Ibn Khaldûn, Les Awraba au VII-VIIIè s., v. 1370 n-è

NOTICE DES AWRABA, TRIBU BERBÈRE DESCENDUE DE Barnis. Histoire de ses apostasies, ses révoltes et son soulèvement EN faveur D’IDRIS L’ANCIEN.

 

Parmi les tribus berbères les plus remarquables par leur nombre et leur puissance à l’époque de la conquête musulmane, on distingue les Awraba, les Huwara , les Sanhaja et les Kutama, tous descendants de Barnis, et les Nafusa, les Zenata, les Matghara et les Nafzawa, peuples qui tirent leur origine d’Al-Abtar.

 

A cette époque, les Awraba occupèrent le premier rang parmi les tribus berbères, honneur qu’ils devaient à leur force numérique et à leur bravoure. Descendus d’Awrab b. Barnis, ils se partagèrent en plusieurs branches telles que les Lujaya, less, les Nîja, les Zahkûja, les Mazyata, les Reghtwa et les Dikûsa.

 

Dans les temps qui précédèrent immédiatement la conquête, ils eurent pour émir Sakardîd b. Zûfî b. Barazt b. Bazrîat.

Ce chef les gouverna pendant 73 ans et mourut en 74 de l’hégire (690 de J.-C), après avoir vu les armées de l’islam envahir son pays. Il eut pour successeur Qusayla b. Lamazra al-Awrabî, lequel fut aussi chef de toutes les autres tribus descendues de Barnis. En l’an 56/675, pendant qu’Abû al-Muhajir se trouvait à Tlemcen, Qusayla s’était révolté et occupait le Maghrib al-Aqsa avec ses Awraba et d’autres tribus. Vaincu par Abû al-Muhajir, il embrassa l’islam pour éviter la mort, et il mérita, par sa conversion, la bienveillance de cet émir dont il devint l’ami et le compagnon.

 

En l’an 62/683, sous le khalifat de Yazîd, ‘Uqba vint prendre, pour la seconde fois, le commandement de l’Ifriqiya. A peine arrivé, il témoigna une grande antipathie pour Qusayla à cause de l’amitié que ce chef portait à Abû al-Muhâjir. Celui-ci essava, mais inutilement, d’obtenir pour son protégé la bienveillance du nouveau gouverneur. ‘Uqba se mit alors en marche pour le Maghreb, précédé d’une avant-garde sous les ordres de Zubayr b. Qays al-Balawî.

 

Dans cette expédition, il défit les princes berbères qui, soutenus par les Francs, lui avaient livré bataille dans le Zab et à Tahert. Après avoir abandonné au pillage les biens des vaincus, il reçut la soumission de Yulîan [le comte Julien], émir des Ghumara, qui s’était présenté devant lui avec un riche cadeau. Yulian lui indiqua les endroits faibles du pays occupé par les Berbères et le dirigea vers la région qui s’étend depuis Walîlî jusqu’au Sûs, ainsi que vers les contrées encore plus éloignées où les peuples porteurs do voile s’adonnaient à la vie nomade.

 

Après y avoir fait beaucoup de butin et de prisonniers, ‘Uqba poussa jusqu’au bord de la mer et revint ensuite, toujours victorieux. Pendant cette expédition, il ne cessa de témoigner un profond mépris pour Qusayla qu’il retenait prisonnier auprès de lui, et, un jour, il lui ordonna d’écorcher un mouton devant lui.

 

Qusayla voulut confier cette tâche dégradante à un de ses domestiques, mais forcé par ‘Uqba de s’en charger lui-même et vivement blessé par les paroles insultantes de ce chef, il se leva en colère et commença l’opération. Chaque fois qu’il retirait sa main du corps de l’animal, il la passa sur sa barbe et, interrogé par les Arabes au sujet de ce geste, il répondit :

« Cela fait du bien aux poils. »

Un de leurs vieillards, qui entendit ces paroles, les avertit que c’était une menace de la part du Berbère. Abû al-Muhâjir ayant su ce qui venait de se passer, pria ‘Uqba de laisser le prisonnier tranquille :

 

« Le Prophète de Dieu, ajoula-t-il, chercha à se concilier les puissants d’entre les Arabes, tandis que toi, tu prends plaisir à indisposer le cœur d’un homme qui tient un haut rang parmi son peuple et qui se trouve actuellement sur les lieux où il déployait naguère une grande autorilé, à l’époque où il était infidèle. Je te conseille maintenant de bien t’assurer de sa personne et d’être en garde contre lui. »

 

‘Uqba ne fit aucune attention à ce discours et, parvenu à Tubna, il renvoya ses troupes, par détachements, à Cairouan ; tant il croyait avoir effectué la conquête du pays et la soumission des Berbères. Resté à la tète d’un petit corps de guerriers, il se mit en marche pour Tehouda, ou pour Badis, afin d’y établir une garnison. Les Francs s’aperçurent de son imprudence et formèrent le projet de le surprendre. Qusayla apprit leur intention par un message qu’ils lui firent parvenir, et il profita d’une occasion favorable pour en faire avertir ses parents et leurs alliés berbères.

 

Arrivé aux environs de Tahuda, ‘Uqba se vit attaquer à l’improviste par les Berbères qui le suivaient depuis quelque temps. Ses troupes mirent pied à terre, dégaînèrent leurs épées et en brisèrent les fourreaux [dont ils sentaient bien qu’ils n’auraient plus besoin] ; un combat acharné s’ensuivit et ‘Uqba y succomba avec tous les siens ; pas un seul n’échappa à la mort.

Ils étaient environ 300 individus, les uns, anciens compagnons de Muhammad, les autres disciples de ceux-ci. Tous trouvèrent le martyre sur un même champ de carnage. Abû al-Muhajir, que ‘Uqba avait gardé aux arrêts jusqu’alors et qui ce jour-là déploya la plus grande bravoure, resta parmi les morts.

Les tombeaux de ‘Uqba et de ses compagnons, ces généreux martyrs de la foi, se voient encore dans le Zab, au lieu même où ils perdirent la vie. Le corps de ‘Uqba repose dans une tombe enduite de plâtre, sur laquelle on a érigé une mosquée. Cet édifice s’appelle la Mosquée de ‘Uqba, et forme un but de pèlerinage, un lieu saint dont la visite est censée attirer la bénédiction divine. J’ose même dire que, de tous les cimetières du monde vers lesquels les hommes dévots dirigent leurs pas, celui-ci est le plus illustre par le nombre et la qualité des martyrs qu’il renferme. Personne depuis lors ne s’est jamais acquis même la moitié des mérites qui distinguèrent chaque individu de ces Compagnons et Suiveurs. 

Le petit nombre de prisonniers faits dans cette journée et parmi lesquels se trouvèrent deux compagnons de Muhammad, les nommés Yazîd b. Khalif al-Qaysi et Muhammad b. Uways al-Ansari, furent rachetés par Ibn Masad, seigneur de Gafsa. Quand la nouvelle de ce désastre parvint à Cairouan, Zuhayr b.Qays al-Balawi quitta la ville précipitamment avec les débris de l’armée musulmane, et s’enfuit à Barca pour y attendre l’arrivée des renforts qu’il espérait obtenir du khalife.

Tous les peuples du Maghreb, tant Francs que Berbères, se joignirent alors aux bandes Qusayla et marchèrent sur Cairouan. A leur approche, les Arabes évacuèrent la ville pour se rendre auprès de Zuhayr, mais ceux qui avaient des enfants ou des bagages se trouvèrent dans la nécessité d’y rester. Qusayla leur accorda sa protection et fit son entrée à Cairouan où il continua, pendant 5 ans, à gouverner l’Ifrîqya et les Arabes qui étaient restés dans le pays.

Sur ces entrefaites eurent lieu la mort du khalife Yazîd b. Mu‘awiya, la bataille de Marj Rahit entre les Omeyyades et Ad-Dahhak b. Qays, et les troubles suscités par la famille d’Az-Zubayr. L’autorité du khalifat en fat sensiblement ébranlée ; aussi le feu de la guerre se propagea dans le Maghreb et l’apostasie fut générale parmi les Zenata et les tribus descendues de Barnis. L’avénement de ‘Abd al-Malik b. Mawan, mit un terme aux insurrections dont l’Orient avait été le théâtre, et Zuhayr b. Qays, qui était toujours à Barca, reçut enfin l’ordre d’attaquer les Berbères et de venger la mort de ‘Uqba.

En l’an 67/686, il reçut des renforts du khalife et se mit en marche avec une armée de plusieurs milliers d’Arabes. Les Berbères, sous les ordres de Qusayla, lui livrèrent bataille à Mams, dans la province de Cairouan. Des deux côtés l’on soutint le combat avec un égal acharnement, mais enfin la mort de Qusayla et d’une foule de Berbères décida le reste des insurgés à prendre la fuite.

Les Arabes les poursuivirent jusqu’à Marmajinna et de là au Muluya, domptant partout l’audace des indigènes et les forçant à s’enfermer dans leurs châteaux et leurs forteresses. Les Awraba, dont cette campagne avait brisé la puissance, allèrent tous se fixer dans le Maghrib al-Aqsa,et [pendant quelque temps] ils ne firent plus parler d’eux. Arrivés dans ce pays, ils occupèrent Walîli, ville qui s’élevait sur le flanc du Mont Zarhun, et ils continuèrent à y faire leur séjour. La montagne que nous venons de nommer est située entre Fez et Meknès. D’autres expéditions partirent successivement de Cairouan et réussirent enfin à soumettre tout le pays.

En l’an 145/762, Muhammad b. ‘Abd-Allah b. Hasan b. Al-Hasan, perdit la vie à Médine après avoir pris les armes contre Al-Mansur ; ensuite, en l’an 169/785-6, sous le règne d’Al-Hadi, un cousin du précédent, le nommé Husayn b. ‘Alî b. Hasan b. Al-Hasan, petit-fils de Muhammad, se révolta aussi et trouva la mort à Fakh, endroit situé à 3 milles de la Mecque. Un grand nombre de ses parents périrent avec lui, mais son oncle Idrîs b. ‘Abd Allah, parvint à gagner le Maghreb et à se mettre, en l’an 172/788 sous la protection d’Abû Layla Ishâq b. Muhammad b. ‘Abd al-Hamîd, commandant des Awraba et membre de cette tribu. Sur l’invitation de ce chef, les Zwagha, les Luwata, les Sidrata, les Ghayatha, les Nafza, les Miknasa, les Ghumara et les autres tribus du Maghreb prêtèrent le serment de fidélité au prince réfugié et prirent l’engagement de le soutenir. De cette manière Idrîs se trouva placé à la tête d’un empire. L’autorité souveraine demeura dans sa famille jusqu’à la chute de leur dynastie. Nous avons raconté ces derniers événements dans notre notice sur les dynasties fatimides.