Ibn Jubayr, La cité de Palerme, 1184 n-è

Elle est la métropole de ces régions et réunit les deux avantages de la commodité et de l’éclat : elle offre tout ce que tu saurais désirer le bon en réalité aussi bien qu’en apparence ; tous les fruits ou les feuilles de la vie.

Ancienne et élégante, magnifique et agréable, dans son aspect séduisant, elle se pose avec orgueil entre ses places et ses plaines, qui ne sont qu’un jardin. Remarquable par ses avenues spacieuses et ses larges rues, elle t’éblouit par l’exquise beauté de son aspect.

Ville étonnante, construite dans le style de Cordoue et bâtie toute en pierre de taille de l’espèce que l’on nomme el-caddan. Un cours d’eau vive la traverse; quatre fontaines, qui jaillissent dans les environs, lui servent d’ornement Cette ville est tout le monde pour son roi. Il en a fait la capitale de son royaume franc (que Dieu l’extermine!). Les palais du roi sont disposés autour de cette ville, comme un collier qui orne là belle gorge d’une jeune fille ; en sorte que le roi, en traversant toujours des lieux d’amusement et de délice, passe, à son gré, de l’un à l’autre des jardins et des amphithéâtres de la ville. Combien de pavillons il y possède (puissent-ils servir à tout autre que lui!). Combien de kiosques, de vedettes et de belvédères ! Combien de couvents des environs de la ville appartiennent au roi, qui en a orné les bâtiments et a assigné de vastes fiefs à leurs moines ! Combien d’églises pour lesquelles il a fait fondre des croix en or et en argent ! Mais Dieu peut bien améliorer très prochainement le sort de cette île, la remettre dans le sein de la foi, et changer en sûreté le danger qui la menace ; Dieu peut tout ce qu’il veut.

Les musulmans de Palerme conservent un reste de foi; ils tiennent en bon état la plupart de leurs mosquées; ils font la prière à l’appel du muezzin; ils possèdent des faubourgs où ils demeurent, avec leurs familles, sans le mélange d’aucun chrétien.

Les marchés sont tenus et fréquentés par eux. La khutba leur étant défendue, ils ne font pas de Jumu‘a ; mais, dans les jours de fête, ils récitent la Khutba avec l’invocation pour les Abbassides.

Les musulmans ont à Palerme un cadi qui juge leurs procès, et une mosquée principale où ils se réunissent pour la prière : ils s’assemblent à l’illumination de cette mosquée, dans ce mois saint.

Les autres mosquées sont si nombreuses qu’on ne saurait les compter, et la plupart servent d’écoles aux précepteurs du Coran. En général, les musulmans de Palerme n’aiment pas leurs confrères devenus vassaux des infidèles, et ils ne leur…, quant à leurs biens, ni à leurs femmes, ni à leurs enfants. Que Dieu, dans sa munificence, les console par ses bénéfices !

Un des points de ressemblance que cette ville a avec Cordoue (on trouve toujours quelque côté par lequel une chose ressemble à une autre), c’est qu’il existe ici une cité ancienne qu’on appelle le Kassar ancien, et qui reste au milieu de la cité neuve, tout a fait comme à Cordoue, que Dieu la protège ! On voit dans ce Kassar des palais magnifiques comme des châteaux, avec des tourelles qui s’élancent dans l’air à perte de vue, et qui éblouissent par leur beauté.

Une des œuvres les plus remarquables des Chrétiens que nous ayons vues ici, c’est l’église qu’ils appellent de l’Antiochéen. Nous l’avons visitée le jour de Noël, jour de grande fête pour eux : et, en effet, beaucoup d’hommes et de femmes y étaient rassemblés. Entre les différentes parties de ce bâtiment nous avons distingua une très remarquable façade, dont nous ne saurions faire la description et sur laquelle nous préférons nous taire, car c’est le plus beau travail du monde. Les murailles intérieures du temple sont dorées, ou, pour mieux dire, elles sont toute une pièce d’or. On y remarque des tables de marbre de couleur, dont on n’a jamais vu les pareilles, qui sont relevées par des cubes de mosaïque en or et couronnées de branches d’arbres en mosaïque verte. Des soleils en verre doré, rangés en haut, rayonnaient d’une lumière à éblouir les yeux et jetaient dans l’esprit un tel trouble que nous implorions Dieu de nous en préserver.

Nous apprîmes que le fondateur, dont cette église a pris le nom, y a consacré des quintaux d’or, et qu’il était vizir du grand-père de ce roi polythéiste. Cette église a un beffroi soutenu par des colonnes en marbre et surmonté par un dôme qui repose aussi sur d’autres colonnes; en effet, on le nomme Sawmatu-as-sawari (le beffroi des colonnes). C’est une des plus merveilleuses constructions que l’on puisse voir. Que Dieu, avec sa grâce et sa générosité d’action, honore bientôt cet édifice par l’adzân !

Les dames chrétiennes de cette ville, par l’élégance de leur langage, et leur manière de se voiler et de porter leurs manteaux, suivent tout à fait la mode des femmes musulmanes. A l’occasion de cette fête de Noël, elles sortaient habillées de robes en soie couleur d’or; enveloppées de manteaux élégants, couvertes de voiles de couleur, chaussées de brodequins dorés, et se pavanaient dans leurs églises ou tanières, surchargées de colliers, de fard et d’odeurs, tout à fait en toilette de dames musulmanes. Ainsi se présenta à notre esprit, comme une plaisanterie littéraire adaptée à la circonstance, ce vers du poète :

Ma foi, qui entre aujourd’hui dans l’église y rencontre des antilopes et des gazelles.

Mais réfugions-nous auprès de Dieu, car cette description touche déjà aux puérilités et aux frivoles plaisanteries ; réfugions-nous auprès de Dieu pour nous éloigner de la fascination qui conduit au délire, car Dieu est le seigneur de la puissance et de la clémence.

Après avoir demeuré sept jours dans cette ville, logés dans un des hôtels que fréquentent les musulmans, nous nous nous mîmes en route pour là ville de Trapani, le matin du vendredi 22 de ce mois saint et 28 décembre, dans le dessein de trouver deux navires partant, l’un pour l’Espagne et l’autre pour Cette, sur lesquels, lors de notre voyage d’Alexandrette, nous avions trouvé des pèlerins et des marchands musulmans.