fait cette récolte, je tâchai au moins de me procurer là-dessus des renseignemens positifs.

 Le 13, les esclaves destinés à ce travail partirent sous la conduite de quelques marabouts; ce ne fut que les jours suivans que j’obtins de la femme de mon hôte les détails que je vais rapporter.

 

On a cru mal à propos jusqu’à ce jour qu’il se trouvait des forêts de gommiers dans le désert; cette erreur a été accréditée par tous les voyageurs qui ont écrit sur des renseignemens inexacts tirés des Maures, qui, pour élever leur pays, répondent toujours que tout s’y trouve en abondance. L’acacia qui fournit la gomme, croît isolément dans toutes les parties élevées du désert, jamais dans les terrains argileux ou d’alluvion, mais sur un sol sablonneux et sec ; il est très-rare sur les bords du Sénégal. Ce n’est pas le mimosa gummifera des botanistes, que j’avais

appris à connaître sur nos établissemens ; ses feuilles, également pennées, ont les folioles plus larges, plus épaisses et d’un vert plus foncé : il se rapproche davantage, par son port et sa forme, de l’acacia cultivé en France.

 Des puits creusés dans l’intérieur, où se fait ordinairement la récolte, donnent leur nom à la contrée où ils se trouvent; telle a été l’origine des noms qu’on a donnés aux forêts supposées. C’est près de ces puits que les marabouts s’établissent. Les esclaves coupent de la paille pour faire des cases : un même marabout surveille les esclaves de toute sa famille ou de plusieurs amis; il les réunit tous, souvent au nombre de quarante ou cinquante, sous la même case. Chaque

marabout envoie ce qu’il a d’esclaves disponibles; il s’y joint quelquefois des zénagues malheureux. Le propriétaire donne à chacun de ses esclaves une vache à lait pour le nourrir, une paire de sandales, et deux petits sacs en cuir. Le marabout surveillant emmène deux vaches et emporte un sac de mil pour sa provision.

 Lorsqu’il se joint un zénague aux esclaves, il s’adresse à un marabout, qui lui fournit une vache et ce qui lui est nécessaire ; puis, à la fin de la récolte, il reçoit la moitié de la gomme qu’il a ramassée. Les zénagues ne sont admis à la récolte qu’à cette condition ; s’ils y allaient pour leur compte, ils seraient pillés par les hassanes. Chaque escouade est munie d’une poulie, d’une corde pour les puits, et d’un sac en cuir qui sert de seau pour tirer de l’eau. On m’a assuré que ces puits sont très profonds : les cordes que j’ai vues avaient de trente à quarante brasses de longueur. On

fixe la poulie à deux piquets plantés de chaque côté du puits et réunis à leur extrémité : le bout de la corde passé dedans est attaché au cou d’un âne, qui, chassé par un marabout, enlève le seau ; un autre reste pour le recevoir et le verser dans une auge en bois, où ils abreuvent leurs vaches. Ce sont les marabouts surveillans qui sont chargés de cette fonction. Les esclaves, chaque matin, remplissent d’eau l’un de leurs sacs de cuir, et, armés d’une grande perche fourchue, vont courir les champs en cherchant de la gomme : les gommiers étant tous épineux, la perche leur sert à détacher des branches élevées les boules qu’ils ne pourraient atteindre avec la main. A mesure qu’ils en ramassent, ils la mettent dans leur second sac de cuir. Ils passent ainsi la journée sans prendre d’autres alimens qu’un peu d’eau pour se désaltérer. Au coucher du soleil, ils reviennent à la case ; une femme prépare le sanglé pour le souper du marabout : une autre trait les vaches, et chacun boit le lait de celle qui est destinée à le nourrir. Lorsque la gomme est abondante, chaque personne en ramasse par jour environ six livres ; ce qui prouve que les gommiers sont isolés, et non réunis en forêts, comme ils le disent ; car alors ayant moins à courir, ils en ramasseraient davantage. Le marabout surveillant reçoit une rétribution qu’il prélève sur la gomme : les esclaves travaillent pendant cinq jours pour leur maître, et le sixième est au bénéfice du surveillant ; de cette manière, celui ci se trouve avoir la meilleure part de la récolte. Les Maures n’ont ni vases ni sacs pour emporter la gomme ; quand ils en ont une certaine quantité, les esclaves de chacun font un trou en terre, et y déposent celle qu’ils ont ramassée. Lorsque les trous sont pleins, on les recouvre de peaux de bœuf, de paille et de terre : on a soin, en recouvrant, d’imiter le sol qui est autour ; car si la cachette était découverte, la gomme serait

volée par d’autres Maures. Quand on change de lieu, on fait une marque, soit à un arbre, soit à une pierre des environs, et la récolte reste là jusqu’à ce qu’on la transporte aux escales pour la vendre ; alors elle est mise dans de grands sacs de cuir, et chargée sur des bœufs et des chameaux.

 Les gommiers n’ont pas de propriétaires particuliers ; tous les marabouts ont le droit d’y envoyer

autant d’esclaves que bon leur semble, sans être assujettis à aucune formalité ni à payer aucune rétribution. Ce pourrait être, pour quelques-uns d’eux, une source de grandes richesses, s’ils entendaient mieux leurs intérêts ; mais par suite de leur indolence naturelle, non seulement ils ne cherchent pas à augmenter le nombre de leurs esclaves, mais encore ils négligent d’en envoyer autant qu’ils le pourraient à la récolte.