De Ségonzac, Au coeur de l’Atlas, mission au Maroc (I,III : Zaouiat Ahansal et Sidi Amhaouch), 1905 n-è

Avant Propos

Au seuil de ce livre j’acquitte mes dettes de gratitude : je remercie, d’abord, ceux qui m’ont fait l’honneur de me confier le commandement de la première mission d’exploration française envoyée au Maroc, et, faute de pouvoir les dénombrer tous, j’inscris au frontispice de cet ouvrage les noms des sociétés savantes qui ont patronné et subventionné nos travaux. Entre toutes on me permettra de nommer, avec une particulière reconnaissance, le Comité du Maroc, dont le concours nous fut moralement et matériellement si précieux.

J’apporte, ensuite, à mes collaborateurs, le témoignage public de mon admiration pour la patience et le courage avec lesquels ils ont surmonté les obstacles qui hérissaient leur tache.

Je dois expliquer aussi pourquoi cet ouvrage ne parait que si longtemps après notre retour.

Notre mission devait être le prélude d’une campagne de pénétration scientifique, économique et politique au Maroc. Nous étions une avant-garde chargée d’explorer ce champ nouveau que personne, en ce temps-là, ne contestait à la France.

On sait comment tourna l’ « Affaire marocaine » ; comment le problème africain, si simplement soluble avec les moyens et les méthodes dont nous disposions, devint un problème international irritant, insoluble. Il parut inopportun de publier pendant cette crise les documents que nous avions recueillis.

Depuis lors l’apaisement s’est fait, et nous versons aujourd’hui dans le domaine public, avec des scrupules et des regrets que l’on comprendra, cette moisson de renseignements que nous avions glanée pour notre seul pays !

Notre programme d’action découlait logiquement de mes précédents voyages : J’avais visité, en 1899, le Sud-Ouest du Maroc (Sous et Tazeroualt ; Voyages au Maroc, Armand Colin, 1903) ; en 1900, le Nord (Rif et Djebala) ; en 1901, l’Est (Braber). Il me restait, pour « boucler » mes itinéraires, à explorer le Sud et le Sud-Est du Maroc. Ce fut le but de nos travaux.

La région que nous nous proposions d’étudier s’étend sur 5 degrés en longitude, et 2 degrés en latitude. Elle fut partagée en trois secteurs : M. de Flotte-Roquevaire fut chargé de couvrir d’un réseau de triangulation expédiée la zône Mogador-Demnat-Saii, appuyée, d’un côté à l’Océan, de l’autre à la chaîne du HautAtlas ; M. Louis Gentil, au centre, parcourait le Haut-Atlas, en s’efforçant d’en pénétrer les parties encore inconnues, notamment l’extrémité occidentale et le versant méridional ; Je me réservais l’exploration de l’extrémité orientale du Haut-Atlas, du bassin de l’Oued Dra et de l’Anti-Atlas.

MM. Boulifa et Zenagui m’accompagneraient pendant une partie du voyage pour recueillir sur place les éléments nécessaires à leurs travaux d’ethnologie et de linguistique.

Notre mission prend pied sur le sol marocain le 28 juillet 1904.

La période de gestation a duré deux ans. Durée singulièrement brève si l’on songe à tous les concours qu’il fallut solliciter, à toutes les résistances dont il fallut triompher. Durant ces deux années le Comité du Maroc fut créé ; l’opinion publique préparée ; une souscription ouverte, dont le résultat dépassa magnifiquement nos espérances et nos besoins.

De juillet à novembre la mission s’organise. On recrute des serviteurs ; on achète des mules ; on confectionne le matériel ; et, surtout, on cherche un guide. Car j’ai l’intention d’employer, cette fois encore, la méthode qui m’a réussi jusqu’à ce jour, de voyager sous le déguisement de muletier musulman, dans l’escorte d’un grand personnage religieux.

Une pareille organisation exige des précautions infinies. Et d’abord on comprend qu’elle doive être secrète, sous peine d’entraîner une catastrophe. Les hommes qui composent cette caravane simulée doivent être braves, discrets et dévoués. Le matériel, pour ne pas attirer l’attention, doit être conforme aux traditions locales. Les instruments doivent être dissimulés. Il n’est pas jusqu’aux mules qui ne doivent être très exactement harnachées et ferrées à la mode marocaine, encore que cette 1 mode soit archaïque et barbare.

D’ailleurs les difficultés d’organisation ne nous viennent pas que du Maroc, et je ne puis résister au plaisir, dépourvu de toute acrimonie, de conter la genèse de notre armement.

Le Ministre de la Guerre, déférant à la demande du Comité du Maroc, avait bien voulu, après enquête du Ministère de l’Intérieur, nous prêter un lot de carabines et nous donner des munitions. Mais le Ministre des Affaires Etrangères, soucieux de voir conférer ainsi une sorte d’estampille officielle à cette mission destinée à opérer sur le territoire d’un souverain voisin et allié, exigea que les armes prêtées fussent maquillées. Le directeur de l’artillerie fut donc requis de dématriculer les carabines ! Nous étions à la veille de notre départ, et l’opération me parut si compliquée que je courus acheter un lot d’armes et de cartouches dans une grande manufacture française.

Le malheur voulut que ce colis d’armes manquât le paquebot qui nous emportait. Il prit le bateau suivant et vint, naïvement, se présenter à la douane de Sa Majesté Chérifienne, à Tanger. Ceci se passait avant la Conférence d’Algésiras, au temps heureux où la contrebande d’armes florissait sur les côtes marocaines, où des ballots de fusils passaient quotidiennement, à peine déguisés, sous les yeux discrètement clos des Oumana. On juge de l’indignation que souleva chez ces vertueux fonctionnaires l’arrivée d’une caisse d’armes loyalement déclarée ! On l’imagine, mais nul n’en a jamais rien su ; personne ne revit aucune de nos armes ; personne ne fut avisé de leur venue, ni de leur disparition. Pendant un mois et demi nous vînmes les réclamer à l’arrivée de chaque bateau, et les Oumana accueillaient nos doléances avec des mines émerveillées et commisératrices. Un beau jour, las d’attendre, nous nous mimes en route, après avoir raccolé des armes que quelques Européens complaisants voulurent bien nous vendre ou nous prêter.

Et voilà comment notre mission, obligeamment armée par le Ministre de la Guerre, munie par surcroit d’un arsenal coûteux et perfectionné acquis à l’industrie privée, fit le tour du Maroc avec des carabines Mauser, empruntées au Consul d’Allemagne, et à des commerçants français et allemands de Mogador !

Pour utiliser les loisirs que ces laborieux préparatifs nous créent, nous étudions le Nord du Maroc. Un jeune et éminent savant, M. Gaston Buchet, chargé de missions scientifiques par le Ministère de l’Instruction publique, veut bien nous prêter son concours dans ces travaux préparatoires. Ensemble nous parcourons la région Tanger-Ouezzan-Larache, juchant notre théodolite sur les principaux sommets.

Un peu plus tard, M. Louis Gentil et M. Gaston Buchet explorent, dans le massif de l’Andjera, le triangle Tanger-TetouanCeuta.

Enfin M. de Flotte-Roquevaire mesure, sur le littoral de Mogador, une base qui servira de point de départ à ses travaux géodésiques.

I : DE MOGADOR A DEMNAT

24 décembre

J’ouvre mon journal de route au matin de notre départ de Mogador. Mes collaborateurs m’ont devancé : Gentil a pris la route du Sud ; de Flotte celle du Nord. Je vais me diriger droit dans l’Est, vers Merrakech.

Il a plu toute la nuit ; sur la montagne il a neigé, et la chaîne de l’Atlas se dresse toute blanche dans sa majestueuse splendeur. La mise en route de notre caravane est pénible. Les tentes mouillées alourdissent les charges, les pistes sont glissantes ; notre camp a pris racines pendant ces quelques semaines de vie sédentaire. A neuf heures, enfin, notre convoi s’ébranle, et nous voici, pour bien des mois, devenus nomades.

D’une crête chauve j’aperçois, par delà les dunes qui lui font une ceinture de désolation, Mogador, la ville blanche, coquettement entassée dans ses remparts crénelés, et la mer, la mer que nous ne reverrons — s’il plaît à Dieu ! — qu’après un très long et très lointain voyage.

Une courte halte ; un dernier adieu aux amis qui nous accompagnent ; un dernier souvenir à tout ce que nous laissons en arrière, et en route ! En route pour cette belle existence d’exploration, si pleine d’émotions intenses et splendides, toujours tendue vers un but, animée par une lutte, enchantée par un rêve.

Notre caravane n’a pas grande mine, elle a bonne apparence.

Nos mules sont un peu grasses ; leurs harnachements sont trop neufs. Ce sont défauts qu’une semaine de marche corrigera. Mes hommes ont joyeuses figures ; ils portent leurs armes avec une ostentation enfantine. Tout le monde est à pied.

Rien ne nous distingue de nos muletiers : Boulifa, Zenagui et moi portons le costume berbère, ayant pareillement sacrifié, chez le barbier musulman, nos cheveux, nos barbes et nos moustaches. Notre Figaro arabe m’a déclaré, avec un sourire assez énigmatique : « Allah lui-même ne te reconnaîtrait pas !»

La piste que nous suivons est celle de Merrakech. Elle serpente à travers les champs fertiles des Ida ou Guerd, fraction extrême-ouest de la province de Haha. Le sol est rougeâtre, argileux ; par endroits la croûte calcaire, qui forme l’ossature de cette région, affleure, étalée en dalles ou rompue en pierrailles. L’horizon est court ; les collines rondes limitent la vue.

La forêt d’arganiers, tantôt dense, tantôt clair-semée emplit les vallons, escalade les pentes. Sous ses beaux arbres chargés de fruits paissent de grands troupeaux de chèvres, sur qui veillent d’invisibles pâtres. Ces troupeaux rentrent le soir dans les cours des maisons, ou l’enceinte des douars gavés des fruits d’argan broutés pendant le jour, et, le matin, les femmes et les filles trient le fumier, en retirent les noyaux d’argan que la digestion a décortiqués, les cassent entre deux pierres, avec une merveilleuse vélocité, pour en extraire l’amande dont le broyage donnera l’huile. Cette huile possède en propre un goût âpre et fort que les Berbères apprécient. Ils prétendent, et la science ne contredit pas leur opinion, que l’huile d’argan jouit d’admirables propriétés reconstituantes. Dans tout le Sous on fait la cuisine, on s’éclaire avec l’huile d’argan. Les matrones ont un procédé simple et utile à connaître pour ôter à cette huile l’arôme de l’argan et le goût de rance. Elles mettent une galette de mie de pain au fond d’un poêlon plein d’huile qu’elles font longuement bouillir.

Vers midi nous sortons de la province de Haha pour pénétrer sur le territoire de Chiadma dont les champs fertiles sont semés de bouquets d’oliviers. Nous marchons d’abord en plaine pendant deux heures, puis nous rentrons dans la forêt d’arganiers pour y demeurer jusqu’à Sidi abd Allah ou Ouasmin, où nous campons à 3 h. 30.

Dans cette forêt s’opère notre jonction avec les deux cheurfa que j’ai choisis pour guides. Ils sont venus par une autre route, prudemment, discrètement, accompagnés d’un Taleb, d’un enfant de 15 ans beau-fils de l’un deux, et de deux serviteurs. Au total 6 hommes et 4 mules.

Cette étape de cinq heures a paru rude aux gens et aux bêtes, également peu entraînés. La cuisine est sommaire, les prières sont brèves, et, dans cette nuit de Noël, je suis seul à veiller, auprès de ma grande lunette astronomique, attendant l’occultation de l’étoile 55 Piazzi, et rêvant aux joies familiales si douces, si lointaines.

25 décembre

Trois heures d’étape seulement dans un pays tout pareil à celui que nous parcourûmes hier. Les champs cultivés alternent avec les bois d’arganiers, la terre rouge avec les dalles calcaires. Après le territoire des Ou lad Saïd nous traversons celui de Kourimat. Des maisons fortifiées, portant tourelles et créneaux, commandent les vallées. Ce luxe d’ouvrages défensifs dit assez que le pays n’est pas sûr. La forêt de Guechtoula, que nous longeons un instant, est un repaire de brigands, dont les caravanes se garent soigneusement. Nous campons à côté de la maison d’el-Hadj Regragui, ami de nos deux cheurfa.

Cette journée de route m’a permis de faire plus ample connaissance avec ces pieux personnages qui vont devenir nos compagnons et nos guides. Tous deux sont issus de la tribu saharienne des Oulad Bou-Çbaâ. Le plus jeune, Mouley el-Hassen, paraît 35 ans. Il a bien le type du Saharien, souple, un peu fuyant, au physique commue au moral, avec un grand air de distinction. Sa démarche très caractéristique, à longs pas, en balançant les épaules, révèle de suite l’homme du désert. Il est très noir ; son visage allongé se termine par un léger pinceau de barbe frisée ; ses yeux sont très beaux, leur regard, ombragé par de grands cils recourbés, est timide et défiant.

L’expression la plus fréquente de cette agréable physionomie est un sourire ironique. Il est assez lettré, sans nulle affectation ; un peu verbeux ; très poli, sans obséquiosité. Enfin, l’entreprise dans laquelle il s’engage à ma suite, et certaines aventures de son passé, attestent qu’il n’a pas peur.

Son cousin, Mouley Abd Allah, est le type du vieux chérif roublard et sournois. Sa tribu d’origine est aussi celle des Oulad Bou-Çhaâ, mais il est d’une fraction émigrée depuis plus d’un siècle dans la plaine de Merrakech. Toute sa vie s’est passée dans les camps du Maghzen. Il a 60 ans sonnés, son visage très blanc est encadré d’un collier de barbe blanche. Rien en lui n’attire l’attention : figure ronde, peu expressive, où s’ouvre une large bouche aux lèvres très minces ; petits yeux noirs dont le regard dur et fixe n’est tempéré par aucun battement des paupières ; taille moyenne, embonpoint replet, allure alerte et décidée ; beaucoup d’autorité dans les manières et dans la voix qui est nette et tranchante.

Mouley el-Hassen devient le chef spirituel de notre caravane ; Mouley Abd Allah en sera le chef temporel. Tous deux chevauchent des mules harnachées de serijas rouges. Derrière eux suivent trois personnages de moindre importance : Zenagui qui joue le rôle de feqih, et deux tolbas dont l’un n’a que quinze ans.

Plus loin viennent sept serviteurs poussant ou montant autant de mules. Et enfin je ferme la marche, en compagnie de Boulifa, levant l’itinéraire, glanant des échantillons de toutes sortes pour nos collections, et prenant, à la dérobée, des photographies et des renseignements.

26 décembre

Un matin radieux succède à la nuit pluvieuse. La buée monte calme et légère et s’évapore dans la lumière. L’air est si limpide que l’Atlas semble tout proche. On distingue nettement les roches qui hérissent ses parois neigeuses et les ravins creusés par les avalanches. Sa muraille splendide barre notre horizon avec un air de défi.

Franchir le Haut-Atlas est en tous temps une difficile entreprise. J’ai conservé mauvais souvenir des cols de Goundafi et de Bibaoun traversés en automne. Il s’agit cette fois de longer la chaîne principale ; de pénétrer entre elle et le Moyen-Atlas sans même savoir s’il existe une route possible ; de traverser ensuite le massif central du Haut-Atlas, au voisinage de son point culminant, dans la région la plus mystérieuse, la plus sauvage. et cela en hiver !

La plaine désolée et pierreuse des Oulad Beç-Çbaâ, et la maigre forêt de retem de Chiadma, où nous cheminons interminablement, font un piteux contraste avec cette barrière titanique et fascinante de l’Atlas. Chemin faisant nous côtoyons le champ de bataille de Talfettecht, où les fractions de la tribu de Chiadma s’entrégorgèrent lors de la mort du Sultan Mouley elHassen. Cinq cents guerriers y périrent, et, comme la coutume ne permet d’inhumer les victimes qu’après vengeance de leur mort, cette plaine demeura longtemps un affreux charnier où des bandes de chacals se livraient en plein jour de terribles combats, et dont nul voyageur n’osait affronter l’horreur.

Nous faisons étape à quelques kilomètres de la Zaouia de Sidi el-Mokhtar, chez le gendre de notre guide Mouley Abd Allah.

27 décembre

Des Oulad Beç-Çbaâ au pays de Ahmar la route se déroule uniforme, monotone, au milieu d’une région désolée que peuplent de loin en loin quelques buissons de cedra, quelques touffes d’armoise et d’asphodèle, de belles iris mauves et des colchiques.

En Ahmar le pays devient plus accidenté. Les collines rondes sont séparées par un réseau de vallées d’érosion aux parois desquelles apparaissent les assises rompues de leur ossature calcaire.

Nous faisons halte à la Zaouïat Hdil, petite agglomération de cinq maisons et d’une vingtaine de huttes, groupée autour du tombeau d’un pieux marabout local dont la vertu opère encore des miracles. La zaouïa n’a d’ailleurs aucun but enseignant ni politique, aucune affiliation spéciale ; elle n’est qu’un lieu de pèlerinage où, moyennant une obole, on trouve une hospitalité assez misérable que rehaussent d’infinies bénédictions.

Ici, comme à chaque étape de notre route, les gens viennent causer, s’enquérir des nouvelles, nous conter leurs doléances, leur misère, leurs griefs contre le gouvernement, contre ce maghzen impitoyable, tyrannique, concussionnaire, prévaricateur. La rancune n’en remonte pas jusqu’au Sultan : il est trop loin, trop haut. Mais on englobe dans une haine commune les qaïds, leurs khalifas, leurs moghazni, auteurs et exécuteurs de toutes les exactions. Partout on se plaint, il n’est maison ni tente où l’on n’entende des lamentations, des histoires de spoliations arbitraires, d’emprisonnements injustes. Ce beau pays si richement comblé par la nature, agonise sous une iniquité sans appel, et qui paraît sans remède. Le peuple souffre, se résigne, se laisse pressurer et torturer, jusqu’au jour où, la mesure étant comble et la patience épuisée, il se lève dans un accès de colère, égorge ses bourreaux, détruit leurs forteresses, saccage leurs domaines. Le calme revient ensuite, par lassitude ; l’équilibre naturel des choses se rétablit ; un qaïd pire succède au qaïd mauvais ; la répression dépasse la révolte en horreur ; à côté de la qaçba ruinée se dressent les ruines du village, la misère s’aggrave, sans issue, sans espoir.

Quelle illusion chimérique est celle de nos diplomaties qui se figurent réorganiser le maghzen, et, par lui, rétablir l’ordre et la prospérité.

28 décembre

La même plaine inculte s’étale interminablement autour de nous, tandis qu’au Sud Y Atlas neigeux sem ble un immense décor que l’on déroulerait lentement.

Dès le départ, vers 9 heures, nous franchissons l’oued Chichaoua (1), qui porte dans sa haute vallée le nom d’oued Seqsaoua. Les jardins et les olivettes emplissent sa vallée étroite et fertile.

Plus tard, vers t heure 30, nous traversons l’Oued Rekhas où notre caravane s’abreuve. Ce n’est qu’un ruisseau de 2 mètres de large roulant sur un lit de cailloux tapissé de mousses, encombré de lauriers-rose qui commencent à défleurir.

La route que nous suivons semble fréquentée, les pistes s’y creusent et s’y croisent. Cependant cette plaine d’el-Mai’der est redoutée des voyageurs. On n’y rencontre que des douars ou des nouaïls. Les gazelles, les lièvres y abondent. Les nomades, qui sont grands chasseurs, les poursuivent avec des sloughis. Même quelques chefs possèdent des faucons pour voler le perdreau et l’outarde.

Nous campons en rase campagne, près d’un puits, non loin des nouaïls des Oulad Hammadi et, prudemment, nous resserrons notre camp en douar autour de nos mules, et nous plaçons des gardes avec force recommandations de vigilance.

29 décembre

Nous sommes réveillés ce matin par le vacarme d’une violente discussion. Notre cuisinier marocain et l’un de nos Draoua se sont pris de querelle ; l’un s’est armé de sa koumia, son poignard recourbé, l’autre du merkhtaf, cette terrible faucille enmanchée d’un bâton court dont les gens de l’Oued Dra se servent pour l’élagage de leurs palmiers et le règlement de leurs comptes. On les sépare, non sans peine, mais notre cuisinier, peu rassuré déjà par nos projets de voyage dans Y Atlas, me déclare qu’il me quittera en arrivant à Merrakech. C’est la première défection.

Les débuts d’un voyage sont toujours pénibles ; nous avons deux hommes malades et cinq mules blessées.

La plaine change d’aspect au voisinage de l’Oued Nefis.

D’aride elle devient fertile ; elle se couvre de fermes, d’azibs, de qoubbas blanches. Quelques séguias, dérivées de la rivière, suffisent à transformer cette région inculte en un merveilleux jardin.

Nous campons dans un de ces abris que le maghzen entretient sur les routes fréquentées. Nzalat el-lhoudi se compose d’une enceinte de branchages épineux dans l’angle de laquelle s’élève la hutte d’un gardien. Le sol est un fumier, comme celui de toutes les nzala. Notre camp s’y installe, à côté d’une caravane d’âniers et de chameliers venus hier de Mogador, au milieu d’un enchevêtrement de tentes et d’animaux, à la lueur des grands feux de cedra.

Zenagui et Mouley el-Hassen poussent jusqu’à Merrakech afin d’y préparer notre logement, d’y acheter trois ânes pour renforcer notre convoi, et un cheval avec une selle de parade, luxe indispensable, paraît-il, au personnage que notre chérif va jouer.

30 décembre

Une étape de quatre heures nous conduit à Merrakech, à travers une plaine rougeâtre irriguée par de jolies séguias dont les eaux froides et limpides courent entre des berges couvertes de joncs et de roseaux. De loin en loin une chaîne de monticules régulièrement espacés dénonce la présence d’une conduite d’eau souterraine, une foggara. Ces foggaras sont constituées par une ligne de puits reliés entre eux par des tranchées creusées à même dans le sol, sans aucun coffrage. On juge du travail gigantesque et fragile, et de l’entretien que représente une foggara de 20 kilomètres de longueur dont les puits, espacés de 50 en 50 mètres, atteignent au terminus 15 mètres de profondeur. Des générations se sont épuisées à ce labeur ingrat.

Il suffirait de simplifier cet archaïque système d’irrigation, d’installer des canalisations, des conduites d’eau, des pompes pour apporter à cette immense plaine de Merrakech les eaux de l’Atlas qui se perdent sans profit dans les couches perméables du sol ou s’évaporent au brûlant soleil d’été. Ce sera l’œuvre de demain. mais à qui reviendra l’honneur de l’accomplir ?..

31 décembre

Nous campons sur un tertre, près de l’une des portes de Merrakech. Bab Ârmat, à côté du sanctuaire de Sidi Iousef ben Ali, l’un des sept patrons de la ville, ces sebatou rigel sur qui se font les serments, et dont le pèlerinage constitue le prologue, indispensable de tout voyage vers l’intérieur.

Cinq années sont passées depuis mon dernier séjour à Merrakech. Alors, le Sultan habitait son Aguedal; le Dar el-Maghzen était bruyant comme une ruche, peuplé comme une fourmillière. Le fameux grand-vizir Ba Hamed, le Richelieu marocain, présidait aux destinées du Maroc ; les murs de la Jema el-Fna étaient copieusement ornés de têtes coupées ; le pays était calme et soumis du Rif au Sous, du Tafileit à l’Océan, et les tribus payaient l’impôt.

Le décor n’a pas changé. La grêle silhouette de la Koutoubia, cette sœur marocaine de la Giralda sévillane, domine toujours la campagne, les palmeraies, la ceinture des remparts crénelés, les terrasses des maisons roses et la forêt des jardins d’où émergent les peupliers et les ifs. Mais la situation politique s’est profondément modifiée ; la ruche est aux trois quarts vide ; les vastes places du Dar el-Maghzen sont désertes ; la cour est à Fez ; le Sultan n’a plus de prestige, son khalifa, Mouley el-Hafid, n’a plus ni troupes, ni argent. Nous l’avons aperçu assis sous une porte de son palais, causant avec un soldat, et regardant mélancoliquement tomber la pluie.

Ba Hamed est mort ; la forteresse qu’il venait d’achever, suprême expression de son orgueil et de sa terreur, est murée. Murée aussi la jolie maison de l’ex-ministre de la Guerre, le jeune et si séduisant Sid el-Mahdi el-Menebhi, banni à Tanger. Le maghzen cupide a fouillé la demeure du mort et celle du proscrit ; il a vendu tout ce qui avait une valeur marchande : femmes, esclaves, chevaux, mules, mobilier et matériel. Sa vengeance s’acharne encore contre les jardins. Derrière les hauts murs de pisé on aperçoit, des terrasses voisines, les jardins en friche que la ronce envahit, des buissons de roses qui meurent et s’effeuillent sur leurs tiges, des arbres couverts de fruits qui ne mûrissent que pour la joie des abeilles et des oiseaux.

2 janvier 1905

Nous campons ce soir à côté d’un azib d’Abd el-Hamid, qaïd des Rehamna, assassiné l’an dernier par son propre neveu. Ce drame familial me fournit l’occasion de souligner le peu d’importance que les Marocains attachent aux liens du sang. Les parricides, les fratricides, sont crimes si communs qu’il est naturel de leur chercher, non pas une excuse, mais une explication. Ces meurtres sont des conséquences de la polygamie. Les jalousies des femmes se perpétuent dans les haines entre enfants d’un même père et de différents lits. Les frères consanguins sont presque toujours des frères ennemis. Les frères utérins le deviennent souvent dans les familles puissantes, quand la mort , du chef suscite les compétitions de ses héritiers. Aussi est-il de tradition qu’un sultan signale son avènement par le massacre ou l’emprisonnement de ses frères et de ses oncles.

Notre caravane est définitivement constituée à l’effectif de 14 hommes, 11 mules, 3 ânes. Avant le départ, Mouley el-Hassen a réuni tous nos serviteurs sous la qoubba, il a ouvert le Coran, et chacun, à tour de rôle, a prêté serment de fidélité et d’obéissance. Ce fut une cérémonie toute simple mais très émouvante.

Désormais nous sommes complices de la même entreprise hasardeuse et passionnante.

L’étape s’est déroulée d’abord dans les jardins de Merrakech, entre les murs de pisé qui morcellent à l’infini l’immense palmeraie. Peu à peu les palmiers s’espacent, et bientôt le paysage reprend, comme à l’Ouest de la capitale, son ampleur et sa monotonie. Nous nous rapprochons de l’Atlas, qui, par exception, n’a encore que peu de neiges cette année. Le Djebilet s’applatit dans le Nord-Est pour laisser passer l’oued Taçaout elFouqia.

Nos hôtes, les Rehamna, sont peu fidèles au Sultan. Ils nous content avec orgueil, pour nous effrayer peut-être, qu’ils ont brûlé vifs, récemment, sur la place même où nous campons, quatre malheureux qui se déclaraient partisans du maghzen. Outre que cette atrocité ne me paraît pas certaine, elle peut, si elle fut commise, avoir eu d’autres motifs que la seule haine politique.

La forfanterie est un défaut caractéristique des Marocains. Ils se font meilleurs et pires qu’ils ne sont. Leur grande bravoure est une légende, et leur cruauté une fable. Mais cette perpétuelle fanfaronade de férocité place le voyageur dans une fâcheuse alternative de prudence excessive ou de témérité.

3 janvier

Nous continuons à nous élever dans l’Est, en montant vers l’extrémité de la plaine Merrakech, à travers les territoires de Mesfioua, de Zemran, de Douggana, et nous voici, ce soir, en pays Chleuh, campés au pied de la zaouia de Sidi-Rehal.

L’Atlas nous est caché par les collines rouges qui bordent sa chaîne. La plaine est admirablement défrichée, irriguée et cultivée. Les oliviers de Sidi-Rehal masquent une grosse bourgade, bien campée au flanc d’un coteau, à l’issue des gorges par où l’Oued Rdat sort de la montagne. La maison du qaïd, toute blanche sous son suaire de chaux, surplombe l’amas des maisons grises ébréchées et croulantes. Plus haut, la zaouia encadre une qoubba carrée, surmontée d’un toit de tuiles vertes, et une tour blanche, qui donnent à ce saint lieu l’apparence d’un monastère féodal ayant clocher et donjon.

Les visites se sont succédé tout le Jour dans notre camp. Ce fut d’abord un personnage quelconque, sans mandat officiel, qui vint, comme par hasard, s’asseoir sous latente de nos serviteurs, pour causer. Il s’enquit, avec force circonlocutions, de notre provenance et du but de notre voyage.

Puis, en l’absence du qaïd que ses affaires retiennent à Merrakech, deux notables vinrent obséquieusement s’informer des raisons pour lesquelles nous les avions « privés de l’honneur de nous recevoir. ». Après bien des discours courtois et dilatoires ils osèrent poser la question qui leur brûlait les lèvres : « Où allez-vous ? » Question grave, car du bon vouloir de ces fonctionnaires peut dépendre l’avenir de notre voyage. Sortir du Bled el-Maghzen est une entreprise délicate qui éveille toujours des soupçons ou des craintes.

Notre réponse, dès longtemps préparée, fut que nous allions à Demnat d’abord, puis, de là, à Fez par la province fidèle de Chaouia. Mouley el-Hassen vêtu de khount bleu, le visage à demi caché par le litham saharien est, désormais, l’un des fils du célèbre marabout et sorcier soudanais Ma-l-Aïnin ech-Chenguiti. Il raconte qu’il a reçu de son père la mission de nouer des relations avec les principaux personnages politiques et religieux du Maroc, et de visiter les sanctuaires réputés.

Cette fable, que l’apparence de notre chérif justifie et accrédite, semble naturelle ; elle explique bien l’organisation de notre caravane, et satisfait la curiosité de nos visiteurs ; mais notre projet d’aller à Demnat soulève leurs objections :

« La route n’est pas sûre, les Srarna et les Zemran vont se battre, une harka chérifienne campe à côté de la maison du qaïd Bel-Moudden pour le protéger. Il vous faudra des gardes cette nuit, une escorte demain ! »

4 janvier

En dépit des sages conseils de nos hôtes nous avons décampé à 9 heures. Un seul soldat nous servait d’escorte, encore nous a-t-il quittés au tiers de la route. On se bat dans la plaine, à la frontière de Srarna, et de temps à autre on entend crépiter la fusillade ; c’est chose si commune au Maroc que nul ne s’en inquiète. Le meilleur indice que la sécurité des routes n’est pas troublée est la rencontre que nous faisons d’une caravane de juifs, sordides, affreux sous leurs chéchias noires et luisantes de crasse d’où émergent les longues mèches frisées, les nouader, qui les caractérisent.

Nous touchons à la fin de la plaine de Merrakech. Le Djebilet s’éloigne dans le Nord-Est et s’abaisse ; l’Atlas se rapproche et grandit. Il porte deux brèches : de l’une sort l’oued Rdat qui ouvre le col du Glaoui ; de l’autre sort l’oued Taçaout. La bourgade de Tazert groupée autour de la qaçba du qaïd du Glaoui, accrochée aux pentes des collines, commande une campagne admirablement cultivée. Nous sommes au temps des labours, et dans un seul champ nous comptons jusqu’à vingt charrues attelées de bœufs, de chevaux, de mules et d’ânes. Cette plaine de Baïdda est d’ailleurs renommée pour sa fertilité. Elle est couverte de fermes, d’azibs, fécondée par 6 seguias dérivées de la Taçaout, et partagée entre les trois qaïdats de Glaoui, Zemran et Srarna.

Le soir, vers 1 heures, nous atteignons la Taçaout. C’est une rivière de 30 mètres de large sur 80 centimètres de profondeur ; elle est claire, froide et rapide. Son lit, encaissé entre des berges d’une quarantaine de mètres de hauteur, est encombré de pierres roulées et d’énormes blocs qui attestent la violence des crues hivernales. Cette vallée de la Taçaout constitue une singularité orographique curieuse. La rivière traverse, sans s’y déverser, la partie supérieure du bassin de l’oued Tensift, et néglige la plaine de Merrakech pour porter le tribu de ses eaux à l’Omm er-Rebea.

Les habitants ont corrigé de leur mieux cette omission en pratiquant des saignées qui vont irriguer la plaine de Baïda.

Peut-être serait-il un jour possible d’amener toute la Taçaout au Tensift, et de rendre à l’immense plaine de Merrakech la fertilité et la splendeur qu’elle eut dans un âge géologique antérieur.

Nous campons sur la rive de la Taçaout, dans la zaouia de Taglaoua, dirigée par des Oulad Sidi Ahmed ben Naceur, et peuplée de Draoua. Un village bâti de terre rouge et de chaume entoure pittoresquement la zaouia. Taglaoua est une hôtellerie nègre ouverte à tous les habitants du Dra qui vont au Maroc ou en reviennent. Tout y a un air de joyeuse prospérité, les figures sont noires et riantes, les chansons et les danses ont un rythme puéril et sautillant qui évoque le souvenir des bamboulas soudanaises.

5 janvier

De Taglaoua à Demnat on met 5 heures, en marchant doucement. L’étape est moins monotone que les précédentes. Du seuil de la zaouia on aperçoit les belles olivettes de Tidili et les maisons éparses au milieu des jardins. Les deux gros propriétaires de cette riche région sont le qaïd du Glaoui et la zaouia de Taglaoua. La ligne des collines se recourbe vers le Nord-Nord-Est, formant un cirque sans issue qu’emplissent les oliviers de Srarna, On voit croitre vers le Nord les collines d’ Entifa et le Moyen-Atlas, et fuir dans l’Est la triple crête du Haut-Atlas. Existe-t-il une route qui suive la bissectrice de cet angle ?

Nos renseignements le nient mais tout me porte à le croire. La direction de la vallée de l’oued el-Abid me fait supposer que cette rivière est opposée par son sommet à la Mlouya dont j’ai exploré la vallée supérieure en 1901.

De Tidili nous gagnons Dra.

Les olivettes ombreuses boisent les collines rouges. Les maisons sont cubiques et massives ; leurs murs en tabia rose sont criblés des trous réguliers des échafaudages et des caisses à mortier ; les toits plats sont faits de branchages recouverts de terre battue. Tout autre sont les qaçbas seigneuriales impérieuses et hautaines aux remparts flanqués de tours d’angles effilées et crénelées. L’une des plus caractéristique est celle du khalifa Jakir. Sur les hauteurs, au Nord, on voit la maison du qaïd bel-Moudden à laquelle les Srarna sont en train de donner l’assaut. Nous entendons distinctement les coups de fusil, et c’est un singulier contraste de voir les Glaoua labourer et ensemencer paisiblement leurs champs si près de la bataille.

Des caravanes d’àniers passent sur notre route, portant à Merrakech de belles dalles de sel blanc ou un peu rosé, provenant de la mine de Kettab dans les collines triasiques du Dra.

Un peu plus loin nous rencontrons une troupe de Derqaoua coiffés du turban vert, et portant au cou l’énorme chapelet aux grains d’olivier ; ils vont, sérieux et sordides, chantant sur leur mode grave : la ila illa Allah!. Il n’est de Dieu que Dieu !

De ravin en ravin, toujours montant, nous atteignons les jardins de Demnat ; jardins merveilleux où l’on chemine dans des sentiers couverts, à travers les oliviers, les caroubiers entrelacés, sous un enchevêtrement de ronces, de lianes, de vignes, où ruissellent mille ruisseaux tapageurs et pressés qui courent à l’oued AmhacÙ., au fond du ravin encaissé.

Demnat est une ville forte. Ses remparts sont très démantelés, mais leurs débris attestent encore l’importance de cette place extrême de l’Empire chérifien, à qui incombe la lourde mission de gouverner les tribus montagnardes de l’Atlas central. Nous l’avons traversée de part en part. Elle est accidentée. Le mellah forme un quartier spécial, il occupe la partie basse, il est clos par une porte solide donnant sur une large rue où flane tout un peuple de mendiants et d’oisifs que notre vue ébahit.

Le commerce paraît actif ; les boutiques sont bien approvisionnées et achalandées de clients bavards qui causent et boivent du thé à l’ombre de leurs auvents de bois. On nous avertit qu’il existe 4 établissements de bains : 1 à la Qaçba, 1 à Ifettan, 2 à Rhib.

La place publique étant trop petite pour notre camp, nous nous installons au dehors, près de la porte Bab Ifettan. Les trois autres portes de la ville sont : Bab Taht es-Souq, par où nous sommes entrés, Bab Igadaïn et Bab el-Id.

Le qaïd, auquel nous avons annoncé notre arrivée, nous fait souhaiter la bienvenue. Il nous envoie la mouna et une garde, en nous recommandant de nous méfier au moins autant de nos gardiens que des voleurs.

II DE DEMNAT A L’OUED MLOUYA

6 janvier

Demnat n’échappe pas à la loi commune ; comme toutes les villes du Maroc elle n’est qu’un amas de décombres. De sa splendeur passée, de son importance stratégique et commerciale il ne reste que le souvenir, encore s’efface-t-il au point que nul parmi nos informateurs n’a pu nous dire quand et par qui la ville fut fondée.

Au temps de Mouley el-Hassen elle était encore riche et puissante. Telle la vit de Foucauld en 1884. La crise de folie fratricide et de vandalisme qui bouleversa le Maroc à la mort du vieux Sultan sévit à Demnat comme partout ailleurs. Les tribus se ruèrent à l’assaut de la forteresse du qaïd el-Hadj Jilali ed-Demnati. Le malheureux était en prière ; un coup de baïonnette le cloua contre terre dans sa pieuse prosternation. Ensuite on détruisit sa maison. Les Srarna pillèrent les souqs, massacrèrent les juifs, torturèrent les riches pour leur arracher le secret de leurs cachettes et de leurs silos. On jeta bas des maisons, des pans du rempart, et jusqu’à des mosquées. Puis l’ordre se rétablit, tout naturellement, par lassitude. On se reprit à cultiver les champs, à irriguer les jardins. Quand la prospérité fut revenue, un nouveau qaïd prit possession de la qaçba ; il se garda discrètement de toute allusion au passé ; on laissa dormir en paix les coupables et les morts. Seuls les juifs tirèrent une morale pratique de cette leçon. Ils construisirent un mellah solide, ceint d’un rempart spécial où ne s’ouvre qu’une seule porte.

Quant au qaïd, rendu défiant par la mésaventure de son devancier, il entretient en permanence un poste de cinquante à quatre-vingts soldats à l’entrée de son bordj, et, lorsqu’il prie, cinq hommes veillent sur sa prière, fusil au poing.

Nous partirons demain matin pour la Zaouia Ahançal. Un juif qui prétend connaître le pays nous apprend qu’on y parvient en quatre jours, et que la route est aussi dangereuse que mauvaise.

7 janvier

Il fallut, ce matin, avant le départ, faire au qaïd de Demnat une visite de digestion. Lui-même nous en avait prié, s’excusant de n’avoir pu se rendre sous nos tentes la veille, son fils ainé étant décédé le matin même.

L’accueil fut cordial. Le qaïd el-Hadj Mohammed Abd Allah Abellakh el-Kerouli est un Berbère des Aït-Keroul, il a cinquante ans environ, l’air actif et décidé. Son histoire témoigne de son esprit d’initiative.

Il se trouvait à Demnat le jour où son prédécesseur fut assassiné. Aussitôt il réunit les gens de sa fraction épars dans la ville, fit fermer les portes et occupa la qaçba du maghzen. Puis petit à petit, à mesure que la sécurité renaissait, il fit acte d’autorité, tant et si bien que sa situation était acquise quand l’ordre fut revenu. Le sultan ratifia son intronisation, reçut son hommage, et fit bon accueil à ses présents qui pourtant parurent assez maigres.

En homme avisé le qaïd n’a rien modifié à l’apparence de sa forteresse. De l’extérieur elle semble une ruine ; l’intérieur, au contraire, en est spacieux, solide et richement aménagé. Les appartements ouvrent sur un beau jardin qui forme cour intérieure. Pendant qu’on nous sert du thé et des sfenjs, sorte de pains ronds, spongieux, imbibés de beurre rance fondu et de miel, on entend les rires des hommes de garde, le cliquetis de leurs armes, et la rumeur monotone d’une petite école où les enfants de notre hôte apprennent le Coran.

Le qaïd a connu à Rabat le cheikh Ma-l-Aïnin, le pseudo-père de notre chérif ; il s’enquiert longuement de nos projets, et témoigne de son attachement et de sa foi en faisant remettre à Mouley el-Hassen une poignée d’argent. Il nous donne ensuite un guide qui nous accompagnera jusqu’à l’extrême limite de son gouvernement, et nous recommande de camper toujours près des habitations car, dans la montagne, en cette saison, la neige pourrait nous surprendre et nous bloquer.

Nous sommes partis à onze heures, faisant mille crochets, au gré des sentiers capricieux qui desservent les jardins de Demnat, traversant sur le territoire d’Oultana (1) les fractions d’Aït Ouqoudanous puis de Kettioua, dont une partie est aux A il Machten, et l’autre aux Art Blal.

Notre itinéraire coupe les premières pentes du Moyen-Atlas perpendiculairement à leur direction générale. Les ravins y sont creux, les arêtes en sont vives. De grosses roches émergent des argiles rouges ou blancs. Les champs escaladent les pentes. Les maisons fortifiées, les tirremt, nombreuses d’abord, vont s’espaçant de plus en plus, et, bientôt, le sentier que nous suivons, à mi-pente des ravins rocheux, se perd dans les collines boisées de arrars, de chênes, de lentisques et de taquiout.

Notre étape s’achève à la Zaouia Aït Mhamed. Il nous faut franchir pour l’atteindre l’oued Taçaout Fouqania qui, en ce point, au sortir des montagnes, est déjà une belle rivière torrentueuse, de 30 mètres de large, sur 1 mètre de profondeur. Son eau limpide et glaciale roule sur un lit de cailloux, entre des berges boisées et escarpées, le long desquelles les maisons se pressent, et à qui les champs cultivés font un cadre continu mais étroit car l’encaissement de l’oued rend l’irrigation difficile.

La Zaouia est tenue par des serviteurs des Oulad ben Nacer.

Elle a trois siècles d’existence. Mhamed, l’ancêtre éponyme, n’en fut pas le fondateur. Elle fut créée par son père, et gérée, pendant la minorité de Mhamed, fils posthume du fondateur, par sa mère. Elle est grande et peuplée. La famille du santon compte dix feux ; ses serviteurs et clients en comptent une vingtaine.

Vue de la rive gauche, elle présente un entassement assez décoratif de toits, de terrasses et de tourelles. De près ce n’est qu’un amas informe de maisons en pisé rouge.

Nous sommes en pays Chleuh. Les lettrés seuls comprennent l’Arabe. Notre chérif lisait tout à l’heure à l’un des feqihs de la medersa un poème en l’honneur du Cheikh Ma-1-Aïnin. Le feqih dodelinait de la tête et scandait du pied d’un air entendu. on découvrit dans la soirée qu’il n’avait pas compris un mot.

Les Aït Kéroul qui peuplent la rive droite, en amont de la .Zaouia, tiennent demain une assemblée, dans un village voisin, et nous voyons passer quantité de cavaliers berbères, tous pareils, tête nue, le long burnous de laine écrue tombant jusqu’à la cheville, montés sur des chevaux de haute taille bien râblés. Ils ont grand air, et vont vite, portant entravers de l’arçon leurs longs fusils à pierre ou à piston frétés de bagues d’argent ciselé. Un serviteur les accompagne et court à pied en tenant l’étrier du maître.

8 janvier

Il n’est pas facile de s’arracher à l’hospitalité des Chleuhs.

Quand le ciel leur envoie un hôte d’élection ils le traitent, sinon avec magnificence, du moins avec une abondance excessive. Ce fut hier soir un défilé ininterrompu de keskous effroyablement rustiques, de bouillie de blé arrosée de beurre rance et de miel. Tous les gens de la Zaouia vinrent, selon l’usage, partager avec nous les plats qu’ils apportaient. Les douze élèves de la médersa nous furent amenés par leurs deux maîtres dont l’un enseigne le droit selon Ibn’ Acem,l’autre la jurisprudence d’après Sidi Khlil, et la grammaire dans l’Alfia d’Ibn Malek. Cet enseignement donné en arabe est accompagné de commentaires en langue tamazirt.

Ce matin le défilé culinaire a repris dès huit heures, aussi peu varié qu’hier mais plus abondant encore, et nous n’avons pu lever notre camp qu’après le troisième déjeuner, vers midi et demi ! Ibn Khaldonn déclare que les Berbères mangent salement. Les usages n’ont guère changé depuis son temps ; il faut avoir un bel appétit et un estomac robuste pour pouvoir prendre part à l’abominable triturage qui constitue un repas de fête.

Nous quit ons la Zaouia en escaladant un ravin perpendiculaire à l’oued Taçaout. La montée est raide, le sentier étroit ; un de nos mulets s’abat et roule dans le ravin. Il faut le débâter, remonter la bête et sa charge, puis recharger. Ces opérations se sont faites sans autre accident qu’un poignet foulé et quelques contusions, mais elles m’inspirent quelque appréhension au sujet des aptitudes montagnardes de notre caravane.

Notre ravin nous amène enfin au bord d’un plateau d’où l’on découvre le Haut-Atlas depuis la falaise rocheuse qui couronne la montagne des AU Bou Ouli (les gens aux brebis) et la brèche du col de Demnat jusqu’aux deux géants, le Djebel Anremer et le Djebel Bon Ourioul qui encadrent le col de Glaoui.

Le plateau où nous venons d’atteindre est bordé du côté de la plaine de Merrakech par le bourrelet des hauteurs d’Eiilifa (en berbère : Intifen), collines arrondies, élevées de 200 à 500 mètres au-dessus du niveau du plateau, couvertes de maisons de pierres rouges, solides mais inélégantes, et dont la robustesse fait regretter la grâce fragile des tirremts de pisé.

, Ce plateau, qui de loin semblait uni, est extrêmement accidenté. Il est d’abord assez aride et désert, puis il se couvre de moissons blondes et de beaux vergers d’un vert profond, dont les tons alternent harmonieusement avec le rouge violent du sol.

Nous faisons halte auprès de la Zaouia Bou Antar sur le territoire de Guettioua.

Ce titre de Zaouia est bien platonique car la maison n’a guère d’importance et le maghzen a si peu de considération pour elle qu’il la détruisit deux fois en dix années et qu’il lui fait payer l’impôt. Mais les habitants professent un culte très fervent pour les trois agourram, les trois marabouts, sous le patronage de qui la Zaouia est placée : Sidi S’îd ou Abd Allah, Sidi ‘Ali ouMhamd, et Sidi S’id ou Mhamd.

A chaque instant reviennent dans leurs discours les mots :

« Tout est à Dieu et à nos Cheurfa descendants de son Prophète. »

Bou Antar se singularise par trois coutumes traditionnelles, dont l’omission entraînerait les pires catastrophes : L’usage du bendir, du tambourin, y est interdit ; aucun fonctionnaire du maghzen n’y doit commander ; sa horma, son asile, est inviolable.

L’agglomération comprend trente à trente-cinq maisons. Un taleb dirige une petite école coranique de huit élèves. Le maître est payé par ses élèves : les uns lui remettent un quart de la dîme ; d’autres lui consacrent une partie de leur récolte.

Bon Antar ne tolère pas de juifs sur son territoire.

9 janvier

Départ à midi après de trop copieuses agapes. Une dizaine de notables nous accompagnent jusqu’à la limite de leur territoire ; un seul cavalier nous escorte au-delà. Nous rencontrons à mi-étape le courrier qui est allé prévenir les Aït Taguella que nous camperons ce soir chez eux à Tamchegdan. Les nouvelles qu’il rapporte sont peu rassurantes : les Aït Messat se battent ; Entifa s’est insurgé contre son qaïd Ould si Abd Allah ez-Zenagui qui s’est sauvé et en a élu un autre, nommé Aberrâh, que le maghzen a pu faire arrêter.

Cette intervention du maghzen dans les affaires intérieures des tribus du Bled es-Siba nous fait toucher du doigt la souplesse et le machiavélisme du gouvernement chérifien, dont Faction s’étend bien au-delà des limites où ses fonctionnaires peuvent atteindre. Cette action n’est le plus souvent qu’une action désorganisatrice, elle se borne à entretenir ou à fomenter des querelles, à précipiter le fort contre le faible puis à unir et à armer les vaincus contre le vainqueur.

La plaine d’Entifa, ou nous cheminons en nous rapprochant des collines qui la bordent à l’Ouest, est très affouillée par les eaux. Les sources y abondent, les ruisseaux sillonnent les vallées ; l’un d’eux l’oued Ta’aïuit, naît sur notre route au puits d Arbalou Tazrout, il sépare Gettioua d’Entifa. L’utilisation de ses eaux est la cause des discordes qui divisent constamment ces deux tribus.

L’extrémité orientale de la plaine d’Entifa est très unie, assez peuplée et bien cultivée. Les sommets des collines sont couverts de chênes (bellout), et les terres en friche de palmiers-nains auxquels on met le feu quand on veut labourer.

Labourage bien insuffisant où le soc de fer, guidé par des hommes insouciants, et même parfois par des enfants, écorche à peine le sol ; où l’attelage, toujours disparate, ânes, mules, chevaux, bœufs, vaches, et quelquefois esclaves ou fe-umes, contourne les moindres touffes, s’arrête à la plus petite résistance, et trace, d’une allure indolente, son imperceptible et capricieux sillon. Derrière vient le semeur parcimonieux, dont le geste étriqué mesure à la terre la semence mêlée d’ivraie.

Et pourtant la moisson sera belle, les épis clairs-semés seront hauts jusqu’à frôler le genou des cavaliers, dit le proverbe, et si lourds qu’un moissonneur coupera dans sa journée de quoi remplir sa huche pour l’année entière !

Un autre labeur, plus rude celui-là, qui exige de la force, et demeure l’apanage de l’homme, est l’élagage des jujubiers dont les branches formeront les haies des maisons et des douars.

L’abattage se fait à l’aide d’une sorte de faucille emmanchée au bout d’un long bâton, et d’une hachette à fer étroit. On transporte ces broussailles sur de grosses fourches, on les entasse sur des animaux, et quelquefois sur le dos des hommes.

Rien n’est plus singulier que la vue de ces immenses buissons marchants dans lesquels le porteur, âne ou homme, disparait complètement.

Le jujubier, s’il est précieux pour le sédentaire, est une plaie pour les voyageurs. Ses branches déchirent, arrachent tout ce qui les frôle, tapis, chouaris, vêtements ; ses épines demeurent indéfiniment incrustées dans les étoffes et dans les chairs.

La vallée de Tamchegdân, où nous plantons notre camp, abrite plusieurs tirremts en terre battue rouge. L’accueil qui nous est fait est au premier abord assez peu cordial. Les hommes sont presque tous absents. On s’est disputé au marché du jeudi de la semaine passée, on s’est même battu à coups de pierres ; nos hôtes ont eu 17 blessés ; aussi se sont-ils rendus en armes au marché d’aujourd’hui qui se tient chez leurs agresseurs.

Ces Chleuhs sont semblables de type, de vêtements, et de coutumes aux Braber du Moyen-Atlas. Comme eux ils ont la tête ronde, l’ossature massive, l’air défiant et farouche ; ils sont prolixes et simples dans leurs discours ; leurs longs burnous éffrangés sont sordides. Il faut les entendre apprécier l’administration du maghzen et la conduite du Sultan. Du temps de Mouley el-Hassen Entifa payait l’impôt. Sous Mouley Abd el-Aziz le qaïd de Demnat verse, au contraire, une redevance aux chefs de cette turbulente tribu pour qu’elle reste dans sa montagne.

10 janvier

Nous marchons de midi à 4 heures à travers une suite de cuvettes bordées de collines. Les eaux se sont frayé des routes profondes dans ces calcaires rouges ou gris.

Les collines d’Enlifa prennent le nom de collines des Aït Ali ou Meghrad puis des Ait bou Zid ; elles vont croissant jusqu’au Djebel loukhnein dont on aperçoit le sommet dans le lointain et qui surplomba, nous dit-on, le bourg de Ouaouizert et le confluent de l’oued Ahançal et de l’oued el-Abid.

Nous pénétrons dans la forêt d’Afraoun sur le territoire des Aït Messat. Les chênes bellout, les arrars, les lentisques y sont grêles et très espacés. L’abondance des sangliers, des panthères et surtout des brigands vaut à cette forêt un fâcheux renom.

Les Aït Messat tiennent aujourd’hui un grand conciliabule auprès des tirremts des Aït lkltlett dont la Zaouia est le but de notre étape. Les cavaliers et les piétons sont vêtus du kheidous sombre, sorte de burnous tissé de laine brune ou noire, qui, relevé sur la longue chemise de coton blanc, leur donne un air martial et tragique.

L’un des traits saillants du caractère berbère est la crédulité.

Un vieillard à barbe de neige, à l’œil vif est venu demander au chérif une amulette pour avoir un fils. Mouley el-Hassen a confectionné de sa main six petits papiers, sorte d’abraxas magiques, auxquels j’ai dû joindre six pilules quelconques. « Tu auras un fils, a dit le Chérif, si tu avales chaque soir, une heure après le lever de la lune, une pilule et une amulette. Tu le nommeras Ma-1-Aïnin et. tu nous donneras une brebis ! »

11 janvier

Les Aït Mesaat, nos hôtes, sont en guerre avec leurs voisins du côté de l’Est, les Ait Mhamd et les Ait lçah ; et, selon l’usage invariable, ils nous font de leurs ennemis un portrait terrifiant, pour nous détourner de passer sur leur territoire. Si accoutumés que nous soyions à ces procédés, nous suivons sagement leur conseil qui pourtant nous écarte de notre direction générale, et nous entraîne vers le Nord-Nord-Est, chez les Aït Bou Zid.

Les chefs de la Zaouia d’Aït lkhlel nous accompagnent, ils nous font traverser la forêt de chênes d’Ifekhden où les arbres sont plus denses et plus beaux que dans la forêt d Afraoun.

Les brigands n’y sont ni moins nombreux ni moins hardis. « Tu n’as rien à craindre d’eux — nous dit en souriant notre guide — puisqu’ils te font escorte ! »

On rencontre dans cette région plusieurs sortes de maisons.

La tirremt d’abord, cette forteresse tantôt cubique et trapue qu’un toit plat et débordant ferme comme un couvercle, tantôt élégante, ajourée dans sa partie supérieure, crénelée, avec embrasures en forme de trèfle, et coffres flanquants surplombant les abords et battant le pied des remparts. Autour de ces châteaux les villages groupent leurs maisons basses, surmontées d’un hangar soutenu par des piliers de bois, semblables aux maisons kabyles. Enfin, dans les bois, ou dans les régions désertes, on rencontre des maisons isolées ou groupées par deux ou trois, d’une forme particulière.

L’une des faces, celle où s’ouvre le portail, est constituée par un mur en pierres sèches de deux mètres de hauteur environ. Tout le reste de la maison est enterré. Le toit, fait de branchages recouverts d’argile, se confond avec le sol. La cour intérieure, sur laquelle ouvrent les pièces qui servent d’habitation, est en contre-bas, et à ciel-ouvert. Ces demeures misérables et primitives servent d’abri aux bergers et aux laboureurs pendant les saisons des pâturages et des moissons.

Du sommet dénudé de la colline d’Ifekhden on découvre une fois encore la chaîne splendide du Haut-Atlas, continue, tranchante, abrupte, avec ses sommets coiffés de neige et couronnés de nuages, semblable à quelque immense vague pétrifiée dont la crête écumeuse s’éparpillerait en brumes. Les monts de Boa Gemmez, qui se dressent devant nous, ont la rectitude d’une falaise ; on y voit une brèche, c’est le col d’Ahançal qui franchit la chaîne sur le territoire des Ait Abdi et débouche dans la vallée de Thodra. Un énorme piton domine ce col et porte ici le nom de Djebel Wqrour. L’ensemble du massif est désigné par l’appellation d’Adrar n Deren qui signifie la Montagne des chênes.

Il ne pleut jamais à ces altitudes élevées, mais quand la neige tombe, les vallées et les cols deviennent impraticables.

Ils sont obstrués pendant un mois ou deux. Les habitants masquent alors avec des broussailles et des troncs d’arbres les ouvertures de leurs demeures, et se terrent jusqu’au dégel, vivant de viande fumée, de glands séchés et de farine d’orge.

Ils portent, pendant l’hivernage, de longs pantalons qui descendent jusqu’aux chevilles, des jambières de laine et des chaussures à semelle de peau dont l’empeigne est faite en fibres de palmier nain tressées ou en tellis. Ces bon riksen berbères rappellent les bou mentel algériens.

Nous campons ce soir à Inguert, dans un décor splendide, au sommet d’une gorge profonde, sur une aire inculte qui forme place d’armes entre deux tirremts. A peine y sommes-nous installés que notre hôte, le qaïd Haddou n’Aït Ichchou, nous fait prier de décamper en hâte et de planter nos tentes contre son rempart. Les deux forteresses sont en guerre. Une haine, dont nul ne sait plus l’origine, sépare les habitants, et tout récemment un drame affreux en a ravivé l’acharnement. Le fils du qaïd s’était épris de la fille de son ennemi. On profita de sa passion pour l’attirer dans un guet-apens et le tuer. Les gens du qaïd le vengèrent en égorgeant son amante. Depuis ce jour de part et d’autre on se guette, on se fusille, sans trêve, sans merci.

Pendant que nous procédons à notre déménagement une vive fusillade éclate dans le fond du ravin, à 1.500 mètres de nous. Les Aït Atta et les Ait bou Zid se battent pour une question d’eau. Et toute la soirée les coups de feu crépitent, tantôt traînants, tantôt en raffale, pour ne cesser qu’avec le jour. On nous apprend que cette querelle dure depuis une semaine, que les Ait bou Zid ont eu cinq hommes tués ce soir.

Il n’y a pas de raison pour que la bataille cesse, et, naturellement, les routes sont coupées.

Le ciel se couvre de gros nuages menaçants. La guerre et la neige. graves obstacles !

12 janvier

Ce n’est pas chose facile que de cheminer dans l’Atlas. Les habitants ignorent les routes, ou, s’ils les connaissent, refusent de s’y aventurer ; le pays est épuisé et difficile ; on se bat partout. Les tribus de cette région sont groupées en deux partis, en deux tells, de force à peu près égale. La moindre querelle se propage comme une traînée de poudre. Dès qu’un coup de feu éveille les échos sonores de la montagne chacun saisit son fusil, jette sa cartouchière ou sa poudrière en sautoir, et court à la rescousse ou à l’assaut.

Nous, qui voulons passer du territoire des Ait boit Zid sur celui des Aït Atta, nous ne pouvons trouver, à aucun. PFXI un zettat qui consente à nous faire franchir la frontière de poudre.

On nous assure pourtant qu’une fraction voisine du Souq elJema entretient encore quelques relations avec les Aït Atta, et nous partons pour y chercher un guide.

Rude étape, encore que très courte. On descend d’abord, par des ravins difficiles, dans la vallée de l’oued el-Abid. Ce ne sont autour de nous que pentes escarpées, que falaises abruptes, que gorges au fond desquelles se tordent de capricieux ruisseaux : l’oued Assemdil, plus loin l’oued Ahançal, encaissé, rapide et clair, large de 30 mètres, qui se jette devant nous dans l’oued el-Abid, plus large et coulant plus sagement sur son lit de vase. La cuvette, au fond de laquelle les deux rivières confluent, porte le nom de Ouaouizert, qu’elle emprunte à une localité voisine où de Foucauld séjourna en 1883.

Nous en escaladons le bord Ouest pour aller demander l’hospitalité aux AU Ali ou Mohcmd, fraction des AU bou Zid. Un peu d’appréhension était permise au sujet de l’accueil qui nous serait fait. Tout le pays est en émoi ; les hommes ont pris part au combat d’hier soir et, dans la tirremt près de laquelle nous campons, un jeune homme, presqu’un enfant, a reçu un coup de koummia qui a perforé le poumon ; il est mort dans la nuit.

Tout d’abord personne ne voulait nous héberger, mais le qaïd, un vieillard affable, pris d’une crainte superstitieuse, s’est ravisé, et nous a prié de nous installer dans ses olivettes qui s’étagent en terrasse au flanc rougeâtre d’un coteau.

Le titre de qaïd qui se rencontre fréquemment dans ces parages est tout honorifique ; c’est un surnom plutôt qu’une qualité.

Il constitue une survivance de l’organisation établie par le sultan Mouley el-Hassen lors de la campagne du Tafilelt qui termina son glorieux règne (1894).

Notre hôte nous donne deux documents curieux où se révèle l’évolution politique du Bled es-Siba en ces dernières années.

L’un est une lettre de Mouley el-Hassen (1) exigeant l’impôt ; l’autre une lettre de Mouley Abd el-Aziz (2) le demandant au nom de la loi coranique.

Nos Aït bou Zid ont deux particularités originales. Ils ne mangent jamais de viande de bœuf, de vache ni de veau ; elle est considérée comme un aliment immonde, à l’instar de la chair du porc et du chien. Ils dansent accouplés : homme et femme ne se tiennent pas mais se frôlent, épaule contre épaule. Le sultan Mouley el- Hassen fit exécuter cette danse bizarre devant sa tente ; elle porte le nom de Çobbal ou Rihiya (chaussures d’hommes et chaussures de femmes) !

13 janvier

Journée assez dramatique. Les Berbères sont d’admirables metteurs en scène ; ils nous ont donné deux représentations très théâtrales et émouvantes.

La soirée d’hier avait été inquiétante. Personne n’était venu nous visiter, il avait fallu faire à notre hôte l’affront d’acheter de l’orge pour parfaire la ration de nos animaux. Quant à nous on nous avait apporté seulement un peu de beurre rance fondu et quelques pains. Nos chleuhs avaient en tête d’autres soucis que celui de nous héberger ; la guerre les absorbait.

Ce matin ils nous déclarèrent tout net que nous n’irions pas plus loin, qu’il faudrait rebrousser chemin. Sans faire d’inutiles objections nous abattons nos tentes, nous bâtons nos mules et, de la façon la plus tranquille du monde, nous continuons notre route vers l’Est, Interpellations, clameurs, discussion. Les hommes accourent, on nous arrête :

« Etes-vous fous ? Pensez-vous que les Ait Atta vont vous laisser pénétrer ainsi sur leur territoire ? »

« L’accueil des Aït Atta ne saurait être pire que le vôtre ; que la responsabilité en retombe sur vous et vos enfants ! »

De tous les reproches que l’on peut faire à un Berbère celui d’inhospitalité est le plus grave. Nos hôtes, profondément humiliés, sentent si bien la justesse de nos griefs que toutes leurs objections tombent. Ils se réunissent en cercle, accroupis, la crosse à terre le fusil vertical, et palabrent un court instant, puis quatre hommes se lèvent, épaulent et tirent ensemble. Cette salve est un signal d’appel. De toutes les tirremts, de toutes les maisons,de derrière chaque rocher,chaque bouquet d’arbres, des guerriers surgissent, accourent, tous semblables, en longs bur, nous blancs ou noirs, fusil en main, cartouchière en sautoir.

Tout ce monde nous fait escorte. On se remet en route, prudemment, militairement. Une avant-garde nous éclaire au loin, progressant par bonds, d’obstacle en obstacle ; deux flancs-gardes battent l’estrade, à portée de fusil, et nous gagnons ainsi la frontière redoutée. On s’arrête, on concerte le mode d’opération. Devant nous s’étale la large vallée de l’oued el-Abid que nous surplombons du haut de sa berge droite. Un gros tertre rocheux fait saillie dans la plaine, à un kilomètre de nous, et l’on aperçoit au-delà une tirremt trapue, d’aspect paisible, que couronne un panache de fumée. C’est le premier bourg des A it Atta ; une garnison l’occupe et surveille la vallée par des patrouilles et des sentinelles, comme ferait une grand-garde.

Quatre Aït bou Zid sans armes s’avancent, très ostensiblement, en chantant à tue-tête, et escaladent le seuil de roches qui s’érige devant nous. Parvenus au sommet ils s’arrêtent, agitent au-dessus de leurs têtes les pans de leurs burnous, en hélant les AU Atta. Un colloque s’engage à longue distance ; le vent nous en apporte les éclats. La négociation dure environ trois quarts d’heure pendant lesquels nos A ït bon Zid restent en – arrêt, l’oreille tendue, l’œil aux aguets, observant l’entretien délicat que leurs mandataires poursuivent, et dont nous sommes l’enjeu. Enfin l’accord se fait, les négociateurs dévalent en courant de leur rocher ; notre chérif récite une dernière Fatiha pour appeler la bénédiction divine sur nos hôtes, et nous nous remettons en route, sous l’escorte de deux hommes seulement, vers la tirremt ennemie.

7 Aït Atta, perchés sur un môle calcaire, assis en demi cercle, le fusil haut, la main abritant les yeux, nous regardent venir, immobiles comme des statues, et muets. Le chérif se dirige résolument vers eux ; quand il est tout près ils surgissent d’un seul mouvement et viennent gravement lui baiser la main, puis ils se rassoient aux places qu’ils occupaient et l’interrogatoire commence : « D’où venez-vous ? où allez-vous ? que voulez-vous ?.. »

« Nous allons — répond Mouley el-Hassen — chez votre vénéré chérif, notre cousin, Sid Ali Ahançal dont la Zaouia est proche. »

Rassurés par notre apparence pacifique les Ait Atta nous offrent de nous piloter jusqu’à la Zaouia. On convient que l’un d’eux nous servira de zettat, moyennant une somme de trois douros payée en arrivant au but.

Dix minutes plus tard nous repartions vers la vallée de Y oued el-Abid. Notre feqih, le faible et poltron Si el-Mahjoub, qui, pendant toute la durée de cette scène, récitait à haute voix la prière des agonisants, plaisante maintenant avec notre nouveau guide, il s’enquiert si, dans ce pays de dépravation, de batailles, de rapines et de meurtres, les femmes Aït Atta suffisent à tisser les kheidouz de leurs amants et les linceuls de leurs époux.

Un seuil d’une trentaine de mètres de hauteur nous sépare du lit de l’oued. Nous le descendons à pic, à travers les champs rouges et fertiles sur qui ondule déjà le gazon verdoyant des -moissons nouvelles. Le sol de cette vallée est profondément érodé par les eaux. Les dalles calcaires rompues jonchent les pentes escarpées par où le plateau se raccorde à la rivière.

L’oued el-Abid franchi, nous remontons la berge adverse par un sentier tortueux, qui se recourbe en lacets; nos mulets trébuchent et heurtent leurs charges aux aspérités des parois, et nous nous élevons ainsi jusqu’à la crête de la première chaîne de collines qui encadre la vallée, sur le territoire des Aït Mazir. Quelle n’est pas notre surprise, en atteignant le sommet, de voir que cette crête est aiguë et tranchante comme l’arête d’un toit et que le ravin nouveau que nous dominons cache un village où toute une armée se trouve rassemblée. Ce village se nomme Tifarioul, et ces guerriers, sont les Aït Içah (1) qui tiennent un conseil de guerre et discutent le plan de l’assaut qu’on livrera demain au qçar des AU bou Zid où nous avons campé la nuit dernière. Tout le temps que dure notre descente difficile parmi les schistes et les pierres roulantes pas un geste, pas un mot de cette foule, immobile et muette, ne trahit l’impression que lui produit notre venue, ni l’accueil qu’elle nous réserve. Il faut connaître l’aspect farouche et énigmatique de ces Chleuhs, leur abord glacial, voir le décor tragique que forme cette cuvette sans issue, avoir été rebattu des légendes terribles qui vantent et exagèrent la férocité sans merci de ces tribus pillardes, pour comprendre l’angoisse et l’incertitude d’une telle arrivée.

Notre zettat nous devance de quelques pas. Il va s’accroupir au milieu du groupe principal et, pendant que nous faisons halte, que nous commençons lentement à dénouer les cordes qui bâtent nos mules,, il explique à voix haute qui nous sommes et où-nous allons. Un des Au Içah se lève alors, et vient baiser le genou de notre chérif. Ce geste rompt le charme ; l’armée v entière tient à: hÕnorer lé descendant du Prophète, les femmes mêmes et les enfants accourent à nous, et, pendant un quart d’heure, on nous presse, on nous étreint, avec une vénération insatiable.

Puis les Au lçah forment un vaste cercle au milieu duquel il faut planter nos tentes, étaler nos bagages. Je n’ai pas besoin de dire que, sous cette curiosité défiante et attentive, notre campement fut rapide et notre installation succinte. On ne monta que deux tentes sous lesquelles nous nous entassâmes, et, jusqu’à une heure avancée de la nuit, j’entendis le chuchottenient de notre pauvre feqih apeuré qui de nouveau récitait la prière des agonisants.

14 janvier

Tous les hommes valides de la fraction des Ait Içah, tribu des AU Messat (1) sont assis en demi cercle sur les gradins rocheux du ravin de Tifarioul où les AU lssoumour cachent leurs tirremts. La scène est étrange ; le coup d’œil est magnifique. On a étendu un haïk à terre, les notables l’entourent, et chacun des guerriers vient, à tour de rôle, y jeter son obole en criant : Slah en-Nebi! Salut au prophète ! Le produit de cette collecte constitue la ziara, l’offrande des A it Içah à notre chérif, et cette cérémonie propitiatoire a pour but d’invoquer notre intercession pour obtenir de Dieu la victoire dans le combat qui va se livrer.

Pendant que ce rite s’accomplit avec la majestueuse simplicité dont les musulmans accompagnent toutes les pratiques de leur culte, nous avons le loisir d’observer nos hôtes.

Le type n’est pas beau ; les Aït Içah ont la tête ronde, le teint foncé, la face large, les lèvres épaisses et presque complètement rasées, la barbe rare. A part quelques exceptions ils sont bruns; je n’ai vu que quatre blonds, et je n’ai compté que dix nègres.

Inutile de dire que tous les hommes sont armés. Le fusil à pierre de fabrication indigène domine ; je vois pourtant quelques fusils gras.

Je me suis efforcé de prendre quelques photographies des acteurs de cette scène. Ce n’est pas chose facile que d’opérer sous le regard de 400 paires d’yeux indiscrets et défiants. La photographie pratiquée dans ces conditions devient une prestidigitation hasardeuse. Pour ne pas attirer l’attention j’ai dû arrimer mon appareil dans un des larges étriers de la mule du chérif que je promène en main autour du camp.La collecte achevée, on en a versé le produit dans l’escarcelle de Mouley el-Hassen, qui a récité une solennelle Fatiha, à laquelle les Chleuhs se sont associés debout, les mains étendues et jointes pour figurer le Coran ouvert à sa première sourate. Ils accompagnent d’un murmure confus l’intercession du chérif, et acclament les vœux qu’il formule d’un Amin sonore.

Après quoi les Aït lçah se sont groupés par village autour de leurs cheikhs, ont escaladé la crête d’où nous sommes descendus hier, et s’en sont allés à la bataille. Leurs cris aigus répondent aux adieux et aux roulements des femmes qui, juchées sur les terrasses, assistent à ce départ. Des coups de feu éclatent dans tous les sens, et, comme nous nous émerveillons de ce tapage révélateur, on nous explique qu’il faut bien essayer sa poudre et dégorger la lumière de son fusil.

Une demi heure plus tard nous nous mettions en route longeant les contreforts du Djebel Abbadin. Ce cheminement parallèle à l’axe de la montagne nous oblige à franchir tous les ravins qui en descendent. La route est donc pénible, elle se déroule au milieu d’une forêt de chênes bellouts et de chênes zéens où nous ne rencontrons aucun être vivant. De temps à autres nos deux zettats s’arrêtent, l’oreille contre terre, pour écouter si l’on se bat, ou bien ils escaladent une roche de la falaise et scrutent attentivement l’immense panorama que nous dominons.

On n’y voit que les fumées des signaux qui montent droites dans la lumineuse et sereine splendeur de ce beau jour d’hiver.

L’oued el-Abid, dont nous remontons la vallée en l’accompagnant de loin, coule au fond d’une véritable gorge ; un sentier muletier en suit le fond.

A la hauteur du Djebel Taguendart on nous signale une ancienne mine de fer, jadis exploitée, ainsi que l’attestent quelques scories. L’ordinaire légende nous est aussitôt contée : « les chrétiens extrayaient d’ici de l’or et de l’argent. On voit encore, dans une grotte voisine, les ustensiles et les fourneaux dont ils se servaient. »

Vers l’Est, par de là le fossé profond et encaissé où coule l’oued el-Abid, les montagnes des Aït Atta et des Aït Soukhman se prolongent sans interruption, portant deux sommets d’altitude notable : le Djebel loukhnein qui domine Ouaouizert et le Djebel Sgat aux Ait Saïd ou lchou.

Vers 4 heures nous faisons halte à Tabaroucht, au centre d’une douzaine de tirremts tapis au fond d’un ravin. Ce sont des constructions massives, disgracieuses, dont les hautes murailles sans fenêtres portent un lourd toit plat percé seulement d’une ouverture par où l’on sort en rampant pour balayer la neige. Un bâtiment peu élevé fait, en général, saillie sur l’une des faces, masquant le portail et formant écurie, étable, et salle de réception pour les hôtes. Car ici, comme dans tous les pays d’Islam, la maison est le sanctuaire de la famille, et nul étranger n’en peut franchir le seuil.

Tous les hommes sont à la bataille ; le peuple féminin est en émoi ; nous devons à cette double circonstance l’insigne faveur de pouvoir examiner de près, en toute indiscrétion, les femmes des A ït Içah. Elles sont laides en général, et sales sans exception. La coiffure surtout est sordide ; elle consiste en un foulard rouge ou noir, luisant de crasse, taché de henné, qui enveloppe les cheveux et se noue derrière la nuque. Le costume se compose d’une chemise de coton maculée détachés, sur laquelle repose une hendira en laine ayant la forme d’un sac percé de trois trous : un pour la tête et deux pour les bras.

Quand il fait froid, on superpose à ce vêtement une seconde hendira, pliée en châle et nouée sur la poitrine, les dames portent une parure imprévue : elles se font, avec du henné, une mouche sur le bout du nez.

Les hommes sont vêtus d’une longue chemise blanche à larges manches et d’un burnous blanc ou d’un kheidouz brun ou noir.

Mes compagnons se sentent peu rassurés par l’accueil qui nous est fait. Nous trouvons ici un chérif de la Zaouia d’A hançal qui nous interroge avec tant d’indiscrétion, et qui accueille notre version avec tel air d’incrédulité que Mouley el-Hassen ne parle de rien moins que de retourner à Demnat.

Nos serviteurs se querellent, ceux que j’ai engagés refusent d’obéir à Mouley abd Allah qui fait fonction de chef d’escorte ; et, comme ils accompagnent leur refus de protestations de dévouement à ma personne, je me trouve dans une situation délicate. Les gens que mes cheurfa ont amenés avec eux ont si peur qu’ils parlent de déserter. Tous ces petits dissentiments, qui n’excèdent pas l’habituel tracas d’un voyage au Maroc, empruntent à l’insécurité de cette région,àl’hostilité des habitants,une exceptionnelle gravité.Nous sommes à/la merci de nos hommes : une réplique insolente peut compromettre notre prestige, révéler notre identité ; une répression sévère peut provoquer une trahison. Il faut une patience, une douceur méritoires. Nous ne parvenons à être servis qu’en accomplissant nous mêmes la moitié de la besogne. Nous aurions besoin de nous arrêter un jour ou deux, de reposer nos mules, de réparer notre matériel que la montagne use, nos chouaris et nos belleras que les roches réduisent à l’état de dentelle ; mais s’arrêter en pleine montagne, en janvier, chez les Ait Içah ou les Ait Soukhman, serait une imprudence folle et nous continuerons à marcher vers l’Est tant que la neige ne nou arrêtera pas.

15 janvier

La pluie nous a réveillés ce matin. Une pluie fine qui crépitait lugubrement sur la toile de nos tentes. Le ciel était bas, les sommets environnants couverts de neige, j’ai cru un instant que l’hiver, si tardif cette année, allait commencer, et que la Zaouia d’Ahançal serait le terme de notre exploration, et notre point d’hivernage. Aussi sommes-nous partis tôt pour l’atteindre avant que le sentier fut impraticable. Le jour s’est levé ; un jour triste mais peu menaçant. Les nuages qui nous enveloppaient se sont éparpillés dans le vent du Sud, et le soleil a dissipé menaces et soucis. La route est courte mais rude. Elle longe à mi-pente la berge escarpée de l’oued el-Abid, tombe à pic dans les ravins et en ressort par de véritables escaliers. C’est au fond d’un de ces ravins, au milieu des buissons bourrus de arrars et de lenstiques, au bord d’un torrent rageur et glacé, que se trouve la Zaouia d’Ahançal, but de notre étape. La région est si peu sûre que nos zettats nous prient de préparer nos armes, et se dissimulent prudemment derrière nous. Précautions vaines, fort heureusement, mais qui impressionnent de façon très défavorable les hôtes de la Zaouia. Ils sont une dizaine d’hommes, accroupis sur le seuil d’une médiocre maison en terre rougeâtre entourée de constructions plus pauvres, immobiles, énigmatiques, défiants. Il faut toute la loquacité persuasive de nos guides pour vaincre leur appréhension et forcer leur hospitalité ; mais, dès qu’ont été échangés les compliments d’usage, la cordialité renaît, on nous apporte de la paille, de l’orge, des dattes pilées, des pains d’orge.

Il pleut torrentiellement !

16 janvier

Les ténèbres du Bled es-Siba s’obscurcissent de plus en plus autour de nous. Le chérif de la Zaouia d’Ahançal, Sid Hosseïn el-Ahançali, notre hôte, nous a déclaré hier soir que nul ne pouvait franchir la région située à l’Est de sa Zaouia. Lui-même ne s’y aventurerait qu’en tremblant. Les Aït Soukhman, ses serviteurs religieux, n’ont ni foi ni loi ; ils trahissent leurs serments, violent leur hospitalité, massacrent et pillent leurs hôtes, leurs parents et les Aït Abdi, les Ait Seri, les Ait Haddidou, et toutes les tribus montagnardes voisines sont pires encore.

Naturellement cet effroyable tableau nous plonge dans la consternation et l’épouvante, mais, tout de même, on nous a tant raconté d’histoires semblables qui ne se sont jamais vérifiées qu’un certain scepticisme nous met en garde contre la désespérance. D’ailleurs à cette menace invisible mais constante on s’accoutume vite ; à cette résistance sourde on oppose tout naturellement, et selon l’occurrence, l’inertie patiente ou l’action prudente, et nous avons dans l’arsenal des proverbes arabes de belles images pour répondre à ceux qui prétendent nous décourager : « la goutte d’eau perce le marbre ! » ou bien : « il n’est résistance que la ténacité ne lasse ! » ou encore : « les chiens aboient, la caravane passe ! »

Sid H’sâien, chérif d’Ahançal, est un petit homme trapu qui, par bien des côtés, m’a rappelé son cousin éloigné Mouley Ahmed, chérif d Ouezzan. Quand il parle, son œil gauche se ferme un peu, le coin de la bouche remonte, et cette contraction lui donne un air de malignité juvénile. Il sait mal l’arabe vulgaire mais lit couramment et comprend assez facilement l’arabe littéraire, la langue liturgique, dans laquelle il a fait des études assez complètes. Ses notions générales sont superficielles mais étendues.

Hier soir, sous la tente, on a longuement causé. La conversation a roulé tout d’abord sur les affaires intérieures du pays.

Tout voyageur qui passe doit narrer à ses hôtes les nouvelles qu’il a recueillies sur sa route. De fil en aiguille la causerie s’est élargie ; on en est venu à parler des tribus qui habitent le reste du monde, et qui sont la France, l’Angleterre, l’Espagne, la Turquie, etc. on les a jaugées d’une très étonnante manière : la Turquie vaut 50 ans ; la France 30 ; l’Angleterre 20 ; le monde islamique 100. Il faut, parait-il, entendre par ces coefficients qu ‘un voyageur monté sur une mule, ou un piéton marchant bien, emploierait 50, 30, 20 ans à parcourir les territoires de ces lointaines tribus.

On a parlé beaucoup de la France: de l’occupation d’Aïn Chair qui a vivement frappé les gens de l’Est; de Bou Amama dont on colporte avec admiration la réponse à l’ultimatum des Français : — « Si vous voulez la paix je serai avec vous, si vous voulez la guerre je serai contre vous. »

Après cette longue digression l’on est revenu à nos projets.

Notre résolution tranquille, étayée de bonnes formules orthodoxes vantant la vigilance providentielle, et l’exhibition de quelques-unes de nos armes à tir rapide déconcertent un peu nos hôtes. On a remis au lendemain les décisions définitives, en convenant que nous ferions séjour pour reposer bêtes et gens et goûter à loisir l’hospitalité de la Zaouia.

On désigne cette Zaouia du nom de Zaouia fouqia, Zaouia septentrionale, par opposition à l’autre Zaouia, située à la sortie du col, sur le versant méridional de l’Atlas.

Le fondateur de ces Zaouias fut Sidi S’id, disciple de Sidi Mhammed ou Çalah patron à ‘Asfi, (Safi). Sa mémoire prodigieuse lui valut de son maître le surnom de Haççal, substantif arabe d’intensité qui signifie qui apprend vite et retient bien. Haççal devînt en langue chellha Ahaççàl, puis Ahançâl.

Un jour, pendant son pèlerinage à la Mecque, Sidi S’îd visitait, avec son maître, la bibliothèque du Prophète. Il voulut prendre un livre ; le gardien l’en empêcha. Mais le maître intervint, prit le livre, et le lut à son disciple. C’était le Dimiati, l’énumération des 99 noms de Dieu. Sidi S’id le retint, et, le soir même, le récita à Sidi Mhammed ou Çalah. Depuis lors le Dimiati est le dikr des affiliés de la Zaouia d’Ahançal, qui le récitent chaque jour.

Ce matin Sid H’saîen el-Ahançali est entré sous notre qoubba avec un air soucieux. Il précédait des serviteurs chargés de provisions de toutes sortes ; deux hommes portaient un mouton fraîchement égorgé.

« Je me faisais une joie de vous recevoir et de vous héberger, nous dit-il, et j’avais, vous le voyez, préparé une mouna digne de vous et de moi. Mais on me raconte que le pays s’émeut de votre présence, que vos bagages excitent les convoitises, que des brigands se concertent pour vous attaquer. Le mieux serait que vous devanciez leurs embûches en partant de suite. »

Nous n’avons aucune objection à faire à ce discours ; notre hôte parait sincère ; l’important pour nous est d’avoir des zettats sûrs, et, puisque le chérif nous a déclaré la veille que la traversée de sa clientèle est si dangereuse qu’à peine oserait-il s’y risquer lui-même, la seule garantie de sécurité que nous puissions solliciter est la présence du chérif d’Ahançal en personne. Cette demande, appuyée du présent d’une montre, laisse le chérif un instant rêveur. Il médite, en tournant et retournant la montre, parle à voix basse avec ses gens, indécis et préoccupé, puis soudain il prend un parti définitif, et, se tournant vers nous :

« Vous n’aurez pas d’autre guide que moi ! »

De la gorge d’Onififfen, où se cache la Zaouia Ahançal, nous sommes revenus à la vallée de l’Oued el-Abid que nous continuons à longer en cheminant à mi-côte de sa rive gauche. Le chérif d’Ahançal s’est fait escorter par une demi-douzaine de serviteurs à mines patibulaires. Un seul d’entre eux sait l’Arabe, mais il se dérobe à toute conversation, et refuse de nous fournir le moindre renseignement sur son pays. L’intérêt de notre route est médiocre d’ailleurs ; l’étape se déroule au milieu d’une forêt de chênes, de arrars et de petits cèdres. J’ai su depuis que nous avions évité les habitations, qui, tout naturellement, bordent la rivière, pour prendre à travers la montagne où l’on ne rencontre que quelques douars de bergers et des brigands.

Enfin, après quatre heures de montées roides et de descentes abruptes, nous atteignons les torrents des Ait Boulman qui occupent le fond d’une cuvette profonde d’aspect assez désolé.

Notre venue, annoncée par un courrier du chérif, a attiré une centaine de curieux qui nous attendent assis en deux cercles, le fusil au poing, pendant que les femmes, indiscrètes et effrontées, peuplent les terrasses et dominent du vacarme de leur caquetage la rumeur des hommes.

17 janvier

Les Ait Boulman ont fêté notre présence par un heidouz qui s’est prolongé très avant dans la nuit. Les danses et les chants d’ici sont identiques à ceux des Braber du Moyen-At/as. Hommes et femmes, formés en cercle, épaules contre épaules, rythment leur chanson aux battements d’un grand tobbal. Le chanteur récite ou improvise ; le chœur répète une sorte de refrain. Tous les exécutants se balancent sur place, d’avant en arrière, d’une façon fort lascive ; les femmes surtout mettent dans leur mimique une impudeur provoquante. De grands feux, que les spectateurs entretiennent, éclairent cette fête. Quand la provision de bois est épuisée les chants se taisent, le public se disperse, et les chanteurs s’en vont par deux.

C’est tout juste si dans ce pays sans morale la femme n’est pas un bien commun. Fille, divorcée, ou veuve, elle appartient à qui la désire ; le mariage la contient un peu, quant aux apparences du moins. Ainsi s’explique que les femmes mariées soient les plus ardentes au heidouz ; l’on y choisit librement son danseur sous l’œil indulgent des maris ; on chante, on danse, tant que dure la fête. Avec la dernière brassée de bois disparaissent lumière et contrainte.

Elles ont un joli dicton, les petites épouses berbères : « Dieu n’y voit pas la nuit ! »

Les maris non plus n’y voient guère ; il est vrai qu’ils prêtent peu d’attention aux ébats de leurs moitiés. Si l’on s’émerveille de leur tolérance, ils répliquent que lorsque l’on possède plusieurs femmes il est difficile de les satisfaire, et impossible de les surveiller. Car la polygamie est de règle chez les Chleuh de cette région ; un homme peut prendre autant de femmes qu’il en peut entretenir ; il suffit qu’il puisse payer les frais de la noce, et qu’il donne à la famille de la mariée une dot variant de 2 à 10 pesetas. Ce prix dérisoire, nous dit le chérif Ahançali, qui possède admirablement la lettre et l’esprit des coutumes berbères, symbolise la supériorité de l’homme, et la servitude de la femme.

« Et d’ailleurs, ajoute-t-il avec un sourire narquois, même pour ce prix infime le mari est encore dupe, puisque la fille est toujours laide et sale, rarement vierge et jamais fidèle. »

Tout cela est bien sévère pour nos hôtesses, mais ces défauts sont compensés par une qualité qui leur fera beaucoup pardonner : elles sont totalement désintéressées. La chose est d’autant plus méritoire qu’elles sont besogneuses et coquettes ; jamais, nous affirme le chérif, elles n’accepteraient un grich (25 centimes) de leurs amis. Aussi leur parure est simple : quelques anneaux d’argent aux trois derniers doigts de la main gauche, des colliers de verroterie, des bracelets d’argent et de cuivre, dons de l’époux ou de la famille, en sont les seuls ornements.

Les hommes portent dans l’oreille droite un gros anneau de fils d’argent tressés et martelés. Quand ils marchent ils relèvent cette boucle d’oreille trop lourde, qui risquerait de déchirer le lobe, et la passent au-dessus de l’oreille.

Les enfants sont à peine vêtus. Les garçons sont nus sous le kheidouz écru, les filles n’ont qu’une chemise de coton sous leurs hendiras de laine frangées de floches multicolores.

Nous sommes réveillés ce matin par une bruyante discussion.

Nos hôtes se querellent pour une question d’intérêt ; ils soumettent leur litige au chérif d’Ahançal avec un luxe étonnant d’imprécations, de gestes, de menaces. Les habitants des tirremts voisines suivent la discussion du haut de leurs terrasses. On se hêle d’une tirremt à l’autre, avec les interjections prolongées familières aux montagnards et aux Sahariens : « Êh ! Mouha ou Mimoun, euh ! » Eh ! Mouha fils de Mimoun !

Vers 9 heures apparaît enfin la classique harira potage à la semoule dans lequel nagent des petits carrés de viande de mouton. Le déjeuner est servi à 11 heures seulement. Il se compose, invariablement, d’un keskous surmonté d’une moitié de mouton. Nos hôtes assistent à notre repas mais n’y prennent pas part. Ils sont trop nombreux, nous dit-on, et la coutume n’autorise l’hôte à s’asseoir à la table de ses convives que lorsqu’il est seul à les recevoir. Ici l’hospitalité nous est offerte par la tribu ; le détail en est réglé par les coutumes locales ; le cheikh en répartit la charge entre ceux des habitants que désigne le rôle des impositions. Chacun d’eux apporte son plat, en fait les honneurs et, quand maîtres et serviteurs sont repus, s’il en reste quelque chose il l’achève en compagnie de ses amis.

Le repas terminé on abat les tentes, on forme les charges, on bâte les mules. Toutes ces opérations se font avec l’indolence la plus noble ; le temps ne compte pas ; se hâter serait un grave manquement aux usages : « Dieu a donné au cheval quatre jambes et la vitesse ; à l’homme il a donné deux jambes -et la majesté. »

Nous nous sommes mis en route, vers midi, dans la direction de l’Est, sans but précis, évitant seulement la vallée de l’oued el-Abid et ses dangereux riverains. La forêt de chênes est peu dense. Avec ses dessous de bois de calcaire gris, rouge ou brun, de micas, d’argiles violacées ou safranées, elle prolonge ce paysage tourmenté où nous vivons depuis quelques jours.

La halte se fait en plein bois, dans une clairière très sauvage, à côté de quelques huttes de bergers. Ces pauvres gens, surpris de l’honneur imprévu que leur fait le chérif d’Ahançal en venant camper auprès d’eux, nous apportent du lait aigre, un mouton, en s’excusant que leur misère ne leur permette pas de faire mieux.

Un vent d’Est glacial s’est levé, balayant la vallée, secouant nos tentes d’une façon inquiétante. Dans la soirée le vent s’apaise, la pluie lui succède, une pluie lente, que coupe par instants la tombée solennelle de larges flocons de neige. Notre camp prend un aspect lamentable sous ce linceul ; nos mules ont l’air si pitoyable sous leurs bâts trempés ; leurs pauvres pattes entravées s’enfoncent dans la boue glaciale !

18 janvier

Il a plu et neigé toute la nuit. Vers 7 heures le temps s’est levé, le vent a tourné, les nuages se sont déchirés, et le soleil est apparu. Les bergers ont éventré les haies de branchages qui gardent leurs troupeaux des voleurs, des lions, des panthères et des hyènes, et nous avons continué l’ascension du Djebel Tingarta (Tinguert), ce gros dôme qui, depuis deux jours, barre notre horizon du côté du Sud-Est.

L’ascension se fait dans la neige. Les chênes deviennent plus rares mais plus gros ; ils font place ensuite à de beaux thuyas, analogues à ceux des forêts des Béni Mguild ; le sommet de la montagne est chauve et rocheux, il disparait aujourd’hui sous la neige.

On aperçoit du Tinguert toute la partie du Moyen-Atlas comprise entre la vallée de la Mlouya et le Djebel loukhneïn. L’ossature en est constituée par deux arêtes : la plus septentrionale est escarpée et continue comme une falaise ; l’autre, qui forme la berge nord de la vallée de l’oued el-Abid est moins haute, échancrée de plusieurs brèches, et se prolonge à perte de vue dans l’Est où se profile la silhouette d’une grosse montagne isolée, le Djebel Toujjit. C’est de ce Djebel Toujjit que sortent, opposés par leurs sommets, les oueds Mlouya et el-Abid dont l’un coule vers le Nord-Est et se jette dans la Méditerranée, pendant que l’autre coule vers l’Ouest et porte ses eaux à l’Atlantique.

Nous voici donc, enfin, en vue de ce but que nous avons si laborieusement poursuivi. Pour la première fois j’obtiens la confirmation de l’hypothèse sur qui reposait mon itinéraire : que le Moyen-Atlas et le Haut-Atlas sont séparés par une vallée, orientée suivant la bissectrice de l’angle formé par les deux chaînes, et dont la direction prolonge la haute vallée de la Mlouya. Cette vallée ouvre, entre Merrakech et le Sud algérien, la voie de communication que nous cherchions.

Nous sommes trop rapprochés du Haut-Atlas pour en voir autre chose que les avants-monts dont le Tinguert fait partie. Rien ne saurait exprimer la tristesse de ces solitudes désolées. Les assises rocheuses affleurent sous la neige dont elles strient la blancheur, et, sous ce suaire hivernal, les éboulis de blocs calcaires semblent former un infranchissable chaos.

Ce col de Tinguert porte le nom de Col du vent : Aguerd n’Ouadhou. Il conduit à la vallée de Taseraft dans laquelle nous descendons par des escaliers et des lacets où mules et gens, peu accoutumés à marcher dans la neige, cheminent avec beaucoup de peine. On nous montre deux ruines et un cimetière perdus dans ces déserts, vestiges d’une fraction que la discorde divisa en deux tirremts qui se détruisirent.

Quelques troupeaux errent, épars sur ces pentes neigeuses, en quête d’une pâture problématique. Le froid est si vif que le gave que nous suivons est gelé. Un affluent égal à lui le grossit avant l’entrée de la clairière de Taseraft où s’élève une bourgade de 150 feux des Aït-Abdi. Ce sera notre gite. Les habitants sont doux et accueillants. Ils cultivent toutes les terres accessibles à leurs charrues, et paraissent riches. Mais l’hiver les bloque hermétiquement dans leur ravin ; la neige s’y amoncelle jusqu’aux toits des maisons et justifie le nom berbère de ce cirque : Taseraft, la trappe.

19 janvier

Le ciel se couvre, le vent tourne à l’Ouest, il faut sortir au plus vite du cirque de Taseraft, si hospitalier qu’en soit l’accueil. Notre départ a mis toute la bourgade en rumeur. Les hommes entourent le chérif et sollicitent de lui de nombreuses fatihas ; les femmes lui tendent leurs enfants et s’efforcent de toucher ses vêtements ; et, comme un peu de la gràce divine rejaillit assurément sur les serviteurs d’un aussi saint personnage, on nous presse, on baise nos mains avec une ardeur touchante, mais excessive.

Les hommes sont remarquablement laids. Ils ont des traits trop forts, le nez gros, de grandes oreilles, une bouche énorme, des dents de carnassiers. Leur visage est précocement tanné par le hâle et le soleil, et sillonné d’innombrables et profondes rides.

Les femmes sont affreuses et repoussantes. Elles se barbouillent le visage de henné, s’enveloppent la tête de chiffons sordides.

Le gave qui nous a conduit à Tazeraft nous sert encore de guide pour en sortir. Nous longeons son cours qui grossit vite et devient un joli torrent, auquel on donne le nom d’oued Ouaz.

Il coule entre deux chaines boisées et désertes qui se resserrent brusquement obligeant la rivière à se tailler une issue dans sa berge méridionale.

La gorge de Tifelouin n-Attach ainsi ouverte a des parois de 400 à 500 mètres de hauteur, elle est sauvage et grandiose, le vent s’y engouffre en raffales qui nous mordent cruellement, car le kheidouz berbère, si approprié à l’immobilité, à l’équitation, si commode pour s’envelopper, est peu pratique pour la marche, surtout dans le vent.

Au sortir de cette gigantesque entaille ouverte dans la roche rouge, l’oued Ouaz coule dans un magnifique canal naturel, d’une centaine de mètres de largeur, dont les rives sont droites et escarpées comme des quais. Dans la berge orientale sont creusés les Arzen n-Aoujgag, les magasins des Aït Abdi. Ce sont des niches forées à mi-hauteur de la falaise et reliées par une berme de 60 centimètres de largeur. Chaque compartiment a sa porte en bois, solide et munie d’une serrure. Le propriétaire ne peut l’ouvrir qu’en présence de l’un des deux gardiens qui habitent à chacune des extrémités de cette corniche naturelle.

Notre étape se prolonge dans la nuit et nous arrivons à Aferda au clair de lune, au milieu des chants, des coups de feu, des cris de joie. Cet accueil nous montre de quel prestige jouit notre guide si aimable et si dévoué, le chérif d’Ahançal.

20 janvier

Aferda (ou Taferda) est un village : ses habitants portent le nom d’Ait ou Aferd. On n’y voit ni tirremts, ni appareil guerrier. Les maisons meublent l’hémicycle de collines, en tapissent le fond, en escaladent les parois, s’y superposent, sans ordre, sans précautions défensives. Ce sont des maisonnettes basses, à toit plat, construites en dalles calcaires ou en pisé, se confondant presque avec le sol dont elles émergent peu. Presque toutes sont précédées d’un auvent, supporté par des poutrelles de bois, ce qui leur donne un air de légèreté gracieuse.

Un marché s’y tient le mardi (el-Arba)[sic]. Nous y faisons séjour et nos hôtes ne nous cachent pas que notre caravane de 23 hommes et 14 animaux constitue pour leur pauvreté une très lourde charge. Mais vraiment nous ne pouvons pas continuer notre route sans un jour de repos : nos hellera n’ont plus de semelles, nos mules plus de fers, nos chouaris plus de fonds ; nous sommes dans un état de saleté lamentable. Aferda est tranquille, bien abrité, elle possède un savetier, un forgeron, son ruisseau est propice à notre lessive, nous y séjournerons donc, quittes à rendre légère autant que nous le pourrons, et à rémunérer largement l’hospitalité dont nous sollicitons la prolongation.

Un des notables est venu nous inviter à prendre une collation chez lui. Sa maison est campée en espalier, à mi-côte, adossée à la colline, exposée au soleil ; c’est l’une des mieux situées, l’une des mieux construites d’Aferda. Ses murailles sont robustes, épaisses de plus d’un mètre, faites de larges dalles cimentées avec de l’argile, sans fenêtres ni meurtrières. Une cour intérieure précède le seuil, encadrée de hangards qui servent d’écurie et d’étable. Les animaux sont aux champs ; les mules et les vaches labourent, car on laboure encore en cette saison avancée ; les troupeaux sont au pacage dans la montagne. Une très vieille mule grise, quelques poules, deux chiens pelés qui dorment paisiblement, sont les seuls hôtes de ce lieu.

Les femmes de notre hôte accourent, dès le porche, pour nous baiser les mains, nous souhaiter la bienvenue et nous inviter à franchir le seuil. La porte de chêne, massive et rustique, tourne en grinçant autour d’une simple fourche de bois, et se ferme par un loquet qui mord dans le chambranle.

La maison comprend deux pièces : la première a 10 mètres de long, sur 4 de large, et 3 de haut ; la seconde, plus petite, surélevée d’un mètre, est séparée de l’autre par un mur bas, qui ne monte pas jusqu’au toit. On y accède par une brêche pratiquée dans le mur. La grande salle sert de cuisine, de salon de réception et de chambre des hôtes ; la petite doit être la chambre à coucher du maître, et son grenier.

On éprouve, en entrant dans cette demeure, une impression de fraîcheur et de calme. L’obscurité de cette pièce sombre, dépourvue de fenêtres, contraste avec l’aveuglante lumière d’un radieux midi de Janvier. Le jour ne pénètre que par la porte ; quand elle est close, quelques rais lumineux filtrent à travers les branchages de la toiture éclairant les volutes de fumée bleue d’un joli feu de bois qui brûle discrètement dans le coin le plus noir. Trois femmes, accroupies autour d’un grand plat de bois, préparent le berkoukes que l’on va nous servir.

La scène est d’une simplicité patriarcale. Les hommes sont assis en demi-cercle, sur le sol recouvert de deux grands tapis de laine écrue très épais et sans aucune teinture. Au centre est placé l’ancêtre, un vieil homme glabre, hideusement ridé.

Notre hôte est son petit-fils, les autres personnages sont des parents proches, frères ou neveux. Un commerçant de passage, qui sait l’Arabe, nous sert d’interprète, car les gens d’Aferda ne parlent que la langue tamazirt.

On trouve de tout, dans cette salle commune : la provision de bois est bien régulièrement entassée près du feu, les sacs d’orge et de blé sont rangés le long du mur. On distingue dans la pénombre le grand métier sur lequel les femmes tissent les hendiras et les kheidouz de laine et deux charrues, dont les socs, encore souillés de terre fraîche, reflètent les éclats du feu. Un attirail guerrier : fusil, djebira de cuir constellée de petits clous d’acier, corne de chèvre ou de mouflon servant de poudrière, dégorgeoir, moule à balles, mesure à poudre, pend à la muraille..

Tout est noir et luisant de fumée. La toiture est supportée par des piliers de chêne grossièrement équarris. On connaît, à la profusion et à la qualité des matériaux, que le sol-est rocheux, que la forêt est proche. L’ensemble est massif et fruste, mais solide. Au milieu de ce décor primitif certains détails constituent des anachronismes et font tache : le fusil, la théière anglaise, le coffret à sucre, les pains de sucre que l’on casse avec un galet, le plateau de cuivre ciselé, les petits verres à thé, produits allemands d’une laideur toute germanique.

On a servi d’abord le berkoukes. L’une des femmes, la plus âgée, l’a apporté sur un grand plat de bois, une gnesda, et l’a déposé devant le chérif, en l’arrosant de beurre rance.

Après le berkoukes on a bu le thé traditionnel. Des formules courtoises, d’aimables vœux, accompagnent tout le repas.

Les voisins et amis, groupés en cercle, achèvent nos plats, pendant que les femmes s’emploient, alertes et discrètes, à chauffer l’eau du thé et à faire circuler de l’eau fraîche.

L’une d’elles est gracieuse, presque jolie ; toutes trois sont remarquablement propres. Leur costume d’intérieur se compose d’une pièce de coton blanc serrée à la taille par une ceinture, agrafée sur les épaules, béante de l’épaule à la ceinture, laissant voir le buste, et admirer sa perfection chez la plus jeune, sa déchéance chez les deux aînées. Leurs cheveux sont relevés sur le sommet de la tête et dessinent, sous le foulard de soie noire ou rouge qui les recouvre, une sorte de bonnet en forme de bicorne, posé en travers de la tête. Une ceinture ou un cordon de soie enroulée autour de cet édifice l’orne et le maintient. Les cheveux sont coupés courts par derrière ; on conserve seulement deux nattes sur les côtés de la tête, et les élégantes en laissent déborder deux mèches qui s’ébouriffent hors du foulard, sur les tempes.

Pendant tout le temps que dure notre repas, les voisins, les parents, les amis, entrent, sortent, s’assoient, prennent part à la conversation, simplement, sans formalités. Les femmes ont libre accès ; elles apportent leurs enfants pour les faire bénir, sollicitent des amulettes ou des remèdes.

Au moment où nous allions nous lever pour sortir, notre hôte a fait venir devant le chérif ses deux dernières femmes et, tout naïvement, lui a conté qu’elles se disputaient sans cesse et l’a prié de les réconcilier. La plus âgée s’est prosternée en suppliante, le front contre terre, les mains croisées derrière la nuque. L’autre, une petite femme toute jeune, au type kalmouk, pommettes saillantes, teint bistre et yeux bridés, est demeurée raide et immobile avec un air de défi qui ne promet rien de bon pour la félicité de notre pauvre hôte. Il nous a confié que sa première femme, la doyenne, remplissait, comme c’est l’usage, les fonctions d’intendante, de maîtresse de maison ; la deuxième est la veuve de son frère qu’il a épousée, suivant l’usage encore, pour recueillir ses trois neveux en bas âge ; la troisième est la favorite, elle sait son empire sur le maître, et se plait à provoquer insolemment la jalousie des deux autres.

Notre soirée s’est achevée dans une oisiveté reposante. Personnel et matériel sont dans un état satisfaisant ; le moral seul laisse à désirer. Les exigences de notre escorte deviennent tyranniques. Nos hommes réclament à tout propos, et hors de propos. L’antagonisme entre mes serviteurs et ceux des cheurfa grandit ; les sujets ordinaires de leurs querelles sont les gardes de nuit, l’alternance des périodes (le marche et de montage des mulets. Il m’arrive souvent d’être seul de toute ma caravane à marcher à pied. Mouley el-Hassen s’effraie de cette situation, il prévoit qu’elle ira s’aggravant à mesure que nous nous rapprocherons du Sud, de la patrie de nos hommes, et que lui et les siens seront massacrés dans l’oued Dra. Ce qui l’irrite par dessus tout, c’est de voir mon autorité croitre en raison inverse de là sienne. La faute n’en est ni à lui ni à moi, mais à son cousin Mouley abd-Allah, ce vieux reitre, toujours le premier levé et le dernier couché, inlassable en route, insatiable à table, qui prétend commander notre personnel comme un négrier sa caravane. La conclusion à tirer de cette expérience est qu’il ne peut y avoir en ce pays que deux sortes d’escortes pour, une expédition du genre de la nôtre : une escorte de serviteurs religieux, disciples du chérif et tout à sa dévotion, à qui leur chef spirituel donne la bastonnade pour tout salaire — j’ai pu apprécier la docilité et l’attachement d’une telle escorte pendant le voyage que j’ai fait, en 1900, avec le chérif d’Ouezzan ; ou bien un personnel étranger au pays, dépaysé, et par conséquent fidèle par discipline et par nécessité, sinon par dévouement tel que serait, par exemple, un détachement de tirailleurs ou de spahis algériens ou soudanais.

21 janvier

Nous jouissons d’un hiver exceptionnellement doux, et sans neige. La crédulité publique attribue le mérite de cette faveur aux vertus de notre chérif qui passe pour un grand thaumaturge. On cite déjà d’étonnants miracles à notre actif : l’autre semaine une fraction des Ait Soukhman avait, parait-il, résolu de nous attaquer pendant la nuit, pour piller nos bagages et nous égorger. La nuit était radieuse, un splendide clair de lune éclairait la forêt. Quand les pillards voulurent se mettre en route pour commettre leur forfait, d’épaisses ténèbres les enveloppèrent, rendant leur marche impossible. Par trois fois ils tentèrent de reprendre l’exécution de leur projet, et, chaque fois, l’obscurité les arrêta. Ce matin trois d’entre eux sont venus se prosterner aux pieds du chérif, avouant publiquement leur faute, confessant leurs crimes passés, implorant le pardon et la bénédiction de Mouley el-Hassen. C’est la première fois qu’il m’est donné d’assister à cette sorte de confession publique que ni les usages ni les traditions islamiques ne comportent.

Nous sommes partis d’assez bonne heure, talonnés par des menaces de pluie. Nous nous dirigeons sur ce Djebel Toujjit que l’on nous a désigné l’autre jour comme étant la source d’où sortent la Mlouya et l’oued el-Abid. Le chérif Amhaouch y possède une zaouia : Sidi Yahia ou Youssef. Chemin faisant nous coupons plusieurs affluents de l’oued el-Ahid, puis l’oued elAbid lui-même. Il porte ici le nom Oued-Ouirin, coule sagement sur un lit de galets, entre des collines boisées, et n’a guère plus de 5 mètres de largeur. Au temps des neiges il devient un torrent infranchissable, ainsi que l’attestent les débris, les roches roulées, les troncs d’arbre flottés qui s’enchevêtrent sur ses rives.

Une surprise nous attendait au sommet de sa berge méridionale : la plaine ! Au sortir de ce chaos montagneux où nous marchions en aveugles, sans rien voir que le dos des collines sur qui moutonnent les bois de arrars et de chênes, les falaises qui bordent les plateaux, et les crêtes neigeuses des hautes montagnes, nous découvrons, à l’improviste, un horizon plat, le premier depuis que nous avons quitté la plaine de Merrakeck. A vrai dire ce plateàu n’a guère que 5 kilomètres de largeur (NordSud), tandis que vers l’Est, un seuil de collines le ferme à une demi étape de nous.

La chaîne du Moyen-Atlas le borde au Nord ; ses sommets les plus élevés ne semblent pas atteindre 2.500 mètres. Les Aït Seri, les Au Ihand, les Ait Ichcheqqeren, les Ait Ishâq, la peuplent et leurs territoires touchent la plaine du Tadla (1).

La chaîne du Haut-Atlas la borde au Sud, elle est toute blanche, complexe, mystérieuse, traversée à notre hauteur par un col qui met Aferda en relations avec le Thodra.

Après 2 heures de marche nous atteignons, en remontant le lit d’un torrent, le village de TÙ’egdent perché sur une colline rocheuse, escarpée. Tout autour les champs sont défrichés, bien cultivés, délimités par des enclos de branchages.

Nous pénétrons ici sur le domaine du fameux chérif Sid Ali Amhaouch, le plus puissant et le plus riche personnage de l’Atlas.

Sa résidence habituelle est la zaouia d’Arbala, petite bourgade située au fond d’un cirque rouge encadré de montagnes boisées.

Arbala est une ville sainte, un horm, un asile inviolable ; aucun rempart ne la protège mais nul étranger ne s’aviserait d’en franchir le seuil, car elle jouit d’un renom tragique : On y égorge les Juifs, on y brûle les envoyés du maghzen ; c’est là que fut massacré traîtreusement, en 1894, Mouley Srour, le propre oncle de Mouley Ahd el-Aziz, deux fois sacré puisqu’il était l’ambassadeur du Sultan et l’hôte du chérif.

Nous faisons halte à 3 kilomètres de la zaouia pour envoyer notre zettat, Amrar ben Naçer, solliciter l’hospitalité du chérif Amhaouch. L’annonce que des cheurfa étrangers sont à sa porte émeut fort le grand santon. — « Où vais-je pouvoir les loger ? » s’écrie-t-il.

En apprenant que nous avons un camp, des tentes, des serviteurs, il se rassure, et nous fait dire que nous sommes les bienvenus.

Pendant cette rapide négociation la pluie s’est mise à tomber, nous pénétrons dans Arbala au milieu d’une foule d’hommes encapuchonnés qui font la haie sur notre passage, immobiles et énigmatiques.

Sid Ali Amhaouch est venu baiser la main de Mouley el-Hassen et nous désigner l’emplacement de notre camp. Il nous a conté qu’il reçoit depuis 2 jours courrier sur courrier l’appelant auprès de son frère malade. Une force invisible le retenait. A l’instant même où on l’avertissait de notre approche, une lettre venait de lui annoncer la guérison soudaine de son frère. Ce double événement n’est assurément pas une simple coïncidence ; Sid Ali y voit la manifestation miraculeuse des vertus de son hôte. Et nous voici installés dans la zaouia mystérieuse, au cœur de l’Atlas

22 janvier

Arbala, comme toutes les cités marocaines, perd à être vue de près. De loin c’était une ville, enchâssée dans un cadre sombre de montagnes et de forêts. Ville sacrée, inviolée, que sa merveilleuse et tragique légende faisait présager intéressante et curieuse. En réalité elle n’est qu’une agglomération de maisons massives, cubiques, construites en pisé rouge, recouvertes de toits plats, groupées autour de deux ou trois grandes tirremts, et rien dans les mœurs des habitants, dans leur caractère, ne parait justifier leur terrible renom.

Mais, si Arbala déçoit nos curiosités, son chérif, Sid Ali Amhaouch, nous dédommage. Il est l’un des grands chefs spirituels du Maroc et, depuis la mort de Sid el-Arbi ed-Derqaoui, le plus puissant personnage religieux du Sud-Est.

C’est un homme de 45 ans environ, grand, très blanc de peau, et remarquablement hirsute. Il porte toute sa barbe et de longs cheveux qu’il réunit sur le sommet de la tête et qu’il recouvre d’un simple mouchoir de coton blanc. Il a le nez un peu busqué, de grands yeux très mobiles ; la bouche large est pavée d’énormes dents, l’absence d’une prémolaire y fait une fâcheuse brèche. La voix est forte, le verbe tranchant, le geste exubérant.

La politesse tempère la brusquerie du caractère et l’intransigeance des idées, mais on sent percer dans la discussion un tempérament combatif, autoritaire, fait pour commander et pour combattre.

Sid Ali ben el-Mekki Amhaouch nous a conté lui-même sa généalogie et son histoire. Il est de la lignée des cheurfa Idrissites, dépossédée par la famille des cheurfa Alaouites actuellement régnante ; cette origine explique la terreur et la haine qu’il inspire aux Sultans.

Le premier de ses ancêtres qui porta le nom d’Amhaouch fut Sidi Ali ou H’sâein. Il eut 10 enfants, et laissa la baraka, le majorat spirituel, à l’ainé Sidi Mohammed ou Ali, plus connu sous le nom de Sidi Mohammed ou Nàcer, qui eut 16 enfants, et légua la baraka à Sidi Talha, qui la transmit à son fils Sidi el-Mekki, père de Sid Ali Amhaouch.

Sid Ali fit de fortes études de théologie, de droit et de grammaire. Sa jeunesse se passa entre Arbala, Fès, Meknès et Merrakech. Les Aït Ichcheqqeren sont sa tribu. On le nomme « le Sultan de la montagne ». Ce titre lui fut donné par son maître Sid el-Haouâri, fondateur de la zaouia derqaouia de Ferkla. Il réside, tantôt à Arbala, dans la fraction d’Ait Abdi ; tantôt à Tihouna, chez les Ait Ouidir ; tantôt à Tlata-rion-Arab, près de la zaouia de Sidi Yahia ou Youssef, aux sources de l’oued elAbid. Il est polygame, dans chacune de ces résidences il a femmes, enfants et serviteurs.

D’ailleurs il vit avec l’affectation de simplicité et d’austérité qui caractérise les Derqaoua, dont il est actuellement le chef le plus puissant et le plus compréhensif.

Sa maison d’Arbala, dans laquelle il tint à nous recevoir, est une vaste enceinte en pisé et en branchages de chêne. La nudité des salles rappelle les kheloua, les chambres vides où les hagiographes musulmans se plaisent à représenter les solitaires.

« Voyez ma misère — nous dit-il — et dites si c’est là le palais d’un ambitieux, d’un prétendant ? »

Et Sid Ali nous conte ses démêlés avec le Sultan Mouley el-Hassen. Il tient surtout à nous narrer l’histoire du meurtre de Mouley Srour, dont on l’accuse, et qu’il explique de la façon suivante : L’année que le Sultan, Mouley el-Hassen, luttait avec les revers que l’on sait, contre la rebellion des Riata (1892), la tribu des Aït Issa, fraction des Aït Soukhman, choisissait pour qaïd Adrtataï, homme brave et loyal. Le maghzen voulut lui imposer une de ses créatures, Sid ou Bassou. Mouley Srour, qui tenait campagne chez les Srarna, reçut l’ordre de soutenir le candidat du maghzen, et au besoin de l’introniser de force, en l’appuyant avec sa harka.

L’oncle du Sultan s’en vint, par le territoire des Zaian, avec 200 cavaliers seulement. Il s’engagea sans précautions, sans défiance, dans le col de Tirranimin qui fait communiquer la haute vallée de la Mlouya avec Arbala. Les Aït Abdi l’attendaient embusqués derrière les buissons fourrés qui boisent le défilé. Ils s’élancèrent à l’improviste, en tirant des coups de fusil et en poussant des cris. Les cavaliers, affolés, se jetèrent les uns sur les autres, se bousculèrent, s’entretuèrent, et dans cette panique Mouley Srour fut désarçonné et écrasé. Un montagnard lui coupa la gorge sans même savoir qui il était.

Le Sultan tint le chérif Amhaouch pour responsable de ce guet-apens. L’année suivante il équipa une forte harka pour soumettre les Ait Abdi et prendre le chérif. Les montagnards effrayés abandonnèrent la cause de Sid Ali qui resta seul avec le qaïd Mohammed ou l-Bâz et 150 fusils. Il mit le feu aux maisons d’Arbala, puis gagna la montagne, d’où, pendant tout un mois, il harcela les troupes du maghzen.

Cependant les moissons blondissaient dans la plaine ; les femmes, les enfants, les troupeaux, pâtissaient dans la montagne ; le nombre des fidèles allait décroissant. Sid Ali eut pitié des siens, il envoya le qaïd Ou 1-Bâz faire acte de soumission en immolant 4 bœufs devant la tente du chef de la harka.

La campagne prit fin, les gens du maghzen quittèrent avec hâte ces montagnes inhospitalières. Le Sultan fit savoir au chérif Amhaouch qu’il lui accordait son pardon et serait heureux de le voir à sa cour. Sid Ali n’eut garde de se rendre à cette invitation. Depuis lors il se tient sur la défensive sachant que son voisin, le qaïd des Zaïan, épie ses moindres mouvements, et que sa tête est mise à prix. Le dernier que tenta cette prime fut un pauvre diable de moghazni qui, dans le Ferkla, le manqua à bout portant de deux coups de fusil. Il fut saisi par les Derqaoua furieux, et brûlé vif.

Tel est le récit que nous fit Sid Ali. Le qaïd Ou l-Bâz le confirme en Tamazirt, car il ignore l’Arabe, et sa face affreusement bourgeonnante s’enlumine au récit de ces prouesses passées.

Il n’est que trop certain que nous avons en ce chérif fanatique un adversaire avisé, et que nous le trouverons en travers de toutes nos tentatives à la tête de ses montagnards de l’Atlas. J’ai dit qu’il était derqaoui ; l’une de ses filles a épousé Sid Bba, fils de Sid el-Haouari et petit-fils du fondateur de l’ordre Sidi el-Arbi.

Détail à retenir, Sid Ali Amhaouch, le chérif fanatique, est un disciple fidèle du chérif de Tamesloth, derqaoui également, chef des Ait Atta, protégé anglais, et ami très dévoué de la France dont il m’a chargé de solliciter la protection.

23 janvier

A 10 heures 30 nous étions en route. Sid Ali nous accompagne, il nous fera les honneurs de son territoire jusqu’à ce que nous ayons franchi les tribus dangereuses des Ait Abrli et des Aït Ihand. Chemin faisant il nous renseigne sur la topographie et l’histoire de ces régions qu’il connaît admirablement.

Nous escaladons d’abord le col de Tirranimin franchissant ainsi le seuil qui sépare le bassin atlantique du bassin méditerranéen. C’est là que périt Mouley Srour. L’ascension est facile, la route atteint en une heure le sommet du col d’où la vue est splendide. A l’Ouest l’Atlas-central forme un cahos qui semble inextricable, infranchissable, s’étendant de la crête du Djebel bon Gemmez aux collines du Moyen-Atlas. Au Sud le Haut-Atlas porte deux énormes montagnes : le Djebel Mqrour, au pied duquel passe le col d’Ahançal; le Djebel Maasker, qui domine le col d’Iril par où l’on va d’Arbala au Thodra.

Au Nord les montagnes du Moyen-Atlas portent les noms des tribus qui les habitent. Le chérif Amhaouch les énumère avec volubilité, ce sont de l’Ouest à l’Est : Aït Sri, Aït Ihoudi, Aït Ouirra, Aït Içhaq, Aït Ichcheqqeren, Beni Mguild ; par delà ces tribus et ces montagnes, on descend dans les plaines du Tadla et des Zaïan.

Mais nous sommes las de ces horizons montagneux dont chaque étape, depuis deux semaines, nous a fourni l’occasion d’admirer la sévère majesté, et c’est vers l’Est que vont nos curiosités, vers l’immense plaine de la Mlouya qui commence à nos pieds, encadrée entre le Moyen et le Haut-Atlas, et qui va, s’élargissant à l’infini, comme un golfe.

Je revois avec émotion, se haussant par dessus les monts hérissés de cèdres des Beni Mguild, le Djebel Haïan, puis, plus au Sud, gigantesque et couvert de neige, le Ari Aïach, le géant de l’Atlas, que j’ai ascensionné en 1901.

Mes itinéraires se ferment désormais, enveloppant le Maroc d’une façon continue de Tanger à Tiznit, de la Méditerranée à Y Atlantique.

L’enchevêtrement des vallées supérieures de l’oued el-Abid et de la Mlouya est un fait géographique intéressant. Les deux cours d’eau se croisent, séparés par une chaîne curieuse, sorte de cloison au Sud de laquelle l’oued el-Abid coule de l’Est à l’Ouest, tandis que la Mlouya coule au Nord, de l’Ouest à l’Est.

Le Djebel Toujjit (la teigneuse), qui fut notre point de direction pendant les deux dernières étapes, est le premier élément de cette chaîne ; le deuxième porte le nom de Oujjit, (le teigneux).

La zaouia de Sidi Yahya ou Youssef est située sur le flanc Sud du Djebel Toujjit. La Mlouya sort du flanc Nord de la montagne par trois sources : Sit, Tennout et Tamjout à Arbalou.

Enfin nous apercevons distinctement trois brèches, trois cols du Haut-Atlas : le col d’Iril, que j’ai nommé déjà, et qui conduit à l’oued Thodra ; le col de Tounfit, qui débouche dans la vallée de l’oued Reris ; le col de la zaouia de Sidi Hamza, qui mène à l’oued Ziz et au Tafilelt.

Sid Ali Amhaouch, à qui nous devons ces renseignements, nous trace lui-même un croquis schématique indiquant la situation des tribus de cette région et son orographie. Il nous donne encore le début d’une prophétie en vers berbères, composée au XIIe siècle de l’Islam par son grand oncle Bou Bekr, annonçant l’expédition que le Sultan Mouley el-Hassen devait diriger 200 ans plus tard contre la zaouia d’Al’hala. Sur le manuscrit qu’il nous remet Sid Ali a commenté et expliqué en Arabe chacun des mots du poème berbère Après avoir suivi quelques temps le cours de la Mlouya naissante, à qui les gens du pays donnent le nom d’Assif Melouit, et longé les pentes septentrionales du Djebel Toujjit nous gagnons le flanc droit de la vallée pour aller planter notre camp à l’abri du vent dans la forêt de chênes des Aït-Aïssa.

Le chérif Amhaouch, trouvant trop faible l’effectif des cavaliers venus à sa rencontre, refuse de mettre pied à terre sur leur territoire et nous fait camper un peu plus loin chez les Ait Yahia qui, en un clin d’œil, égorgent cinq moutons et dressent une grande kheima noire, sous laquelle le chérif et son escorte s’installent.

Une heure après notre arrivée on nous servait des rognons, des tranches de foie rôties enfilées sur des baguettes de fusil,

et le lendemain, à l’aube naissante, au bruit des heidouz, au son du tobbal, nos serviteurs étaient encore attablés à dévorer d’énormes quartiers de mouton en buvant du lait aigre à la bouche des outres.

24 janvier Les Ait Aïssa chez qui Sid Ali a refusé de camper hier soir sont venus ce matin, en suppliants, égorger des moutons devant la tente du chérif, et le prier d’accepter l’hospitalité de leurs douars. Leur abstention d’hier fut toute fortuite et naturelle : on avait omis d’avertir les deux tiers de la fraction. Sid Ali cède à leurs instances, et nous levons notre camp pour revenir le planter mille mètres plus à l’Ouest. Pendant ce court trajet les Aït Aïssa nous donnent une fête équestre, un lab el-khil dans lequel une trentaine de cavaliers, armés du Martini-Henry ou du Remington, galopent, évoluent, autour d’une poignée de piétons armés de grands fusils marocains.

J’ai, par ailleurs, longuement décrit ces jeux guerriers.

Ceux des Ait Aïssa ne nous apprennent rien de nouveau. J’ai pu constater seulement que les cavaliers de la vallée de la Mlouya méritent encore leur bon renom.

Quand la fête fut terminée Sid Ali en réunit autour de lui tous les acteurs, et, de sa voix claironnante, s’écria :

« Fabriquez de la poudre, entraînez vos chevaux, la guerre sainte est proche ! »

25 janvier Nous nous réveillons sous la neige. La vallée de la Mlouya est blanche comme un steppe, et du coup notre précieux compagnon Sid Ali nous abandonne pour rentrer chez lui.

Avant de nous quitter il nous fait donner une mule par ses vassaux les Ait Aissa, puis il nous remet aux mains des Ait Ihand qu’il a fait convoquer par un courrier, et qui nous conduiront chez les Aït Yahia.

Nous nous dirigeons droit sur l’entrée du col de Tounft à travers la plaine où l’àpre vent du Nord fouette des raffales de neige qui nous aveuglent et rendent notre marche difficile. Il était temps de sortir de la vallée de l’oued el-Abid où la neige s’amoncelle jusqu’aux toits des tirremts.

Nous installons nos tentes au pied du qçar d’Azerzour, autour duquel sont déjà dressés les douars des Au Ihand que la menace de l’hiver et la présence des lions ont chassés de la montagne.

Et, tout en grelottant dans la bise glaciale, j’évoque la vision de cette même vallée de la Mlouya, telle que je la vis en juillet 1901, fauve et calcinée par un soleil torride.

III : DE L’OUED MLOUYA A L’OUED DRA

26 janvier

Ce matin, en quittant Azerzour, nous mettons le cap franchement au Sud. Avec cette orientation nouvelle commence la deuxième partie de notre voyage, qui consiste à traverser le HautAtlas et à gagner l’oued Dra en étudiant les bassins sahariens de l’oued Ziz, de l’oued Reris, de l’oued Thodra-Ferkla et le Djebel Sarro.

Le froid est vif, nos thermomètres marquent — 90, mais le ciel est d’une admirable pureté. Les Ait Ihand nous font attendre jusqu’à onze heures le déjeuner qu’ils tiennent à nous offrir, puis ils précipitent notre départ et nous font traverser, aussi vite que nos mules le peuvent faire, la plaine de la Mlouya. La raison de cette hâte est que notre itinéraire doit écorner le territoire des Beni Mguild, avec lesquels ils sont en guerre. Un fort parti de cavaliers battant l’estrade a été signalé dans la direction que nous devons suivre.

Le col de Tounfit ouvre devant nous une échancrure étroite entre les deux énormes massifs du Djebel Maasker et du Djebel Aïachi. L’Atlas est splendide ; la neige a glissé sur ses pentes rapides dessinant des arêtes vives et des faces planes d’une merveilleuse régularité qui en font un titanique entassement de dièdres et de trièdres. La Mlouya, au gué où nous la traversons, n’est qu’un gros ruisseau clair, assez rapide, à demi gelé. Elle n’a nulle part encore plus de 5 mètres de largeur et de 50 centimètres de profondeur.

Au delà la plaine est grisâtre, rien n’y pousse que le chib, l’absinthe, et quelques minuscules plantes fourragères dont la tête seule, toute givrée, apparaît au-dessus de la neige.

De loin en loin une tirremt fait tache sur ce monotone linceul tendu d’une chaîne à l’autre, du Haut au Moyen-Atlas. Nous atteignons les premières pentes du col de Tounfit ; des patrouilles de cavaliers en gardent l’accès car les troupeaux et les douars des A ït Ihand y sont venus chercher un abri contre l’hiver. J’aperçois les postes placés sur les sommets, surveillant la plaine.

Ce service de garde s’émeut à notre approche. On voit des cavaliers qui dévallent le long des pentes dans un tourbillon de neige, les patrouilles qui se dirigent sur nous. Nous faisons halte ; on échange quelques paroles de salutation, à voix basse, puis l’amrar, le chef des Ait lhand, explique qu’il escorte un agouram, un chérif, ami de Sid Ali Amhaouch, et qu’il le remet sous la protection des Aït Yahia. Les nouveaux venus mettent pied à terre, baisent les mains de Mouley el-Hassen, et nous voici, sans plus de transition, passés du Moyen-Atlas au Haut-Atlas, des Ait Ihand aux Ait Yahia.

Pendant ce colloque j’ai tout le loisir d’étudier le paysage, d’y retrouver les aspects observés du haut du Ari Aïach, et les sommets qui me sont familiers. Dans l’Est, par-delà la plaine immense où coule la Mlouya, on distingue très nettement, vers la Dahra, quatre lignes de hauteurs, échelonnées du Nord au Sud. La plus septentrionale, qui est la plus élevée, supporte une table de forme très particulièrement régulière.

Vers le Nord je reconnais les monts des Beni Mguild, des Ait Iouçsi, des Beni Ouaraïn, et le Bou Iblan dont la cime arrondie, toute blanche, se dresse au-dessus des crêtes hérissées de cèdres. Même je crois deviner, à l’aide de ma lunette triédrique, dans la transparence laiteuse de l’air, l’arête tranchante du Djebel Ouarirth dont plus de 200 kilomètres nous séparent !

Nos nouveaux guides nous font abreuver nos bêtes à un redir voisin, puis ils nous conduisent au milieu de leurs douars, au fond d’une cuvette à laquelle on donne le nom de l’Ifejmoua Aït Ali ou Brahim.

L’insécurité de ce campement est grande. Cette agglomération de tous les troupeaux d’une tribu est faite pour tenter les pillards. In rezzou heureux pourrait enlever d’un coup de main des milliers de moutons et de chèvres, des centaines de mules, d’ânes, de chevaux. Je retrouve ce soir, parmi ces trihus pastorales, les impressions vécues dans les grands douars des Beraber, au milieu des forêts des Beni Mguild. Le calme de cette soirée splendide est troublé par la rentrée des troupeaux innombrables soulevant un nuage de poussière. Parmi les clameurs des bergers, les femmes s’empressent à traire les chèvres et les brebis. Ensuite c’est le retour des mules ; puis celui des chameaux dont la marche est plus lente, la conduite plus difficile ; enfin paraissent les cavaliers, tète-uue, le burnous tombant à la cheville, le fusil en travers de l’arçon, resserrant patiemment le cercle immense de leur retraite concentrique. Les grands feux s’allument, emplissent le camp de clartés soudaines, et de senteurs aromatiques. La nuit vient, la rumeur du camp s’apaise, les douars s’endorment. C’est l’heure où, sous notre outaq hermétiquement close, commence la veillée laborieuse ; Zenagui transcrit ses notes, et fait ses observations météorologiques ; Boulifa surveille la chaudière de son hypsomètre, classe nos récoltes géologiques et botaniques, pendant que je braque lunette et sextant vers les étoiles, que je mets au net mes itinéraires, et que j’écris le journal de notre route.

Il faut avoir vécu cette vie nomade pour en comprendre le charme, pour savoir quelles compensations aux misères quotidiennes on peut trouver dans la splendeur du décor où l’on lutte, dans la grandeur du but que l’on poursuit.

27 janvier

Nous étions partis ce matin pour faire une longue étape.

A peine étions-nous engagés dans le col de Tounfit que force nous fut de nous arrêter. La bourgade de Tounfit, capitale des Aït Yahia, devait nous vendre de l’orge et nous fournir une escorte. Elle s’y refuse pour aujourd’hui, réclamant l’honneur de nous héberger, et remet à demain la fourniture de fourrage et de guides que nous requérions.

Il n’y a qu’à s’incliner. En Bled es-Siba le voyageur est le jouet de tous les caprices ; plus fait patience que force ni diplomatie. Séjourner est une perte de temps, un danger, une dépense inutile ; mais passer outre serait folie. Nous séjournerons donc.

Tounfit est une petite ville d’une cinquantaine de feux, perchée sur le dos d’un monticule. La partie supérieure est occupée par deux tirremts d’aspect important.

Toutes les constructions sont en pisé grisâtre. Les maisons n’ont pas de cour intérieure, mais elles ont deux et quelquefois trois étages, des fenêtres qui regardent la campagne, des toits plats. La mosquée porte un minaret carré assez bien décoré, et qui n’est pas dénué d’élégance.

L’oued qui arrose cette vallée et s’attarde dans ces champs de terre grise, s’en échappe par des gorges abruptes où poussent quelques arrars clairsemés.

Des groupes de maisons isolées s’élèvent dans la plaine. On nous fait camper près de l’un d’eux, auquel échoit le tour d’hospitalité. L’accueil qui nous est fait est peu enthousiaste, et justifie les appréhensions de nos serviteurs que les Aït Yahia terrorisent. On nous prend, parait-il, pour des émissaires du maghzen, et beaucoup de nos hôtes voudraient venger sur nous les vieilles rancunes et les griefs qu’ils ont contre le gouvernement chérifien.

Comme si ces soucis extérieurs ne suffisaient pas à rendre notre situation précaire, nos hommes se battent. Leurs querelles intestines mettent, à chaque instant, nos existences et notre œuvre en péril. Tantôt ils parlent de déserter, tantôt ils viennent me demander la permission d’égorger les cheurfa et leurs gens.

Mouley el-Hassen ne veut plus continuer le voyage dans de pareilles conditions d’insécurité ; il parle de faire massacrer notre personnel par nos hôtes, et de continuer la route avec une escorte de chleuh.

Mouley Abd Allah est venu, à la nuit tombée, me demander de lui prêter mon revolver pour qu’il puisse brûler la cervelle de l’un de mes Draoua pendant l’étape de demain. Enfin j’ai reçu de ce même Draoui une déclaration grave : quatre de ses compatriotes, habitants de Tisint comme lui, et qui vivaient avec lui à Mogador, ont reçu la confidence de nos projets. Ces hommes connaissent notre intention de revenir par le bassin de l’oued Dra. Ils ont dû quitter Mogador pour retourner chez eux très peu de jours après notre départ ; nous courons chance de les trouver sur notre chemin.

— Quelle attitude auraient-ils en cas de rencontre ?

— Mauvaise, répond sans hésiter Ahmed, ils nous pilleront et te tueront !

Ceci modifie mon programme. Bien entendu nous éviterons Tisint et toute la région qui borde le cours moyen de l’oued Dra.

Nous allons revenir jusqu’à l’oued Dadès, c’est-à-dire jusqu’à l’oued- Dra supérieur, en longeant les pentes Sud de l’Atlas comme nous en avons longé les pentes Nord. En atteignant le Dadès je disloquerai ma caravane qui, décidément, est trop lourde pour ces régions pauvres et dont les éléments sont trop inconciliables.

Boulifa gagnera Merrakech avec un des cheurfa, Mouley Abd Allah ; il emmènera nos Draoua turbulents et indiscrets ; il emportera la moisson de la première partie de notre voyage, nos dopuments de toute espèce, que j’ai hâte de mettre en lieu sûr ; enfin, et surtout, il portera de nos nouvelles à tous ceux, parents et amis, dont nous devinons l’affectueuse angoisse. Depuis notre départ il nous a été impossible de faire parvenir une seule lettre, et nous n’avons reçu aucune nouvelle du monde extérieur. L’isolement est la rançon des belles émotions de cette vie intense qui absorbe l’esprit et fatigue le corps, mais laisse le cœur anxieux et vide.

28 janvier

A peine avions-nous arraché les premiers piquets de nos tentes qu’une délégation des notables de Tounfit est venue nous prier de surseoir. Le cheikh du village est absent ; la plupart des cavaliers sont au marché du samedi ; personne ne peut nous accompagner. On voudrait aussi nous exempter de la taxe d’une peseta par bête que les Ait Yahia prélèvent sur les caravanes qui franchissent le col. Il faut pour cela que la djemàa, l’assemblée des notables, se réunisse. Pour toutes ces raisons, pour d’autres encore, que l’on ne nous dit pas, l’amrar, le chef de la fraction qui nous héberge, nous prie de venir prendre chez lui le berkoukes et le thé qui constituent la collation matinale.

Quelle différence entre cet intérieur misérable, enfumé, crasseux et la confortable demeure de notre hôte d’Aferda ! La salle commune est sombre et encombrée, on y heurte les tas de bois écroulés, les outils, les armes. D’énormes coffres cadenassés sont rangés le long du mur.

L’accueil de l’amrar est cordial. Il s’excuse de sa pauvreté, et nous prévient que nous pénétrons dans un pays de mécréants, gens sans foi ni lois, qui seront insensibles à la faveur de notre visite, et pour qui un étranger, fût-il le plus saint des marabouts, n’est qu’un prétexte à exploitation. Le col de Tounfit est assez fréquenté, les qçour qui le peuplent sont des nzala où l’on ne trouve à se procurer de l’orge et des zettat qu’à des prix exorbitants.

Après une heure de pourparlers les gens de Tounfit nous fournissent enfin deux guides, et nous nous mettons en route en remontant le val d’ardouz-, parallèle à la direction générale de la chaîne. Puis nous gravissons le flanc Sud de cette vallée pour passer dans celle de l’assif Thoura, torrent clair et bruyant dont nous remontons le lit tortueux, pénétrant ainsi entre l’iril Habbari, qui termine le massif du Djebel Maasker, et le Ari Aggoni, dernier contrefort du Djebel Aïachi.

Nous marchions paisiblement dans ces gorges sauvages, boisées de chênes et de arrars, quand, au coude d’un couloir étranglé, deux jeunes brigands se sont avisés de nous couper la route. J’étais en tète, j’ai vu tout à coup deux longs canons de fusils s’abattre à trente pas de nous.

Notre zettat a relevé d’un beau geste son kheidouz dans lequel il était frileusement engoncé, et a enlevé son cheval au galop, en piquant droit, et très crânement, sur nos agresseurs.

Quelles objurgations, quelles invectives a-t-il proférées, je l’ignore, toujours est-il que l’apparition de nos armes, hâtivement exhibées hors de leurs étuis, a dû ajouter beaucoup de poids à sa glose, car les jeunes mécréants se sont précipités, repentants et confus, pour baiser les mains de ces passants qu’ils prétendaient piller.

La fin de l’étape est monotone. Nous sommes dominés de partout. De très beaux chênes vêtent les parois des montagnes d’une frondaison sombre. Les cèdres boisent les régions supérieures ; ils paraissent malades, leurs troncs desséchés encombrent les ravins, hérissent les sommets, couchés comme des épaves, ou dressés comme des gibets.

Tagoudit, notre gîte, est située dans une vallée qui sépare la chaîne traversée aujourd’hui d’une deuxième chaîne que nous traverserons demain. Notre amrar avait dit vrai, les gens de la montagne sont inhospitaliers et intéressés. On nous relègue dans une maison vide en nous recommandant de nous y barricader, et l’on nous vend, à des prix exorbitants, les provisions dont nous avons besoin. Un vieux chérif, qui s’est fixé dans ce lieu perdu, s’installe indiscrètement au milieu de nous, et passe une partie de la nuit à nous confier ses doléances : « Les gens de Tagoudit, nous dit-il, sont des brigands ; ils n’ont pas plus de religion que les singes !

29 janvier

Départ laborieux, comme à chaque fois que l’on gîte sous un toit. Quand on arrive, fatigué, affamé, l’offre d’une maison paraît une aubaine : pas de tentes à planter, pas de garde de nuit, plus de craintes des fauves, des voleurs, du froid, de la neige. A peine est-on installé, les inconvénients apparaissent : obscurité complète, vermine, saleté, enfumage ou froid, selon que l’on ferme ou que l’on ouvre l’unique porte par où pénètrent l’air et la lumière, par où s’échappe la fumée.

Nous l’avons éprouvé ce matin ; il nous a fallu plus de deux heures pour mettre notre caravane en marche. Les gens de Tagoudit n’ont rien fait pour faciliter notre exode. Apparemment ils nous tiennent pour des marchands, car ils sont venus vingt fois nous prier de leur vendre le contenu de nos caisses. Après force pourparlers on nous laisse partir, moyennant une taxe de 75 centimes par bête, et l’on nous fournit un zettat.

Deux routes franchissent la deuxième chaîne : l’une courte mais rude ; l’autre longue, mais plus facile. Nous avons opté pour la seconde ; bien nous en prit, car elle constituait déjà le maximum d’effort dont notre détestable personnel et nos mules fatiguées fussent capables.

On quitte dès le départ l’Assif Thoura, qui coule entre la première et la deuxième chaîne, pour traverser cette deuxième chaîne en remontant l’Assif Timelguin. Une ruine, perchée sur une flèche rocheuse presque inaccessible, commande le défilé.

C’est une construction en dalles de schistes superposées sans ciment, ou maçonnées avec de l’argile. Les murs en paraissent peu épais, on y voit des portes, des fenêtres, des poutres de bois. Ces ruines, que les habitants désignent du nom de Irrem lroumin, les forteresses des Roumis, passent pour avoir été édifiées et habitées par les chrétiens qui peuplèrent le Maroc avant la conquête islamique. Les Regraga, et les premiers apôtres musulmans, les détruisirent, mais les Roumis subtils avaient caché leurs trésors dans des grottes, des cavernes et des silos, où ils dorment, ignorés des musulmans et gardés par des génies jaloux. Il nous arrivera maintes fois de rencontrer des ruines semblables ; chaque fois la même légende nous sera contée, avec quelques variantes sans importance.

La deuxième chaîne, dont nous gravissons et dévalions les flancs escarpés, culmine, au Ari Tafclient que nous franchissons avec beaucoup de peine par une faille à demi comblée de neige.

Nous avons alors devant nous une troisième chaîne, dont l’élément principal porte le nom de Ari Aberdouz.

Nous en longeons le pied en suivant le lit de l’Assif Msaf que l’on nous donne pour la branche principale de l’oued Ziz. Nous sommes donc désormais dans le bassin saharien du Tafilelt.

L’oued Msaf, de même que tous les cours d’eau nés entre ces chaînes du Haut-Atlas, a dû se frayer une issue à travers les roches friables qui forment l’ossature du terrain. Ces gorges sont admirables ; par endroits deux cavaliers s’y croiseraient avec peine ; les parois se rejoignent jusqu’à se toucher, et les entassements de roches éboulées dessinent des voûtes géantes aux arches cyclopéennes. En sortant dé ce couloir le torrent s’assagit, s’étale, il irrigue des champs exhaussés en terrasses dont les terres sont retenues par de petits murs en pierres renforcés avec des troncs d’arbres. Ce sont les cultures des Aït Ali ou Oussou, elles s’étendent autour d’un village d’une trentaine de maisons d’aspect assez misérable. Puis la vallée se resserre à nouveau, et l’oued Msaf, s’ouvrant un chemin dans un contrefort delà chaîne principale, à travers des gorges moins importantes que les précédentes, nous conduit au village des Aït Hattab, fraction de la tribu des Aït Hadiddou dont les maisons étagées sont surmontées d’une tour effilée, très délabrée, qui en couronne harmonieusement la silhouette.

30 janvier

Comme chaque matin, depuis que nous sommes dans la montagne, nous perdons deux heures à négocier le tarif du passage.

Pour aujourd’hui nous paierons une peseta par bête de somme ou de selle, prix exorbitant, si l’on songe qu’à ce taux une caravane de vingt animaux versera 200 pesetas pour dix étapes. Ce qui, avec la nourriture, la solde du personnel et les frais portera à plus de 500 pesetas le prix de dix journées de route.

Nous descendons encore, pendant une heure environ, la vallée où coule l’oued Msaf, puis nous escaladons le Djebel Aberdoll.

De sa crête on domine, et l’on comprend toute cette région du Haut-Atlas. Trois chaînes parallèles, continues, orientées à peu près O.S.O.-E.N.E., séparées par d’étroites vallées, constituent les lignes principales du paysage. La plus septentrionale porte le Djebel Maasker, le Iril Abbari, le Ari Aïach (que l’on désigne ici du nom de Adrar Ali). La chaîne centrale porte, de l’Ouest à l’Est, le Ari Aqdar, le Ari Aberdouz, puis, au delà de la trouée de Y oued Msaf, au col de Sidi Harnza, le Assamer n’ llerman (la pente des chameaux) ; la crête se poursuit ensuite, extrêmement dentelée, portant encore deux éléments saillants qui semblent importants.

L’oued Msaf coule entre ces deux premières chaînes.

La chaîne la plus méridionale, à travers laquelle il va nous falloir trouver un passage, porte, de l’Ouest à l’Est, le Ari Taferl’ent, le Ari Arguioun, le Ari Irguel, et se prolonge par une suite de pics bizarrement découpés que l’on désigne du nom général de Djebel Aït Izdeg (on prononce ici : Aït Izdi).

Il m’a semblé qu’après la trouée de l’oued Ziz cette chaîne s’écartait notablement de l’orientation générale E.N.E. et divergeait vers l’Est.

Entre la deuxième et la troisième chaîne, au fond du ravin dans lequel nous allons descendre, coule un ruisseau qui porte d’abord le nom d’Assif Açellafen (Ousellafen). Il franchit sous ce nom le Ari Arguioun aux gorges de Taqqa Ouanefres.

On nous apprend qu’il se réunit à l’oued Msaf en un point nommé Tamedoust, ou Tamagourt, situé non loin d’ici, entre les tribus d’Aït Hadiddou et Ait lzdeg. Ces deux cours d’eau forment l’oued Ziz qui traverse ensuite les territoires à Ait Izdeg, de Medderra, d’Aït Atta où il arrose Retbat et Tizimi, puis pénètre au Tafilelt à Sifa.

Un peu plus loin nous atteignons l’oued Taria, venu de Outaïda chez les Aït Hadiddou. Il reçoit à Amougger, chez les Aït Merrâd, un affluent venu de Tasraft avec lequel il forme l’oued Reris.

Enfin cet oued Reris recevra à Tasmoumt, sur le territoire des Ait Alla, le tribut de l’oued Thodra-Ferkla dont la source est à Tamtettoucht, non loin de Tasraft.

Telle est, d’après les indigènes, la genèse de ce bassin saharien du Tafilelt.

La face Nord de toutes ces montagnes est entièrement couverte de neige ; la face Sud n’en porte qu’au-dessus d’une ligne tracée avec la régularité d’une courbe de nivellement.

Sur ce chaos montagneux âpre et désolé plane un morne silence que trouble seul le crissement perçant des aigles gris.

La descente du Ari Aberdouz s’effectue par des lacets très roides qui nous conduisent au lit de l’Assif Açellafen creusé entre

31 janvier

Nuit agitée. Nous avons été réveillés en sursaut par des coups de feu. Nos hommes de garde se sont crus attaqués, ils ont vu des gens s’approcher de nos tentes et ont simultanément crié et tiré. J’eusse douté de cette histoire si, une heure plus tard, une grêle de pierres n’avait été lancée contre nos tentes. Il a donc fallu faire des rondes et se tenir sur la défensive. Cet incident fâcheux m’est une preuve nouvelle de l’absence de sang-froid de nos hommes. Je n’ai pas plus de confiance en leur courage qu’en leur dévouement. Puissions-nous n’avoir pas à les éprouver.

La matinée s’est ressentie de cet incident. On nous a traités non pas en hôtes mais en ennemis. Ce n’est plus un droit de passage que l’on exige de nous, c’est une rançon. Il a fallu payer 5 pesetas par bête ! Les Aït Hadiddou répondent à nos récriminations que les Aït Izdeg coupent les routes, et qu’il nous faut au moins 30 hommes d’escorte pour pouvoir tenter le passage. La composition de cette escorte montre assez la fausseté de leur prétexte : on nous fait accompagner par des enfants porteurs d’un arsenal de dérisoires fusils hors d’usage ou de bâtons. L’on se met en route, pourtant, avec un luxe puéril de démonstrations et de clameurs guerrières, qui attestent une bien piètre estime de la bravoure des Ait Izdeg ou une bien haute opinion de notre naïveté. Par bonheur les Aït Izdeg sont occupés ailleurs, et l’exhibition de nos armes contient notre escorte dans son rôle. La route se déroule sans incidents. La brèche de Taqqa Ouanefres, entrevue hier, où nous franchissons la troisième chaîne, est une de ces belles gorges de l’Atlas que nous avons plusieurs fois décrites. Le lit du torrent y sert de chemin, les lauriers-rose l’encombrent, deux murailles rocheuses de 300 à 400 mètres dé hauteur l’encadrent et l’enserrent. Puis ce couloir géant s’épanouit en une large vallée où l’oued se partage en cinq ou six ruisseaux qui vont, diminuant de largeur et d’allure, jusqu’à n’être plus qu’un chapelet de flaques saumâtres, puis à disparaître, absorbés par la terre assoiffée.

Et nous voici parvenus dans une région très différente, transition entre la montagne, que nous allons quitter et le désert que l’on ne voit pas encore, mais que déjà l’on devine. Le sol devient plat et fauve, il forme une croûte dure où les moindres cours d’eau se sont creusés des lits profonds et escarpés. Devant nous s’étend une plaine, au delà se dressent des collines plates sans végétation, sans autre beauté que la coloration rose dont les vêt le soleil couchant. Un ravin traverse la plaine, c’est l’oued Taria. Cinq qcour, cinq groupes de maisons, [en bordent les rives, et cette agglomération porte le nom de Zaouia Sidi Mohammed ou Ioussef.

Le premier qçar qui se trouve sur notre route nous donne l’hospitalité. Une simple enceinte en murs de terre, percée d’un large porche, en constitue tout l’appareil. Au premier aspect on croirait pénétrer à l’intérieur d’un caravansérail du Sud algérien.

L’hôte de ce bâtiment, un pauvre chérif derqaoui, à demi fou, s’est contenté d’accoter deux masures en pisé au chambranle du porche. C’est là qu’il loge, avec ses deux femmes et ses six enfants, vivant d’un peu de farine d’orge et de l’eau d’un puits.

Pendant que nous plantons nos tentes, dont les piquets se brisent sur la croûte dure de ce sol ingrat, le pauvre homme s’approche de Mouley el-Hassen et lui confie piteusement que sa misère est grande et qu’il ne peut rien nous fournir. Nos mules maigrissent à vue d’œil ; nos hommes s’irritent. On nous annonce que le Sud souffre d’une famine affreuse, que les Ait Merrad, chez qui nous pénétrons demain, nous attendent le fusil au poing.

Comme il faut passer quand même, et inspirer, sinon du courage, au moins une crainte salutaire à nos hommes, nous inventons, nous aussi, une légende : les Aït Izdeg se réunissent derrière nous, et vont nous donner la chasse, il n’est de salut que dans la fuite en avant !

1er février

Départ à dix heures. Notre personnel a hâte de détaler ; notre hôte ne peut nous donner que sa bénédiction ; jamais mise en route ne fut si preste, si simple. Deux zettats, recrutés à grand peine, nous guideront, pour le prix de 15 pesetas chacun.

L’oued Taria, dont nous suivons le lit, coule au fond d’un véritable canon dont les parois abruptes, hautes de 100 a 300 mètres, sont formées de dalles empilées horizontalement. Le fond n’a pas plus de 200 mètres de large. La rivière y serpente parmi de petits champs encadrés de digues. Les lauriers-rose et les tamaris, les peupliers, les noyers, les abricotiers, et même, un peu plus bas que la zaouia, les palmiers, font de ce couloir un long et délicieux verger. Les villages sont curieusement accrochés à mi-falaise, sur les marches géantes que, par endroits, forment les assises calcaires, et la route quitte parfois le fond de la vallée pour grimper en corniche.

La zaouia de Sidi Mohammed ou Ioussef est composée de 5 qçour : 2 sont habités par des cheurfa des Oulad Amer, 3 par des haratin. Nous défilons devant eux, puis nous passons au pied d’autres villages appartenant aux Aït Merrad.

Les parois de la falaise portent aussi des traces de ruines ; on nous montre même une sorte de route en corniche qui est désignée sous le nom de Triq en-Nçara (Route des Chrétiens). A hauteur des ruines de Tazert la vallée se rétrécit en gorges sauvages nommées Aqqa n-Ouaouna n-lmider.

Le sultan Mouley el-Hassen traversa ces régions, il soumit les Aït Meryad, et démolit à coups de canons quelques villages récalcitrants. Cette campagne a laissé de profonds souvenirs dans la mémoire des habitants. On nous en conte les phases avec force détails ; les emplacements des pièces sont demeurés sacrés; les maisons portent encore les traces des obus impériaux.

Les Aït Merrad se vantent, d’ailleurs, d’avoir victorieusement résisté au Sultan ; leur soumission fut partielle, et les qaïds nommés par le maghzen furent déposés ou massacrés dès le lendemain de l’évacuation de leur territoire.

Les gens d’ici sont très différents de ceux de la montagne. Ils sont plus civilisés, mieux vêtus, mieux armés, plus riches aussi et plus lettrés. L’Arabe est partout compris, et des relations commerciales suivies sont entretenues avec le Tafilelt qui est le centre d’attraction de ce versant oriental du Haut-Atlas. Les femmes sont presque gracieuses, sinon jolies. Leur coiffure laisse voir la nuque ; elles sont vêtues de toile bleue qui sied à leur teint bronzé, leurs hendiras à fond rouge remplacent agréablement les hendiras noires rayées de blanc des Ait Hadiddou. Les maisons aussi révèlent un souci d’élégance dont nous étions déshabitués. Les tourelles crénelées, portant aux angles des poteries rondes, surmontent les murailles de pisé gris, percées de meurtrières en trèfles, et décorées de croisillons.

Un peu avant la fin des gorges nous passons entre deux villages que sépare une palmeraie : à gauche Meifran, à droite Imider ; puis nous débouchons en plaine. Un gros bourg garde l’issue de la vallée, c’est Sêmgat, où nous campons.

2 février

Les montagnards nous pillaient, les gens de la plaine nous exploitent. La soirée d’hier nous coûte plus de 100 francs. De plus en plus la méfiance des habitants grandit. On raconte partout que le col de Tizi n’Tellount, la voie officielle, étant coupé par les Aït lzdeg le Sultan fait passer par le Tizi Tindouf un convoi d’argent destiné à Mouley er-Rechid, gouverneur du Tafilelt ; et ce convoi c’est le nôtre. Nous avons beau ouvrir nos cantines à tous les curieux, leur en étaler le contenu pour prouver que nous ne portons ni argent ni munitions, la légende persiste, plus forte que la réalité, et nous payons cher notre faux renom de richesse.

Ce matin le fils de l’un des qaïds nommés par Mouley el-Hassen nous a arrachés, presque de force, à la rapacité des gens de Semgat. A peine étions-nous à quelques kilomètres de notre point de départ, que notre guide, envers qui nous nous confondions en remerciements, nous fit comprendre que s’il nous avait délivré de la foule qui nous assiégeait c’était avec l’espoir que nous saurions lui en témoigner généreusement notre gratitude.

La route commence par suivre la vallée de l’oued Taria le long duquel se pressent les qçour des Aït Mharnd, des Aït bou Izzem, de Melouân, tous construits en pisé gris et sur le même modèle. Nous nous dirigeons ensuite vers les hauteurs qui ferment notre horizon, et que l’on désigne sous le nom d’Ait el-Khla (Ait ou Khla) et nous les franchissons au col d’Amsed, plus large et moins sauvage que les précédents. La rivière prend ici le nom d’oued Reris ; elle reçoit, à la sortie du col, le tribu d’une belle source ombragée par un bouquet de palmier ; la légende veut, que Mouley el-Hassen s’y soit désaltéré. On entre alors dans la palmeraie d’Amsed, gros bourg d’une centaine de maisons, assez fièrement campé sur un socle rocheux ; puis,  laissant la rivière faire un crochet dans l’Est, nous coupons à travers la passe de Taqqat Aïssa ou Rahou pour gagner les trois qçour de Tadiroust et Agoudir entre lesquels nous plantons notre camp.

3 février

Notre guide terrorise mes compagnons et mes serviteurs. Sa curiosité indiscrète leur parait l’indice de ses soupçons. Tous se figurent qu’il nous conduit à un guet-apens. Le voisinage du Tafilelt effraye nos cheurfa, attire notre escorte : chaque jour la marche devient plus difficile.

Il ne faut pas moins d’une heure pour sortir de la palmeraie de Tadiroust. Les berges, celles de gauche surtout, forment un jardin continu où s’égrennent des qçour, tous analogues, ayant des apparences de forteresses, d’élégants remparts flanqués de tours curieusement ajourées, percés de portes monumentales.

Tout y respire la prospérité : les hommes portent le burnous de drap bleu des citadins et le long pantalon de toile bleue des montagnards ; ils sont armés de fusils gras ou de moukhalas incrustées d’ivoire et fretées de bagues en argent ciselé. Les femmes sont plus élégantes aussi, plus jolies et plus coquettes que celles de nos précédentes étapes.

La plaine de Hadeb où nous pénétrons ensuite est affreuse.

Le sol en est dur et jonché de pierres roulantes. Vers l’Est rien n’en rompt la monotonie ; elle est limitée par un bourrelet de hauteurs rondes qui sont les collines de l’oued Reteb, derrière lesquelles coule l’oued Ziz. L’oued Reris tourne à angle droit dans cette plaine et se dirige, lui aussi, vers l’Est, vers l’oued Ziz.

Devant nous, au Sud, se dresse une nouvelle chaine qui barre tout l’horizon : c’est le Djebel Çarro prolongement de l’Anti-Atlas. A ses pieds coule l’oued Ferda.

Avant que nous quittions l’oued Reris on nous montre un ancien aqueduc qui fut construit du temps de Mouley el-Hassen pour irriguer les jardins des qçour de Arrarad et de Meggarnen, puis nos guides nous font presser follement l’allure dans la traversée de la triste plaine Hadeb (bossue) à qui les monts roses de l’Atlas et les collines bleues du Çarro font un cadre d’une émouvante beauté.

La vallée de l’oued Ferkla est de tous points identique à la vallée de l’oued Ziz, à la vallée de l’oued Reris, et certainement aussi à celles du Dadès et du Dra. Ces longs rubans de verdure, avec leurs chapelets de qçour, endorment le topographe qui peut les dessiner d’un trait, et lassent le statisticien auquel chaque informateur donne des noms nouveaux, des détails supplémentaires. Nous abordons la palmeraie de l’oued Ferkla à la zaouia de Sidi el-Haouari, l’un des centres les plus vénérés des Derqaoua, où résida Sidi el-Haouari, fils et successeur du grand marabout Sid el-Arbi.

Très humblement nous sollicitons l’honneur de planter nos tentes à l’intérieur de la zaouia. On nous accorde généreusement cette faveur. Mais, surabondance de grâce tout à fait imprévue, la cour intérieure est un fumier !

5 février

Nous avons séjourné hier. Il fallait diviser notre matériel, car je coupe, demain, ma caravane en deux : une moitié rentre à Merrakech, l’autre m’accompagne dans l’exploration du bassin de l’oued Dra. Boulifa, dont les travaux de linguistique berbère s’accommodent mal de cette vie nomade, prendra le commandement de la fraction qui rentre. Il emmènera Mouley Abd Allah, ce vieux guerrier, actif et vorace, dont l’excessive énergie et le bel appétit ont eu le don d’exaspérer tout le monde. Son beau-fils l’accompagne, et je n’ai pas de regrets de perdre cet inutile et fragile éphèbe, auquel il fallait des soins de sultane. Je débarque encore mes deux Draoua, les fortes tètes de mon personnel, qui, décidément, ont le couteau trop prompt et le verbe trop insolent. A ces deux-là je confie les autres avec des recommandations confidentielles et flatteuses ; aux autres je confie ceux-ci avec les mêmes formes confidentielles et courtoises. Je me débarrasse, par cette même occasion, de tout ce qui est encombrant, inutile, fatigué : cantines, munitions, armes, tentes, animaux. Enfin je remets à Boulifa ce que nous avons de plus précieux : les documents, collections, photographies, itinéraires, observations astronomiques et météorologiques, de la première partie de notre voyage.

J’éprouve, à ces préparatifs, l’inquiétude anxieuse du moissonneur, dont un proverbe berbère dit qu’il songe sans cesse « combien il y a loin du champ au silo, de la gerbe au pain ! »

Quant à nous, déchus de notre splendeur, nous quittons les rôles magnifiques que nous avons tenus jusqu’ici. Le fils du cheikh Ma 1-Aïnin redevient un infime chérif des Oulad bou-Çbaa ; Zenagui n’est plus qu’un modeste feqih, je tombe au rang de simple muletier. Nous sommes désormais de pauvres commerçants, marchands sans marchandises, courant les marchés en quête de commandes, jouant par surcroit les emplois de médecins, de charlatans, de cheurfa, ayant à notre arc deux cordes l’une pour les gens intéressés, l’autre pour les crédules.

Toute la soirée, toute la nuit, et ce matin dès avant l’aube, les Derqaoua ont prié, hurlé, râlé, chanté. Vers minuit, un chœur de femmes s’est mis à entonner à l’unisson le « La illa ila Allah ! »

Faut-il admirer ou déplorer que le mysticisme puisse atteindre de tels excès ? C’est selon les résultats auxquels il conduit.

Ces résultats, pour nos hôtes, sont l’intolérance et, surtout, l’abrutissement. Mais je dois à la vérité d’ajouter que la pure doctrine du cheikh derqaoui, affranchie des exagérations et des superstitions de ses disciples, n’enseigne que l’abnégation, le détachement des biens de ce monde. Elle prône une merveilleuse fusion de l’être humain en Dieu, de la créature en son créateur, et donne à ceux de ses fokhras qui parviennent au degré supérieur de la confrérie, avec l’insouciance des joies et des misères temporelles, une paradisiaque extase, une immarcessible félicité.

Ainsi pensent les adeptes des classes riches et lettrées pour qui la mouraqqaa, cette loque sordide dont ils recouvrent leurs vêtements, est un symbole d’humilité, et non la livrée de misère et de saleté. Pour les autres, les simples, les déshérités, qui constituent la majorité de la confrérie, ils s’absorbent avec une joie mystique dans les pratiques abrutissantes de l’ordre, et portent, avec une ostentation puérile la dervala rapiécée, le gros chapelet (tesbih), le turban vert ou blanc, et l’Oukkaz, le bâton ferré du pèlerin mendiant.

L’hôte actuel de la zaouia est Sid Bba, gendre de Sid Ali Amhaouch, fils de Sidi el-Arbi el-Haouâri, petit-fils de Sidi el-Arbi. Il a 25 ans à peine, il est grand, précocement obèse, très noir de peau, d’une intelligence médiocre. De ses lèvres énormes ne sortent que des syllabes incompréhensibles. Son unique préoccupation est l’édification d’une qoubba qui recouvrira le tombeau de son père. Cette qoubba semble copiée sur celle de Sidi Daoudi ben Necer de Tlemcen. La mosquée, située à gauche de la qoubba, est petite ; elle n’a guère que 8 mètres de long, sur 6 mètres de large ; le toit est supporté par des colonnes de pisé non blanchi. Le jour y pénètre par une ouverture pratiquée dans le plafond pour laisser passer le tronc d’un palmier planté au lflilieu de l’édifice. Sidi Bba est flanqué d’un fqîh hypocrite et assez lettré, Si el-Habib ben Omar, chérif des Oulad bou-Çbaa. Il nous a donné lecture du premier chapitre d’un grand ouvrage auquel il consacre son talent. C’est une biographie de Sidi Bba. Le début est un fatras de banalités pompeuses ; puis vient un panégyrique éhonté, que notre hôte écoute avec un air de béate satisfaction. Pour nous étonner de son érudition le fqîh nous cite les philosophes mystiques, les docteurs soufiques, entre lesquels ses prédilections vont à Ibn Ata-Allah, dont les lettrés berbères disent volontiers : ‘Si le Qoran n’avait pas été révélé, les sentences d’Ibn Ata-Allah seraient nos prières !’

Un certain désarroi nous paraît régner dans la confrérie des Derqaoua. Sidi Ahmed ben el-Hâchem, bén el-Arbi, connu sous le nom de Sidi el-Arbi, mourut en 1892, à 93 ans, sans désigner son successeur spirituel. Car c’est le propre de cette secte que la khilafa n’y soit pas héréditaire, ni transmissible au gré du dernier pontife, mais qu’elle soit conférée au plus digne par l’unanimité des suffrages de ses khouan, de ses frères mystiques. Sid el-Arbi el-Haouari succéda à son père. Mais, désertant-la zaouia de Boû-Berîh, située dans les Djebala, sur le territoire de la tribu des Beni Zeroual, où est inhumé l’ancêtre Sidi el-Arbi, mort en 1823, il revint au berceau de sa famille, à la zaouia de ??aol ?z, dans le Medrâra, fondée par Si Ahmed el-Badaoui et que son père avait réorganisée. Il fonda lui-même, dans le Ferkla, la zaouia dont nous sommes en ce moment les hôtes, qui porte – son nom, puis il mourut sans désigner de successeur, selon la tradition. Depuis lors les Derqaoua du Sud marocain vivent dans l’incertitude. Les uns se rattachent à Sidi Bba ; d’autres prétendent que le véritable cheikh el-Ouerd, le chef de la confrérie, est le cheikh el-Habri : ce sont les Habria ; d’autres enfin affirment que la jemâa vient d’élire à Merrakech un cheikh nommé Sidi Mhammed ben Ali.

Les principaux personnages, les moqaddems lès plus écoutés de la secte, sont présentement : Sidi Mohammed ben el-Arbi ben el-Haouâri, domicilié à Tizouggarîn, entre Reris et Ferkla ; Sid el-Hadj Mohammed ez-Zemmourî, à Zemmoûr ; Maoula Abd el-Malek à Merrân. Il y a aussi des moqaddama ; des femmes qui exercent les fonctions de chef de congrégation, telle cette Hocayya à Aït Taddart, à qui le cheikh el-Arbi ben Abd Allah el-Maouari adresse ses instructions dans une lettre que nous publions.

Notre départ a lieu vers 11 heures seulement, après d’interminables congratulations. Nous remontons la vallée de l’oued Ferkla jusqu’à sa source, c’est-à-dire jusqu’aux deux qçour de Khorbet (des Ruines) que nous atteignons en un peu plus d’une heure. Khorbet Jdid est un qçar de cheurfa et de merabtin ; Khorbet Khdîm un qçar de haratin. Cette route est une promenade sous les palmiers. Chemin faisant nous longeons les remparts de Guermid, de Tiredoain, d’Ait Assatt que peuplent des forgerons.

L’industrie du fer est déshonorante dans presque tout le Sud du Maroc ; les forgerons sont des Israélites, des Haratin ou des Jebala, des Draoua esclaves. De nombreux tombeaux de marabouts sont épars dans la palmeraie : Sidi Boulman, Sidi Yahia ben Brahim, Mouley el-Hassen el-Kebir, Sidi Abd Allah, Sidi Guerçil, et tant d’autres dont les noms m’ont échappé. La richesse de l’hagiographie marocaine honore surtout la piété et la crédulité des habitants, car les légendes que l’on colporte sur certains de ces santons sont loin d’être édifiantes : Sidi Boulman eut le pouvoir merveilleux de rendre fécondes les femmes stériles. il périt de la main d’un mari qui eut la curiosité sacrilège de vouloir assister aux rites mystérieux de ce miracle !

Certaines qoubbas de ces pieux personnages ont des formes particulières : les unes sont coiffées d’une coupole ogivale en forme de tiare supportée par une colonnade ; dans d’autres quatre montants soutiennent une terrasse à ciel ouvert où le corps du saint se décompose librement, en odeur de sainteté, hors de la portée des chacals impies.

Beaucoup de palmiers sont entièrement brûlés, quelques-uns sont à demi consumés. Ces destructions barbares constituent la seule médication en usage contre un ver qui tue les arbres. La palmeraie n’a pas plus d’un kilomètre de largeur ; on voit, à travers les palmes, la plaine pierreuse de Hadeb qui luit sous le soleil de midi.

Chacun des qçour de Khorbet contient plus de 1.500 habitants. Le marché ??? qui est tout voisin est encombré de monde.

Le qçar d’Asrir passe pour avoir été construit par les gens du maghzen ; un fonctionnaire et quelques moghaznis y tinrent garnison. L’enceinte de la bourgade est divisée en deux parties dont l’une est aux juifs, l’autre aux Haratin. On compte 600 juifs et un millier de baratin. Les Israélites y vivent dans une sécurité relative, à la condition de se placer sous la tutelle de deux maîtres : un Merradi (Ait Merrad) pour l’extérieur, un hartani pour la vie intérieure dans le qçar.

Le marché se tient dans le quartier juif, sur la place du mellah.

Une foule de 2.500 à 3.000 personnes y circule. On y vend des bougies, du sucre, du thé, du beurre, de l’huile, des dattes, des grains, de la viande, à des prix sensiblement supérieurs à ceux des marchés de la côte. Les bestiaux, au contraire, se vendent à vil prix, l’herbe devient rare, la famine désole les montagnes.

Un bœuf vaut 30 pesetas, un mouton 10.

On nous montre dans son échoppe le tajer Yahia, un vieil israélite à barbe blanche, qui passe pour le plus riche personnage de la région. Plus loin une femme juive surveille un étal de tabac et de kif. Cette dérogation à la règle qui interdit aux femmes de tenir boutique est une tolérance intéressée. Le mari de cette femme s’est enfui laissant un passif considérable. Les créanciers obtinrent que l’abandonnée continuât son commerce ; elle paye ainsi les dettes de son mari, et élève ses enfants.

Les Imaziren surveillent jalousement leurs protégés juifs et prélèvent un droit sur leurs opérations commerciales. Le juif se soustrait de son mieux à cet impôt. L’un d’eux, ayant à nous fournir de l’orge, prend notre commande, nous prie de l’attendre un instant, et s’en va chercher le grain dans sa maison. Il revient les mains vides :

« Je vous prie d’attendre encore un moment, mon amazir est chez moi, il m’est impossible de sortir aucune marchandise devant lui. »

Il semble que les gens d’ici soient plus hospitaliers, moins rapaces, que ceux de nos derniers gîtes. Cet optimisme sera peut-être déçu par les exigences de la dernière heure. Trop souvent nous avons éprouvé que la zettata du lendemain est la rançon des cordialités de la veille.

6 février

Nous entrerons, ce soir, sur le territoire de la fameuse tribu des Ait Atta ; quatre zettats nous font escorte, trois piétons de Ferkla et un cavalier Attaoui.

Notre dédoublement doit s’opérer en vue du premier qçar de Thodra ; la plaine est peu sûre, et mieux vaut donner à nos compagnons l’appui de notre présence jusqu’aux collines de Testa/it, où s’achève l’oued Thodra. Les oueds de cette région sont sujets à des défaillances singulières. Ils disparaissent soudain pour aller ressortir de terre un peu plus loin. Tel est le cas de l’oued Thodra qui, issu du Djebel Meqrour, au col d’Ahançal, coule dans la plaine, irriguant une belle et fertile palmeraie encombrée de qçour et de vergers, puis disparait à hauteur des ondulations de terrain de Testafit, après l’agadir des Aït Aïssa ou Brahim, pour venir sourdre par une centaine de sources au Ras el oued, entre les collines de Ras çtaf et les qçour d’el-Khorbet, sous le nom d’oued Ferkla.

Au moment de la fonte des neiges l’oued Thodra, trop puissant, franchit parfois son gouffre de Testafit, il poursuit son cours à travers la plaine, dans un lit qui tout le reste de l’année n’est qu’un large chemin rempli de galets. Ainsi, pendant quelques jours chaque année, l’oued Thodra et l’oued Ferkla ne sont qu’une seule rivière.

Les pentes de Testafit sont des pâturages réputés. Les Ait Atla les louent aux Au Menad. Le chih y croit haut et dru. Cette année 500 kheimas, 500 tentes de pasteurs, sont éparses dans cette plaine. Elles paient une redevance de 20 pesetas parkheinia et par trimestre.

Nous sommes parvenus aux palmeraies de l’oued Thodra ; désormais la route de nos compagnons est sûre. Nous faisons une courte halte et, très émus, malgré que chacun se roidisse de son mieux pour cacher ses sentiments, nous nous séparons, allant, les uns à l’Ouest, les autres au Sud, vers les montagnes bleues 4u Çarro.

Pendant longtemps encore nous pouvons suivre des yeux la minuscule escorte de Boulifa fuyant dans la plaine. Un de mes cavaliers déclare d’un air sentencieux : « La fortune ne se dédouble pas. Dieu seul sait avec qui elle cheminera ! ».

Nous abordons le Djebel Çarro perpendiculairement à sa direction générale. D’abord nous franchissons trois lits d’oueds sans végétation, sans verdure, que l’on nomme Iris ou bien Aqqa suivant qu’ils ont ou n’ont pas d’eau. On escalade ensuite un seuil constitué par des couches de calcaires noirs plongeant vers le Nord. En arrière s’ouvre une trouée encadrée entre deux chaînes de collines où s’élèvent quelques qçour assez misérables des 4ït el-Fersi, fraction des Aït-Atta.

Nous plantons auprès de l’un d’eux notre camp réduit maintenant à trois tentes. Il nous reste sept mules et un âne, et nous sommes huit : le chérif Mouley el-Hassen, Zenagui et moi, avec notre feqih et quatre serviteurs. Nous ne formons plus qu’une petite caravane bien modeste, et pourtant c’est tout juste si le qçar auprès duquel nous campons ne ferme pas, à notre approche, son unique et monumental portail. On nous fait dire de continuer notre chemin, ou plutôt de retourner d’où nous venons ; aucune route ne passe par ici ; nul zettat ne saurait, en aucun temps, nous protéger contre la rapacité des nomades qui errent dans le Çarro, mais en ce moment plus que jamais l’insécurité – règne dans ces régions que la famine désole.

Prudemment, humblement, patiemment surtout, nous rassurons la défiance des Aït Atta et, après la prière de l’asser faite en commun sur l’esplanade du qçar, les notables viennent nous apporter une mouna très misérable, mais qui fait de nous les hôtes de la tribu la plus puissante et la plus redoutée du Sud-Est marocain.

7 février

Départ à 10 heures. Nous marchons droit au Sud. Le pays est affreux ; le sol est pavé de roches noires et brillantes dont les débris jonchent la terre. Les collines ont toutes même aspect : un talus d’argile surmonté d’une épaisse dalle de roche rosée, posée, horizontalement ou inclinée, tantôt vers le Sud, tantôt vers l’Ouest ; puis une nouvelle couche d’argile et, surmontant l’édifice, une mince dalle rocheuse qui, d’en bas, semble un couvercle. Telle paraît, aussi loin que la vue s’étend, l’architecture des collines du Çarro, si étrangement découpées en dents, tables, aiguilles ou pitons. L’altitude maxima atteint 800 mètres au-dessus de la plaine ; les cotes moyennes sont entre 250 et 300 mètres.

Ce pays morne, sans eau, sans habitants, sans faune, où la rencontre d’un troupeau, où la vue d’une gazelle sont des événements rares, est en cette saison recouvert d’une délicieuse floraison saharienne, petites fleurs du désert, imperceptibles, frêles et discrètes que l’on remarque à peine, et qui étendent un merveilleux tapis diapré sur cette solitude désolée.

Nous franchissons d’abord un col, le Tizi n-Boujou ; la vallée s’élargit ensuite, pour se resserrer de nouveau au col de Tizi n-Tenoutoù quelques touffes de palmiers ombragent une source et des lauriers-rose. Au-delà s’ouvre une vallée sans oued dont on traverse la berge méridionale au Tizi n-lslan, pour pénétrer dans la plaine d’Amma, énorme trouée de 15 à 20 kilomètres de large, pierreuse, monotone, qui sépare le Çarro proprement dit des collines de Tischaouni qui forment son prolongement oriental, et dont les ondulations vont se perdre dans la vallée de l’oued Ziz. Ce qui caractérise cette trouée c’est la régularité des hauteurs qui l’enferment et qui, semblables et pareillement orientées, cloisonnent cette plaine comme des stalles. Toutes ces collines ont un nom tiré de l’histoire locale ou de la légende : dans l’Est la falaise de Ba Houddou d’où tomba un brigand fameux ; Tilert n’Jaït, l’aiguille de Jaït, autre coupeur de route également célèbre ; dans l’Ouest, quatre massifs remarquables portent les noms de Touri n’ Telrount, Dili n Telrount, Taça n Telrount, Ardi n Telrount, le cœur, le foie, la tête, l’intestin, de la chamelle, parce qu’un personnage mythique, dont on n’a pu me dire le nom, ayant tué sa chamelle en mangea quelque morceau en chacun de ces endroits.

Vers 5 heures 30 nous faisons halte dans un site solitaire qu’on nomme Tiguelna, au pied d’une grosse tour carrée sous laquelle repose une sainte, Rouda Aïssa. Personne n’est là pour nous en conter l’histoire, et c’est un mélancolique spectacle que cette minuscule oasis, née du caprice d’une petite source, et des soins de quelques bergers, fraîche, propre, soigneusement cultivée, perdue, et comme oubliée, dans cette plaine aride.

8 février

Partis avant 10 heures du matin nous arrivons à l’étape à 7 heures du soir, à la nuit close, après neuf heures de marche sans halte et sans grand intérêt.

Tout d’abord nous traversons les collines d’Achich qui limitent la plaine d’Ammar. Le col est étroit, encombré de tamaris ; un ruisseau y sourd et disparaît aussitôt, absorbé par la terre assoiffée ; une grotte In Rial, béante dans la berge orientale, renferme un trésor que nous avons commis l’indiscrétion, sacrilège, mais vaine, de chercher. Des traces de foyers récents attestent que les passants ont coutume de faire étape en ce lieu propice qui leur offre un abri contre le vent, un peu d’ombre, de la fraîcheur et de l’eau.

Ces collines d’Achich sont des assises calcaires qui plongent d’une vingtaine de degrés vers le Sud. Vues de cette face elles montent en pente douce ; vues du Nord ce sont des falaises dressées à pic sur la plaine.

Au delà s’étend le vaste cirque de el-Haçaïa (el-H’acayya) que ferment les collines de Seredra et d Izergan. L’oued el-Haçaïa, qui coule au pied de ces collines, vient de 1 Est, il sort du Djebel Sidi Ali ben Mouça, arrose neuf qçour des Ait Atta qui portent le nom collectif de qçour el-Haçaïa et sont réputés pour leurs jardins plantés de tamaris et de palmiers ; l’oued traverse ensuite les collines de Seredra pour aller se perdre dans le désert d’el-Maïdel qui s’étend au Sud-Ouest du Tafilelt.

Plus loin, nouvelle plaine, plus nue encore, car l’aridité va s’aggravant à mesure que l’on approche du Sahara. Un chott argileux, que couvre par places une mince toison de joncs, forme le centre de cette dépression. L’oued Tazzarin vient se perdre dans sa rive occidentale, il ressort de la rive orientale sous le nom d’oued Ajmou. Ces deux vallées peuplées de qçour importants encadrent dans le ruban de verdure de leurs beaux tamaris cette plaine de Tifrit n’Fraoun qui est l’un des centres les plus importants des Aït Atta.

La nuit nous surprend au milieu des dunes de sable blond qui précèdent la vallée de l’oued Ajmou, et nous errons longtemps à l’aventure, à la recherche du qçar de Tarbalt où nos zettats ont des amis.

Notre arrivée met le qçar en émoi. De toutes les maisons sortent des gens curieux ou inquiets, portant à la main des torches en djerid dont les lueurs donnent à notre campement une apparence fantastique. Après une heure de pourparlers on nous assigne un coin de la place publique où sont creusés de grands trous qui servent à jeter les ordures, puis les torches s’éteignent, les portes se referment, et l’on nous abandonne sans vouloir même nous fournir une cruche d’eau.

10 février

La fatigue, l’absence de guides et de provisions, nous ont obligé à séjourner hier dans le qçar de Tarbalt. Les habitants semblent pacifiques, sages et très misérables. La belle apparence de leurs qçour est un leurre ; l’intérieur en est délabré, les maisons s’écroulent, les beaux jardins plantés de tamaris donnent à leurs indolents propriétaires moins que le strict nécessaire. On, y supplée tant bien que mal par le pillage.

Quand une fraction sent ses provisions s’épuiser, ou, simplement, quand les hommes ont des loisirs et de la poudre, on organise une harka qui va « manger » un des qçour de l’oued Dadès, de l’oued Dra, du Reris, du Thodra, ou du Tafilelt.

Si l’on est repoussé, l’on rentre chercher du renfort ; si l’on est victorieux, on égorge les hommes libres, on garde pour les vendre, ou pour son propre usage, les femmes, les enfants et les esclaves ; enfin, si l’on est en force, on s’installe dans le qçar, jusqu’au jour où quelque voisin plus fort vient le conquérir à son tour.

La défiance des Ait Atta est extrême. Quand nous les interrogeons sur les fractions et l’importance numérique de leur tribu ils répondent invariablement :

« Dieu seul peut dénombrer les Aït Atta ; leur territoire n’a pas de limites du côté de l’Orient ni du côté du Sud. »

L’étape est rude de Ajmoit à Tamgrout : partis à 7 heures 30 du matin nous arrivons à 7 heures du soir, et nous campons à Mguerba à 7 heures 40.

En quittant Tarbalt nous gravissons les pentes pierreuses d’Aqout et de Rart du haut desquelles on découvre la plaine de Tazzarin, le Çarro et, par delà ses collines dentelées, les cimes blanches du Haltt-Atlas. Du côté du Sud une vaste cuvette s’étale à nos pieds. De son sol argileux émergent des roches dures, sombres, luisantes, comme goudronnées. Les pentes des collines sont couvertes de petites fleurs mauves ; des troupeaux paissent, épars dans cet immense et providentiel pâturage. Nous sortons de cette première dépression par le col d’Aqqa ntaTonroust. Une nouvelle plaine s’ouvre devant nous : c’est la plaine de Tamgrout, elle est fermée par deux lignes de hauteurs qui se soudent du côté de l’Est, où elles portent le nom de Djebel Tadrarth, et courent parallèlement vers l’Ouest, à l’infini, encadrant la longue plaine de la Feija. La chaîne septentrionale, celle que nous venons de traverser, se nomme Djebel Bon Zeroual jusqu’à la brèche qu’y ouvre l’oued Dra, et au delà Djebel des Oulad Yahia, d’ Ouriri, de Richa, etc. c’est la dernière crête de Y Anti-Atlas. La chaîne méridionale présente d’abord, droit devant nous, une trouée très nette, Taqqat lqtaolla, par où sort l’oued Dra ; elle prend ensuite les noms de Djebel Toudrna, puis de Djebel Bani.

L’hémicycle de Tadrarth est merveilleusement régulier. On peut y suivre indéfiniment chacune des assises rocheuses dont les lignes claires sont nettes et continues comme des courbes de niveau. Le sommet plat n’est rompu qu’à la trouée de l’oued Dra, et reprend aussitôt après. Une série de collines érodées, effondrées, égrenées à l’intérieur de ce cirque, atteste l’existence d’une deuxième chaîne concentrique, mais dont les assises, au lieu d’être horizontales, plongeaient vers la circonférence.

Cette immense plaine est barrée vers l’Ouest par la ligne sombre des palmeraies de l’oued Dra, au-dessus desquelles émerge le minaret de l’amgrout qui nous sert longtemps de point de direction. Puis, la nuit vient, nous suivons silencieusement notre guide, qui semble hésitant et perplexe.

Vers 7 heures nous atteignons Tamgrout. La ville est enfermée dans une enceinte de murs bas. Après d’assez longs pourparlers on nous ouvre une petite porte, et nous cheminons interminablement à travers un dédale de ruelles étroites bordées de magasins vides et de ruines. C’est le quartier du marché qui vient d’être pillé par les Aït Atta. Une seconde porte s’ouvre et nous pénétrons dans la deuxième enceinte, dans le quartier sacré de la célèbre zaouia des Oulad ben Nacer. Les murailles sont hautes, la nuit noire ; les rues sont couvertes, nos mules buttent, accrochent les portes, tombent ; c’est une promenade singulière dans cette cité sainte, endormie.

Une halte ; des coups sourds dans un portail massif ; nous sommes devant la zaouia. On appelle, on frappe, on flambe des allumettes ; vains efforts, la maison sacrée parait déserte. Enfin une voix dolente, voix de nègre, gutturale et traînante, répond aux objurgations de nos zettats : —

« La maison des Seigneurs est vide. les maîtres sont en voyage. passez votre chemin, pèlerins malencontreux ! »

Nous avons tourné les talons ; le virage des mules dans cette ruelle obscure no s’est pas opéré sans peine ; et nous avons repris, il tâtons, toujours buttant et trébuchant, la nocturne promenade à travers les quartiers silencieux et ruinés. Les murs franchis nous nous sommes trouvés dans la plaine, sans gîte.

Nos zettats nous ont offert alors d’aller camper dans un qçar voisin, à el-Mguerba. Nous nous y sommes rendus, et nous avons planté nos tentes sur une esplanade dure, à côté d’une caravane de chameliers, sans avoir pu même abreuver nos mules.

11 février

Ce matin, dès l’aube, le moqaddem de la zaouia Naciria est venu, en personne, s’excuser de l’accueil inhospitalier qui nous fut fait cette nuit. Il nous assure que l’esclave de garde a été roué de coups, que l’on attend notre présence pour l’achever, et nous prie de venir nous installer dans la zaouia.

Nous remettons avec dignité ce changement d’installation au lendemain, promettant de séjourner dans la zaouia jusqu’après la fête de L’aid Kebir, qui tombe le 15 février.

Personne, en effet, ne consentirait à se mettre en route si près de cette solennité familiale et religieuse ; de plus, j’ai deux occultations d’étoiles à faire les 13 et 14 février, j’aurai donc besoin d’être stable, et je compte que la zaouia nous offrira la sécurité et le recueillement qui nous sont nécessaires, en même temps que le repos dont nous avons besoin.

Une grave question se pose ici. Quel itinéraire suivrons-nous pour aller à l’oued Noun ? La route ordinaire passe par Tisint, Tatta, Aqqa, et, de là, gagne Goulimin. Cette route nous est interdite, puisque nous risquerions d’y rencontrer des gens qui nous connaissent.

D’ailleurs de Foucauld a séjourné longuement dans cette région d’où le rabbin Mardokaï Srour, son guide, était originaire. Il faut donc trouver un autre itinéraire et surtout un prétexte pour abandonner ce chemin classique, car aller de Tamgrout à l’oued Noun sans passer par Tisint parait chose aussi absurde que d’aller de Saint-Denis à Versailles en évitant Paris. Prendrons-nous au Nord, par la montagne, ou au Sud, par le désert ? Il nous serait loisible, sans doute, de descendre la vallée de l’oued Dra, d’aller de lnader en mader, campant chez les nomades ou chez les pasteurs. L’intérêt de cette route est nul ; les étapes que nous venons de faire dans les vallées de Reris et de Ferkla nous ont édifié sur la monotonie de ces palmeraies Le premier informateur venu nous dictera d’ici la nomenclature des qçour que nous verrions défiler. Par le Nord, au contraire, nous longerons le pied de l’Anti-Atlas, nous parcourrons une région inconnue, qui passe pour peuplée et fertile.

L’objection est que nul ne peut, ou ne veut, nous renseigner sur les possibilités de cet itinéraire. A toutes mes questions on répond par le dicton berbère : « Un oiseau y laisserait ses plumes ! »