POMPONIUS MELA, “L’Afrique” au sens large, I, 4-7 et III, 10, v. 40 n-è

IV. Description sommaire de l’Afrique.

L’Afrique est, à l’orient, bornée par le Nil, et des autres côtés par la mer ; elle est moins longue que l’Europe, car elle ne correspond pas à toute la longueur de la côte Asiatique ni, par conséquent, à toute l’étendue des rivages de l’Europe. Cependant elle ne laisse pas d’être plus longue que large, même en considérant sa largeur dans le voisinage du Nil, où elle est plus grande que partout ailleurs. A partir de ce fleuve, l’Afrique s’élève, surtout au milieu, en décrivant une courbe d’orient en occident, de sorte que, diminuant en largeur, quoique insensiblement, mais sur un long espace, elle est, à son extrémité, plus étroite qu’en aucun autre endroit. Elle est d’une fertilité merveilleuse dans les régions habitées ; mais elle est en grande partie déserte, parce que la plupart de ses contrées sont peu susceptibles de culture, ou couvertes de sables stériles, ou inhabitables à cause de l’aridité du ciel et de la terre, ou infestées d’une multitude d’animaux malfaisants de toute espèce.

 

La mer, dont elle est environnée, se nomme Libyque au septentrion, Éthiopique au midi, Atlantique à l’occident.

Dans la partie qui touche à la mer Libyque, on rencontre d’abord, dans le voisinage du Nil, une province appelée Cyrènes; vient ensuite une contrée qui porte en particulier le nom général de la région entière, celui d’Afrique.

Le reste de la côte est habité par les Numides et les Maures ; ces derniers occupent encore une partie des rivages de la mer Atlantique.

Au delà sont les Nigrites et les Pharusiens, jusqu’aux Éthiopiens, qui habitent ce qui reste des bords de cette mer, ainsi que toute la côte méridionale, jusqu’aux confins de l’Asie.

Au-dessus des parties baignées par la mer Libyque, sont les Liby-Egyptiens, les Leucoéthiopes, et les Gétules, nation nombreuse et multiple.

Plus loin est un vaste désert, entièrement inhabitable, au delà duquel on place, d’orient en occident, d’abord les Garamantes, puis les Augiles et les Troglodytes, et enfin les Atlantes.

 

Dans l’intérieur, s’il faut en croire la renommée, sont des Aegipans, des Blémyes, des Gamphasantes et des Satyres, peuplades errant à l’aventure, sans toits, sans demeures fixes, qui tiennent autant de la bête que de l’homme, et couvrent plutôt la terre qu’ils ne l’habitent.

Voilà le tableau général de notre globe, voilà ses principales parties, leurs formes et leurs différents peuples. Maintenant ayant à faire, d’après mon plan, la description détaillée des côtes, je commencerai de préférence par le détroit qui introduit l’océan Atlantique dans nos terres, en suivant les rivages de droite; et après avoir décrit, de proche en proche, les côtes des mers intérieures, je décrirai pareillement celles que baigne l’Océan, en faisant le tour extérieur de la terre; ma tâche sera remplie, lorsqu’après avoir parcouru le globe au dedans comme au dehors, je serai revenu au point d’où j’étais parti.

V. Description détaillée de l’Afrique. Mauritanie.

L’océan Atlantique baigne, comme je l’ai dit, les côtes occidentales de la terre. Si de cet océan on veut pénétrer dans notre mer, on rencontre l’Hispanie à gauche, et la Mauritanie à droite: par l’une commence l’Europe, et par l’autre l’Afrique. La côte de la Mauritanie s’étend jusqu’au Mulucha, depuis un promontoire que les Grecs appellent Ampélusie, nom différent de celui que lui donnent les Africains, quoiqu’ils aient tous deux la même signification.

Ce promontoire renferme une antre consacré à Hercule, au delà duquel est Tingé, ville très ancienne, et bâtie, dit-on, par Antée.

On rapporte comme une preuve de cette origine, l’existence d’un bouclier fait de cuir d’éléphant, et d’une telle grandeur qu’il ne pourrait aujourd’hui convenir à personne. Les habitants du pays tiennent et donnent pour certain qu’il fut porté par ce géant, ce qui le rend pour eux l’objet d’une vénération toute particulière.

Plus loin est une très haute montagne, qui fait face à celle qui s’élève sur la côte opposée de l’Hispanie : l’une se nomme Abyla, l’autre Calpé, et toutes deux ensemble les colonnes d’Hercule. La fable ajoute qu’autrefois ces deux montagnes n’en faisaient qu’une, qui fut divisée par Hercule ; et qu’ainsi l’Océan, jusqu’alors arrêté par cette barrière, trouva un passage pour se répandre dans les lieux qu’il inonde aujourd’hui. A partir de ce point, la mer s’élargit et se déploie avec une grande impétuosité entre deux rives lointaines.

Du reste, la Mauritanie est une contrée qui ne réveille aucun souvenir et n’a presque rien de remarquable : on n’y voit que de petites villes, de petites rivières, et son sol vaut mieux que ses habitants, que leur inertie tient ensevelis dans l’obscurité.

Cependant on peut citer les hautes montagnes qui, rangées par ordre et comme à dessein les unes à la suite des autres, sont appelées les Sept Frères, à cause de leur nombre et de leur ressemblance ; ensuite le fleuve Tamuda, les petites villes de Rusigada et de Siga, et un port que son étendue a fait appeler le Grand-Port. Quant au Mulucha, dont j’ai parlé, c’est un fleuve qui, après avoir autrefois servi de limite aux royaumes de Bocchus et de Jugurtha, ne distingue plus aujourd’hui que les nations qu’ils avaient sous leur puissance.

 

VI. Numidie.

La Numidie s’étend des rives du Mulucha à celles de l’Ampsaque; elle est moins grande que la Mauritanie, mais plus cultivée et plus riche. Ses villes les plus considérables sont Cirta, assez loin de la mer, qui, autrefois séjour des rois, et très opulente sous Syphax, est aujourd’hui habitée par une colonie de Sittianiens ; Iol, sur le bord de la mer, qui, jadis obscure, est aujourd’hui illustre, tant pour avoir été le siège du royaume de Juba, que par son nom actuel de Césarée.

En deçà de cette dernière ville, qui est située presque au milieu de la côte, on rencontre les petites villes de Cartinna et d’Arsinna, le fort Quiza, le golfe Laturus et le fleuve Sardabale.

Au delà on rencontre un tombeau consacré à la sépulture de la famille royale (Tipaza), puis les villes d’Icosium et de Ruthisie, entre lesquelles coulent le Savus et le Nabar, et quelques autres lieux peu mémorables dont on peut se dispenser de parler.

Dans l’intérieur, et à une distance assez considérable de la mer, on trouve, dit-on, dans des campagnes stériles et désertes, si toutefois la chose est croyable, des arêtes de poissons, des débris de coquilles et de murex, des rochers qui paraissent avoir été rongés par les flots, comme ceux qu’on voit au sein des mers, des ancres incrustées dans des montagnes, et beaucoup d’autres signes et vestiges de l’ancien séjour de la mer dans ces terres lointaines.

 

VII. Afrique proprement dite.

La contrée qui s’étend ensuite du promontoire Métagonium aux autels des Philènes, a proprement le nom d’Afrique. On y rencontre d’abord Hippone Royale, Rusicade et Thabraca ; puis, 3 vastes promontoires, qu’on appelle cap Blanc, cap d’Apollon, cap de Mercure, et qui forment dans leurs intervalles, deux grands golfes.

Le premier se nomme golfe d’Hippone, de la ville du même nom, située sur ses bords, et surnommée pour cela Diarrhyte.

Sur les bords du second, on remarque l’assiette des camps de Lelius et de Cornelius, le fleuve Bagrada, les villes d’Utique et de Carthage, toutes deux célèbres, et toutes deux bâties par les Phéniciens : l’une est fameuse par la fin tragique de Caton, et l’autre, fameuse par la sienne, n’est plus aujourd’hui qu’une colonie du peuple romain, après en avoir été la rivale obstinée. Quelle que soit l’opulence qu’elle a recouvrée depuis, elle est encore aujourd’hui plus célèbre par la ruine de sa puissance passée, que par la splendeur de son état présent.

De là jusqu’à la Syrte, on rencontre, sur le même rivage, Hadrumète, Leptis, Clupée, Macomades, Thènes, Néapolis, villes comparativement célèbres au milieu d’autres villes obscures.

Le Syrte est un golfe qui a presque 100 000 pas d’ouverture, et 300 000 pas de circonférence, mais d’un abord très périlleux, moins à cause des écueils et des bas-fonds dont il est parsemé, qu’à cause du flux et du reflux de la mer, qui est continuellement agitée dans ces parages. Au delà est un grand lac qui reçoit le fleuve Triton, et s’appelle Tritonis de là le surnom donné à Minerve, qui passe chez les habitants du pays pour être née sur les bords de ce lac; et ce qui accrédite jusqu’à un certain point cette fable, c’est qu’ils célèbrent le jour auquel ils rapportent la naissance de cette déesse par une fête où les jeunes filles se battent les unes contre les autres.

Plus loin sont la ville d’Oea et le fleuve Cinyps, qui arrose des campagnes très fertiles; puis une autre Leptis, et une autre Syrte, semblable à la première par son nom et par sa nature, mais à peu près une fois plus grande en ouverture et en circonférence. Elle commence au cap Borion, d’où s’étend, jusqu’au cap Phycus, une côte qui a été habitée, dit-on, par les Lotophages, et dont les abords sont aussi très dangereux.

Les Autels des Philènes sont ainsi appelés du nom de deux frères choisis par les Carthaginois pour l’accomplissement d’une convention faite avec les Cyrénéens, et qui avait pour but de mettre fin à une guerre cruelle, depuis longtemps existante entre les deux peuples à l’occasion de leurs limites respectives. On était convenu de les fixer à l’endroit où se rencontreraient deux coureurs qu’on ferait partir de chaque côté à un moment déterminé. Des contestations s’étant élevées sur l’exécution de ce traité, les Philènes acceptèrent la proposition d’être enterrés vifs à l’endroit où ils voudraient établir leurs limites: dévouement héroïque et bien digne de mémoire !

 III

X. Mer Atlantique et partie adjacente de l’Éthiopie et de la Mauritanie.

A partir de ce promontoire commence cette côte qui se courbe vers l’occident et que baigne la mer Atlantique.

Les premières contrées sont habitées par des Ethiopiens; celles du milieu sont entièrement désertes, soit à cause de la chaleur, soit parce qu’elles sont couvertes de sables arides ou infestées de serpents. En face de la région brûlée par le soleil sont des îles qui passent pour avoir été habitées par les Hespérides.

Au milieu des sables s’élève l’Atlas, montagne massive, escarpée, inaccessible, et s’amoindrissant à mesure qu’elle s’élève; et telle est sa hauteur, que sa cime se dérobe aux regards et se perd dans les nues ce qui a fait dire, non seulement que l’Atlas touchait aux astres, mais même qu’il portait le ciel.

En face de cette montagne sont les îles Fortunées, où la terre produit sans culture des fruits sans cesse renaissants, et où les habitants, exempts d’inquiétude, coulent des jours plus heureux que dans les villes les plus florissantes. Il en est une particulièrement remarquable à cause de deux fontaines qui ont la propriété singulière, l’une d’exciter dans ceux qui boivent de ses eaux un rire qui finit par la mort, et l’autre de guérir de cette joie dangereuse.

Au delà de la contrée infestée par les serpents, on, rencontre d’abord les Himantopodes, dont les jambes flexibles leur servent, dit-on, moins à marcher qu’à se traîner comme des reptiles; puis les Pharusiens, qui, riches autrefois, lorsqu’Hercule osa s’aventurer chez les Hespérides, mènent aujourd’hui une vie grossière et ne possèdent pour tout bien que les troupeaux dont ils se nourrissent. Plus loin sont des campagnes riantes et des bois délicieux remplis d’ébéniers, de térébinthes et d’ivoire.

Viennent ensuite les Nigrites et les Gétules, peuples errants, et dont les rivages mêmes ont leur fécondité; car on y recueille le purpura et le murex, dont la couleur est très brillante et très recherchée.

Le reste de la côte appartient à la Mauritanie extérieure, et aboutit à l’angle que l’Afrique, ainsi que je l’ai dit, forme à son extrémité. On y trouve, mais en moindre quantité, les mêmes richesses que dans la contrée précédente; son sol est beaucoup plus fertile, car, outre qu’il rend avec usure les semences qu’on lui confie, il produit sans culture certaines sortes de fruits. On rapporte qu’Antée régna autrefois dans ce pays; et ce qui confirme cette tradition, c’est qu’on montre une petite colline dont la forme est celle d’un homme couché sur le dos, et qui passe parmi les habitants pour être le tombeau de ce géant.

S’il y survient quelque éboulement, il jaillit de l’eau jusqu’à ce qu’on ait rapporté de la terre et comblé le vide. Parmi les habitants de cette côte, les uns vivent dans les bois, sans être pourtant aussi vagabonds que ceux dont je viens de parler; les autres habitent des villes, dont les plus florissantes, en comparaison des autres, sont Gilda, Volubilis et Prisciana, assez loin de la mer ; et, plus près des rivages, Sala, et Lynx, située dans le voisinage du fleuve Lixus. Au delà de ces villes sont la colonie de Zilia, le fleuve du même nom, le promontoire Ampelusia, par lequel j’ai commencé ma description, et qui, formant sur le détroit l’extrémité de la côte Atlantique, est aussi le terme de mon travail.