René Caillié, Le Camps du Roi des Braknas, Hamad Dû, 1828

Le 9 octobre, le guide que m’avait donné Hamet Dou refusa de me conduire plus loin. J’employai tous les moyens que j’avais en mon pouvoir pour le retenir : je ne pus y réussir; il voulut retourner au camp de son maître. Je vais m’arrêter à Lam-Khàté pour faire la description du camp du roi.

Ce camp comprend la tribu de Oulad-Sidy, que l’on nomme lakariches ( princes ) ; c’est de cette tribu que sortent tous les rois des Braknas. Dans quelques circonstances, le camp se divise en deux ou trois parties, qui toutes portent le même nom, en les distinguant pourtant par le nom du chef qui les commande. Le camp d’Hamet-Dou pouvait contenir, lors de mon séjour, à-peu-près cent tentes, et de quatre à cinq cents habitans. Lorsque le roi reçoit les droits accoutumés, son camp est rempli d’étrangers qui viennent lui demander des cadeaux. J’en ai vu qui y étaient depuis trois mois, dans l’espoir d’obtenir dix coudées de guinée, ce qui représente une valeur

de dix francs. Ces parasites vont se loger dans la première tente où l’on veut bien les recevoir; et deux fois le jour, le matin et le soir, un chapelet d’une main, un satala (seau à lait) de l’autre, vont de porte en porte mendier un peu de lait. Pendant la journée, ils se promènent deux à deux dans le camp, se réunissent sous les tentes pour faire la conversation, et s’endorment le plus souvent en se débarrassant mutuellement de la vermine qui les ronge. J’étais pour eux un sujet de distraction; lorsqu’ils se réunissaient autour de moi, ils y passaient une partie de la journée à me faire des questions ou à me tourmenter. En général, ce sont les hassanes (Ou hassanyèh. Les Maures nomment hassanes ceux qui portent les armes et font la guerre ; on les nomme encore Harabi, guerriers) qui m’ont fait le plus souffrir. Fanatiques, paresseux, ignorans, ils n’étaient satisfaits que quand ils pouvaient me faire éprouver des mortifications, joignant toujours à leurs insultes un rire ironique insupportable. A chaque instant ils me demandaient si je voulais me faire circoncire. Je répondais que j’attendais là -dessus la décision de mon marabout; mais, à ma grande satisfaction, celui-ci déclara que cette opération n’était pas nécessaire, que d’ailleurs elle serait dangereuse à mon âge, et que cela ne m’empêcherait pas d’aller au ciel.

Les marabouts (prêtres) n’habitent pas ordinairement le même camp que les hassanes ; quatre seulement habitaient celui de Hamet-Dou. J’en vis un fort pauvre qui tenait une école ; il instruit les garçons et les filles; et lorsque leur éducation est achevée, les parens lui donnent en cadeau un coussabe ou un bœuf. Le soir et le matin, les enfans vont ramasser du bois pour faire du feu ; c’est toujours le soir à la nuit et le matin avant le jour qu’ils étudient. A la lueur d’un grand feu, ils récitent en chantant très -haut des versets du Coran que le maître écrit sur leur planchette, et qu’ils sont obligés d’apprendre par cœur. A une heure du soir, ils se réunissent encore sous la tente du maître pour réciter leur leçon. Pendant la classe, le maître se promène autour du feu, en chantant lui-même pour donner le ton à ses élèves ; il tient une longue baguette à la main ; et lorsqu’il aperçoit quelqu’un qui n’étudie pas, il le frappe vigoureusement.

Quand un élève sait sa leçon par cœur, il la répète en faisant le tour du camp, ce qui lui attire de nombreux applaudissemens.

Les Maures ont une grande vénération pour le Coran; jamais ils ne le posent par terre, ni même sur une natte, sans mettre une pagne dessous. Avant de le toucher, ils font toujours l’ablution, en se mettant les deux mains sur la tête, puis se les passant sur la figure et les bras ; celui qui en agirait autrement serait méprisé et regardé comme un infidèle.

Les enfans ne sont admis à l’école qu’après avoir été circoncis ; avant cette époque, il leur est défendu de manier le livre sacré. Les esclaves n’y portent jamais la main, étant regardés comme impurs. Lorsqu’ils prennent les planchettes, ils ne doivent le faire que par la corde qui sert à les suspendre, et avoir bien soin de ne pas les retourner du haut en bas, ni de leur laisser frôler la terre : quand la classe est finie, on les pose sur des épines ; si un esclave se permettait d’y toucher, il serait fouetté impitoyablement.

L’éducation des filles est très bornée; on leur apprend à faire le salam et quelques prières, mais rarement à écrire ; cependant il s’en trouve d’assez instruites. Les garçons apprennent le Coran par cœur; mais ce sont toujours les marabouts dont l’éducation est la plus soignée. Il y en a qui sont très -instruits des préceptes de leur religion, et ils ont la prétention de nous croire moins instruits qu’eux sur l’histoire sainte.

Ils furent très surpris que je connusse la Bible, et la citation de quelques traits de la vie des patriarches me valut de nombreux applaudissemens : mais ils s’étonnaient bien davantage que je susse l’histoire de Mahomet; ce fut surtout ce qui me mérita tout-à-fait leur bienveillance.

Tant que l’éducation des enfans n’est pas achevée, ils sont mal vêtus ou même nus; les garçons n’ont qu’un coussabe fait d’une pagne; les filles sont ordinairement nues jusqu’à l’âge de puberté; les uns et les autres ne portent de la guinée qu’après qu’ils sont sortis de l’école, ou lorsqu’ils font de rapides’progrès; alors c’est pour eux une marque de distinction.

Le père devient rarement l’instituteur de ses enfans, à moins qu’il n’y ait pas d’école dans le camp qu’il habite; dans ce cas, il instruit ses filles, car il n’est pas dans l’usage de les envoyer à l’école hors du camp. Le père n’achève pas l’éducation de ses fils; mais c’est ordinairement de lui qu’ils apprennent les premiers élémens ; puis ils sont envoyés chez un marabout maître d’école. Les parens leur donnent à chacun deux vaches, dont le lait leur sert de nourriture. Le maître ne reçoit de salaire qu’après avoir fini l’éducation de son élève. Les hassanes apprennent rarement à écrire ; leur principale ambition consiste à savoir bien monter à cheval et se battre.

Les Maures font la prière cinq fois par jour; le roi y assiste toujours. La mosquée, chez les Braknas, consiste en un entourage d’épines, quelquefois recouvert d’un mimosa, s’il s’en rencontre un dans la place où elle est située. Les Maures s’y réunissent pour parler politique ou affaires de commerce ; souvent ils y passent toute la journée à causer de choses indifférentes.

Ce lieu saint est interdit aux femmes; elles font le salam devant leurs tentes. Les hommes mêmes, lorsqu’ils y entrent, observent une sorte de cérémonie religieuse; elle consiste à mettre le pied droit en avant, et à le tenir en arrière en sortant; en entrant dans la mosquée, les Maures font l’ablution. Ils n’ont point de crieurs publics, comme j’en avais vu chez les nègres, pour appeler à la prière, mais, par un ancien usage, c’est l’un des plus vieux marabouts qui appelle, en criant Allah akbar; souvent plusieurs marabouts font cet appel avant d’entrer. Ce n’est point une obligation, mais ils paraissent s’en faire un devoir.

La tente du roi n’a rien qui la distingue de celles de ses sujets ; elle a vingt pieds de long sur dix de large ; elle est faite comme toutes les autres en tissus de poil de mouton ; elle est garnie, à chaque bout, de huit cordes en cuir, avec autant de piquets, qui servent à la tendre. Deux montans de dix ou douze pieds de long, croisés par le bout, et s’ajustant dans une petite traverse d’un pied de long sur six pouces de large, se placent au milieu, et servent à l’élever; cette traverse surmonte les montans, et empêche que leurs bouts ne crèvent la tente. Un tapis fait dans le pays, en poil de mouton, entoure la tente intérieurement ; quatre piquets sont plantés à l’un des bouts, et soutiennent deux traverses où l’on passe une corde ou une courroie en manière de filet, sur laquelle on place le bagage. Les effets sont contenus dans des sacs de cuir carrés en forme de malle, dont l’ouverture est placée à l’un des bouts; ces sacs ont un couvercle fermant à cadenas.

Les harnais des chevaux et des chameaux entourent la tente. Le lit du roi est fait comme celui des nègres; c’est une claie garnie de nattes, supportée sur des piquets et des traverses, à environ un pied de terre. Une natte étendue par terre remplit le vide de la tente, et sert de lit à la suite du roi. Le commun du peuple couche par terre sur des nattes sous lesquelles ils étendent quelquefois un peu de paille. Pour préserver les effets d’être volés, on dresse une natte autour, vers le bout de la tente. La provision d’eau est gardée dans des outres placées sur des piquets dans l’intérieur ; elle est réservée pour les besoins des maîtres, et pour abreuver les veaux. On en refuse aux esclaves, et celle même qui a eu la peine d’aller la chercher n’en obtient un peu qu’à force de prières, et après avoir subi toute sorte de mortifications.

La vaisselle du roi consiste en six ou huit plats creux et ronds, en bois ; ils contiennent environ six litres chaque, et servent à mettre le lait et les autres alimens; trois chaudières en fonte, et deux pots en terre qu’ils tirent du Fouta, forment la batterie de cuisine et complètent l’ameublement. Cette description de la tente du roi convient également à toutes ; seulement, chez les pauvres, les tapis sont remplacés par des nattes.

Hamet-Dou est presque toujours entouré de guéhués, ou chanteurs ambulans. Il y en a un grand nombre parmi les Maures; ils marchent toujours à la suite des princes, dont ils obtiennent tout ce qu’ils veulent, en employant tantôt les plus basses adulations, tantôt les menaces. Chaque prince en a un attaché à sa suite; celui de Hamet-Dou le suit partout où il va. Souvent, assis dans la tente, il chante ses louanges, et lui débite les flatteries les plus outrées ; il faut être roi africain pour les entendre sans rougir : sa femme et ses enfans l’accompagnent ordinairement, et répètent en chœur les sottises qu’il vient de chanter. Cette secte de parasites a trouvé le moyen de se faire craindre autant qu’elle est méprisée des Maures; elle possède au plus haut degré le talent de la persuasion ; et bien que les guéhués soient connus pour des imposteurs, et voués par l’opinion publique au feu éternel, leurs calomnies sont si adroites, qu’elles influent toujours sur la réputation de ceux contre lesquels elles sont dirigées. Les marabouts sont ceux qui les méprisent

le plus; mais ils les reçoivent toujours bien lorsqu’ils passent chez eux, par la crainte que leur inspirent les faux rapports qu’ils seraient capables de faire contre ceux qui ne les auraient pas traités avec assez d’égards.

Les guéhués ont deux sortes d’instrumens dont ils s’accompagnent en chantant. L’un, fait en forme de guitare, n’est autre chose qu’une petite calebasse ovale, recouverte d’une peau de mouton très bien apprêtée ; un bâton d’un pied de long la traverse horizontalement près de ses bords, et sert à monter les cordes de l’instrument, qui sont au nombre de cinq, faites de plusieurs brins de crin tordus ensemble : cet instrument se touche, et rend des sons très -agréables. Le second est une sorte de harpe à quatorze cordes de boyaux de mouton, montées sur un bâton de deux pieds de long, placé obliquement dans une calebasse ronde, beaucoup plus grande que la première. Une corde en cuir, tendue horizontalement sur la peau qui recouvre la calebasse, sert à fixer les cordes par le bas ; quelquefois c’est à un morceau de bois placé en travers qu’elles sont attachées. A l’extrémité de la calebasse et sous la dernière corde se trouve un morceau de fer très-plat et ovale, de cinq pouces de long, garni de petits anneaux également en fer; et lorsqu’on touche la harpe, ils font un cliquetis qui accompagne agréablement le son de cet instrument déjà assez harmonieux. Ces musiciens ne négligent jamais de demander quelque chose aux princes dont ils chantent les louanges; et comme ils sont rarement refusés, ils ont tous de nombreux troupeaux et de bonnes montures. Souvent ils font eux-mêmes des cadeaux aux marabouts pour obtenir leur amitié ; ceux-ci acceptent, mais ne les en méprisent pas moins.

Pendant un mois que Je suis resté au camp du roi, je ne l’ai pas vu une seule fois prendre une nourriture solide, mais toujours boire du lait. Lorsque je lui demandai pourquoi il ne mangeait ni sanglé, ni viande, il me répondit qu’il préférait le lait à toute autre nourriture. Pour se distinguer des autres Maures, le roi et tous les grands ne boivent que du lait de chameau, dont ils disent préférer le goût ; mais j’ai toujours pensé qu’ils ne lui trouvaient d’autre avantage sur le lait de vache, que la difficulté de se le procurer : étant plus rare, les esclaves ne peuvent en avoir; c’est donc une sorte de distinction à laquelle ils attachent de l’importance.

J’ai vu la reine plusieurs fois manger de la viande trempée dans du beurre fondu.

Les Maures en général ne prennent pour nourriture, pendant la saison des pluies, que du lait, qu’ils ont en abondance à cette époque de l’année. Les plus riches tuent quelquefois un mouton, mais cela arrive rarement. Un jour le guéhué du roi en avait tué un et l’avait fait cuire dans la braise; je me trouvais sous sa tente, lorqu’une trentaine de Maures y entrèrent alléchés par l’odeur qu’exhalait la viande; et semblables à des bêtes carnassières, ils attendaient l’instant de satisfaire leur vorace appétit. Le guéhué crut en être quitte pour quelques morceaux qu’il leur distribua : mais à peine commença1il à manger avec sa femme, qu’il ne fut plus le maître ; les Maures se précipitèrent sur la viande, l’enlevèrent dans un instant, s’arrachant les uns aux autres les morceaux des mains et de la bouche; ils se disputaient même les os, et dévorèrent le mouton du pauvre guébué sans qu’il lui restât à peine de quoi en goûter. Il me semblait voir des chiens se disputer un morceau de viande que l’un d’eux aurait volé; et bien que j’eusse été invité à manger ma part du mouton, je ne fus pas plus heureux que le propriétaire ; ce qui me contraria beaucoup, car j’avais une faim dévorante. On m’assura que cette scène n’aurait pas eu lieu chez tout autre que chez un guéhué, et qu’on n’oserait se permettre de tels excès chez une personne un peu élevée en dignité.

Je représentais quelquefois aux Maures qu’ils pourraient augmenter leur nourriture, en faisant ramasser du haze par leurs esclaves, pour faire du sanglé; mais leur amour-propre en paraissait blessé; ils me répondaient :

« C’est la nourriture ordinaire du peuple et des esclaves; nous nous croirions humiliés d’en «faire usage.»

Ceux qui ont un peu de mil de reste de leur provision, le conservent pour le retour de la sécheresse, époque où le lait devient rare.

Les Maures ont de nombreux troupeaux de bœufs et de chameaux; ils élèvent aussi de très-beaux chevaux, dont ils prennent le plus grand soin. Lorsque le lait est abondant, ils leur en donnent à boire soir et matin. Quand un cavalier arrive clans un camp, il le parcourt, en quêtant du lait, et de l’eau pour son cheval.

La garde des chameaux est confiée aux Haratines (Les Haratines sont des enfans issus de Maures et d’esclaves négresses ; ils sont esclaves, mais ils ne sont jamais vendus: fiers de leur origine, souvent ils refusent d’obéir à leur maître. C’est une race intermédiaire entre les Maures et les esclaves ) ou aux zénagues, rarement aux esclaves nègres. Quand il naît un chameau, on lui lie les jambes sous la poitrine, pour l’habituer de bonne heure à se tenir couché pendant qu’on le charge. Lorsqu’il est en état de porter, un mois suffit pour lui apprendre à se relever chargé, et à maintenir son fardeau en équilibre.

Quand on veut le sevrer, on lui passe une broche de bois dans le nez, à laquelle on attache des épines qui, en piquant la mère, empêchent qu’elle ne se laisse téter ; on met de plus à celle-ci sur les mamelles une toile qu’on lui noue sur le dos. Les esclaves noirs sont chargés du soin des bœufs ; vers sept heures du matin, ils les mènent aux champs, et les rentrent au coucher du soleil. On ne trait les vaches que sur les dix heures du soir, après la dernière prière : ce sont les gardiens qui sont chargés de ce soin. Ils ont un pot en bois qu’ils ne lavent jamais; ils l’exposent audessus du feu pendant environ dix minutes ; c’est la flamme qui le nettoie : mais, par ce moyen, il contracte un goût de fumée qu’il communique au lait, ce qui le rend très -désagréable à boire. Les Maures ont l’habitude de laisser téter leurs veaux; ils prétendent qu’une vache privée de son veau ne donnerait plus de lait. Un enfant est chargé de les faire sortir l’un après l’autre, à mesure que l’on trait. Le veau court à sa mère ; on le laisse téter un moment, puis on l’attache par la tête à une des jambes de devant de la mère, qui, trompée, se laisse traire sans difficulté. On laisse les veaux quelque temps avec leurs mères ; puis on les enferme dans un petit parc entouré d’épines, où ils passent le reste de la nuit et tout le jour.

Chez les princes, ce sont les esclaves favorites qui reçoivent le lait dans des calebasses, pour le distribuer ensuite à leurs maîtres. La beauté, chez les Mauresses, consiste dans un extrême embonpoint : on force les jeunes filles à boire du lait avec excès ; on voit celles qui sont déjà grandes en boire volontairement une énorme quantité ; mais les enfans y sont forcés par leurs parens, et souvent par une esclave chargée de leur faire avaler leur ration. Celle-ci profite du moment d’autorité qu’on lui accorde sur ces êtres faibles, pour se venger, avec une sorte de cruauté, de la tyrannie de ses maîtres. J’ai vu de malheureuses petites filles pleurer, se rouler par terre, même rejeter le lait qu’elles venaient de prendre ; ni leurs cris, ni leurs souffrances n’arrêtaient la cruelle esclave, qui les frappait, les pinçait jusqu’au sang, et les tourmentait de mille manières, pour les obliger à prendre la quantité de lait qu’elle jugeait convenable de leur donner. Si leur nourriture était plus substantielle, un tel système aurait les suites les plus graves

mais loin de nuire à la santé des enfans, on les voit se fortifier et engraisser sensiblement. A l’âge de douze ans, elles sont d’une grosseur énorme ; mais parvenues à vingt ou vingt-deux ans, elles perdent beaucoup de leur embonpoint; je n’ai pas vu une seule femme, à cet âge, être d’une corpulence remarquable.

Les femmes les plus grosses sont réputées les plus belles. Les Maures ne s’attachent ni aux agrémens de la figure, ni à l’esprit; au contraire, ce qui est un défaut essentiel chez nous, est un attrait chez eux ; ils aiment que leurs femmes aient les deux dents incisives de la mâchoire supérieure saillantes et en -dehors de la bouche ; aussi les mères coquettes emploient-elles tous les moyens possibles pour forcer les dents de leurs filles à prendre cette direction.

Les hommes, comme je l’ai dit, se nourrissent aussi de lait ; mais ils en boivent beaucoup moins que les femmes. Les esclaves ont pour toute nourriture le lait d’une vache, et, dans la saison où le lait est rare, une petite mesure de grain de trois quarts de livre environ, et sans lait ; alors ils ne font qu’un repas, le soir, à onze heures, après que leurs maîtres ont soupe. Ceux des Maures qui ont de petits esclaves de dix ou douze ans, les font tenir près de l’entourage où sont les veaux pendant qu’on trait ; et à chaque vache, on leur laisse boire mie gorgée de lait : c’est toute la nourriture qu’ils reçoivent ; aussi souffrent-ils beaucoup de la faim.

Lorsque tout le monde a soupe, on met le reste du lait dans un sac en cuir qu’ils appellent soucou, pour le faire cailler. Le matin, après qu’on a trait, on déjeûne comme on a soupe, c’est-à-dire, avec du lait; la seule différence, c’est qu’il est moins abondant, parce qu’on laisse téter les veaux dans la matinée.

A midi, une esclave bat le lait pour faire du beurre ; elle remplit de vent le soucou qui le contient, puis l’agite sur ses genoux pendant un quart d’heure. Quand le beurre est fait, on le met en petites boulettes de la grosseur d’une noix, et l’on ajoute trois quarts d’eau au lait, qu’on verse dans des calebasses, pour être distribué à dîner. On met les boulettes dans la portion destinée aux femmes, et elles les avalent en buvant; cette boisson de lait coupé d’eau est ce qu’ils nomment cheni.

Les Maures sont naturellement malpropres ; mais ils semblent choisir de préférence l’esclave la plus sale pour faire le beurre et distribuer le cheni. J’ai vu de ces femmes, faisant des boulettes de beurre avec leurs mains, s’essuyer les doigts à leurs cheveux, puis reporter la main dans la calebasse où étaient ensemble le beurre et le lait. Cette malpropreté me révoltait au point que souvent j’aimais mieux endurer la faim que de prendre une boisson aussi salement préparée.

Si les esclaves sont maltraités chez les hassanes, ils le sont encore plus chez les marabouts. On a vu que chez les hassanes ils ont la faculté d’aller ramasser du haze pour eux, ce qui adoucit beaucoup leur sort, tandis que les marabouts les y envoient pour leur compte, et ne leur en donnent qu’une très -petite mesure, et sans lait.

Les troupeaux des hassanes sont moins nombreux que ceux des marabouts ; ils n’ont ordinairement dans leurs camps que des vaches à lait et quelques bœufs porteurs ; le reste des troupeaux, les chameaux exceptés, est remis entre les mains des zénagues ou tributaires, qui les leur ramènent quand ils en ont besoin, et en sont responsables. Chaque tribu a une marque par

ticulière pour ses troupeaux, à laquelle les propriétaires ajoutent une contre-marque. Ce sont leurs ouvriers qui font les pots en bois dont ils se servent pour traire : ils prennent un morceau de tronc d’arbre, de la grosseur convenable ; ils le couvrent de bouse de vache, ne laissant à découvert que la grandeur qu’ils veulent donner à l’embouchure; puis mettant du feu dessus, ils soufflent à force de soufflet, en chassant toujours la flamme vers le fond; de cette manière, le bois se creuse, et l’humidité que produit la bouse de vache qui enduit le dehors empêche le pot de brûler sur les côtés.

Ils font aussi des entonnoirs en bois par ce moyen, qui est très-long; mais ils n’en connaissent pas d’autre.