René Caillié, Raisons de son voyage à Tombouctou, 1830

Si j’ose offrir à Votre Majesté le faible récit de mes voyages en Afrique, c’est moins comme un livre digne de ses regards que comme un gage de dévouement au service de Votre Majesté et au bien de mon pays. Ce sentiment seul m’a soutenu durant de pénibles épreuves : j’ambitionnais, comme la plus belle de toutes les récompenses , l’honneur d’offrir un jour à mon Roi le fruit de quelques découvertes tentées dans des pays inconnus qui furent le tombeau de voyageurs illustres. La bonté qu’a Votre Majesté d’en agréer l’hommage met le comble à mes vœux, et ajoute à ma reconnaissance et à mon dévouement pour l’Auguste Monarque à qui la France doit sa gloire et sa prospérité.

Je suis, avec le plus profond respect, De Votre Majesté, SIRE, Le très-humble et très-fidèle sujet,

R. CAILLIÉ.

Je livre enfin au public la relation de mon voyage dans l’intérieur de l’Afrique, qui devait paraître depuis long-temps; plusieurs causes en ont retardé la publication jusqu’à ce jour, depuis plus de quinze mois que j’ai revu le sol natal. Je n’ai rapporté, des régions que j’ai parcourues, que des notes fugitives, très-laconiques, écrites en tremblant et pour ainsi dire en courant; elles fussent devenues contre moi une pièce de conviction inexorable , si j’avais été surpris traçant des caractères étrangers, et dévoilant pour ainsi dire aux blancs les mystères de ces contrées. En Afrique, et surtout dans les pays occupés par les Foulahs et les Maures , l’hypocrisie religieuse dans un étranger est le plus sanglant des outrages, et il vaut cent fois mieux peut-être y passer pour chrétien que pour un faux musulman ; de sorte que si mon système de voyage avait ses avantages, bien justifiés d’ailleurs par le succès, il avait aussi de terribles inconvéniens. Je portais toujours dans mon sac un arrêt de mort, et combien de fois ce sac a dû être confié à des mains ennemies! A mon arrivée à Paris, les notes écrites le plus souvent au crayon se sont trouvées tellement fatiguées, tellement effacées par le temps, mes courses et ma mauvaise fortune , qu’il m’a fallu toute la ténacité , toute la scrupuleuse fidélité de ma mémoire , pour les rétablir et les reproduire comme la base de mes observations et les matériaux de ma relation.

Mais cette scrupuleuse fidélité même qui doit présider à la rédaction des voyages , et que je considère comme le plus grand mérite de la mienne, exigeait que j’y consacrasse le temps nécessaire pour ne rien omettre d’essentiel et pour présenter les faits dans l’ordre même où je les avais observés et notés. Une autre cause non moins légitime de ce retard est une maladie longue et dangereuse qui vint m’accabler quelques mois après mon arrivée en France, et me ravir les forces que n’avaient point épuisées de longues fatigues et les privations de 17 mois de voyage sur un sol brûlant et tant de fois funeste à l’intrépidité de nos voyageurs européens. Il faut y joindre l’étendue même de ces matériaux, s’élevant à près de trois volumes, mon peu d’habitude dans l’art d’écrire, et la résolution que j’avais formée de ne pas recourir à une plume étrangère , excepté pour quelques incorrections de style qui devaient naturellement m’échapper dans la plus difficile et la plus délicate des langues; car je voulais offrir au public une rédaction qui m’appartînt, non moins que le fond même de mes observations , une rédaction qui fût , sinon élégante et étudiée, du moins simple, claire, franche , et reproduisant avec sincérité tout mon voyage et le voyageur sous les traits qui lui sont propres. On n’y trouvera point, je le regrette, des considérations d’un ordre élevé sur les institutions politiques ou religieuses, sur les mœurs des peuples que j’ai traversés ; quand même mes études antérieures eussent porté mon esprit vers ce genre de réflexions, le peu de ressources dont je pouvais disposer, et par conséquent la nécessité d’un passage rapide, ne m’eussent pas permis de séjourner assez longtemps pour donner à mes recherches une base solide. Mon but principal était de recueillir avec soin, avec exactitude, tous les faits qui tomberaient sous mes yeux, de quelque nature qu’ils fussent, et de me livrer spécialement à tout ce qui me paraissait intéresser les progrès de la géographie et de notre commerce en Afrique.

Un séjour prolongé dans nos établissemens et nos colonies du Sénégal, et peut-être aussi ma propre expérience, m’avaient appris combien ce commerce depuis si longtemps languissant, avait besoin de débouchés et de relations nouvelles dans l’intérieur du continent ; mais, pour établir ces nouvelles relations, pour imposer aux populations lointaines le tribut de notre industrie, il fallait de nouvelles découvertes, de nouvelles connaissances géographiques absolument indispensables pour les efforts que tenterait le Gouvernement et les encouragemens qu’il prodiguerait à nos comptoirs delà côte. Le vif sentiment de cette nécessité, de ce besoin urgent qui presse notre commerce d’Afrique, devint en quelque sorte l’âme de mes informations et des directions que j’ai prises, sur- tout dans une certaine partie de mon voyage ; j’étais convaincu de l’influence puissante qu’exerceraient tôt ou tard sur nos colonies et sur nos relations commerciales, des renseignements nets et positifs, puisés aux sources mêmes, et déposés entre les mains du gouvernement du Roi , protecteur zélé et éclairé d’intérêts aussi importans, et qui, surtout aujour d’hui , touchent de si près à la prospérité du royaume, et peut-être à son repos intérieur. Ai-je été assez heureux pour réaliser sous ce rapport les vœux que je formais, les espérances que j’osais concevoir, avec mes anciens compatriotes du Sénégal, pour remplir cette partie de la tâche que je m’étais imposée, et payer ainsi mon tribut au gouvernement de mon pays? C’est à mes juges naturels, aujourd’hui dépositaires du fruit de mes recherches, c’est au succès des entreprises qu’elles doivent provoquer, de répondre pour moi à cette question. Quant aux progrès que les sciences géographiques et naturelles peuvent devoir à mon voyage, il ne m’appartient pas davantage de les apprécier; j’en dois abandonner le jugement à ceux qui les représentent si dignement dans la capitale du monde civilisé, et dont il meut été si doux, si utile surtout de posséder les lumières et les talens, lorsque, seul et livré à mes faibles moyens, je me trouvais chaque jour sur le théâtre d’un monde inconnu et vierge encore des regards de la curieuse et scientifique Europe. Armé de ces connaissances et des instrumens que nous leur devons, j’eusse pu espérer de répondre plus complètement aux vœux de la Société de géographie , de me rendre plus digne de l’accueil flatteur et bienveillant qu’elle m’a accordé , des distinctions et des récompenses que son patriotisme sait décerner à ceux qui secondent ses efforts , de cette société qui poursuit avec tant de zèle et de succès le perfectionnement de la science, et dont les programmes, jetés sur les plages africaines et tombés entre mes mains, achevèrent de me confirmer dans l’importance que j’attribuais déjà aux voyages dans l’Afrique centrale, et m’encouragèrent dans le projet que je nourrissais dès -lors de tenter un jour la découverte de Temboctou.

En rendant ces hommages à la Société de géographie, je ne dois pas oublier un de ses membres les plus distingués , M. Jomard, président de sa commission centrale et membre de l’Institut, qui depuis mon arrivée en France n’a cessé de m’honorer de ses conseils précieux et de ses bontés particulières, qui n’a pas dédaigné d’associer son nom au mien , et a bien voulu concourir au succès que peut avoir cette relation, en l’enrichissant d’une carte dressée sur mes notes, et de recherches géographiques sur un continent dont l’étude lui est depuis longtemps familière, et comme voyageur, et comme écrivain. Qu’il veuille bien recevoir ici un témoignage public de ma vive reconnaissance !