Procope de Césarée, H. Mêlée VI, 4 et XXIV, 1; Vandales, I, V ; X et XIV et II, V et XIV-XV; Gothiques XXXIX et XL, Passages sur la Sicile, v. 540-550

Procope

Détroit de Sicile (Mêlée, 6, 4)

Dans le détroit qui sépare la Sicile de l’Italie, il arrive beaucoup de choses qui sont contraires à la créance commune des hommes; car bien que l’Océan vienne par le détroit de Cadix, il semble néanmoins que le flux procède du golfe Adriatique. Il y a des gouffres oïl les navires se perdent, et dont les causes sont inconnues. C’est pour cela que les Poètes ont feint que Charybde engloutit les vaisseaux qui passent par ce détroit. Ceux dont je parle attribuant tous les effets extraordinaires qui arrivent dans les détroits, à la contrainte que la mer souffre quand elle est resserrée entre deux terres. C’est pourquoi, bien qu’il semble que l’eau du Pont coule du côté de Héro vers Constantinople, ce n’est pas une conséquence nécessaire que la mer se termine à cet endroit, et il n’y a point de raison solide pour l’assurer. Il saut plutôt croire que cela procède de ce que le lieu est étroit. Mais la chose n’est pas aussi tout-à-fait telle que les autres se le persuadent ; car il est certain, par le rapport des pêcheurs de cette mer, que toute l’eau du Pont ne coule pas vers Constantinople, qu’il n’y a que celle qui est à la surface, et que celle qui est au fond est poussée par un mouvement tout contraire. Toutes les sois qu’ils jettent leur ligne elle est entraînée vers Héro, par la force de l’eau qui coule en bas. Le bord de la Lazique arrête l’impétuosité des flots, comme si la puissance divine avait posé des bornes en cet endroit à ce furieux élément. En effet, quand la mer a touché ce rivage, elle ne s’étend pas plus avant, elle ne s’élève pas plus-haut ; mais quoiqu’elle soit enflée d’une infinité de rivières qui se sont déchargé es dans son sein, elle se retient comme par un certain respect d’une loi secrète à laquelle elle obéit par une inévitable nécessité. Elle n’a rien qui l’arrête, tout lui est ouvert, et aplani. Mais que chacun forme tel jugement qu’il lui plaira sur ce sujet.

Gouvernement de Sicile (Mêlée, 24, 1)

Dans le même temps les affaires des Romains étaient en bon état dans la Sicile. Liberius Evêque de Rome en avait été mandé à Constantinople. Artabane y commandait à toutes les troupes, il y assiégeait le peu de Goths qui y restaient en garnison, et il les contraignait de se rendre. Ainsi ces Barbares, qui étaient dans la douleur du succès de leur combat naval, n’avaient aucune espérance d’en obtenir de plus favorable à l’avenir, et ils s’attendaient bien à être chassés d’Italie, si le moindre renfort venait aux Romains. Ils n’espéraient point de grâce de l’Empereur, parce que les ambassadeurs de Totila lui ayant représenté que les Français possédaient une partie de l’Italie, que l’autre partie avait été ruinée par les guerres, que les Goths lui abandonnaient la Sicile, et la Dalmatie, et offraient de lui payer un tribut du reste, et de le servir dans toutes les guerres qu’il lui plairait d’entreprendre, il avait rejette toutes leurs proportions, et avait témoigné une telle aversion de la domination des Goths, que l’on pouvait clairement connaître que son intention était de ne les pas souffrir en Italie.

Vandales, 5, 3

Genséric distribua ensuite en cohortes les Vandales et les Alains, et créa 80 chefs, qu’il appela chiliarques, pour faire croire qu’il avait 80 000 combattants présents sous les drapeaux. Néanmoins, dans les temps antérieurs, les Vandales et les Alains ne dépassaient pas, dit-on, 50 000 hommes; mais leur nombre s’était considérablement accru depuis, par la naissance des enfants, et par les agglomérations successives d’autres peuples barbares. D’ailleurs les Alains et les autres peuplades barbares adoptèrent le nom de Vandales, excepté les Maures, dont Genséric avait obtenu la soumission depuis la mort de Valentinien. Avec leur secours, il faisait chaque année, au printemps, des invasions en Sicile et en Italie. Parmi les villes de ces contrées, il en rasa quelques-unes jusqu’aux fondements, il réduisit en esclavage les habitants de quelques autres; et après avoir tout ravagé, et épuisé le pays non seulement d’argent, mais encore d’habitants, il se tourna vers les possessions de l’empereur d’Orient; il ravagea l’Illyrie, la plus grande partie du Péloponnèse et de la Grèce, et les îles voisines; il fit de nouvelles descentes en Sicile et en Italie, pilla et dévasta toutes les côtes de la Méditerranée. On dit qu’un jour, comme il allait monter sur son vaisseau dans le port de Carthage, et que déjà les voiles étaient déployées, le pilote lui demanda vers quelle contrée il devait diriger sa course, et que Genséric lui répondit: «Vers celle que Dieu veut châtier dans sa colère,» C’est ainsi que, sans aucun prétexte, il attaquait tous les peuples chez lesquels le hasard le portait.

Vandales, 10,

1. Quand Justinien eut terminé ses différends avec la Perse et mis en bon ordre les affaires de l’intérieur, il s’ouvrit à son conseil de ses projets sur l’Afrique. Mais lorsqu’il eut déclaré sa résolution de lever une armée contre Gélimer et les Vandales, 1a plupart de ses conseillers furent saisis de terreur en se rappelant l’incendie de la flotte de Léon, la défaite de Basiliscus, le grand nombre de soldats qu’avait perdus l’armée, et les dettes énormes qu’avait contractées le trésor. Surtout le préfet du prétoire, que les Romains appellent préteur, celui de l’ærarium, et tous les officiers du fisc et du trésor public, étaient déjà en proie à de vives angoisses, dans l’attente des rigoureux traitements qu’on leur ferait essuyer pour les contraindre à fournir les sommes immenses que nécessiteraient les dépenses de cette guerre. Il n’y avait point de capitaine qui ne tremblât à la pensée d’être chargé du commandement, et qui ne cherchât à éviter ce pesant fardeau; car il fallait nécessairement, après avoir subi les hasards et les incommodités d’une longue navigation, asseoir son camp sur une terre ennemie, et, aussitôt après le débarquement, en venir aux mains avec une nombreuse et puissante nation. De plus, les soldats, revenus tout récemment d’une guerre longue et difficile, et qui commençaient à peine à goûter les douceurs de la paix et du foyer domestique, montraient peu d’empressement pour une expédition qui les forcerait à combattre sur mer, genre de guerre jusqu’alors étranger à leurs habitudes, et qui, des extrémités de la Perse et de l’Orient, les transporterait au fond de l’Occident pour affronter les vandales et les Maures. Le peuple, selon sa coutume, voyait avec plaisir arriver un événement qui lui offrait un spectacle nouveau sans compromettre sa sûreté personnelle.

Personne, excepté Jean de Cappadoce, préfet du prétoire, l’homme le plus hardi et le plus éloquent de son siècle, n’osa ouvrir la bouche devant l’empereur, pour le dissuader de cette entreprise: les autres se bornaient à déplorer en silence le malheur des temps. Jean de Cappadoce prit la parole, et, après avoir protesté au prince qu’il était entièrement soumis à ses volontés, il lui représenta

[« l’incertitude du succès, déjà trop prouvée par les malheureux efforts de Zénon; l’éloignement du pays, où l’armée ne pouvait arriver par terre qu’après une marche de cent quarante jours, et par mer qu’après avoir essuyé les risques d’une longue et dangereuse navigation, et surmonté les périls d’un débarquement qui trouverait sans doute une opposition vigoureuse. Qu’il faudrait à l’empereur près d’une année pour envoyer des ordres au camp et en recevoir des nouvelles; que s’il réussissait dans la conquête de l’Afrique, il ne pourrait la conserver, n’étant maître ni de la Sicile, ni de l’Italie; que s’il échouait dans son entreprise, outre le déshonneur dont ses armées seraient ternies, il attirerait la guerre dans ses propres États. Ce que je vous conseille, prince, ajouta-t-il, n’est pas d’abandonner absolument ce projet, vraiment digne de votre courage, mais de prendre du temps pour délibérer. Il n’est pas honteux de changer d’avis avant qu’on ait mis la main à l’œuvre: lorsque le mal est arrivé, le repentir est inutile. »]

2César, la familiarité dont vous avez la bonté de nous honorer, nous donne la confiance de faire, et de dire beaucoup de choses pour l’intérêt de votre état, quoique nous prévoyions bien qu’elles ne vous seront pas agréables. Vous savez si bien tempérer votre pouvoir par votre justice, que vous ne croyez pas que ceux, qui sont prêts à vous obéir en toutes sortes de rencontres, soient les plus affectionnés à votre service. Vous pesez nos paroles et nos actions avec une si parfaite équité, que vous nous permettez de combattre vos sentiments, et de résister à vos volontés. C’est ce qui me fait entreprendre de vous donner aujourd’hui un avis, dont vous vous choquerez d’abord, mais que vous reconnaîtrez dans la suite, ne procéder que du zèle que j’ai pour tout ce qui vous touche, de la sincérité duquel je ne veux point d’autre témoin que vous-même. Si, n’étant pas persuadé par mes paroles, vous prenez les armes contre les Vandales, vous serez convaincu de la solidité de mes raisons par la longueur, et par la difficulté de la guerre. Si vous étiez assuré de remporter l’avantage, il n’y aurait pas un si grand inconvénient à employer pour cela la vie des hommes, à épuiser les finances, à supporter de grandes fatigues, et à courir  d’extrêmes dangers, parce que tous ces malheurs seraient en quelque sorte compensés par le bien de la victoire. Mais si cette victoire est entre les mains de Dieu,et si l’expérience du passé nous oblige d’appréhender  toujours le succès des armes, pourquoi ne par préférer le repos au péril ? Votre dessein est d’aller assiéger Carthage; il y a cent quarante journées de chemin par terre; il y a par mer toute la longueur de la Méditerranée. Il se passera une année avant que vous appreniez des nouvelles de votre camp. Quelqu’un ajoutera, peut-être, que vous surmonteriez vos ennemis, il ne serait pas pour ce en votre pouvoir de conserver l’Afrique, à cause que vous n’êtes pas maîtres de l’Italie et de la Sicile . Mais s’il vous arrive quelque disgrâce, l’infraction que vous aurez faire de la paix, attirera la guerre au milieu de votre Empire. Enfin la victoire ne vous apporterait pas un grand avantage, et une défaite serait la ruine entière de votre Empire si florissant et si superbe. Il faut délibérer mûrement, avant que d’entreprendre les affaires. Quand les pertes sont arrivées, il est inutile de s’en repentir. Quand le mal est fait, il n’est plus temps de changer d’avis.

3. Ce discours ébranla Justinien, et ralentit un peu son ardeur pour la guerre. Mais alors un évêque arriva de l’Orient, et dit qu’il avait une communication importante à faire à l’empereur. Ayant été introduit en sa présence, il lui assura que Dieu lui avait commandé en songe de venir le trouver, et de lui reprocher, en son nom, qu’après avoir résolu de délivrer les chrétiens d’Afrique de la tyrannie des barbares, il eût abandonné par de vaines craintes un si louable dessein. « Le Seigneur, dit-il, m’a dit ces mots: Je serai à tes côtés dans les combats, et je soumettrai l’Afrique à ton empire. » Après avoir entendu ces paroles du prêtre, Justinien reprend sa première ardeur. Il rassemble des soldats, fait équiper des vaisseaux, préparer des armes et des vivres, et ordonne à Bélisaire de se tenir prêt à partir, au premier jour, pour l’Afrique.

Vandales 14

1. A peine descendu dans cette île, Bélisaire se trouva incertain et agité par mille pensées diverses; il ne connaissait ni le caractère ni la manière de combattre des Vandales qu’il attaquait; il ne savait pas même par quels moyens ni sur quel point il commencerait la guerre. Il était surtout vivement troublé de voir ses soldats frémir à la seule idée d’un combat naval, et déclarer sans rougir qu’ils étaient prêts à combattre avec courage, une fois débarqués; mais que si la flotte ennemie les attaquait, ils tourneraient le dos, parce qu’ils ne se sentaient pas capables de combattre à la fois les flots et les Vandales. Dans cette perplexité, Bélisaire envoie à Syracuse Procope, son conseiller, afin de s’informer si les ennemis n’avaient pas fait de dispositions, soit dans l’île, soit sur le continent, pour s’opposer au passage de la flotte romaine; sur quel point des côtes d’Afrique il serait préférable d’aborder, et par où il serait plus avantageux d’attaquer les Vandales. Il lui ordonna de venir, lorsqu’il aurait rempli sa mission, le rejoindre à Cancane, ville située à deux cents stades de Syracuse, où il se disposait à conduire toute sa flotte. Le but apparent de la mission de Procope était d’acheter des vivres, les Goths consentant à ouvrir leurs marchés aux Romains, en vertu d’un traité conclu entre Justinien et Amalasonthe, mère d’Atalaric, qui, ainsi que je l’ai raconté dans mon Histoire de la guerre des Goths, était devenu, encore enfant et sous la tutelle de sa mère, roi des Goths et de l’Italie. En effet, après la mort de Théodoric, le royaume d’Italie étant dévolu à son neveu Atalaric, qui avait déjà perdu son père, Amalasonthe, craignant pour l’avenir du jeune prince et de ses États, avait fait avec Justinien use alliance qu’elle entretenait par toute sorte de bons offices. Dans cette circonstance, elle avait promis de fournir des vivres à l’armée romaine, et fut fidèle à sa parole.

2. Procope, à peine entré à Syracuse, rencontra, par un heureux hasard, un de ses compatriotes qui avait été son ami d’enfance, et qui était établi depuis longtemps dans cette ville, où il s’occupait du commerce maritime. Cet ami lui apprit tout ce qu’il avait besoin de savoir. Il l’aboucha avec un de ses serviteurs arrivé depuis trois jours de Carthage, qui lui assura que la flotte romaine n’avait point d’embûches à craindre de la part des Vandales; qu’ils ignoraient entièrement l’approche des Romains, que même l’élite de l’armée vandale était occupée à réduire Godas; que Gélimer, ne soupçonnant aucun danger, sans inquiétude pour Carthage et pour les autres villes maritimes, se reposait à Hermione, ville de la Byzacène, à quatre journées de la mer;[24] que les Romains pouvaient naviguer sans redouter aucun obstacle, et débarquer sur le point de la côte où les pousserait le souffle du vent. Procope alors prend le domestique par la main, et tout eu lui faisant diverses questions, en l’interrogeant soigneusement sur chaque chose, il l’amène au port d’Aréthuse, le fait monter avec lui sur son vaisseau, ordonne de mettre à la voile et de cingler rapidement vers Caucane. Le maître, qui était resté sur les rivages, s’étonnait qu’on lui enlevât ainsi son serviteur. Procope, du vaisseau, qui déjà était en marche, lui cria qu’il ne devait pas s’affliger; qu’il était nécessaire que son domestique fût avec le général, pour l’instruire de vive voix et pour guider la flotte en Afrique; qu’on le renverrait promptement à Syracuse avec une ample récompense.

En arrivant à Cancane, Procope trouva la flotte dans un grand deuil. Dorothée, commandant de l’Arménie, venait de mourir extrêmement regretté de tous ses compagnons d’armes. Bélisaire, à la vue du domestique, aux nouvelles qu’il apprit de sa bouche, manifesta une vive joie, et loua beaucoup Procope de le lui avoir amené. Aussitôt il commande aux trompettes de donner le signal du départ, aux matelots de hisser rapidement les voiles;

3. et la flotte touche aux îles de Gaulos et de Malte, qui séparent la mer Adriatique de la mer Tyrrhénienne. Le lendemain, il s’éleva un vent d’est qui poussa la flotte sur la côte d’Afrique, à la ville que les Romains appellent Caput-Vada, d’où un bon marcheur peut se rendre en cinq journées à Carthage.

Vandales II, 5

2. Il envoya encore des troupes en Sicile , pour reprendre un fort dans le promontoire et Lilybée, dont les Vandales s’étaient emparés; mais les Goths  ne le voulurent pas permettre , prétendant que les Vandales n’y avoient jamais eu de droit. Quand cela fut rapporté à Bélisaire , il écrivit en ces termes à ceux qui commandaient dans l’île.

3. Vous commettez, une injustice , de nous priver du fort de Lilybée que possédaient les Vandales. En cela vous agissez, en l’absence de notre Maître, contre ses intérêts et contre ses intentions ; et vous tâchez, de le mettre en mauvaise intelligence avec l’Empereur, dont il a recherché la bienveillance. Gardez-vous de lui rendre ce mauvais office, et considérez, que comme l’amitié dissimule tous les sujets de plainte quelle pourrait avoir, l’inimitié les recherche , et ne souffre jamais que des ennemis demeurent en possession d’un bien qui n’est pas à eux. Elle se venge  par les armes: Si elle a du malheur, elle ne perd rien su sien ; et si le succès lui est avantageux , elle apprend  aux vaincus à n’être plut si superbes. Ne nous faites point de mal, afin de n’en pas souffrir vous-mêmes , et n’obligez, pas l’Empereur à déclarer la guerre aux Goths, avec qui je souhaite qu’il demeure en paix. Vous savez bien que si vous prétendez retenir ce fort, nous prendrons les armes , non seulement pour le retirer , mais pour vous ôter tout ce que vous possédez, sans juste titre.

Voilà ce que contenait la lettre. Après qu’elle eut été communiquée à la Reine-mère d’Atalaric, les Goths y firent cette réponse.

Illustre Bélisaire, votre lettre contient  un sage avis ; mais il nous convient moins qu’à personne. Nous ne possédons rien qui appartienne à Justinien; Dieu nous garde d’une telle folie. Nous prétendons que toute l’île, dont le Lilybée n’est qu’un promontoire, est à nous. Si Théodoric a donné une portion de la Sicile à sa soeur, lors qu’il l’a mariée au roi des Vandales, n’en faites, s’il vous plaît, aucune considération, parce que cela ne tient pat lieu de loi parmi nous. Vous nous ferez justice, si vous avez agréable de terminer ce différent en ami, et non pas en ennemi. Les amis décident leurs contestations par une conférence, et les ennemis par un combat. Nous consentons que Justinien en soit juge et nous nous nous soumettons à ce qu’il lui plaira d’en ordonner. Du reste, nous vous prions de ne rien précipiter, et d’attendre sa résolution.

Voilà la réponse que les Goths firent à la lettre de Bélisaire, qui ne voulut rien faire de lui-même , se contentant d’informer l’Empereur de toute l’affaire.

Vandales II, 14-15

1. BELISAIRE fut envoyé dans le même tems par Justinien contre Théodat, et contre les Goths, sur qui il reprit assez aisément la Sicile. J’en remarquerai les circonstances particulières dans les livres suivants, lorsque l’ordre du temps m’aura conduit aux affaires d’Italie, mais j’achèverai de raconter ici celles d’Afrique. Bélisaire passa l’hiver à Syracuse, et Salomon à Carthage.

2.  On remarqua cette année un prodige extraordinaire. Le soleil parut sans rayons, de même que la  lune, et il ne jeta qu’une lumière languissante comme s’il eût été en défaillance. Les Romains ont toujours été affligés depuis , par la guerre, par la famine  et par les calamités les plus funestes. Cela arriva dans la dixième année du règne de Justinien.

3. Au commencement du printemps, pendant que les chrétiens célébraient la fête de Pâques, il éclata dans l’armée d’Afrique une sédition dont je vais rapporter l’origine et l’issue. Après la défaite des Vandales que j’ai rapportée plus haut, leurs veuves et leurs filles épousèrent des soldats romains. Chacune d’elles excitait son mari à ressaisir les terres qu’elles avaient autrefois possédées. N’était-il pas souverainement injuste, disaient-elles, que ces biens dont elles avaient joui lorsqu’elles étaient les femmes des Vandales, elles en fussent dépouillées aujourd’hui qu’elles avaient épousé les vainqueurs ? Gagnés par ces insinuations, ils résolurent de s’opposer au projet de Salomon, qui voulait réunir, soit au domaine public, soit au domaine de l’empereur, les propriétés prises sur les Vandales. Salomon s’efforça vainement de leur faire entendre que les soldats n’avaient droit qu’au partage du butin, de l’argent et des prisonniers; que les biens immeubles appartenaient à l’empereur et à l’État; que, nourris et entretenus par le prince, leur devoir était, non d’envahir au préjudice de l’empire les propriétés conquises sur les barbares, mais d’en assurer la possession au trésor public, d’où l’armée tout entière tirait sa subsistance. Ce fut l’une des causes de la sédition. A celle-ci s’enjoignit une autre qui jeta le trouble dans toute l’Afrique. Il y avait dans l’armée romaine environ mille soldats ariens, presque tous étrangers, parmi lesquels on comptait quelques Érules. Ils étaient surtout excités à la rébellion par les prêtres vandales, irrités de se voir privés de leurs fonctions sacerdotales, et même du libre exercice de leur religion. Il est vrai que Justinien avait interdit l’usage du baptême et des autres mystères à tous les chrétiens qui n’étaient pas dans des sentiments orthodoxes. Leur rage redoubla au retour de la fête de Pâques, où il leur fut défendu de porter leurs enfants sur les fonts sacrés, et de célébrer aucune des solennités de ce grand jour. Il arriva en outre un incident favorable aux desseins de ceux qui machinaient la sédition. L’empereur avait formé, avec les Vandales que Bélisaire avait transportés à Constantinople, cinq régiments de cavalerie qui devaient tenir garnison dans les villes de l’Orient. Il leur avait donné le nom de Vandales Justiniens, et les avait envoyés par mer à leur destination. La plupart arrivèrent dans les corps qu’ils étaient destinés à compléter, et font encore maintenant la guerre contre les Perses. Les autres, au nombre d’environ quatre cents, parvenus à Lesbos, changèrent, malgré la résistance de l’équipage, la direction des navires qui les portaient, touchèrent la côte du Péloponnèse, et allèrent ensuite prendre terre sur la partie déserte du rivage d’Afrique. Là, ayant abandonné leurs vaisseaux et s’étant chargés du bagage, ils se retirèrent sur le mont Aurès et dans la Mauritanie. Toutes ces causes agirent puissamment sur l’esprit des soldats, déjà disposés à la révolte. Ils se rassemblaient fréquemment, s’excitaient les uns les autres, se liaient par des serments réciproques. Les ariens de leur côté, à mesure que la fête de Pâques approchait, pressaient d’autant plus vivement l’explosion du complot, qu’ils sentaient davantage la sévérité de l’interdit qui pesait sur eux.

Les chefs de la conspiration résolurent donc d’assassiner Salomon dans l’église le premier jour de la fête, qu’on nomme le Grand Jour. Cette résolution ne transpira point au dehors. Le nombre des conspirateurs était, il est vrai, considérable; mais ils ne parlaient de leurs projets que devant les personnes qui en avaient accepté la complicité. Quant à Salomon, il lui était d’autant plus difficile de pénétrer ce complot, que la plupart de ses officiers, de ses gardes et de ses domestiques s’y étaient engagés, dans l’espoir d’obtenir la propriété des terres dont ils n’avaient que la jouissance. Déjà le jour convenu était arrivé, et Salomon, agenouillé dans l’église, était loin de se douter du danger qui le menaçait, lorsque les conjurés entrèrent dans le temple, s’exhortèrent mutuellement du regard, et portèrent la main à leurs épées. Mais ils furent arrêtés dans l’exécution de leur crime, soit par la sainteté du lieu et la solennité des cérémonies, soit par un retour du respect qu’ils avaient jusque-là porté à leur illustre général; soit enfin par une secrète influence de la puissance divine. L’office terminé, les conjurés rentrèrent dans leurs maisons, se reprochèrent mutuellement leur faiblesse, et remirent l’exécution au lendemain. Ce jour-là, ils furent assaillis des mêmes impressions que la veille, et sortirent une seconde fois de l’église sans avoir rien fait. Arrivés sur la place publique, ils s’injurient publiquement les uns les autres, et se reprochent mutuellement leur lâcheté, leur perfidie, leur servile condescendance envers Salomon. La conspiration ayant été ainsi divulguée, plusieurs des conjurés, ne se jugeant plus en sûreté dans Carthage, sortirent précipitamment de la ville, et se mirent bientôt à piller les bourgs et à traiter en ennemis les habitants de la campagne. Ceux qui étaient restés dans la ville ne donnaient aucun signe de leur participation au complot, et feignaient sur ce point une complète ignorance.

Instruit et vivement alarmé des désordres que commettait dans la campagne une partie de ses soldats, Salomon ne cessait d’exhorter ceux qui étaient dans Carthage à garder la soumission et la fidélité qu’ils devaient à l’empereur. Ils semblèrent d’abord l’écouter avec faveur. Mais, au bout de cinq jours, lorsqu’ils virent que leurs compagnons, qui s’étaient jetés dans la campagne, s’y livraient impunément à toute leur violence, ils se rassemblèrent dans le cirque, et, abjurant toute retenue, ils se répandirent en propos insultants contre leur général et leurs autres capitaines. Salomon leur envoya Théodore de Cappadoce, qui essaya vainement de les adoucir par de flatteuses paroles; ils ne lui prêtèrent aucune attention. Cependant il s’était élevé quelques différends entre Salomon et Théodore, qui était même soupçonné d’avoir conspiré contre son général. Les factieux, qui ne l’ignoraient point, choisissent Théodore pour leur chef, le proclament à grands cris, lui forment une garde, et se précipitent en tumulte vers le palais. Ils égorgent, en y entrant, un autre Théodore, capitaine des gardes, guerrier aussi distingué par sa valeur que par ses talents militaires. Enivrés par ce premier meurtre, ils ne connaissent plus de frein. Africains et Romains prodiguent inutilement l’or pour conserver leur vie; ils tombent indistinctement sous le fer implacable des factieux; le titre d’ami de Salomon est à lui seul un arrêt de mort, ils s’abandonnent ensuite au pillage, pénètrent dans les maisons, en enlèvent les objets les plus précieux, et ne s’arrêtent dans leurs déprédations que lorsque la nuit et l’ivresse viennent les contraindre au repos. Cependant Salomon se tenait caché dans la grande église du palais, où Martin vint le trouver vers la fin du jour. Ils en sortirent lorsque les révoltés furent ensevelis dans le sommeil, et se rendirent dans la maison de Théodore de Cappadoce. Celui-ci, les ayant forcés à prendre quelque nourriture, les accompagna jusqu’au port, où il les fit embarquer sur la chaloupe d’un grand vaisseau qui avait été préparée pour Martin. Procope, l’auteur de cette histoire, se joignit à eux avec cinq seulement des domestiques de Salomon. Après avoir parcouru trois cents stades, ils arrivèrent à Messua, où était l’arsenal de la marine carthaginoise. Une fois en sûreté, Salomon envoie Martin à Valérien et aux autres officiers qui commandaient en Numidie; il leur recommande de faire tous leurs efforts pour se concilier l’affection du soldat, et d’employer l’argent et tous les moyens qui seront en leur pouvoir pour le maintenir deus la fidélité. Il écrit aussi à Théodore, lui ordonne de veiller à la sûreté de Carthage, et de prendre les mesures qu’il jugera les plus propres à y rétablir l’ordre et la subordination. Ensuite il se rend lui-même à Syracuse avec Procope, expose à Bélisaire l’état des affaires d’Afrique, et le supplie instamment de se transporter au plus tôt à Carthage, afin d’y venger l’autorité impériale, outrageusement méconnue par les soldats.

CHAPITRE XV.

1. Les séditieux, après avoir pillé Carthage, se rassemblent dans la plaine de Bulla, y choisissent pour les commander Stozas, l’un des gardes de Martin, homme entreprenant et hardi, persuadés qu’ils étaient qu’après s’être débarrassés des généraux nommés par l’empereur, ils s’empareraient aisément de l’Afrique tout entière. Stozas ayant réuni et armé environ huit mille soldats, marcha vers Carthage avec autant d’assurance que si la prise de cette capitale n’avait dû lui coûter aucun effort. Il envoya aussi des émissaires chez les Vandales, et appela sous ses drapeaux non-seulement ceux qui s’étaient échappés par mer de Constantinople, mais encore ceux qui, s’étant cachés ou ayant été oubliés par les officiers chargés de la conduite des prisonniers, n’avaient pas quitté l’Afrique à la suite de Bélisaire. Tous ces Vandales, au nombre de mille au moins, se rendirent avec empressement au camp de Stozas, où accoururent en même temps un grand nombre d’esclaves. Aussitôt que l’armée fut en vue de la ville, Stozas la fit sommer de se rendre, si elle voulait éviter les violences et le pillage. Théodore et ceux qui occupaient Carthage avec lui, sans tenir compte de cette sommation, déclarèrent qu’ils tenaient la ville au nom de l’empereur, et enjoignirent à Stozas de s’abstenir de toute violence ultérieure. Ils chargèrent de ce message Joséphius, autrefois secrétaire des gardes du palais, attaché maintenant à la maison de Bélisaire, et qui venait d’arriver à Carthage pour une commission particulière. Irrité de la réponse de Théodore, Stozas fit tuer Joséphius, et commença le siège. Les habitants, effrayés du danger qui les menaçait, songeaient à capituler et à se sauver eux et leur ville, en se livrant aux mains de Stozas. Tel était l’état des affaires en Afrique.

2. Cependant Bélisaire, avec un seul vaisseau, n’amenant avec lui que Salomon et cent hommes choisis dans sa garde, aborda au port de Carthage à l’entrée de la nuit. C’était le lendemain que la ville devait ouvrir ses portes; et les assiégeants, qui attendaient ce moment avec une vive impatience, passèrent la nuit éveillés par cette brillante perspective. Mais sitôt qu’il fit jour, la seule annonce de la présence de Bélisaire jeta le trouble et le désordre parmi les factieux, qui décampèrent en toute hâte et prirent honteusement la fuite. Bélisaire réunit à peine deux mille soldats, dont il sut animer le zèle par ses exhortations et par ras libéralités; il se mit à la poursuite des rebelles, et les atteignit près de la ville de Membresa, à trois cent cinquante stades de Carthage. Les deux corps d’armée campèrent en cet endroit, et se préparèrent au combat. Bélisaire se retrancha sur le bord du fleuve Bagrada, Stozas sur une colline élevée et d’un accès difficile; aucun d’eux n’ayant voulu s’enfermer dans la ville, qui était dépourvue de remparts. Le lendemain, on se rangea en bataille de part et d’autre. Les factieux se fiaient à la supériorité de leur nombre; les soldats de Bélisaire n’avaient que du mépris pour une troupe sans chef, sans ordre et sans discipline.

Bélisaire, qui voulait imprimer encore plus profondément, sil était possible, ce mépris et cette fierté dans l’esprit de ses soldats les assembla, et leur dit.

3. Mes compagnons, l’état présent de nos affaires ne répond pas à nos espérances et à nos désirs. Nous allons donner une bataille, dont le succès le plus heureux ne nous peut être que triste, puisque ceux qui nous font la guerre sont nos parents et nos alliés. Il est vrai que nous avons la consolation de n’être pas les auteurs de ce désordre; car nous ne faisons que repousser la violence , qui nous est faite. Si celui qui tend un piège à ses proches, et qui rompt par sa perfidie les liens les plus sacrés , vient a périr , lors qu’il pensait exécuter ses entreprises criminelles , on ne doit pas imputer sa mort aux personnes amies qu’il a outragées ; mais elle doit être considérée comme une peine qui lui était justement due. L’Afrique mise à feu et à sang ; les habitants passés au fil de l’épée; les soldats massacrés , à cause de la fidélité qui les attachait aux intérêts de l’Empereur, ne font que trop voir que ceux contre qui nous prenons les armes, sont des ennemis et des Barbares. Nous allons pour venger tous ces outrages, maintenant que d’amis que nous étions, nous sommes devenus ennemis. Ce n’est pas la Nature qui met l’affection ou la haine parmi les hommes , ce sont leurs actions , qui forment entre eux , ou la bienveillance, par la conformité des inclinations, ou l’aversion, par la diversité des sentiments. Il est  donc assez évident qu’ils sont nos ennemis, et il ne me reste qu’à vous faire voir, que nous ne les devons pas redouter. Ce n’est qu’une multitude de gens ramassés ensemble , par le dessein d’une conspiration criminelle, qui ne sera capable d’aucune action générale, puisqu’il est certain que le crime n’a pas accoutumé d’être soutenus par la valeur. Ils  ne savent ni garder leurs rangs, ni obéir aux ordres d’un commandant. Une puissance mal établie, et qui ne se fait pas encore faire respecter, est méprisée par ses sujets. La tyrannie ne gouverne pas ses soldats par amour , parce quelle est odieuse : Elle ne les gouverne pas aussi par la crainte qu’elle leur donne, parce que celle qu’elle ressent elle-même , lui en ôte la liberté.  Il est bien aisé de vaincre ceux, à qui la valeur et la discipline manquent également. Marchez donc fièrement contre des ennemis, tels que je viens de vous les représenter; et vous souvenez que ce n’est pas le nombre des combattant, mais le courage, qui décide les batailles.

Voilà ce que dit Bélisaire.  Stoza harangua aussi les gens de cette sorte.

4. Mes compagnons , qui avez eu le courage de vous délivrer de la tyrannie des Romains ; je vous prie de ne point feindre de vous exposer à la mort, pour conserver la liberté que vous avez acquise par votre valeur. Il est moins fâcheux de vieillir, et de mourir dans la misère, que d’y retomber, après que l’on en est une fois sorti ; parce qu’une si courte jouissance que l’on a du bien , dans un entre-temps de prospérité, ne sert qu’à rendre les maux plus sensibles. Cela étant ainsi, souvenez-vous, je vous prie , qu’après que vous avez défait les Vandales et les Maures, d’autres prennent le butin, et ne vous laissent que les fatigues en partage. Votre condition de soldats vous oblige a passer toute vôtre vie dans les hasards ou pour l’Empereur , si vous continuez à le servir, ou pour vous-mêmes , si vous maintenez vôtre liberté. Le choix, dépend de vous, et vous ferez, voir , ou par votre vigueur , ou par vôtre lâcheté , lequel vous aurez choisi. faites aussi réflexion, que si après avoir pris les armes contre les Romains , vous tombez sous leur puissance , vous trouverez en leurs personnes des maîtres impitoyables , qui vous feront toutes sortes de maux, et que pour comble de malheurs, l’on croira que vous les aurez mérités. Si vous mourez dans la bataille, la mort vous sera glorieuse. Si vous échappez, et que vous remportiez la victoire , vous mènerez une vie heureuse, et indépendante : Mais si vous êtes vaincus , votre sort sera déplorable, et il ne vous restera d’espérance, qu’en la compassion du vainqueur. Au reste, les forces ne sont pas égales: Nous avons l’avantage du nombre, et je pense que les ennemis n’auront pas celui de la vigueur , parce qu’ils font privés de la liberté, dont nous jouissons.

Stoza n’en dit pas davantage.

5. Tout à coup, lorsque les deux armées s’avancèrent l’une contre l’autre pour en venir aux mains, il s’éleva un vent violent et très incommode qui frappait au visage les factieux de Stozas. Celui-ci, persuadé qu’il combattrait avec désavantage parce que le vent redoublerait la force des traits de l’ennemi et arrêterait ceux de ses soldats, fit un mouvement oblique, espérant que les Romains, dans la crainte d’être attaqués par derrière, feraient un mouvement analogue, et se trouveraient ainsi à leur tour directement exposés au souffle du vent. Comme cette évolution ne se faisait pas sans trouble et sans désordre, Bélisaire profita du moment, et les fit charger avec vigueur. Étourdis de cette brusque attaque, sans résister, sans se rallier, ils s’enfuient de toutes leurs forces jusqu’en Numidie, où, s’étant enfin réunis, ils reconnurent qu’ils n’avaient perdu que peu de soldats, dont la plupart étaient des Vandales. Bélisaire ayant si peu de troupes, ne jugea pas à propos de poursuivre les rebelles; il se contenta de les avoir vaincus et de les avoir chassés du pays. Ses soldats, avec sa permission, entrèrent dans le camp ennemi, dont il leur abandonna le pillage. On n’y trouva point d’hommes, mais beaucoup d’argent, et un grand nombre de ces femmes qui avaient été la première cause de la révolte. Bélisaire, après cette expédition, retourna à Carthage. Il y reçut de Sicile la nouvelle qu’il s’était élevé une sédition dans son armée, et qu’il était à craindre qu’elle n’eût des suites funestes, si, par un prompt retour, il ne se hâtait de la réprimer. Ayant donc mis ordre de son mieux aux affaires d’Afrique, et confié la garde de Carthage à Ildiger et à Théodore, il repassa en Sicile.

Gothique, 39-40

CHAPITRE XXXIX

1. Les Goths assiègent le Fort de Rhegium, et ravagent la Sicile. 2. L’Empereur choisit Libérius, puis Artabane pour conduire la flotte, et Germain pour commander en qualité de Général. 3. Préparatifs de Germain. 4. Sa réputation relève le courage et le parti des Romains.

1. LES Goths assiégèrent quelque temps le fort de Rhegium, dont les habitants se défendirent courageusement, et entre autres Thorimuth, qui donna d’illustres preuves de son grand courage. Totila, qui savait que les assiégés manquaient de vivres, laissa quelques troupes pour garder les avenues, et pour empêcher de porter des provisions dans la place, afin de la réduire par la famine ; et ayant fait passer toute son armée dans la Sicile, il mit le siège devant Messine. Domnentiole, neveu de Busès, qui commandait dans la place, fit d’abord une sortie, où, quoiqu’il n’eût point eu de désavantage, il n’en fit plus néanmoins depuis, et il se contenta de défendre ses murailles. Les Goths ne voyant point d’ennemis qui leur résistassent, ravageaient la campagne. Cependant les habitants de Rhegium se rendirent à composition, à cause qu’ils manquaient de vivres.

2. Quand Justinien apprit toutes ces fâcheuses nouvelles, il amassa des vaisseaux, les remplit de bonnes troupes d’infanterie, et commanda à Libérius de les mener en Sicile, et de faire tous ses efforts pour la recouvrer. Mais à peine eut-il nommé Libérius pour commander l’armée navale, qu’il se repentit de son choix, parce que c’était un homme avancé en âge, et peu expérimenté dans les armes. Ayant donc reçu Artabane en grâce, et l’ayant honoré de la charge de maître de la milice de Thrace, il lui commanda d’aller en Sicile, bien qu’avec peu de troupes; mais il y devait prendre les vaisseaux de Libérius, que l’on rappelait. Pour ce qui est du commandement général, il le donna à Germain son neveu, à qui il ne fournit qu’une petite armée pour une si grande entreprise; mais il lui fît compter des sommes considérables, pour lever des soldats dans la Thrace, et dans l’Illyrie, et il lui commanda de marcher à grandes journées, et de mener arec lui Philimuth capitaine des Eruliens, et Jean neveu de Vitalien.

[…]

3. L’Empereur, fort affligé de cette perte, donna le commandement de l’armée d’Italie à Jean, gendre de Germain, et neveu de Vitalien, et à Justinien frère du même Germain. Ces deux généraux allèrent en Dalmatie, dans le dessein de passer l’hiver à Salone, parce que la saison ne leur permettait pas de faire le tour du golfe, et qu’ils ne le pouvaient traverser faute de vaisseaux. Libérius, qui ne savait encore rien du changement de l’ordre de l’Empereur, touchant le commandement de l’armée navale, arriva à Syracuse, força les Barbares qui la tenaient assiégée, et entra dans le port avec toute la flotte. Peu après, Artabane, qui était arrivé dans la Céphalénie, y ayant appris que Libérius était en Sicile, traversa la mer Adriatique. Comme il était proche de la Calabre, une furieuse tempête dispersa toute sa flotte, de sorte qu’il y avait apparence que le vent la jetterait sur les côtes d’Italie, et la ferait tomber entre les mains des ennemis, mais tout le contraire arriva, car après avoir été longtemps battue de l’orage, elle fut poussée vers le Péloponnèse, où quelques vaisseaux furent brisés, et les autres se sauvèrent. Le vaisseau qui portait Artabane eut un mât rompu, courut un grand danger, et aborda à Malte.

4. Libérius n’ayant pas assez de forces pour faire de fréquentes sorties, ni assez de vivres pour soutenir longtemps le siège, il fit voile vers Panorme, où il arriva sans être vu par les ennemis. Alors Totila, après avoir ravagé toute la Sicile, après en avoir transporté une prodigieuse quantité de bœufs, de moutons, et de chevaux, après en avoir enlevé les grains, les meubles précieux, et les richesses, retourna en Italie pour la raison que je vais dire. Il n’y avait pas longtemps qu’il avait donné la charge d’intendant de sa maison à un certain Romain, nommé Spinus, natif de Spolète, qui fut pris dans la ville de Catane, dont les murailles étaient abattues. Comme il souhaitait avec passion de se retirer, il offrit de donner en échange une Dame de qualité. Les Romains répondirent, qu’il n’était pas juste d’échanger un intendant avec une femme. Spinus, qui craignait que les Romains ne le fissent mourir, leur promit de persuader à Totila d’abandonner la Sicile, et de ramener toutes ses troupes dans l’Italie. Les Romains lui ayant fait confirmer cette promesse par un serment, le donnèrent en échange pour la Dame. Dès qu’il fut devant Totila, il lui dit, que ce n’était pas agir prudemment que de s’amuser à la Sicile pour l’intérêt d’un petit nombre de places, et il l’assura, que tandis qu’il avait été entre les mains des ennemis, il avait entendu dire que Germain était mort, et que Jean, son gendre, et Justinien son fils, commandaient l’armée en sa place ; qu’ils étaient déjà dans la Dalmatie, et qu’ils viendraient bientôt dans la Ligurie en enlever les femmes et les enfants. Ne vaudrait-il pas mieux, ajouta-t-il, passer l’hiver dans nos maisons, et aller ensuite combattre l’ennemi ? Car quand nous aurons remporté une pleine victoire sur lui, nous aurons toute sorte de liberté de nous rendre les maîtres de la Sicile. Totila se rendant à cet avis, laissa de puissantes garnisons dans les quatre meilleures places de l’île, et repassa avec tout le butin dans l’Italie.