Le soir, nous gagnâmes Malacotta, où nous fûmes bien reçus ; c’est une ville non murée ; les huttes, pour la plupart, sont faites d’éclisses de cannes entrelacées à peu près comme un ouvrage de vannerie et recouvertes de boue. Nous passâmes là trois jours, pendant chacun desquels le maître d’école nous fit présent d’un bœuf. Nous fûmes aussi fort bien traités par les gens de la ville, qui me parurent actifs et industrieux. Ils font de bon savon en faisant bouillir dans l’eau des pistaches, auxquelles ils ajoutent une lessive de cendres de bois. Ils fabriquent aussi d’excellent fer qu’ils portent à Bondou pour l’y échanger contre du sel. Une troupe de ces habitants était revenue depuis peu d’une expédition de commerce de ce genre et avait apporté des détails concernant une guerre entre Almami Abdulkader, roi de Fouta-Torra, et Damel, roi des Jallofs. Les événements de cette guerre devinrent bientôt le sujet favori des chants de nos musiciens et fournirent matière aux conversations de tous les pays qui bordent le Sénégal et la Gambie. Comme l’histoire en est assez singulière, je vais présenter au lecteur le récit abrégé.
Le roi de Fouta-Torra, enflammé d’un saint zèle pour la propagation de sa religion, avait envoyé à Damel une ambassade pareille à celle qu’il avait envoyée dans le Kasson, et dont j’ai parlé précédemment. L’ambassadeur en cette occasion fut accompagné de deux des principaux buschréens, qui portaient chacun un grand couteau lié au sommet d’une longue perche. Admis en présence de Damel, l’envoyé exposa les intentions de son maître ; puis il ordonna aux buschréens de présenter les emblèmes de sa mission. Les deux couteaux furent mis devant Damel, et l’ambassadeur s’expliqua ainsi :
« Avec ce couteau, dit-il, Abdulkader ne dédaignera pas de raser la tête de Damel, si Damel veut embrasser la foi de Mahomet ; et avec celui-ci Abdulkader coupera la gorge de Damel si Damel le refuse : choisissez. »
Damel dit froidement à l’ambassadeur qu’il n’avait point de choix à faire et qu’il ne voulait avoir ni la tête rasée ni la gorge coupée. Avec cette réponse il congédia poliment l’ambassadeur. Abdulkader, en conséquence, prit des mesures, et à la tête d’une puissante armée entra dans le pays de Damel. A son approche, les habitants des villes et des villages comblèrent leurs puits, détruisirent leurs subsistances et abandonnèrent leurs demeures. Il marcha ainsi de place en place, jusqu’à ce qu’il eût fait trois journées de chemin dans le pays des Jalloffs.
Il ne rencontrait à la vérité aucune opposition, mais son armée avait tellement souffert de la disette d’eau que plusieurs de ses gens étaient morts en chemin ; cela l’engagea à changer de marche pour aller gagner dans les bois un lieu où il y avait de l’eau et où ses gens, ayant apaisé leur soif, accablés par la fatigue, se couchèrent sans précaution et s’endormirent sous les arbres. Ils furent attaqués dans cette position par Damel, avant la pointe du jour, et complètement défaits.
Plusieurs furent foulés aux pieds dans leur sommeil par les chevaux des Jalloffs ; d’autres furent tués en essayant de s’échapper ; un plus grand nombre fut fait prisonnier. Parmi ceux-ci fut Abdulkader lui-même. Ce prince ambitieux, ou plutôt extravagant, qui, un mois auparavant, avait envoyé menacer Damel se vit mener en présence de son ennemi comme un misérable captif. La conduite de Damel, en cette circonstance, n’est jamais citée par les chanteurs qu’avec les plus grands éloges. Elle fut en effet si extraordinaire pour un prince africain que le lecteur aura peut-être quelque peine à en croire le récit.
Lorsque son royal prisonnier fut conduit enchaîné devant lui et étendu sur la terre, le généreux Damel, au lieu de lui mettre le pied sur le cou et de le percer de sa lance, comme il est d’usage en pareil cas, lui parla en ces mots :
« Abdulkader, répondez-moi à cette question. Si le hasard de la guerre m’eût mis dans votre position et vous dans la mienne, comment m’auriez-vous traité ?
-Je vous aurais percé le cœur de ma lance, reprit Abdulkader avec beaucoup de fermeté, et je sais que c’est le sort qui m’attend.
-Non, répondit Damel ; ma lance à la vérité est teinte du sang de vos sujets tués au combat, et je pourrais la rougir davantage en la trempant dans le vôtre. Mais cela ne rebâtirait pas mes villes et ne rendrait pas la vie aux milliers d’hommes qui sont morts dans les bois ; je ne vous tuerai donc point de sang-froid, mais je vous retiendrai comme mon esclave, jusqu’à ce que je m’aperçoive que votre présence dans votre royaume ne puisse plus être dangereuse pour vos voisins ; je verrai alors ce qu’il sera convenable de faire de vous. »
Abdulkader resta donc prisonnier et travailla comme esclave pendant trois mois. Au bout de ce terme, Damel prêta l’oreille aux sollicitations des habitants de Fouta-Torra et leur rendit leur roi.
Quelque étrange que puisse paraître cette histoire, je n’ai nul doute qu’elle ne soit vraie. Elle me fut racontée à Malacotta par les Nègres, mais elle m’a été répétée depuis par des Européens sur la Gambie, ainsi que par quelques Français à Gorée, et confirmée par neuf esclaves qui, ayant été faits prisonniers avec Abdulkader dans les bois, furent transportés dans le même vaisseau que moi aux Indes occidentales.