Strabon, XVII, 3, Description de la "Libye", v. 15 n-è

Abordons maintenant ce qui doit former la dernière partie de notre Géographie universelle, c’est-à-dire la description de la Libye ; et, comme nous avons déjà eu occasion à plusieurs reprises de parler de cette contrée, commençons par rappeler ce que nous en avons dit précédemment d’essentiel, après quoi nous ajouterons tout ce qui manquait encore. – Ce que nous ferons remarquer d’abord, c’est que ceux qui ont prétendu diviser la terre habitable d’après le nombre des continents l’ont très inégalement divisée : une division en trois parties impliquait que ces parties fussent égales. Or il s’en faut du tout au tout que la Libye soit le tiers de la terre habitable, puisqu’on n’arriverait pas, en l’augmentant de l’Europe, à l’égaler à l’Asie, et qu’on risquerait même, en la comparant à l’Europe, de la trouver autant inférieure à cette contrée en étendue, qu’elle lui est sensiblement inférieure sous le rapport de la richesse et de la fertilité. On sait, en effet, quel aspect la Libye offre, non seulement dans sa région intérieure, mais dans toute la Parocéanitide : l’aspect de déserts parsemés, tachetés, pour mieux dire, de rares habitations sans importance et le plus souvent sans fixité. Et cet inconvénient de vastes solitudes sans eau n’est pas le seul, il y a encore le voisinage des bêtes féroces, lequel écarte l’homme de cantons entiers qui autrement seraient fort habitables. Ajoutons enfin qu’une bonne partie de la Libye se trouve comprise dans les limites de la zone torride.

Il est vrai de dire que tout le littoral de notre mer Intérieure, depuis le Nil jusqu’aux colonnes d’Hercule, constitue, notamment dans l’ancien territoire de Carthage, un pays riche et populeux, bien que là encore les espaces arides, les déserts ne manquent pas, témoins ceux qu’on rencontre aux abords des Syrtes, des Marmarides et du Catabathmus.

 

Représentée sur une carte, sur une surface plane, la Libye figurerait donc assez exactement un triangle rectangle ayant pour base tout le littoral précisément de notre mer Intérieure qui va de l’Egypte et du Nil à la Maurusie et aux colonnes d’Hercule, pour côté perpendiculaire à la base le cours même du Nil jusqu’à l’Ethiopie et à partir de l’Ethiopie une ligne droite tirée en manière de prolongement jusqu’aux bords de l’Océan, pour hypoténuse enfin toute la Parocéanitide de l’Ethiopie à la Maurusie. Du reste, quand nous disons que la partie de la Libye contiguë au sommet du triangle en question doit se trouver déjà comprise dans les limites de la zone torride, nous émettons une pure conjecture, vu que cette région est absolument inaccessible. Nous ne saurions même, à cause de cela, indiquer d’une façon précise ce que la Libye a d’étendue dans sa plus grande largeur. Toutefois en nous reportant à ce que nous avons dit dans les livres précédents, que la distance comprise entre Alexandrie au nord et Méroé capitale de l’Ethiopie au sud était de 10 000 stades environ, et que, de Méroé à la limite commune de la zone torride et de la terre habitée, on pouvait compter encore 3000 stades, nous sommes autorisé à supposer que la plus grande largeur de la Libye est de 13 à 14 000 stades et que sa longueur mesure un peu moins du double de cette distance. Mais ne poussons pas plus loin ces considérations générales sur la Libye, et passons aux détails en commençant notre description par la région la plus occidentale, qui se trouve être en même temps la plus célèbre.

Les peuples qui l’habitent sont appelés Maurusii par les Grecs, Mauri par les Romains et par les indigènes : ils sont d’origine libyque et forment une nation puissante et riche en regard des Ibères, dont ils ne sont séparés que par un bras de mer, le fameux détroit des colonnes d’Hercule si souvent cité dans le présent ouvrage. Une fois hors du détroit, si l’on gouverne à gauche, on voit se dresser sur la côte de Libye une haute montagne, l’Atlas des Grecs, le Dyris des Barbares. Un contrefort de cette montagne forme en s’avançant dans la mer l’extrémité occidentale de la Maurusie : c’est ce qu’on appelle les Côtes. Tout près de ce cap, mais un peu au-dessus de la mer, est une petite ville connue des Barbares sous le nom de Trinx et qui est appelée Lynx dans Artémidore, Lixus dans Eratosthène. A cette ville correspond de l’autre côté du détroit la ville de Gadira et le trajet de l’une à l’autre de ces villes mesure 800 stades, tout juste autant que la distance de chacune d’elles au détroit des Colonnes. Lixus et le cap des Côtes sont bordés au midi par le golfe Emporique, ainsi nommé parce qu’il renferme en effet plus d’un emporion ou établissement de commerce phénicien. Toute la côte qui fait suite à ce golfe est sinueuse et découpée, mais si l’on veut bien, étant donnée la figure triangulaire que nous tracions tout à l’heure, faire abstraction par la pensée de toutes les parties saillantes ou rentrantes de cette côte, on concevra aisément que c’est dans la direction du sud-est que le continent libyque reçoit sa plus grande extension.

La chaîne de montagnes qui traverse toute la Maurusie depuis le cap des Côtes jusqu’aux Syrtes est habitée par les Maurusii, qui occupent de même les premières pentes des autres chaînes parallèles à celle-là ; mais plus avant dans l’intérieur, la montagne n’est plus habitée que par les Gétules, la plus puissante des nations libyques.

Depuis la première description qui en fut donnée dans le périple d’Ophélas, tout ce que les historiens ont publié sur cette côte de la Libye extérieure au détroit n’est qu’un tissu de fables et de mensonges. Nous en avons donné un échantillon quelque part dans les livres qui précèdent [et à la rigueur nous pourrions nous en tenir là] : si nous y revenons présentement, c’est que nous craindrions, en ne tenant aucun compte des assertions de ces historiens et en les passant purement et simplement sous silence, de paraître tronquer et mutiler l’histoire.

Nous prierons seulement qu’on nous pardonne si nous-même involontairement, nous laissant gagner par l’exemple, nous donnons quelque peu dans le merveilleux. A propos du golfe Emporique, précisément, les historiens affirment qu’on voit s’ouvrir sur ses bords un antre où la mer pénètre à marée haute jusqu’à la distance de 7 stades et qu’en avant de cet antre il existe un terrain bas et uni sur lequel on a bâti un autel d’Hercule, que le flot respecte et ne submerge jamais. Voilà bien, j’imagine, un de ces contes inventés à plaisir dont je parlais tout à l’heure. En veut-on un autre à peu près de même force puisé à la même source ? Il y aurait eu anciennement dans l’intérieur des golfes qui font suite au golfe Emporique des établissements tyriens, et ces établissements, dont il ne reste plus trace aujourd’hui, n’auraient pas compté moins de trois cents villes ; les trois cents villes, jusqu’à la dernière auraient été détruites par les Pharusii et les Nigrites, peuples que les mêmes historiens placent à 30 journées de marche de la ville de Lynx.

Il est un point cependant sur lequel tous les témoignages s’accordent, c’est que la Maurusie, à l’exception de quelques déserts peu étendus, ne comprend que des terres fertiles et bien pourvues de cours d’eau et de lacs. Ajoutons qu’elle est très boisée, que les arbres y atteignent une hauteur prodigieuse et que toutes les productions du sol y abondent. Ces belles tables d’un seul morceau, notamment, si nuancées de couleurs et de dimensions si énormes, c’est la Maurusie qui les fournit à Rome.

Les fleuves qui l’arrosent nourrissent, dit-on, des crocodiles, comme le Nil, et toutes les mêmes espèces d’animaux que l’on trouve dans le Nil. Quelques auteurs vont jusqu’à croire que les sources du Nil sont voisines des extrémités de la Maurusie. On parle aussi de sangsues qu’on n’y pêcherait que dans une certaine rivière et qui, longues de 7 coudées, auraient pour respirer des branchies percées de part en part.

Autres détails à joindre aux précédents : le pays produit soi-disant une espèce de vigne tellement grosse, que deux hommes ont de la peine à en embrasser le tronc et que les grappes qu’elle donne mesurent presque une coudée ; toutes les herbes, de plus, y sont très hautes ; tel est le cas aussi de certaines plantes potagères, comme voilà l’arum et le dracontium ; enfin les tiges des staphylinus, des hippomarathus et des scolymus ont jusqu’à 12 coudées de hauteur avec un diamètre de 4 palmes.

Dans un pays aussi plantureux, les serpents, les éléphants, les gazelles, les bubales et autres animaux semblables, les lions, les léopards naturellement abondent, on y signale aussi la présence d’une espèce de belette ayant exactement même taille et même figure que le chat, si ce n’est que son museau est plus proéminent ; enfin il s’y trouve une quantité innombrable de singes, comme l’atteste Posidonius, qui raconte que, jeté sur la côte de Libye pendant sa traversée de Gadira en Italie, il y vit dans un bois qui bordait le rivage une multitude de ces animaux, les uns-montés dans les arbres, les autres assis à terre, et dans le nombre des femelles tenant leurs petits et leur donnant à téter, et que le spectacle de ces mamelles pendantes, de ces têtes chauves, de ces descentes et de mainte autre infirmité exhibée avec complaisance, lui parut singulièrement réjouissant.

Au-dessus de la Maurusie, sur la mer Extérieure, est le pays des Ethiopiens occidentaux, qui, dans sa plus grande partie, n’est à proprement parler qu’un désert, peuplé surtout (c’est Hypsicrate qui le dit) de girafes, d’éléphants et de rhizes, animaux, qui, avec l’encolure des taureaux, ont les habitudes, la taille et l’ardeur belliqueuse des éléphants.

Hypsicrate parle aussi de serpents énormes à qui l’herbe pousse sur le dos. Il ajoute que le lion dans ce désert attaque le petit de l’éléphant, mais le lâche à l’approche de la mère, après l’avoir mis tout en sang ; que la mère, quand elle voit son petit ainsi couvert de sang, l’achève ; que le lion revient alors, et que, trouvant sa victime étendue à terre, il dévore son cadavre.

Hypsicrate raconte encore comment Bogus, roi de Maurusie, à la suite d’une expédition heureuse contre les Ethiopiens occidentaux, envoya à sa femme en présent des cannes semblables à celles que produit l’Inde, mais tellement grosses que chaque noeud pouvait avoir la capacité de huit cheenices. Il y avait joint des asperges également énormes.

En remontant, maintenant, vers la mer Intérieure, on voit se succéder à partir de Lynx les villes de Zélis et de Tiga, les Tombeaux des Sept frères, et un peu au-dessus de la côte le mont Abyla, rempli de bêtes féroces et couvert de grands arbres. On prétend que le détroit des Colonnes a 120 stades de longueur et, là où il est le plus resserré, près d’Eléphas, 60 stades de largeur. Après s’y être engagé, on relève [sur la côte de Libye] un certain nombre de villes et de cours d’eau jusqu’au fleuve Molochath, qui sert de limite entre le territoire des Maurusii et celui des Masaesylii.

Le nom de Metagonium désigne à la fois un grand promontoire voisin de l’embouchure de ce fleuve, un canton aride et pauvre, et, à la rigueur, toute la chaîne de montagnes qui part des Côtes et se prolonge jusqu’ici. La distance du cap des Côtes à la frontière des Masaesylii représente une longueur de 5000 stades. Le point qui correspond le plus exactement au cap Métagonium de l’autre côté du détroit est Carthagène, et Timosthène se trompe quand il dit que c’est Massilia. La traversée depuis Carthagela-Neuve jusqu’à Métagonium est de 3000 stades en ligne droite et de Carthage-la-Neuve à Massilia il y a encore un trajet de 6000 stades à faire le long de la côte.

Bien qu’habitant un pays généralement si fertile, les Maurusii ont conservé jusqu’à présent les habitudes de la vie nomade. Mais ces habitudes n’excluent pas chez eux un goût très vif pour la parure, comme l’attestent et leurs longs cheveux tressés et leur barbe toujours bien frisée, et les bijoux d’or qu’ils portent et le soin qu’ils ont de leurs dents et de leurs ongles. Ajoutons qu’on les voit rarement s’aborder dans les promenades publiques et se toucher la main, de peur de déranger si peu que ce soit l’économie de leur coiffure. Leurs cavaliers ne combattent guère qu’avec la lance et le javelot, ils guident leurs chevaux avec une simple corde qui leur tient lieu de mors et les montent toujours sans selle. Quelques-uns portent aussi le sabre court ou machaera. Ceux qui combattent à pied se servent de peaux d’éléphants en guise de boucliers, et de peaux de lions, de léopards ou d’ours en guise de manteaux et de couvertures. Au reste, on peut dire que les Maurusii, les Masaesylii leurs voisins les plus proches, et tous les peuples compris sous la dénomination commune de Libyens, ont les mêmes armes, le même équipement, et en général toutes les mêmes habitudes. Ils se servent tous, par exemple, des mêmes petits chevaux, si vifs, si ardents, et avec cela si dociles, puisqu’ils se laissent conduire avec une simple baguette. On leur passe au cou [pour la forme] un harnais léger, en coton ou en crin, auquel est attachée la bride, mais il n’est pas rare d’en voir qui suivent leurs maîtres comme des chiens, sans qu’on ait même besoin d’une longe pour les tenir en laisse. Le petit bouclier rond en cuir est commun aussi à tous ces peuples, et il en est de même du javelot court à fer plat, de la tunique lâche à larges bandes, et de la peau de bête dont j’ai parlé, agrafée par-dessus cette tunique, et qui peut servir de plastron ou de cuirasse.

Les Pharusii et les Nigrètes qui habitent au-dessus des Maurusii dans le voisinage des Ethiopiens occidentaux sont, en outre, comme les Ethiopiens eux-mêmes, d’habiles archers. Ajoutons que l’usage des chars armés de faux leur est familier. Les Pharusii communiquent bien encore, mais à de rares intervalles, avec les Maurusii. Ils suspendent alors, pour la traversée du désert, des outres d’eau sous le ventre de leurs chevaux. Dans une autre direction, ils poussent jusqu’à Cirta à travers toute une région de marais et de lacs.

Quelques-unes de leurs tribus vivent, dit-on, sous terre, à la façon des Troglodytes, dans des trous creusés exprès. Un autre détail qu’on donne sur le pays des Pharusii, c’est que l’été y est la saison des grandes pluies et l’hiver, au contraire, la saison sèche. Enfin l’on assure que quelques peuples barbares voisins des Pharusii se font des manteaux et des couvertures avec des peaux de serpents et des écailles de poissons.

Certains auteurs voient dans les Maurusii les descendants des Indiens qui vinrent en Libye à la suite d’Hercule.

A une époque de bien peu antérieure à l’époque actuelle, la Maurusie eut pour rois deux princes amis du peuple romain, Bogus et Bocchus. Mais, ceux-ci étant morts sans laisser de postérité, elle passa aux mains de Juba, qui la reçut en don de César Auguste pour l’ajouter à ses Etats héréditaires : Juba était fils du prince de même nom qui avait fait la guerre, comme allié de Scipion, au divin César. Juba du reste vient de mourir à son tour laissant pour successeur et héritier son fils Ptolémée, né d’une fille d’Antoine et de Cléopâtre.

Artémidore adresse à Eratosthène, [au sujet de la Maurusie,] plusieurs critiques : il lui reproche d’avoir appelé Lixus, et non Lynx, certaine ville située à l’extrémité occidentale du pays ; d’avoir parlé de plusieurs centaines de villes phéniciennes répandues sur cette côte, bien qu’on n’y retrouve pas trace d’une seule ; enfin d’avoir dit que, dans le pays des Ethiopiens occidentaux, il y a d’épais brouillards tous les jours, le matin et le soir. Car, ajoute-t-il, comment concilier cette dernière circonstance avec la sécheresse habituelle de cette contrée et l’extrême chaleur qui y règne ? – Mais lui qui parle, dirons-nous à notre tour, il énonce sur le même pays de bien autres énormités, quand il parle, par exemple, d’émigrants lotophages qui seraient venus habiter toute la région privée d’eau et y auraient trouvé pour unique nourriture les feuilles et la racine du lotus, qui du moins dispense de boire, et que, prolongeant ensuite le territoire de ce peuple jusqu’au-dessus de Cyrène, il nous le montre là, c’est-à-dire sous le même climat, buvant du lait et mangeant de la viande !

Gabinius, auteur d’une Histoire romaine célèbre, n’a guère su éviter non plus le merveilleux dans ce qu’il dit de la Maurusie, témoin ce prétendu tombeau d’Antée qu’il signale dans le voisinage de Lynx et ce squelette long de 60 coudées, que Sertorius aurait exhumé, puis enterré de nouveau ; témoin aussi ces détails passablement fabuleux sur les éléphants, qu’à la différence des autres animaux, qui fuient devant le feu, eux le combattent et cherchent à le repousser comme étant le plus grand ennemi des forêts ; que, dans leurs combats contre l’homme, ils se font précéder d’éclaireurs et qu’ils prennent la fuite quand ils voient ceux-ci [fuir] ; qu’enfin, lorsqu’ils se sentent grièvement blessés, ils tendent à leurs vainqueurs comme pour implorer leur pitié une branche d’arbre, une touffe d’herbe ou un peu de poussière.

Au territoire des Maurusii succède celui des Masaesylii, qui part du fleuve Malochath et finit au cap [Trêtum] limite commune des Masaesylii et des Masyliaei. Il y a 6000 stades du cap Métagonium au cap Trêtum. Quelques auteurs réduisent un peu cette distance. Dans l’intervalle, la côte présente, avec une campagne généralement fertile, bon nombre de villes et de cours d’eau, mais nous nous bornerons à mentionner ici les localités les plus en renom, et d’abord, à 1000 stades de ladite frontière, la ville de Siga. Cette ville, aujourd’hui en ruines, servait anciennement de résidence à Sophaxa. Quant au royaume même de Sophax, après avoir passé successivement sous la domination de Masanassès, sous celle de Micipsa et des héritiers de Micipsa, il échut de nos jours à Juba, premier du nom, et père de Juba II, que nous avons vu mourir tout récemment.

Zama, résidence ou capitale de ce prince, est également en ruines, ayant été détruite par les Romains. A 600 stades de Siga on rencontre un port dit Théûlimên, mais plus loin il n’y a plus que des localités obscures. Au-dessus de la côte, à l’exception de quelques parties cultivées appartenant aux Gétules, le pays n’offre, jusqu’aux Syrtes, qu’une suite de montagnes et de déserts, seulement aux abords des Syrtes on voit de riches plaines descendre jusqu’à la mer et les villes en grand nombre, ainsi que les fleuves et les lacs, se succéder le long de la côte.

10. Je doute que Posidonius ait dit vrai, quand il a prétendu que la Libye n’était arrosée que par un petit nombre de cours d’eau, et de cours d’eau sans importance, car tous les fleuves que signale Artémidore comme débouchant dans la mer entre Lynx et Carthage, Posidonius lui aussi les mentionne, et il en fait ressortir qui plus est le nombre et l’importance.

Si encore il n’eût parlé que de l’intérieur du pays, son assertion eût pu paraître plus fondée. Au surplus, voici son explication : c’est à l’extrême rareté des pluies dans tout le nord [de la Libye], voire aussi, paraît-il, dans toute l’Ethiopie septentrionale, qu’il attribue le fait en question, et «de là vient, ajoute-t-il, cette sécheresse extrême qui engendre les épidémies, envase les lacs de manière à les convertir en marais et fait pulluler les sauterelles».

Autre erreur de Posidonius : il prétend que le côté du soleil levant est toujours plus humide par la raison que le soleil, au moment de son lever, semble fuir et passe très vite, et que le côté de l’occident, au contraire, est plus sec, vu qu’en cet endroit de sa course, le soleil, ayant à tourner, [séjourne plus longtemps]. On sait que ces mots d’humidité et de sécheresse peuvent s’entendre, soit du plus ou moins d’eau, soit du plus ou moins de soleil.

Or, ici, point de doute possible, et Posidonius évidemment veut parler de la sécheresse causée par l’excès de la chaleur solaire. Mais habituellement c’est au climat, c’est à la position septentrionale ou méridionale des lieux, que se mesure la chaleur solaire. Quant à l’orient et à l’occident (dénominations purement relatives), ils varient autant vaut dire à l’infini, suivant les lieux et à chaque changement d’horizon, et il s’ensuit qu’il est absolument interdit d’énoncer d’une manière générale que l’orient est humide et que l’occident est sec. A la rigueur, et vu qu’on emploie quelquefois ces deux mêmes termes par rapport à la terre entière et pour désigner ses deux extrémités, l’Inde d’un côté, l’Ibérie de l’autre, c’est dans ce sens-là qu’on pourrait entendre l’assertion de Posidonius. Mais, même à la prendre ainsi, son explication en deviendrait-elle plus plausible ? Dans un mouvement continu et ininterrompu comme l’est la révolution du soleil, un seul moment d’arrêt est-il admissible ? Non, la vitesse avec laquelle le soleil passe successivement devant tous les lieux de la terre est partout la même.

N’est-ce pas d’ailleurs aller contre l’évidence des choses que de présenter comme étant les pays les plus secs de la terre les extrémités occidentales de l’Ibérie ou de la Maurusie, contrées qui jouissent notoirement, elles et leurs alentours, du climat le plus tempéré, en même temps qu’elles possèdent les plus belles eaux, les eaux les plus abondantes. Que si, maintenant, Posidonius, en parlant de cette conversion du soleil, a entendu dire que là, aux derniers confins de la terre habitée, le soleil surplombe la terre [au lieu de l’effleurer], en quoi cette circonstance, je le demande, pourrait-elle être une cause de sécheresse plus grande, puisque, pour ces points extrêmes, aussi bien que pour les autres lieux situés sous le même climat, l’intervalle de la nuit, pendant lequel le soleil disparaît pour revenir ensuite échauffer la terre, est absolument le même

On a constaté quelque part dans ce même pays la présence d’une source d’asphalte et celle de mines de cuivre ; il s’y trouve aussi, dit-on, un très grand nombre de scorpions, ailés et non ailés, de dimensions [extraordinaires] et dont la queue a jusqu’à sept articles. Enfin on parle d’innombrables araignées également énormes voire de lézards qui mesurent 2 coudées de long. Partout au pied de la montagne on peut extraire soit des lychnites, soit des carchédoines ; on peut de même, partout dans la plaine, observer des gisements considérables de coquilles et de moules, circonstance que nous avons déjà signalée dans les livres qui précèdent en parlant des environs du temple d’Ammon.

Le même pays produit un arbre, le mélilotus, duquel les indigènes tirent une espèce de vin. Dans quelques cantons la terre porte deux fois l’an, et l’on y fait deux récoltes, l’une en été, l’autre au printemps.

La tige du blé y atteint une hauteur de 5 coudées et une grosseur égale à celle du petit doigt, et l’épi y rend 240 pour un. Au printemps, on ne prend pas la peine d’ensemencer la terre de nouveau, on se contente de la sarcler avec des épines de paliures liées en bottes, mais les grains tombés des épis pendant la moisson suffisent comme semailles et donnent une pleine récolte à l’été. La quantité de serpents qui infestent le pays fait que personne ne travaille à la terre sans avoir les jambes protégées par des cnémides et le reste du corps couvert de peaux de bêtes. De plus à l’heure du coucher on a la précaution, pour éloigner les scorpions, de frotter les pieds de son lit avec de l’ail et de lier fortement tout autour des épines de paliure.

Comme point remarquable sur cette côte, je signalerai l’ancienne ville de Iôl, rebâtie par Juba, le père de Ptolémée, qui changea son nom en celui de Césarée. J’ajouterai que cette ville possède un port et qu’il y a une petite île juste en avant de ce port. Entre Césarée, maintenant, et le promontoire Trêtum s’ouvre un autre port très spacieux, connu sous le nom de Saldas. C’est là que vient tomber [actuellement] la limite entre le royaume de Juba et la province romaine : je dis actuellement, car la division intérieure du pays a subi de fréquents remaniements, tant à cause du grand nombre de tribus qui y habitent côte à côte, que parce que les Romains, suivant qu’ils étaient amis ou ennemis de ces tribus, ôtaient souvent aux unes pour donner aux autres, et cela sans s’astreindre à aucune règle fixe. Il fut un temps où la partie du pays contiguë à la Maurusie fournissait plus d’argent et de soldats, mais aujourd’hui les cantons qui confinent à la frontière carthaginoise et au territoire des Masyliaei sont comparativement plus florissants et mieux pourvus de toute chose, bien qu’ils aient eu beaucoup à souffrir, des guerres puniques d’abord, puis de la guerre contre Jugurtha, lorsque ce prince, en assiégeant Adarbal dans Ityque et en mettant à mort cet ami des Romains, déchaîna sur le pays de sanglantes représailles, prélude d’une série d’autres guerres qui ont duré sans interruption, pour ainsi dire, jusqu’à cette dernière guerre du divin César contre Scipion, dans laquelle périt Juba. La ruine des chefs avait entraîné naturellement celle de leurs principales places d’armes, Tisiaüs, Uata, Thala, Capsa le trésor de Jugurtha, Zama et Zincha, et celle des différentes localités qui figurèrent dans la campagne de César contre Scipion. On sait que, vainqueur une première fois de Scipion près de Ruspinum, César le battit encore à Uzita, à Thapsus, tant sur les bords du lac qui avoisine cette ville que sur les bords de l’étang des Salines (plus près par conséquent des deux villes libres de Zella et d’Acholla) ; qu’il enleva en outre de vive force l’île de [Cercinna] et la petite place de Théna, située sur le bord même de la mer. Or, de ces différentes localités les unes ont complètement disparu, les autres sont restées debout, mais à moitié détruites. Quant à [Taphrura], elle a été brûlée par les cavaliers de Scipion.

Tout de suite après le cap Trêtum commence le territoire des Masyliaei, puis vient la Carchédonie ou province Carthaginoise, dont l’aspect offre une grande analogie avec le pays précédent. Cirta, capitale de Masanassès et de ses successeurs, est située dans l’intérieur [du territoire des Masyliaei] : c’est une ville très forte et merveilleusement pourvue de toutes choses, grâce surtout à Micipsa, qui y a établi une colonie grecque et qui a mis la ville en état de lever au besoin dix mille cavaliers et le double de fantassins. Le pays contient en outre les deux Hippones, l’une voisine d’Ityque, l’autre plus éloignée dans la direction du cap Trêtum, toutes deux anciennes résidences royales.

Quant à Ityque, elle occupe dans le pays le second rang après Carthage, tant par son étendue que par son importance, on peut même dire que, depuis la ruine de Carthage, elle est devenue pour les Romains une sorte de métropole et comme le centre de toutes leurs opérations en Libye. Elle est située dans le golfe de Carthage près de l’un des deux caps qui le forment. Celui-ci est le cap Apollonium, l’autre est connu sous le nom de cap Hermaeas : les deux villes sont en vue l’une de l’autre.

Tout près d’Ityque coule le fleuve Bagradas. – Du cap Trêtum à Carthage on compte 2500 stades, mais tout le monde ne s’accorde point sur cette distance, non plus que sui celle qui sépare Carthage des Syrtes.

Carthage est bâtie sur une presqu’île qui décrit une circonférence de 360 stades. Un mur l’entoure. Une partie de ce mur, sur un espace de 60 stades, coupe, en allant d’une mer à l’autre, l’isthme même ou le col de la presqu’île et passe par conséquent sur l’emplacement du vaste enclos où les Carthaginois enfermaient naguère leurs éléphants. Tout au milieu de la ville, s’élève l’acropole, ou, comme on l’appelait anciennement, Byrsa : c’est une colline passablement haute et escarpée (ce qui n’empêche pas que les pentes n’en soient couvertes d’habitations), couronnée à son sommet par le fameux Asclépieum, auquel la femme d’Asdrubas, lors du sac de Carthage, mit elle-même le feu pour s’ensevelir sous ses ruines. Au pied de l’acropole s’étendent les ports de Carthage et la petite île Côthôn, de forme circulaire, qu’entoure un étroit canal ou euripe bordé sur ses deux rives d’une double rangée de cales à loger les vaisseaux.

Carthage fut fondée, comme on sait, par Didon, qui avait amené avec elle une nombreuse colonie de Tyriens : or tel fut le profit que les Phéniciens retirèrent de ce premier établissement et de ceux qu’ils fondèrent ensuite dans les différentes parties de l’Ibérie, tant en deçà qu’au delà des colonnes d’Hercule, qu’en Europe ils se trouvent posséder aujourd’hui encore les meilleures terres, soit du continent, soit des îles qui en dépendent, et qu’en Libye ils avaient fini par s’annexer tous les pays qui ne comportaient pas la vie nomade. Fiers d’une telle puissance, ils posèrent Carthage en rivale de Rome et soutinrent contre le peuple romain trois terribles guerres : celle des trois qui mit peut-être le plus en lumière l’immensité de leurs ressources fut précisément la dernière, dans laquelle ils furent vaincus par Scipion Emilien et virent leur ville détruite de fond en comble. Quand commença cette guerre, en effet, ils possédaient trois cents villes en Libye, et Carthage, leur capitale, ne comptait pas moins de sept cent mille habitants ; assiégée et réduite à capituler, elle livrait deux cent mille armures et trois mille catapultes comme gage de sa pleine et entière soumission ; puis tout à coup se ravisant elle décrétait la continuation de la lutte, se remettait à fabriquer des armes, versait par jour dans ses arsenaux cent quarante boucliers épais et forts, trois cents sabres, cinq cents lances et jusqu’à mille traits ou carreaux de catapultes, les femmes esclaves ayant donné leurs cheveux pour qu’on en fît les câbles nécessaires à la manoeuvre de ces machines. Ajoutons qu’on vit ce peuple, dont les forces navales, depuis cinquante ans et par suite des stipulations du traité qui avait mis fin à la seconde guerre [punique], avaient été réduites à douze navires, se construire en deux mois de temps et bien qu’il fût singulièrement à l’étroit dans l’enceinte de Byrsa, cent vingt vaisseaux cuirassés, et, comme l’entrée du Côthôn était bloquée, s’ouvrir dans le roc une autre issue et faire sortir par là une flotte entière improvisée. Il faut dire qu’il y avait dans Byrsa une réserve considérable d’anciens matériaux et tout un monde d’ouvriers logés et entretenus aux frais de l’Etat. En dépit de tout, Carthage fut prise et détruite. Du pays même les Romains firent deux parts : le territoire proprement dit de Carthage forma une nouvelle province, le reste fut donné à Masanassès et passa à ses descendants de la branche de Micipsa. Les Romains avaient toujours eu pour Masanassès une estime particulière à cause de ses vertus et de son loyal attachement à leur cause. Et il est de fait que c’est ce prince qui le premier civilisa les Numides et les façonna à la vie agricole, en même temps qu’il les déshabituait du brigandage pour leur apprendre le métier de soldat. Jusque-là les Numides avaient offert ce spectacle étrange d’un peuple, en possession de terres éminemment fertiles, mais infestées de bêtes féroces, qui, au lieu d’exterminer celles-ci 1 pour cultiver ensuite ses champs en toute sûreté, avait mieux aimé se livrer à un brigandage sans frein et abandonner la terre aux reptiles et aux bêtes féroces, se réduisant ainsi volontairement à mener une vie errante et nomade ni plus ni moins que les peuples qui y sont condamnés par la misère, l’aridité de leur sol et la rigueur de leur climat. C’est même là ce qui a fait donner aux Masaesylii la dénomination particulière de Numides. Dans ce temps-ià naturellement leur vie était des plus simples, ils mangeaient plus souvent des racines que de la viande, se nourrissant en outre de lait et de fromage. Après être restée déserte longtemps, presque aussi longtemps que Corinthe, Carthage se vit, à la même époque à peu près que Corinthe, restaurer par le divin César, qui avait fait partir de Rome à cette fin une colonie composée de tous les citoyens romains qui s’étaient présentés et d’un certain nombre de vétérans ; et aujourd’hui il n’y a pas dans toute la Libye de ville plus peuplée qu’elle.

L’île de Corsura occupe le milieu de l’entrée du golfe de Carthage. Juste vis-à-vis à une distance de 1500 stades environ, la côte de Sicile projette le cap Libybaeum.

On s’accorde en effet à compter 1500 stades pour la traversée de Carthage à Lilybée. Dans l’intervalle, et à une faible distance, soit de Corsura, soit de la Sicile, on rencontre d’autres îles dont la plus remarquable est Aegimuros.

Un trajet de 60 stades sépare la ville même de Carthage du bord opposé du golfe. Puis, du point où l’on aborde, une montée de 120 stades amène jusqu’à Néphéris, ville bâtie tout au haut d’un rocher dans une situation très forte. Mais dans le golfe même où est Carthage on relève successivement : 1° la ville de Tunis avec des sources thermales et quelques carrières de pierres ; 2° l’Hermée, pointe rocheuse et escarpée que domine une ville de même nom ; 3° Néapolis ; 4° la pointe Taphitis, et, sur cette pointe, le mamelon d’Aspis ainsi nommé de sa ressemblance avec un bouclier (aspis) et que couronnait naguère une ville fondée par Agathocle, le célèbre tyran de Sicile, lors de son expédition contre Carthage. Mais toutes ces villes ont été ruinées par les Romains en même temps que Carthage.

A 400 stades de la pointe Taphitis et juste en face du fleuve Sélinus en Sicile est l’île de Cossurus, avec une ville de même nom : cette île peut avoir 150 stades de circuit et se trouve à 600 stades environ de la Sicile. Une autre île, Mélité, est à 500 stades de distance de Cossurus.

On relève ensuite la ville d’Adrymès qui possédait naguère un arsenal maritime important, le groupe des Tarichées composé d’un grand nombre de petites îles très rapprochées les unes des autres, la ville de Thapsus, et à la même hauteur, en pleine mer, l’île de Lopadussa ; puis, sur la côte, le promontoire d’Ammon Balithon, dans le voisinage duquel on a bâti un thynnoscopium, autrement dit un signal pour épier la marche des thons, enfin la ville de Thaïna à l’entrée même de la Petite Syrte, sans parler de maintes autres petites places intermédiaires, dont aucune n’a d’importance. Deux îles bordent l’entrée de la Petite Syrte : Cercinna, qui est de forme allongée et très grande et qui renferme une ville de même nom, et Cercinnitis qui est beaucoup moins spacieuse que l’autre.

Immédiatement après ces îles, s’ouvre la Petite Syrte, ou, comme on l’appelle quelquefois aussi, la Syrie Lotophagite : c’est un golfe qui mesure 1600 stades de circuit et dont l’ouverture a bien 600 stades de large. A chacune des deux pointes qui la forment correspond une île qui touche en quelque sorte au continent, à savoir : l’île Cercinna dont nous parlions tout à l’heure, et l’île Meninx, l’une et l’autre de dimensions presque égales. On croit généralement que l’île Meninx n’est autre que la terre des Lotophages mentionnée par Homère (Od. IX, 84); et, entre autres indices, on signale la présence dans cette île d’un autel d’Ulysse et celle du fruit même auquel les Lotophages ont dû leur nom]. Il est de fait que l’arbre appelé lotus abonde dans l’île et y donne des fruits excellents. Il s’y trouve aussi plusieurs petites villes, une entre autres qui s’appelle du même nom que l’île. En dedans de la Syrte, on compte également plusieurs petites villes, mais tout au fond s’élève un très grand emporium [Tacapé] que traverse une rivière qui débouche dans le golfe même. L’effet du flux et du reflux se fait sentir jusque-là et les gens du pays profitent pour pêcher du moment même où la mer se retire, ils la suivent alors en courant de toutes leurs forces et en sautant sur le poisson à mesure qu’elle le laisse.

Le Zuchis qui succède à la Petite Syrte est un lac de 400 stades de tour à embouchure fort étroite, avec une ville de même nom sur ses bords, laquelle possède des porphyrobaphées ou teintureries de pourpre et toute espèce d’établissements pour la salaison du poisson. Le lac Zuchis est immédiatement suivi d’un autre lac beaucoup plus petit, puis viennent différentes villes, Abrotonum d’abord, et d’autres moins importantes, qui précèdent Néapolis, ou, comme on l’appelle aussi quelquefois, Leptis. De Leptis à Locri Epizephyrii la traversée est de 3600 stades. Passé Leptis on atteint les bords du [Cinyphus] et le mur que les Carthaginois ont bâti en guise de tête de pont, en avant de la chaussée destinée à traverser les barathres ou fondrières qui, en cet endroit, pénètrent fort avant dans les terres. Ajoutons que, sur certains points, cette côte, généralement bien pourvue de ports, n’offre aucun abri. La pointe de Céphales qui vient ensuite, pointe élevée et bien boisée, marque l’entrée de la Grande Syrte. Jusque-là, depuis Carthage, la distance est d’un peu plus de 5000 stades.

Au-dessus de la côte que nous venons de parcourir, et qui va de Carthage à la pointe de Céphales et à la frontière des Masaesylii, s’étend jusqu’aux montagnes des Gétules (lesquelles appartiennent à la Libye proprement dite) le territoire des Libophéniciens.

Au-dessus des Gétules, maintenant, et parallèlement à leur territoire, s’étend la Garamantide, d’où viennent les pierres dites carchédoines. La Garamantide, se trouve, dit-on, à neuf ou dix journées de l’Ethiopie parocéanitide et à quinze journées de l’oasis d’Ammon.

Entre la Gétulie et le littoral de notre mer [intérieure], on rencontre beaucoup de plaines et beaucoup de montagnes, voire de grands lacs et des fleuves, et parmi ces derniers quelques-uns dont le cours est brusquement interrompu et se perd sous terre.

La vie de ces peuples, à en juger par leur nourriture et leur habillement, est extrêmement simple, ils pratiquent la polygamie et ont des enfants en grand nombre. Ils ressemblent d’ailleurs beaucoup aux Arabes nomades. Comparés à ceux des autres pays, leurs chevaux et leurs boeufs ont le cou plus long. L’élève des chevaux est pour les rois l’objet de soins particuliers, si bien que les recensements officiels accusent chaque année la naissance de cent mille poulains. Le bétail, surtout dans les cantons les plus rapprochés de l’Ethiopie, est nourri de lait et de viande. Voilà ce qu’on sait de l’intérieur du pays.

La Grande Syrte a quelque chose comme [4]900 stades de tour, son plus grand diamètre mesure [2]500 stades, ce qui est aussi à peu de chose près la largeur de l’entrée du golfe. Ce qui rend la navigation de la Grande, comme de la Petite Syrte, particulièrement difficile, c’est le peu de profondeur d’eau qui s’y trouve en maint endroit, de sorte qu’on risque, lors du flux ou du reflux, d’être jeté sur des bancs de sable et d’y demeurer échoué, auquel cas il est bien rare que le bâtiment en réchappe. Les marins le savent et ils ont soin à cause de cela, lorsqu’ils passent devant cette côte, de se tenir toujours assez loin de terre dans la crainte d’être surpris par les vents et entraînés dans l’intérieur des golfes. Mais quel est le danger que n’affronte pas la témérité des hommes ! A ce titre un semblable périple devait avoir pour eux un attrait particulier. Or, une fois qu’on a pénétré dans la Grande Syrte en doublant la pointe Céphales, on aperçoit à sa droite un grand lac qui peut avoir 300 stades de long sur 70 stades de large et qui s’ouvre dans le golfe en face d’un groupe d’îlots à l’abri desquels les vaisseaux peuvent mouiller. Au lac succèdent une localité connue sous le nom d’Aspis et un port, qui est le plus beau de tous ceux que renferme la Grande Syrte, puis, tout de suite après, se présente la tour d’Euphrantas qui formait la séparation entre l’ancien territoire de Carthage et la Cyrénaïque telle que l’avaient faite les conquêtes et annexions de Ptolémée [Apion]. Une autre localité du nom de Charax succède à Euphrantas, elle possédait naguère un marché où les Carthaginois venaient échanger leurs vins contre du silphium apporté en contrebande de Cyrène. On arrive ensuite aux Autels des frères Philènes, puis au fort d’Automala, lequel a une garnison permanente. Ce fort occupe le point le plus enfoncé de tout le golfe. Le parallèle qui passe par Automala, plus médidional que le parallèle d’Alexandrie d’un peu moins de 1000 stades, plus méridional d’autre part que le parallèle de Carthage de moins de 2000 stades, doit passer à la fois par Héroopolis, c’est-à-dire par le fond du golfe Arabique, et par le milieu de la Masaesylie et de la Maurusie. Le reste de la côte jusqu’à la ville de Bérénice mesure 1500 stades et correspond exactement au territoire qu’occupe dans l’intérieur la nation libyque des Nasamons, laquelle s’étend même jusqu’aux Autels de Philenus. Entre ces deux limites (le fond de la Grande Syrte et la ville de Bérénice), la côte ne présente qu’un petit nombre de ports et que de rares aiguades. La pointe de Pseudopénias, sur laquelle est bâtie Bérénice, a dans son voisinage un lac connu sous le nom de Tritonis, remarquable surtout par cette double circonstance qu’il s’y trouve une petite île et que dans cette île on a bâti un temple en l’honneur d’Aphrodite. Un autre lac, dit des Hespérides, reçoit la rivière du Lathôn. Un peu en deçà de Bérénice est le petit cap Boréum qui forme avec la pointe Céphales l’entrée de la Syrte. Quant à Bérénice même, elle correspond exactement aux points extrêmes du Péloponnèse, c’est-à-dire aux caps Ichthys [et Chélonatas], en même temps qu’à l’île Zacynthe dont la sépare un trajet de 3600 stades. Parti de cette ville à la tête d’un corps de plus de dix mille hommes, qu’il avait pris soin de diviser en plusieurs détachements pour éviter qu’il n’y eût d’encombrement aux aiguades, Marcus Caton mit trente jours à faire par terre le tour de la Syrte : il avait préféré faire le chemin à pied malgré la profondeur des sables et bien qu’il eût à braver des chaleurs torrides. Passé Bérénice, on atteint la ville de Tauchirat ou d’Arsinoé (on lui donne quelquefois aussi ce dernier nom) ; puis vient l’antique Barcé, qu’on ne connaît plus que sous le nom de Ptolémaïs. Le Phycûs, qui lui succède, est une pointe très basse, mais qui s’avance assez loin vers le nord pour dépasser de beaucoup le reste de la côte de Libye. Ajoutons qu’elle est située sous le même méridien que le cap Ténare de Laconie et qu’elle s’en trouve séparée par une traversée de 2800 stades. Il y a aussi une petite ville qui porte le même nom que le cap. Non loin maintenant du Phycûs, à une distance de 170 stades environ, est Apollonias qui sert de port aux Cyrénéens. Séparée de Bérénice par une distance de 1000 stades, Apollonias n’est qu’à 80 stades de Cyrène, grande ville située dans une plaine, qui, vue de la mer, nous parut unie comme une table.