Ibn Hawqal, Description de Palerme, v. 940 n-è

C’est une île de sept journées de chemin en long sur quatre en large ; elle est couverte de montagnes, de châteaux et de forteresses ; habitée et cultivée partout.

Palerme, la ville la plus peuplée et la plus renommée de cette île, est aussi sa métropole. Située sur les bords de la mer du côté du nord, Palerme se divise en 5 quartiers (Hârât), très distincts entre eux, quoique peu éloignés l’un de l’autre.

1 : La cité principale, proprement dite Palerme, ceinte d’une muraille de pierre très élevée et formidable. Ce quartier est le séjour des marchands. Ici se trouve le Jâmi‘ (sous la chapelle ste marie incoronata, au N de la cathédrale, voir colonne du portique S de la cath. Avec Q, VII, 52 en kufi), autrefois église des chrétiens, où l’on remarque une grande chapelle, à propos de laquelle j’ai entendu dire par un dialecticien, qu’on prétend que le sage de l’ancienne Grèce, c’est-à-dire Aristote, est suspendu dans une caisse, dans cette même chapelle que les musulmans ont convertie en mosquée. Les chrétiens, dit-on, montraient une grande vénération pour ce personnage, et lui adressaient leurs prières pour avoir la pluie, à cause du talent extraordinaire et des mérites éminents que les Grecs anciens avaient reconnus en lui. On ajoute que la cause de cette suspension entre le ciel et la terre était que l’on cherchait sa protection pour obtenir la pluie, ou la guérison des maladies, et pour toute autre grave circonstance qui force les hommes à implorer Dieu (qu’il soit exalté!) et à lui faire des offrandes dans les temps de misère, de mortalité ou de guerre civile. En effet, j’ai vu en cet endroit une grande caisse, qui contenait probablement le cercueil.

-2 : L’autre cité, nommée Khalisa (Kalsa), a aussi sa muraille bâtie en pierre, mais différente de la première. La Khalisa est le séjour du sultan et de sa suite ; on n’y voit ni marchés, ni magasins de marchandises, mais des bains, une mosquée du Vendredi de grandeur moyenne, la prison du sultan, l’arsenal et les bureaux des administrations. Cette cité a 4 portes du côté du S ; et du côté de l’E, du N et de l’W, la mer et une muraille sans portes.

-3 : Le quartier appelé Saqaliba (seralcadio) est plus peuplé et plus considérable que les deux cités dont j’ai fait mention. Ici est le port maritime. Des ruisseaux coulent entre ce quartier et la cité principale, et les eaux servent de division entre l’un et l’autre.

-4 : Le quartier du Masjid (Meschita), qui prend son nom de la mosquée dite d’Ibn Saqlab, est considérable aussi. Les cours d’eau y manquent tout à fait, et les habitants boivent l’eau des puits.

Au sud de la ville coule une rivière appelée Wadî ‘Abbâs, grande rivière, sur laquelle se trouve une quantité de moulins, de vergers et de jardins d’agrément qui ne donnent aucun revenu. Le quartier est considérable, et il touche de près le quartier de la mosquée. Entre les deux il n’y a ni séparation ni distinction.

Le quartier Saqaliba n’est entouré d’aucune muraille.

Les plus grands marchés, tels que celui de tous les vendeurs d’huile, se trouvent entre la mosquée d’Ibn Saqlab et le quartier Al-Jadid. Les changeurs de monnaie et les droguistes sont en dehors de la muraille. Les tailleurs, les armuriers, les ouvriers de cuivre et les marchés de blé restent tous en dehors de la muraille; et de même les autres ouvriers, partagés selon leurs divers métiers. En dedans de la ville, les bouchers occupent 150 boutiques et même davantage, où l’on vend la viande. Cependant ici il n’y a que le plus petit nombre des bouchers. Cette circonstance fait comprendre quel est leur nombre et leur importance.

 

La grandeur de leur mosquée montre encore les profits de leur industrie. En effet, un jour que cette mosquée était pleine de ses habitués, je calculais que la foule montait au-delà de 7 000 individus ; car plus de 36 rangs assistaient à la prière, et chaque rang ne dépassait pas le nombre de 200 personnes.

 

Dans la cité il se trouve un nombre considérable de mosquées, aussi bien que dans la Khâlisa et dans le quartier qui l’entoure, espace derrière lequel s’élève une muraille. Ces mosquées, dont la plupart sont fréquentées, et debout avec leurs toits, leurs murs et leurs portes, dépassent le nombre de 300. Elles servent de rendez-vous aux hommes instruits dans les sciences du pays, qui s’y rassemblent pour se communiquer leurs lumières et les augmenter.

Au dehors de la ville, tout cet espace qui l’entoure et qui en forme la continuation, espace compris entre les tours et les jardins, est occupé par des Mahal, qui se rattachent aux environs. Les environs sont sur la rivière dite Wâdî ‘Abbas. Ils avoisinent l’endroit appelé Ma‘askar, traversent la campagne et s’arrêtent sur les bords de la rivière. Une autre ligne d’habitations se prolonge jusqu’à l’endroit dit Bayda.

Bayda est un village qui s’élève au-dessus de la ville à la distance d’une frs. à peu près. Cette ville fut ravagée autrefois et ses habitants furent victimes de catastrophes politiques : ce qui est connu de tout le monde à Palerme et personne ne le conteste.

Maintenant, elle a au delà de 200 mosquées : nombre que je n’ai jamais vu, même dans les villes d’une dimension double, et que je n’ai même jamais entendu citer, si ce n’est pour Cordoue. Je ne réponds pas de la vérité de ce fait quant à Cordoue, et je l’ai raconté en lieu tout en doutant de ce que je disais ; mais quant à Palerme, je m’en suis assuré, en voyant moi-même la plus grande partie de ces mosquées.

Un jour que je me trouvais dans le voisinage de la maison d’Abû Muhammad al-Qafsî al-Watha’îqî, le jurisconsulte, j’observai, de sa mosquée, dans l’espace d’une portée d’arc, une dizaine d’autres mosquées rangées sous mes regards, l’une vis-à-vis de l’autre, et ayant une rue entre elles. Je demandai pourquoi cela, et l’on me répondit que, ici, par excès d’orgueil, chacun voulait une mosquée qui fût exclusivement à lui, pour n’y admettre que sa famille et sa clientèle ; et qu’il n’était pas rare que deux frères qui avaient leurs maisons contiguës, en sorte que les murs se touchaient, se fissent bâtir chacun une mosquée à soi, pour s’y tenir tout seul. Du nombre de ces dix était la mosquée où faisait la prière Abû Muhammad al-Qafsî ; et, du même côté, à une vingtaine de pas, se trouvait une mosquée de son fils. AM l’avait bâtie afin qu’il y donnât des leçons de droit ; car tout le monde avait la manie de faire dire : c’est la mosquée d’un tel et elle n’est qu’à lui. Ce fils d’AM avait une très grande opinion de lui-même et s’exagérait beaucoup ses propres qualités. Il était si présomptueux et si content de sa belle figure, qu’il paraissait le père de son père, ou un homme qui n’eût pas de père.

Le long du rivage de la mer se trouvent plusieurs Ribat remplis de braves, de mauvais sujets, hommes effrénés, vieillis dans le désordre, et de jeunes gens corrompus, qui ont appris à jouer le rôle de dévots et restent là pour attraper les pieuses largesses et pour insulter les femmes honnêtes. Ce sont, la plupart, des entremetteurs de débauche, et des gens adonnés à un vice infâme. Ils ne viennent dans les Ribat que parce qu’ils sont des misérables qui ne sauraient où trouver un gîte et qui sont méprisés de tout le monde.

J’ai parlé de la Khalisa, de ses portes et de tout ce qu’elle contient.

 

Quant au Qaçar, c’est Palerme proprement dite, ou la cité ancienne. La plus célèbre de ses portes c’est la Bab al-Bahr, ainsi nommée à cause de son voisinage de la mer. A côté d’elle se trouve une autre porte élégante et neuve, bâtie par Abû al-Hasan Ahmad b. Hasan b. Abî al-Husayn, parce que les citoyens le lui avaient demandé. Il la construisit sur une éminence qui domine le ruisseau et la fontaine dite ‘Aïn Shafan et c’est aussi le nom de cette porte aujourd’hui. Cette porte et cette fontaine sont fort commodes pour la population.

Ensuite vient la porte dite de Sainte-Agathe, qui est une porte ancienne.

A côté d’elle se trouve une porte dite Bab Rutuh (Mazzare) ; car Rutuh (Rota) est un grand ruisseau vers lequel on descend de cette porte et qui prend sa source sous la porte même. Son eau est saine, et plusieurs moulins y sont établis à la file l’un de l’autre.

Ensuite vient la porte Ar-Riad, qui est neuve aussi et qui a été bâtie par Abû al-Hasan.

Tout près d’elle se trouvait la porte dite d’Ibn Korheb, dans un endroit non fortifié. La ville anciennement était découverte de ce côté, en sorte que les eaux des torrents entraient par-là, au grand dommage de la population. En conséquence Abû al-Hasan transféra la porte de cette position dangereuse à une autre mieux choisie.

En continuation se trouve la porte Al-Abnâ, qui est la plus ancienne porte de la ville; ensuite la porte As-Sûdân , vis-à-vis de la porte des marchands de fer ; ensuite la porte Al-Hadid, de laquelle on sort vers le quartier des juifs.

A côté, il y a une porte, bâtie de même par Abû al-Hasan, à laquelle on ne donne aucun nom et par laquelle on sort vers le quartier d’Abû-Hamz. Il y a en tout 9 portes.

Cette ville est de forme oblongue; elle renferme un marché qui s’est prolongé de l’est à l’ouest et qui s’appelle As-Samat; il est pavé en pierre et habité d’un bout à l’autre par différentes espèces de marchands (27). «

La ville est entourée de plusieurs ruisseaux qui coulent de l’ouest à l’est et qui sont de force à faire aller deux meules de moulin. Des moulins nombreux sont établis le long de leur cours. Les bords de ces ruisseaux depuis leurs sources jusqu’à leur embouchure dans la mer sont environnés de plusieurs terrains marécageux, où croît le roseau persan; cependant, ni les étangs, ni les lieux secs ne sont malsains.

Dans le milieu du pays il y a une vallée couverte, en grande partie, de papyrus, qui est le roseau dont on fait des rouleaux à écrire. Je ne sache pas que le papyrus d’Egypte ait son égal sur la face de la terre si ce n’est en Sicile. La plus grande partie de ce papyrus est tordue en cordes pour les navires ; le reste est employé à faire du papier pour le sultan, et le produit ne dépasse pas ce qui est nécessaire à son usage.

Une partie des habitants de la cité, c’est-à-dire ceux qui se trouvent près des murailles entre les environs de la porte Er-Riadh et les environs de la porte Shafa boivent l’eau des ruisseaux dont nous avons fait mention ; le reste, aussi bien que les habitants de la Khalisa, et tous ceux des quartiers se servent de l’eau des puits de leurs maisons, laquelle, soit légère ou lourde, leur plaît plus que les eaux douces et courantes de la ville. Les habitants du Ma‘askar boivent l’eau de la source appelée le Gherbal, qui est bien saine. On trouve encore près du Ma‘askar la source appelée ‘Aïn as-Sabu, moins abondante que le Gherbal, et la source dite Aïn-Abi-Sa‘ïd. Abû-Saïd, qui fut un des gouverneurs du pays, donna son nom à cette fontaine.

Les habitants du côté occidental boivent de la source dite Aïn-el-Hadid. Ici, en effet, se trouve une mine de fer, propriété du sultan, qui se sert de ce métal pour sa flotte. Cette mine appartenait à un individu de la famille d’Aghlab ; et elle est près du village appelé Balhara, dans lequel jaillissent des sources d’eau et un ruisseau qui atteignent le Oued-Abbas et le grossissent. Les jardins et les vignobles sont en grand nombre près de ce village.

La ville est entourée d’autres ruisseaux considérables, de l’eau desquels on tire un grand parti, tels que l’Aadus et les autres du côté méridional, tels que la petite Fawarah et la grande Fawarah, qui jaillit au bout de l’angle saillant de la montagne et qui est la plus abondante de toutes les sources du pays. Toutes ces eaux sont employées dans les jardins. A Baïda il y a une belle source appelée Baïda aussi, non éloignée du Gherbal et située à l’ouest. Les habitants de la contrée que l’on nomme Burj al-Battal boivent l’eau de la source dite ‘Aïn Abi-Malik. La plupart de l’eau employée dans leurs jardins est conduite par des canaux. Ils ont des jardins nombreux et des champs non arrosés, comme en Syrie et autre part.

La plus grande partie de l’eau consommée dans les quartiers et dans le pays c’est de l’eau de pluie lourde et malsaine. Ce qui a porté les habitants à boire de cette eau, c’est uniquement le manque d’eau courante et douce, leur irréflexion, l’abus qu’ils font de l’oignon et le mauvais goût dérivant de leur habitude de manger excessivement de cet oignon tout cru; car entre eux il n’y a personne, à quelque classe qu’il appartienne, qui n’en mange tous les jours dans sa maison matin et soir. Voilà ce qui a corrompu leurs intelligences, altéré leurs cerveaux, abruti leurs sens, changé leurs facultés, rétréci leurs esprits, gâté le teint de leurs visages et changé tout à fait leur tempérament, au point qu’ils voient tout, ou du moins la plupart des choses, autrement qu’elles ne sont en réalité.

Une circonstance qui mérite d’être remarquée, c’est qu’on compte à Palerme au delà de 300 mu‘alim qui élèvent les enfants. Ils s’estiment les plus braves et dignes sujets de la ville et se croient des hommes de Dieu. Ils sont les notaires et les dépositaires du pays, nonobstant ce qui se dit partout de leur manque d’intelligence et de la légèreté de leurs cerveaux. Ils professent l’enseignement public dans le seul but de se soustraire aux expéditions militaires et de fuir la guerre sacrée. Sur cette population j’ai composé un livre qui donne un exposé complet de ses histoires.