De Ségonzac, Au coeur de l’Atlas…Maroc (IV et V) De Tamgrout à Anzour, 1905 n-è

IV : DE L’OUED DRA A LA ZAOUIA DE SIDI MOHAMMED OU IAQOUB

12 février Cédant aux instances des Naciria nous sommes revenus à Tamgrout. Deux kilomètres seulement séparent el-Mguerba de la ville sacrée. A l’Est le désert rose, pierreux, sans une touffe de verdure ; à l’Ouest, et tout proche, le ruban des palmiers du Dra, sous lesquels les petits champs, enclos de murs entabia, produisent des orges, des fèves, des navets, des carottes.

Des seguias boueuses serpentent à travers les cultures. Elles sont les artères de la palmeraie ; chaque groupe de qçour a la sienne. El-Mguerba, Tamgrout, zaouia Sid en-Nas et Tazrout sont alimentés par la seguia de Tassergat. Chacun de ces centres a droit à quatre journées consécutives d’irrigation. La distribution des eaux est l’objet de toutes les sollicitudes, et la cause d-e presque tous les litiges. Cette année l’oued Dra coule à pleins bards, la paix règne entre ses riverains. Elle n’est troublée que par les agressions des Imaziren, ces suzerains insatiables -dont de Foucauld a si exactement décrit les coutumes. Les qçour vivent dans une perpétuelle inquiétude ; une garde de dix hommes veille en permanence à la porte de el-Mguerba ; les fusils de ce poste sont rangés le long du rempart, formant, avec des poires à poudre et des sacs à balles, une panoplie suggestive.

C’est aujourd’hui samedi, jour du marché de Tamgrout. Sidi Mohammed ben Nacer, fondateur de la cité, a choisi ce jour du Sabbat pour empêcher toutes relations commerciales entre ses serviteurs et les juifs, auxquels il avait interdit l’accès de la ville. Le souq est animé : nous le traversons à l’heure où les gens rentrent chez eux ; les affaires commerciales ont été médiocres, les caravanes ne circulent guère aux approches de la fête.

Par contre on a vendu des centaines de moutons pour les sacrifices rituels de l’Aïd Kebir, et le marché est tout poudreux de la poussière que soulèvent les troupeaux.

Nous revoyons au grand jour l’itinéraire compliqué que nous avons suivi l’autre nuit. Le portail de la zaouia est ouvert, on nous fait suivre un couloir obscur, trop étroit pour les charges de nos mules, et nous débouchons dans une cour intérieure, étroite, à demi occupée par une mare d’eau croupissante, au pied même de la qoubba sainte de Sidi Mohammed ben Naçer Ce voisinage inspire une terreur superstitieuse à mes compagnons. Ils se scandalisent de cette profanation ; Mouley el-Hassen égrène.nerveusement son chapelet, le feqih chantonne la prière des agonisants ; les serviteurs de la zaouia, les notables de la ville font une triple haie autour de nous, et, vraiment, l’instant est très pénible tant sont perceptibles la défiance de nos hôtes et la peur de nos serviteurs.

Le moqaddem de la zaouia est un esclave noir à l’air intelligent. Il nous souhaite la bienvenue au nom des cheurfa absents, et nous apprend que la femme de Sid el-Hanafi, le chef de la famille, est heureuse que nous soyions sous son toit. Il nous amène enfin un négrillon d’une dizaine d’années, d’apparence et de manières distinguées, qui est le fils ainé de notre hôte.

Les tentes dressées, les mules entravées, on boit le thé et l’on cause. Nous nous enquérons, tout naturellement, des cheurfa, des motifs de leur absence, du but de leur voyage. Il est étrange qu’une zaouia, célèbre dans tout l’Islam pour sa sainteté et sa richesse, soit déserte.

En voici les raisons : après la mort de Sid Bou Bekr la baraka des Naciria fut revendiquée par Sid el-Hanafi, son fils, et par Sid el-Habibi, son neveu. Cette discussion, dans laquelle chacun entraînait une partie des fidèles, partagea la confrérie en deux camps dont les luttes tarirent également la fortune et le prestige. Les Draoua se désaffectionnèrent de leurs cheurfa, la ziara s’en ressentit, et le budget de la zaouia, grevé par les lourdes charges de l’hospitalité et de la guerre, devint insuffisant. Il fallut contracter des dettes. Les Ait Atta, qui avaient été, tour à tour, alliés des deux prétendants, avancèrent quelqu’argent puis en réclamèrent le remboursement ; et, comme on tardait à acquitter leur créance, ils attaquèrent Tamgrout et en pillèrent un quartier.

Sid el-Habibi se retira le premier ; il enmena ses femmes, ses serviteurs et partit pour le Sous ou il fonda, ou seulement restaura la zaouia d Adouar.

Quant à Sid el-Hanafi, resté seul pour faire face aux exigences des créanciers de la zaouia et aux charges de l’hospitalité, il partit en voyage, et, depuis deux ans, il circule dans le Sud marocain, quêtant pour remplir son trésor vide, et s’efforçant de réchauffer par sa présence la charité et le zèle attiédis de ses fidèles.

Ces dissentiments ont fait le jeu des autres familles chérifiennes qui se sont taillé une clientèle parmi les Naciria. Les plus habiles et les plus heureux ont été les cheurfa de Tamesloht qui ont su s’attacher la tribu des Ait Atta.

Mouley el-Hadj Abd Allah ben Hossein, le chef de cette maison, est représenté par un de ses neveux, Sid Bou Azza ou Driss, qui habite Tazzarin. La ziara des Ait Atta est réglée par un code dont on nous a énuméré les articles : on paye au chérif un metqal par enfant qui naît, par cheval qu’on achète ; un mouton par troupeau de 100 tètes ; un trentième des récoltes de céréales ; un huitième de la récolte de henné, etc.

J’ai rencontré Sid el-Hanafi à Mogador ; il était accompagné d’une trentaine de Draoua. On nous a conté que ce chérif se faisait amener à chaque étape une femme du pays, l’épousait, et la répudiait en levant son camp. Notre informateur ajoutait que l’on recherchait comme une bénédiction et une faveur insigne l’honneur de fournir l’épouse éphémère.

Gomme nous manifestions quelque étonnement à voir glorifier cet impudent abus de l’institution la plus sacrée, le moqaddem répondit :

« Celui dans les veines de qui coule une goutte du sang du Prophète se doit au monde ! »

Nous sommes ici en pays noir ; tous les Draoua, Haratin, Qebala, Cheurfa, avec des nuances difficilement perceptibles, sont du noir le plus franc. Voici comment ils expliquent leurs différences ethnographiques et leurs origines.

La caste supérieure est constituée par les Ahrar ; l’inférieure par les Haratin (sing. Hartani). Les premiers se disent autoctones et seraient des berbères noirs islamisés ; les seconds proviennent du Soudan. Un mur social sépare ces deux races : l’infériorité du Hartani est affirmée par l’interdiction d’épouser une femme Ahrar. Averti par cette explication je me suis efforcé de discerner les individus que j’ai pu observer. Sans doute on retrouve le type berbère et le type nègre dans toute leur pureté chez quelques sujets ; le nombre en est limité. Dans la plupart des cas la différenciation est difficile tant les croisements entre hommes libres et femmes esclaves ont mêlé les races. Le Draoui libre, comme tous les Marocains, comme le plus grand nombre des musulmans du Nord de l’Afrique, a un penchant très vif pour les négresses. « Elles ont, nous confiait un de nos hôtes, une ardeur et une docilité qui font un contraste très appréciable avec l’indifférence de tempérament et l’aigreur de caractère de nos femmes. »

Le Qebli (pluriel Qebala. Signifie : homme du Sud) est un Draoui, et ordinairement un hartani. Cette désignation est inusitée dans la vallée de l’oued Dra, et n’est en usage que dans le bassin du Tafilelt ou dans l’Anti-Atlas. Elle est devenue synonyme de serf, car le Draoui hors de son pays est le plus souvent un esclave.

Parmi ces différentes races il existe plusieurs castes. La population se divise en : Braber, Cheurfa et Draoua.

Le Berbri est un Imaziren nomade ou sédentaire ; tels les Ait Atta, et les Ait Yahia. Dans l’Anti-Atlas il prend le nom de Chleuh, pour des raisons qui me sont mal connues, et dont la plus fréquemment fournie est qu’il parle un langage informe comme s’il avait la langue tordue (chellha). Le Berbri est maître et seigneur de la plaine et de la montagne. Les oasis, les palmeraies avec leurs qçour, leurs villes, leurs vergers et leurs jardins sont des enclaves sur lesquelles il prétend avoir des droits.

Le qçourien est donc obligé de reconnaître la suzeraineté du Berbri et d’acheter sa protection. Ce marché, qui se nomme la debiha, le sacrifice, parce qu’autrefois le protégé immolait une victime devant la tente ou la maison de son protecteur, consiste en prélèvements dont le taux est variable mais représente en moyenne deux charges d’homme pour l’orge, un onzième pour les dattes.

A ce prix le Draoui achète une sécurité complète ; non seulement sa récolte sera gardée, mais même elle lui sera remboursée au cas où elle viendrait à être pillée. Le Berbri se désintéresse d’ailleurs complètement des affaires intérieures de ses clients. Que les Draoua se battent, se pillent, c’est leur droit.

Il n’interviendra que si on l’appelle, et en ce cas il faut payer son concours, ou si quelqu’agression étrangère, venant d’une autre tribu berbère, met les biens de son client en péril.

Les Braber ont, dans leurs agglomérations, des Draoua haratin ou qebala. Ce sont des esclaves avec toute la déchéance, toute la misère que cette servitude comporte. On les tue, on les vend, on les échange ; leur valeur marchande est variable.

Il arrive parfois que ces haratin forment un groupement, édifient ou prennent un qçar, et y vivent librement en payant une debiha aux Braber.

La deuxième caste est celle des cheurfa et des marabouts que les Imaziren nomment : agouram. Les cheurfa sont de branches diverses ; ils pullulent dans le bassin de l’oued Dra. Il en est sans doute beaucoup d’apocryphes, mais les Draoua sont crédules et enclins aux superstitions. Il n’est pas de centre qui n’ait sa qoubba et son saint, mort ou vif ; car l’anthropolâtrie revêt deux formes : le culte du saint défunt, et le culte du saint vivant. Le plus souvent les deux cultes sont exploités par la même famille : la baraka étant héréditaire, le descendant hérite, en même temps les vertus de son ascendant, sa zaouia et son tombeau. Il les exploite de son mieux, mais la concurrence est telle que beaucoup de très pieux et très vertueux personnages en sont réduits à la mendicité. Ceux-là sont nos commensaux ordinaires et nos plus précieux informateurs. Ils s’abattent sous notre qoubba dès qu’elle est plantée, y mangent nos mounas, y dorment à l’abri de nos tentes et n’en sortent guère que lorsque nous levons le camp.

Les zaouia du Dra sont innombrables, elles sont en général assez pauvres. Les Braber exigent d’elles la debiha, et ne se font aucun scrupule de les piller quand l’occasion s’en présente.

Cette pléthore d’institutions et de personnages religieux n’est pas l’indice d’une piété très vive. Les Draoua sont croyants et pratiquants, mais sans fanatisme. Les Braber sont plus tièdes encore, mais plus intolérants ; le voisinage de l’Algérie exaspère leur haine du Chrétien.

13 février

En dépit de son renom, de ses prétentions, de l’apparence qu’elle conserve pour qui n’y pénètre point, Tamgrout n’est qu’un gros qçar, ni plus peuplé, ni moins croulant que toutes les bourgades en pisé rose qui s’échelonnent le long des rives de foued Dra.

Ses quatre portes se nomment Foum es-Soùq (Nord), Foum Taourirt (Nord-Est), Bab er-Rezq (Sud-Ouest), Foum es-Soùr (Est).

Sa situation privilégiée lui vint en majeure partie de ses cheurfa Naciria dont l’universel renom attirait des pèlerins de tous les états du monde musulman. Le fondateur de la zaouia fut Sidi Amer ou Ahmed el-Ançari. C’était un pieux cénobite qui menait une vie hérémitique, n’ayant qu’un souci : vivre inconnu. On a conservé sa zaouia, on y montre le puits où le saint homme s’abreuvait. Ses hagiographes prétendent que, par mortification, il pria Dieu de changer l’eau claire et délicieuse de ce puits en une eau saumàtre. Dieu l’exauça : elle est imbuvable !

D’autres saints encore sont vénérés à Tamgrout : Sid el-Hâdj Brahim fondateur de la zaouia de Sid en-Nâs (le Seigneur des gens), dédiée au Prophète ; Sidi Bel-Qâcem, célèbre par l’étendue de son savoir.

Les jardins de Tamgrout sont fertiles, l’eau y abonde, mais l’ombre y est rare. Les palmiers ne forment pas un bois, ils sont épars et clairsemés. Les figuiers, les abricotiers, les orangers font, par places, un taillis touffu ; par endroits aussi s’étalent des flaques d’eau saumâtre, bordées de touffes de joncs, autour desquelles le salpêtre affleure. Les séguias sont mal entretenues. Elles ne représentent nulle part un canal à bords francs. Partout elles ont l’aspect de ruisseaux de 2 mètres de largeur au plus. L’eau en est trouble et tiède. Tantôt elle stagne, tantôt elle coule lente et boueuse, tantôt elle court bruyante, écumeuse. Elle passe sous mille ponceaux, par cent aqueducs ; disparaît sous les murs de clôture, emplit les rigoles, inonde les champs. Nous sommes dans la période de quatre jours où la seguia de Tassergat dessert les jardins de Tamgrout, la palmeraie est pleine de gens qui, la houe en main, surveillent leurs irrigations.

J’ai voulu pousser jusqu’au fleuve lui-même : il faut 10 minutes à peine pour l’atteindre en passant devant la zaouia de Sid en-Nas.

L’oued est un beau fleuve tranquille, de 40 a 80 mètres de large, mais sans profondeur. Son lit de sable et de galets mesure environ 300 mètres entre des berges plantées de tamaris. La rive droite est déserte et un peu ensablée ; en aval elle se couvre de palmiers tandis que les palmeraies de la rive gauche semblent s’éclaircir. L’eau est douce, un peu plate, mais assez fraîche.

Suivant l’usage des pèlerins nomades venus ici du fond du désert, nous en avons bu, nous avons fait nos ablutions et récité la prière de l’asser sur les bords du Dra dont l’eau efface les souillures physiques et morales.

Cette crédulité fait sourire, de loin. Il faut aux fables leur cadre merveilleux ; aux légendes de cet antique Daradus, où Ptolémée nous conte qu’en son temps les éléphants venaient boire, il faut l’horizon rigide des collines plates de Bou Zeroual, de Taderarth, de Toudma, le ciel implacablement pur, l’espace infini, le silence absolu et, dans ce paysage où tout meurt de soif, la majestueuse et large coulée d’eau limpide du dernier survivant des fleuves sahariens.

14 février

Nous sommes allés visiter le tombeau de Sidi Mohammed ben Naçer qui rappelle celui de Bou Medien à Tlemcen. Il est – moderne, en partie du moins. Un poème Arjouza, composé par le père du qadi actuel, Sid el-Qorchi, nous apprend que la qoubba fut détruite par un incendie, et reconstruite sous le règne du Sultan Sidi Mohammed, en 1869. Deux vers, du mètre Rajaz, extraits de ce poème, sont gravés au frontispice : La sculpture et la peinture en furent achevées., Par l’aide de Dieu — qu’il soit exalté !

Le 24e jour de Rajab, En l’année 1286 de l’hégire.

La qoubba est de forme classique, carrée, ornée d’arabesques vertes et roses et d’inscriptions koufiques découpées dans le plâtre, dont la plupart sont extraites de la Borda. Le toit, en forme de pyramide quadrangulaire, est recouvert de tuiles vertes vernissées, et surmonté des trois boules d’or classiques qui attestent la sainteté du lieu.

Nous suivons un couloir sombre sous lequel débouche la mosquée de la zaouia ; elle est grande, toute blanche, sauf le .chambranle de la porte et le mirab qui sont ornés d’incrustations et d’ornementations. De gros piliers carrés supportent les voûtes ogivales à arcs outrepassés sur qui repose le toit.

Nous débouchons dans une cour intérieure remplie de monde.

La qoubba en forme un côté, elle est précédée d’une arcade de trois arceaux dont le revêtement de plâtre est incrusté et peint.

Une grille très primitive, assez basse pour qu’on puisse facilement la franchir, barre le seuil. Nous retirons nos belleras, et nous pénétrons, précédés par le moqaddem, qui est seul détenteur de la clé, et n’ouvre qu’aux gens de qualité.

L’intérieur de la qoubba a la forme d’une croix ; le catafalque en occupe le centre. Trois des bras forment des chapelles voûtées qui s’achèvent par des fenêtres à vitraux de couleur ; le quatrième, par où l’on entre dans le saint lieu, donne sur la cour intérieure par une porte et une fenêtre grillée. La pièce est sombre et recueillie.

Le catafalque, drapé d’étoffe rouge, semble un énorme lit de bois, portant une boule à chaque coin. Le saint repose au centre, ses successeurs sont aux angles ; le monument funèbre renferme quatorze cercueils.

Ce sont ceux de : 1) Sidi Abd Allah ben el-Hosseïn el-Qebbâb, précurseur des Naciria ; 2) Sidi Mhammed ben Nacer, le premier des Naciria ; 3) Sidi Ahmed ben Nacer, surnommé el-Khalifa, son fils; 4) Sidi Ahmed ou Brahim el-Ançâri, surnommé Aboul Abbas, qui construisit la grande mosquée de Tamgrout ; 5) Meïmouna, mère d’Aboul Abbas ; 6) Hofça, mère d’el-Khalifa ; 7) Anima, épouse d’el-Khalifa, descendante d’Abou Bekr ec-Çaddiq ; 8) Çâfia, autre épouse d’el-Khalifa ; 9) Sidi Mhammed eç-Çarir, patron de la zaouïat el-Baraka qui est encore dirigée par sa descendance ; 10) Sidi Youssef, fils de Sidi Mohammed ou Mhammed inhumé dans la zaouia de Tamskourt (Zaïan).

11) Sidi Ali ou Youssef, fils du précédent, surnommé Abi Hassen ; 12) Sidi Jaafer ben Moussa, frère de Sidi Mohammed el-Mekki ben Moussa ben Mohammed ben Mhammed ben Nacer, auteur d’un ouvrage très populaire dans le Dra, intitulé : Perles serties ou Histoire des hommes célèbres du Dra. On trouve, entre autres choses, dans ce livre, la légende d’après laquelle le Prophète aurait mangé des dattes Bou Sekri venant des palmeraies de Y oued Dra ; 13) Abou Bekr, grand’père de Sid el-Hanafi mort en 1281 de l’hégire (1864) ; 14) Sidi Mohammed ben Abou Bekr, père de Sid el-Hanafi, détenteur actuel de la Baraka.

Un lustre de cristal pend au-dessus du catafalque ; les voûtes des chapelles supportent des lampadaires de fer. Le plâtre des piliers et des voûtes, le bois des portes, fenêtres et placards sont sculptés avec beaucoup de soin ; les moulures dessinent un réseau blanc, vert et rose ; les boiseries sont peintes à fond jaune. Les inscriptions rappellent les noms et les vertus des défunts et chantent les louanges de Dieu.

On nous a fait baiser le sarcophage et les quatre angles, puis nous nous sommes accroupis sur un vieux tapis persan, et nous avons brûlé du bois parfumé dans une cassolette. Mouley el-Hassen a dit à mi-voix quelques invocations, auxquelles nous avons répondu en chœur, et nous sommes sortis en donnant deux douros au moqqadem qui nous a poursuivis jusqu’au seuil de notre tente de ses souhaits de prospérité et de ses bénédictions.

Le soir nous pérégrinons encore à travers la ville et ses jardins, on nous fait voir une autre qoubba sous laquelle repose le fondateur de Tamgrout, Elle est plus élevée que celle des Naciria mais infiniment moins riche.

Zenagui s’efforce de visiter l’admirable bibliothèque de la zaouia. Elle contiendrait environ 10.000 volumes et manuscrits recueillis par les ancêtres des cheurfa et surtout par Sidi Mohammed ben Nâcer qui vécut longtemps au Caire où sa manie de bibliophile lui valut le surnom de : la peste des livres. Personne aujourd’hui n’a plus souci de cette bibliothèque ; elle est fermée, assez hermétiquement pour qu’il ne soit pas possible d’y pénétrer, mais pas assez pour que l’on n’y puisse prendre des volumes.

Plusieurs personnages notables sont venus nous en offrir à des prix ridiculement bas qui décelaient leur provenance. Tous ces livres portent des notes manuscrites de la main des cheurfa.

Nous en avons acquis quelques-uns sur lesquels le vendeur a soigneusement gratté des suscriptions révélatrices.

Ils sont maintenant, entre les mains des cheikhs ben Tabia, “il Anzour. Ces ouvrages sont : Retour du vieillard à la jeunesse ; avec notes manuscrites; édition du Caire. — Manuscrit de la main d’un chérif Naciri, relatant les biographies de ses ancêtres. — La perle du plongeur, de Hariri ; édition de Constantinople.- El Meqqarî, tomes 1 et IV ; édition du Caire avec annotations manuscrites. — Questions posées à Sidi Mohammed et réponses, manus- La zaouia nous fait dire qu’elle est dans l’impossibilité de trouver de l’orge pour nourrir nos mules. La disette croît; on donne de la luzerne aux bêtes de Tamyrout. L’orge vaut en ce moment 25 pesetas le quintal, et, d’ici peu, on n’en vendra plus à aucun prix. Les Zenaga nomades en sont déjà réduits à manger des plantes de la Feija. Cette famine est un obstacle de plus à la réalisation de nos projets. Elle augmente l’insécurité, les dépenses, et les fatigues de la route.

Quant à nous, la zaouia nous nourrit à peu de frais ornais nous n’étions pas venus à Tamgrout pour y faire ehère lie. Le matin, vers 8 heures, on nous apporte l’açouah, que les Braber appellent aça, crème d’orge ou de maïs, le plus souvent trop fade ou trop épicée, que l’on boit avec de grosses cuillères rondes en bois. Vers 3 ou 4 heures de l’après-midi on nous sert un kesksou ; c’est le couscous algérien inondé de sauce au piment tam, ou et saupoudré de poivre rouge et de canelle. A. 10 ou 11 heures du soir, on nous apporte un plat de viande nageant dans une sauce rouge au piment et au poivre. On arrose les longs intervalles de ce régime d’innombrables tasses de thé vert, à la menthe, très sucré, et de quelques gorgées d’eau un peu saumâtre, qui acquiert dans les guerba une agréable fraîcheur et une odeur de bouc regrettable.

J’ai pu installer mon observatoire dans d’assez bonnes conditions, et braquer ma grande lunette vers la lune pour y noter, hier, l’occultation d’une belle étoile de première grandeur, a Taureau, et ce soir, l’occultation d’une petite étoile de 5,7e grandeur. Ces opérations astronomiques terrifient mes compagnons. Je leur ai dit que le grand santon, dont la zaouia nous est si propice, était un savant et que sans aucun doute il devait voir mes travaux scientifiques d’un œil favorable.

15 février — « Aïd mabrouk » ! Bonne fête !

C’est un de mes serviteurs qui soulève la porte de ma tente crit curieux où sont exposées, par demande et réponse, les opinions et la doctrine de l’un des Naciria les plus érudits pour me passer un plat de tagoulla brûlant. Le tagoulla, auquel on donne aussi le nom de herrberr, est un turban de blé bouilli et crevé dans l’eau, ou de grains de maïs concassés, surmonté de viande de mouton, et nageant dans l’implacable sauce écarlate au piment et au poivre rouges. Ce service matinal témoigne du désir qu’ont nos hôtes de s’affranchir pour toute la journée des soucis culinaires. On déjeune donc, puis on se prépare à partir pour la prière. Elle se fait hors des murs, nulle mosquée, ni esplanade n’étant de taille à contenir le peuple des fidèles qui se presse ce jour-là derrière l’imam. Après la prière vient la Khotba, le sermon officiel ; puis la parole est à la poudre, et Dieu sait s’il s’en consomme sur la terre marocaine un jour d’Aïd Kebir !

Tous les hommes valides doivent assister à cette prière du matin. Sidi Mhammed ben Naçer, soucieux de conserver cette tradition pieuse, a prononcé anathèmes et malédictions contre quiconque s’abstiendrait. La ville reste donc livrée aux femmes.

Elles aussi ont leur tradition. Recluses et esclaves tout le reste de l’année, elles se dédommagent ce jour-là par les plus folles partiés ; elles pénètrent partout, fouillent tout, touchent à tout, prennent ce qui leur plaît.

Ces licences m’avaient paru dangereuses pour notre matériel, d’autant que nous savions la zaouia peuplée de femmes, dont notre camp intriguait vivement la curiosité. Il fut donc décidé que, pendant que tous nos compagnons iraient à la prière, Zenagui et moi, que les malédictions du santon n’émeuvent point, nous garderions nos tentes.

Bien nous en prit !

A peine le pas des mules qui emportaient nos compagnons se fut-il perdu dans le lointain qu’un flot féminin commença de rouler par les rues. Ce ne fut d’abord qu’un piétinement de pieds nus, des chuchotements discrets; puis des courses folles, des éclats de voix, des fusées de rire. Par tous les trous de la muraille on apercevait des yeux rieurs et curieux. D’abord on se contenta de nous observer de loin, prudemment ; peu à peu l’on s’enhardit. Les premières qui s’aventurèrent à pénétrer dans notre cour furent des petites filles, la tête à demi rasée et hérissée par places do touffes crépues, avec de gros colliers do houles de verre ou d’ambre pondus au cou, et des grands anneaux d’argent aux bras et aux oreilles.

Après les petites filles vinrent les vieilles femmes, drapées dans leurs pagnes de KltOli/it bleu, lamentables, geignardes, dolentes. Elles entrèrent effrontément sous nos tentes, s’accroupirent sans façon sur nos tapis, et se mirent à nous conter leurs pitoyables histoires, et à nous prodiguer leurs vœux. Puis, lasses de nous voir immobiles et comme insensibles à la vue de leurs misères, aux récits de leurs maux, elles s’en furent toutes, sauf une, notre voisine, qui, trouvant sa responsabilité engagée par ce voisinage, s’institua notre gardienne, en nous recommandant de ne pas nous effaroucher des indiscrétions des baratines.

Et de fait elles le furent, indiscrètes ! La première qui pénétra sous ma tente poussa un cri d’étonnement. Etonnement parfaitement joué, car j’entendais depuis un instant le complot d’une demi-douzaine de commères que mon ontaq intriguait.

Derrière cette audacieuse les autres entrèrent, effrontées, minaudières. Deux minutes plus tard j’avais, autour de moi, un cercle d’une douzaine de jeunes personnes, guère farouches ni réservées, qui se mirent en devoir de passer de mes bagages et de moi-même une inspection détaillée.

Et c’étaient des petits cris d’étonnement, des soupirs d’admiration, des pouffements de rire, un caquetage de perruches, des hardiesses de guenons.

Les femmes de qualité se reconnaissaient des autres à la richesse de leurs vêtements et de leurs parures : étoffes blanches transparentes, gazes et mousselines, gros bijoux d’argent, colliers énormes, turbans de soie verte ou diadème de cauris et de perles de couleur.

Toutes, riches ou pauvres, s’enveloppent dans une pièce d’étoffe voyante qui entoure la croupe et se noue sur le ventre.

Cette sorte de ceinture avantage la gracilité des jeunes mais désoblige l’opulence des matrones. liien n’est comique comme la démarche d’une grosse négresse bien sanglée dans un pagne clair.

La façon de ces belles toilettes est fort sommaire ; hors la chemise de coton et le pantalon court, rien n’est cousu ; tout est drapé. Deux fibules placées sur les épaules attachent la pièce de devant à la pièce de derrière. La ceinture les relie à la taille.

En sorte que le vêtement est béant sur les flancs, de l’épaule aux hanches. « On montre sa beauté où on l’a. ». Les jeunes Draouiennes n’ignorent pas qu’elles ont le buste sculptural, et n’ont garde de le dérober à l’admiration publique.

Ce vêtement, qui commence si bas, finit tantôt à la cheville, tantôt au genou, et même parfois beaucoup plus haut.

Mais ces ajustements, un peu sommaires, sont corrigés par l’enveloppement des pagnes. On les drape de façon à ne laisser voir que ce que l’on veut. Pour sortir on relève le dernier pagne par dessus la tête, tout comme le font les paysannes de chez nous retroussant leurs cottes quand la pluie les surprend.

La coiffure des femmes de Tamgrout est loin d’avoir la grâce de celle des Aït Merl’ad. Les cheveux, nattés par petites tresses, à la mode des négresses du Soudan, sont réunis en deux bandeaux séparés par une raie, et noués sur la nuque.

Les Draouiennes ne sont pas jolies. Une seule, de toutes mes visiteuses, avait une curieuse petite mine d’idole asiatique, de grands yeux longs et bridés. La figure ronde se terminait brusquement par un menton pointu, et les dents, menues comme des grains de riz, éclairaient un teint de bronze pâle. Les autres étaient laides ou hideuses, d’un noir indécis plutôt que négresses, et maquillées, comme les femmes arabes, aux pommettes, sous les yeux, au bout du nez, au menton, avec des mouches fantaisistes un peu partout. J’ai vu un certain nombre de femmes très blanches, elles font prime, et sont la propriété des cheurfa.

Enfin ces dames ont le défaut de leur race, elles exhalent une fâcheuse odeur de fauve et de suin, qu’elles se plaisent à rehausser des parfums les plus violents ; il en résulte un mélange de relents et de senteurs. insurmontable !

Il y avait environ deux heures que durait cette invasion féminine quand éclata une fusillade lointaine. C’était le signal de la fin des prières. Je n’ai pu m’empêcher d’admirer la discrétion des hommes avertissant ainsi, prudemment, leurs femmes de leur retour. Ce fut un sauve qui peut, une bousculade, une galopade effrénée par les rues. En un clin d’œil notre cour fut vidée, il n’y resta plus que la vieille voisine qui, geignante et pleurarde, vint mendier le prix de sa faction.

Mes compagnons m’ont conté que la prière fut un beau spectacle ; six à sept cents hommes y assistaient, et la khotba de l’imam fut fort édifiante.

J’ai dans l’idée, pourtant, que nous ne fûmes pas les seuls manquants, et que l’institution de la prière extra muros dût être soufflée à Sidi Mhammed ben Nâcer par ses femmes.

16 février

L’hôtesse mystérieuse de la zaouia nous fait prier de demeurer encore pour, selon l’expression de son aimable désir, « savourer aujourd’hui la fête d’hier, sanctifier demain le saint jour du vendredi, et, le jour suivant, qui est le samedi, assister au marché de Tamgrout. » Nos hommes ne demanderaient pas mieux, mais j’ai hâte de quitter cette Capoue noire : la saison avance, la famine approche. Il est décidé que nous chercherons un itinéraire qui longe les pentes méridionales de l’Anti-Atlas. D’après des renseignements très imprécis nous devons trouver la haute vallée de l’oued Noun à 8 étapes d’ici ; elle nous conduirait à Goulimin en 2 ou 3 étapes. Notre premier point de direction sera la zaouia de Sidi Mrri, dont l’existence m’est connue depuis bien longtemps : un nègre qui m’accompagnait, et m’abandonna dans le Sous, en 1899, était originaire de cette zaouia.

Nous nous mettons en route vers 10 heures ; un seul Attaoui nous accompagne. Il monte un joli cheval peu favorable à l’interview; dès qu’on approche de son maître il hennit et rue.

Pour entrer en matières j’ai fait compliment à Mouha, c’est le nom de notre zettat, de sa monture et de sa bonne mine ; il m’a répondu sentencieusement : « le cavalier des Aït Atta se reconnaît à son cheval et à ses armes ! »

Nous remontons d’abord l’oued Dra jusqu’à Amzrou. Ce défilé de qçour, de palmeraies et de qoubbas est infiniment monotone. Notre guide nous en indique au passage les noms et les propriétaires : Tazrouti, Aït Assa ou Brahim, aux Aït Atta ; Timetig, à des cheurfa Filala ; la qoubba de Mouley el-‘Arbi ; Arlaoudrar, et son seïd supporté par quatre pilastres de pisé, où le santon, juché hors de la portée des chacals, achève de se décomposer en paix; Seret, Asrir, et enfin Amzrou, aux Ait Atta, le plus important de tous ces qçour, situé au pied de la colline d’Ataf où gît un trésor merveilleux, « but unique des tentatives de pénétration des Français de Figuig. »

Tous ces qçour sont pareillement bâtis en briques crues, ceints de murs en pisé, flanqués de tours plus ou moins croulantes. Ils sont situés pour la plupart sur le rebord du plateau durci dans lequel l’oued Dra a creusé sa vallée. La rive gauche seule est fertile, encore s’y trouve-t-il de longs espaces déserts que les dunes de sable ont envahis.

Amzrou s’étendait jadis au loin dans la plaine ; les ruines qui l’environnent attestent son ancienne splendeur. Elle est réduite maintenant à un qçar de 300 mètres sur 400, et n’a plus pour la signaler que sa situation heureuse sur un mamelon arrondi, et la pittoresque superposition de ses terrasses et de ses tourelles.

Nous pénétrons dans ses jardins, et, laissant la zaouia à notre droite, coupant une importante séguia, nous atteignons le gué d’Amzrou où nous traversons l’oued Dra. Le fleuve a cette même allure majestueuse que nous admirions près de Tamgrout, il est plus large seulement, et laisse émerger des ilôts de sable. Il reçoit, juste en face du gué, le tribut platonique d’un oued sans eau, Youed n-Feija (Nfi’ch). Quelques palmiers sauvages végètent dans ce ravin dont les rives sont couvertes d’un givre de salpêtre.

Devant nous s’ouvre un vaste couloir, une Feija de 10 à 15 kilomètres de largeur, absolument plat, dont rien ne pare la nudité et la laideur. Il est bordé au Nord par les collines de Iouriren, aux Aït Yahia, et de Richa, aux Zenaga ; au Sud par les collines de Toudma. Quelques gazelles, quelques gommiers isolés et mal venus sont les seuls incidents de cette route monotone.

Vers 4 heures nous avons quitté la direction plein-Ouest, que nous suivions depuis l’oued Dra, pour mettre le cap sur un bouquet de tamaris situé au pied de la falaise de Toudma. Le lieu se nomme Rous et-Tlèt, il s’y trouve un bon puits autour duquel campent en ce moment des douars des S foui et des Ait Alonân, auxquels nous allons demander l’hospitalité. Nous sommes accueillis comme des amis, on nous offre l’abri des kheimas, la moitié des provisions de toute espèce, on nous apporte du lait aigre, de l’eau fraîche et, pendant toute la nuit, nos hôtes se relayent pour garder nos tentes. Cette sollicitude est un peu accablante, et la chanson de nos veilleurs n’est guère propice au sommeil, mais, si sceptique soit-on sur les sentiments de ces nomades, et si blasé qu’on puisse être sur les formes de leur politesse, on ne peut pas sans humiliation comparer l’hospitalité de ces barbares à celle des civilisés.

17 février

Départ avant 7 heures 30 du matin ; arrivée à l’étape à 5 heures 30 du soir ; trois quarts d’heure de halte.

Elle est interminable, cette Feija, dans son cadre de collines toujours pareil ; avec sa désolante aridité. Il faudrait ne la voir qu’à l’aube et au crépuscule. Ce matin les hauteurs de Tadrarth tranchaient en bleu vif sur le rouge orangé du ciel, et tout le paysage baignait dans une délicieuse lumière rose. Le soleil est apparu tout d’un coup au-dessus de la crête plate des collines, triomphal et dur, et, comme par enchantement, tout est devenu monotone et uniforme.

Ce soir, même aspect, mais plus durable, plus émouvant, avec des transitions plus lentes de la lumière à l’ombre.

Longtemps les collines ont gardé les reflets mauves dont le soleil couchant les avait parées. La pleine lune était haute dans le ciel, et c’est à peine si l’on a pu percevoir le passage de la sérénité du jour finissant à la majesté de la nuit. Nous campons en plein désert; près du puits de Ras er-Richa.

La solitude est si complète, si solennelle, nous nous sentons si perdus dans cette immensité que nos serviteurs, d’habitude loquaces et bruyants, osent à peine parlera voix basse.

18 février

Une partie de la matinée se perd à courir après une mule échappée. Nous continuons à marcher vers l’Ouest dans la Feija monotone. Les collines qui nous encadrent font, au col de Tizi Mqrour, un coude à angle droit. Un lit d’oued serpente au fond de la dépression, on nous le désigne sous le nom de Ras el-oued Zguid.

Après 4 heures de marche la Feija s’élargit, les collines qui la bordent au Nord, les collines de Richa, dessinentun vaste demicercle d’où sort un affluent de Y o ued Zguid. Une palmeraie et un qçar en occupent le débouché. On les nomme Nqiba. La vallée de l’oued Zguid est ensuite resserrée par un changement d’allure des collines de Richa, qui, sous la forme nouvelle d’une crête rocheuse, étonnamment tranchante, se dirigent droit sur le Djebel Bani, forçant ainsi l’oued Zguid à s’ouvrir une issue dans la paroi méridionale de la Feija. Cette issue porte le nom de Foum Zguid. Cette dernière partie du cours de l’oued Zguid est une magnifique palmeraie, l’une des plus belles que j’ai vues. Nous en atteignons le premier qçar, çmeiPa, à 2 heures 35. v Ici se place un incident grave, dont je ne puis prévoir encore la portée, qui nous met en périlleuse posture. Nous longions paisiblement, et d’assez loin, la palmeraie de Çmeira, et je venais d’en photographier le qçar, grosse agglomération de maisons bien bâties, sons remparts, habitées par des haratin réputés fort indépendants et assez dangereux, quand je m’aperçus qu’une dizaine d’hommes sans armes couraient après nous. Il nous arrive sans cesse, en cours de route, d’être ainsi accostés, arrêtés, par des gens qui, sachant notre qualité, ou la devinant à notre apparence, sollicitent la bénédiction du chérif voyageur.

Nous nous arrêtons donc, courtoisement, pour épargner à ces pieux haratin la fatigue de nous joindre. Ils arrivent essoufflés, empressés, nous prient de faire halte, de pénétrer dans leur qçar, d’accepter leur hospitalité. D’autres accourent ; on en voit une cinquantaine égrenés sur la piste que nous suivions. Le chérif remercie, décline l’invitation, déclare qu’il veut atteindre ce soir la zaouia de Sidi Mrri, que la route est encore longue. Le ton des haratin devient moins obséquieux ; ils déclarent qu’ils veulent nous demander justice d’un attentat dont ils furent victimes ; ils exigent presque, maintenant, que nous nous arrêtions chez eux, tout en nous accablant de formules de bienvenue, et nous assurant de leur déférence et de leur loyauté.

Cependant leur nombre croit sans cesse ; ils sont maintenant une soixantaine, pérorant, criant, formant autour de chacun de nous des groupes bavards. Tout à coup notre zettat pousse un cri, jette son cheval de côté et dégaine son fusil : « nous sommes trahis ! »

En un clin d’œil Mouley el-Hassen et Zenagui sont désarmés, dix mains s’abattent sur mon fusil, et, comme je résiste, on me tire à bas de ma mule.

Nulle défense n’est possible, nous sommes huit contre tout un qçar ; et d’ailleurs on continue à nous prodiguer des protestations de respect, on nous assure ne vouloir rien que de juste et de raisonnable. Une phrase revient sans cesse, énigmatique et inquiétante :

« Nous voulons savoir quels cheurfa vous êtes ! »

On nous conduit ainsi sur la place de Çmeira où toute la population est assemblée. Là, c’est un vacarme assourdissant, tout le monde parle à la fois ; et d’abord on réunit nos armes en un tas, et l’on emmène nos mules à l’écart. Il ne fait aucun doute pour nous que nous n’ayions été trahis, que notre identité ne soit reconnue, et que Çmeira ne doive être le terme de notre voyage.

Pourtant, après de longues et bruyantes explications, nous finissons par démêler les motifs de cette agression, et les intentions de nos agresseurs. Le qaïd Mohammed ben el-Arbi ben Othman el-Yahiaoui, qui gouverne cette région, avait ordonné aux hommes de son commandement de se remonter en chevaux pour une opération contre des voisins. Trois haratin avaient été délégués pour acheter les chevaux dans le Sous. Sur leur route de retour ils avaient demandé l’hospitalité à un chérif alaoui, Mouley Mohammed. Ce chérif déloyal avait volé ses hôtes et gardé les chevaux.

D’où fureur des gens de Çmeira, et serment de manger le premier chérif alaoui qui passerait à portée. Justement on leur avait conté que deux cheurfa de cette famille étaient venus en pèlerinage à Tamgrout, et le portrait que l’on faisait de Zenagui ressemblait fort à celui de Mouley Mohammed. La Providence servait à souhait la rancune des gens de Çmeira : que nous fussions les coupables ou leurs alliés, nous paierions pour eux.

Pendant près de deux heures nous assistons impuissants à une épouvantable discussion. Les uns veulent nous piller complètement, les autres veulent retenir seulement nos armes, un parti extrême veut tout pendre et faire disparaître toute trace de l’affaire ; et l’on devine, sans qu’il soit besoin de commentaires, comment ils comprennent l’opération.

Notre zettat, le pauvre homme, est au désespoir. -Il menace les haratin des pires représailles, les accable d’injures, invoque tous les saints de l’Islam. Vains efforts ! Le chérif se débat de son mieux, exhibe la liste de ses aïeux pour prouver qu’il est idrissite et non alaoui. On fait venir l’unique lettré de la localité qui lit à haute voix, et lentement, chacun des noms de cette généalogie.

« Ne te démène pas tant, lui dit un vieux nègre à face de gorille, quand ce serait le Prophète en personne, nous le mangerons ! »

L’attitude de nos serviteurs n’est guère brillante. Il suffit de voir leur air honteux, apeuré, pour être certain qu’ils n’ont pas la conscience tranquille, et qu’ils sont prêts à me renier si l’affaire tourne mal.

Nous avons pourtant quelques partisans ; un quart de la jemaa opte pour qu’on nous, rende la liberté et nos bagages. Les femmes, surtout, prennent notre parti.

Finalement il est décidé que l’on confisque nos armes, et l’on nous prie d’aller chercher un gite ailleurs.

Ailleurs ! Où pourrions-nous aller ?

Sidi Mrri est trop éloigné pour que nous y parvenions avant la nuit ; le désert qui nous en sépare n’offre ni abri ni ressources, et les brigands nous sachant totalement désarmés et à demi dépouillés nous couperont certainement la route. Demander l’hospitalité à quelqu’autre qçar de Zguid serait bien chanceux ; chacun voudrait une part de ce butin providentiel dont Çmeira entama le pillage. Une vieille femme nous tire d’affaire en nous apprenant que le cheikh du qçar de Mharouq est un homme juste et écouté. Elle nous conseille d’aller lui demander aide et hospitalité.

Nous voici donc descendant la vallée de Zguid, longeant d’abord, puis traversant sa magnifique palmeraie dont la fertilité nous laisse bien insensibles, pour venir camper sur une petite esplanade, hors de l’enceinte de Mharouq.

Le cheikh est introuvable. Personne ne nous adresse ni un souhait de bienvenue, ni même une parole. On refuse de nous rien vendre. Nos mules sont à jeun, nous aussi. Nous sommes sans défense, à la merci de qui voudra nous piller.

19 février

Nous avons passé une triste nuit. Personne n’a dormi. Un clair de lune admirable éclairait notre lamentable campement au pied du qçar pittoresque des Oulad Hellal.

Une noce bruyante battait son plein dans une bourgade voisine ; on entendait le tobbal rythmant le heidouz, et la fusillade alternant avec les chants. Un à un les convives sont rentrés, qui couplés, qui seuls, fredonnant encore des refrains de chansons. En passant près de nos tentes ils se contaient notre mésaventure et ricanaient.

Au jour la situation s’est améliorée. On a fini par trouver le cheikh ; il se nomme Hammad ould Hammid el-Hellali ; c’est un homme jeune encore, très modeste, grave, droit et juste. Il jouit dans toute la région d’une autorité qui, pour être dépourvue de titres et de sanction n’en est que plus rare et plus profonde.

Il a écouté silencieusement, les yeux baissés, nos réclamations désolées, s’est fait expliquer quelques détails de l’affaire en posant des questions brèves et claires, et a conclu que le bon droit était de notre côté. Une vingtaine d’hommes l’accompagnaient, tous ont partagé son avis. Mouley el-Hassen, pour donner plus de poids à sa supplique, déclara qu’il était parent proche du fameux marabout saharien, Mal-Aïnin, faisant observer que le maghzen, dont la vénération pour ce marabout est bien connue, interviendrait certainement pour venger l’offense qu’on lui faisait ; que tous les gens de Zguid, amenés par leurs affaires à Merrakech, à Taroudant, à Mogador, seraient arrêtés et incarcérés jusqu’à ce que justice nous fût rendue, suivant l’usage qui fait de la responsabilité collective le moyen de répression le plus efficace et le plus prompt.

Le cheikh nous promit de faire pour nous tout ce qui serait en son pouvoir ; il nous déclara que nous étions ses hôtes personnels, s’excusant d’avance sur ce que sa pauvreté et la famine ne lui permettraient pas de nous traiter selon son désir. On ne trouve plus ni orge ni paille. On s’est battu l’an dernier à l’époque des semailles, il en résulte qu’il n’y a pas de récolte cette année. Les mules en sont réduites à manger des dates desséchées, vieilles de plusieurs années, qu ‘on exhume du fond des silos et des greniers.

Notre feqih a eu si peur qu’il veut partir à tout prix. Il veut vendre ses habits et gagner Taroudant en se faisant passer pour Heddaoui, c’est-à-dire pour un mendiant mystique. Il entraîne dans sa défection le dernier serviteur du chérif. Si Omar, qui est aussi effrayé que lui. Je sais bien que ces deux poltrons ne s’aventureront jamais seuls dans l’Anti-Atlas, mais ils peuvent trouver une occasion favorable, une caravane en partance pour le Nord ; ils peuvent surtout être tentés de nous trahir pour se sauver.

Quant à Mouley el-Hassen il me déclare formellement qu’il n’ira pas dans l’oued Noun ; arrivé là il m’abandonnera. Je prévois que je finirai mon voyage seul avec Zenagui. A chaque jour suffit sa peine !

20 février

« Si tu veux voyager, apprends la résignation », disent les Chleuh. Le conseil est judicieux ; les gens de Çmeira s’entendent à nous en faire souvenir.

Voici où en sont les négociations ; le cheikh de Mharouq a posé l’ultimatum suivant : Restitution pure et simple de nos armes ; ou échange contre une somme qu’il paiera lui-même, de sa poche, pour humilier nos spoliateurs et pallier la honte dont leur méfait couvre le Zguid.

Les gens de Çmeira ont répondu qu’ils ne restitueraient rien, à aucun prix. Mais, pour marquer leur déférence envers le cheikh Hammad, et se le rendre propice, ils lui ont envoyé en présent une des carabines qui nous ont été prises. Le cheikh nous a rapporté cette arme, puis il s’est fait amener une mule pour aller à Çmeira. Il est parti à 11 heures, ce matin, il est 7 heures du soir, nous sommes encore sans nouvelles du résultat de ses négociations. Un chérif fixé à Mharouq, qui connaît bien le pays et nous renseigne sans trop de défiance, nous déclare que l’autorité du qaïd du Glaoui, Sid el-Madani, s’étend jusqu’ici. Ses agents dans le Sud sont : l’amrar héréditaire des Oulad Yahia, Mohammed ben el-Arbi, qui réside à Amjri sur l’oued Dra ; l’amrar héréditaire des Zenaga, le Cheikh Hammou el-Azdeifi, dont la résidence est à Azdeif, au pied du Djebel Siroua ; et l’amrar de Taznakht, Abd el-Ouahad ez-Zanifi, de la famille des Aït Ouzanif.

Ces chefs reconnaissent la suzeraineté du qaïd du Glaoui, lui payent un tribu, et défèrent à ses prescriptions. Il va sans dire que l’exercice d’une telle autorité ne repose que sur le consentement du vassal, ne comporte aucune sanction immédiate, nécessite beaucoup de tact, et ne peut avoir de limites précises. La force du qaïd réside dans sa situation géographique ; il est le maître du col du Glaoui, le portier du Haut-Atlas, et peut à son gré ouvrir ou fermer aux gens du Sud-Est marocain l’accès et le débouché des marchés du centre dont ils sont forcément clients, soit qu’ils viennent y vendre leurs produits, soit qu’ils y achètent les denrées dont ils ne peuvent se passer : sucre, thé, soufre pour la poudre, armes, etc.

Une tribu refuse-t-elle l’obédience, le qaïd intercepte la route ; le col fait office de souricière, et, en un tour de main, tous les gens de cette tribu qui avaient franchi la montagne sont mis en prison, leurs animaux, leurs marchandises sont confisqués, et cela jusqu’à ce que la tribu vienne à résipiscence.

21 février

Les choses s’arrangent ; le cheikh est rentré hier à 10 heures du soir rapportant lui-même trois de nos fusils, les autres seront apportés ce soir par les gens de Çmeira. On nous raconte qu’à la nuit les négociations n’étaient pas plus avancées que le matin. Le cheikh fit alors étendre son kheidous par terre, et se coucha.

— Que fais-tu ? lui dirent les membres de la jemaa.

— J’attends votre réponse ! répliqua le cheikh.

Or l’usage veut que l’on tienne compagnie au négociateur, ou qu’on lui oppose un refus formel.

Las de cette discussion, découragés par cette ténacité, les haratin cédèrent.

Ce matin, quand le cheikh entre sous notre qoubba, Mouley el-Hassen se précipite, se confond en remerciements. Hammad arrête d’un geste ce torrent de gratitude :

« Remercie Dieu, dit-il, moi je n’ai fait que mon devoir.

Une physionomie comme celle de ce hartani, car le cheikh de Mharouq nous a déclaré lui-même n’être qu’un « humble hartani, fils d’esclaves», fait oublier toute la barbarie marocaine.

Sa droiture, sa bonté rachètent toutes les offenses, compensent toutes les misères que nous avons subies. Il m’a été donné plus tard — j’anticipe ici sur des faits postérieurs, mais je ne peux me résoudre à laisser inachevé le portrait de cet homme de bien — il m’a été donné de revoir le cheikh Hammad ; j’étais prisonnier, j’avais été trahi, ma qualité de chrétien était dénoncée, j’osais à peine lui adresser la parole tant je redoutais ses justes reproches. Il vint à moi la main tendue, et me dit simplement :

« Je suis plus encore ton ami qu’autrefois, puisque tu es plus malheureux. »

Nous avons le loisir d’étudier les gens de Zguid, ils se prêtent assez complaisemment à nos enquêtes. L’un d’eux, qui fait fonction de secrétaire, de feqih, auprès du cheikh Hammad, porte le nom de el-Hadj Abd el-Moumen et se dit chef de la grande zaouia de Sidi Mohammed ou Sid, à Tafettechna, sur l’oued Dra ; il nous a apporté quelques livres qui proviennent de la bibliothèque de Tamgrout, comme tous ceux que nous avons vus dans cette région. En feuilletant un de ces livres nous avons trouvé un curieux document, une lettre d’un capitaine de bureau arabe prouvant que ce feqih du Zguid entretient des relations suivies avec les Roumis !

Le langage parlé sur ces confins du Sahara offre des particularités intéressantes, il a subi l’influence des dialectes employés par les Maures. Le temps n’est pas encore lointain où les grandes caravanes de Chenguit, de Oualata, de Tichit, de Tagant, de Timbouctou, venaient aboutir ici et, lasses de leur rude traversée, se reposer en de longs séjours, vendre et échanger leurs denrées.

Zenagui a recueilli d’intéressants documents linguistiques qui lui ont été fournis par un curieux personnage, le chérif Sid Henini. Cesttm.poète, et, paraît-il, un excellent poète ; il est complètement illettré, c’est-à-dire qu’il ne skit ni lire, ni écrire, ni un mot de grammaire au sens étendu que l’on donne à-ce mot en Arabe. Il nous a dicté des échantillons de ses œuvres, ce sont des dialogues, discussions entre belle-mère et belle-fille, entre femme chellah et femme arabe, et des gaf, chansons de gestes, où sont contés les exploits des héros de la contrée. L’un de ces poèmes célèbre les prouesses du cheikh Hammad. Notre poète vit de ses chansons. On l’invite, il compose un gaf, et le colporte ensuite par tout le pays. Ce troubadour marocain s’est constitué ainsi une clientèle originale ; il a 600 Mécènes dans la vallée de l’oued Dra, dont chacun lui donne une poignée de blé par an. Aussi faut-il voir comme il connaît la liste des qçour. Il la récite avec une désespérante volubilité. Elle se monte, d’après son calcul utilitaire, à 360 qçour, autant qu’il y a de jours dans l’année lunaire.A3 heures, comme nos fusils n’étaient pas encore rapportés, le cheikh a dépêché son frère aux gens de Çmeira avec ordre de leur déclarer qu’il irait les prendre demain avec tous les guerriers de Mharouq.

A 4 heures nos armes étaient sous la qoubba. Deux haratin les avaient apportées, et opposaient de farouches figures à nos mines réjouies. Ils ont déclaré que la jemaa de Çmeira avait regret de cette affaire. Mouley el-Hassen a récité sur eux la Fatiha ; l’incident est clos. Nous nous remettrons en route demain pour Sidi Mrri. Mes hommes ont repris confiance, Si Hajouh, mon feqih, et Si Omar, le serviteur du chérif, m’ont assuré avec tant d’insistance qu’ils renonçaient à me quitter que j’ai flairé quelque motif intéressé à cet attachement si soudain– et si expansif.

Mouley el-Hassen leur avait en effet insinué que, mis en défiance par leur projet de désertion, je songeais à les faire tuer. Je les ai rassurés de mon mieux, et jamais mon escorte n’a été plus perçante qu’au sortir de cette épreuve.

22 février

Nous partons de bonne heure (7 h. 30). Le cheikh Hanmiad nous accompagne, monté sur un assez joli cheval gris. Il porte le burnous blanc, vêtement des gens riches ; le commun porte l’akhnif, ce burnous noir dont la partie postérieure est bizarrement colorée en rouge.

On nous fait traverser la palmeraie et le lit desséché de l’oued Zguid, puis nous escaladons la crête rocheuse de Richa.

Le sommet en est tranchant et dentelé comme une lame ébréchée ; il sépare la vallée de Zguid de celle de son affluent l’oued Issemgaten qui, grossi des oueds Mehazen, Agmour et Tlit, atteint le Zguid au point où il pénètre dans une brèche du Djebel Bani à laquelle on donne le nom de Foum Zguid. Toutes ces rivières sont desséchées ; leurs lits tortueux, remplis de galets, serpentent dans la plaine ; celui de l’oued Mehazen traverse l’oasis et le qçar de Kabia dont on voit distinctement les maisons. Nous remontons la vallée de l’oued Issemgaten, et nous faisons une assez longue halte au qçar de Nsoala, qui appartient aux A ït Atta mais fait partie du leff, de Zguid, pour [ y acheter un peu d’orge, car nos bêtes meurent de faim.

Nous parvenons un peu plus bas au confluent de l’oued Tlit, qui sort de Y Anti-Atlas au qçar (V Imi ri1 Tlit, et nous remontons le couloir que la rivière a creusé dans ces assises horizontales de calcaire clair jusqu’aux villages d’Aguerrl et de Taourirt. Ces bourgades sont vassales des Zenaga, elles ont des maisons basses, petites, laides et un air de pauvreté et de vetusté qui, paraît-il, n’est pas trompeur. La misère y est telle, en effet, que les habitants se sont dispersés pour trouver leur subsistance.

On nous affirme que Taourirt est l’aînée de Merrakech.

23 février

La route de Sidi Mrri nous écarte de notre direction. Nous avons déjà fait un crochet inutile en remontant l’oued Tlit, nous ne l’aggraverons pas en poussant jusqu’à la zaouia qui d’ailleurs n’est.qu’à 2 kilomètres, on la voit d’ici, et n’offre aucun intérêt, encore que l’on y conserve des présents faits à Sidi Mrri par les chrétiens, chez qui, dit-on, il est en grande vénération !. En continuant à remonter vers le Nord nous atteindrions l’oued Azguemerzivers Tamaronft ; c’est la route (lu So il ç et de Merrakech.

Nous redescendons donc l’oued Tlit jusqu’à lmi nTlit, et de là nous côtoyons l’Anti-Atlas, reprenant notre chemin dans cette Feija, ce couloir, encadré entre la chaîne continue du Bani et les collines arrondies qui bordent Y Anti-Atlas et derrière lesquelles émerge une crête décharnée de 600 à 800 mètres d’altitude.

La plaine, dont nous suivons le bord septentrional, est plate. et nue, quelques gommiers y croissent épars, l’on y voit. des ravins desséchés. Cette désolation donne une apparente vraisemblance à la légende qui nous est contée. La Feija, dit-on, fut une forêt immense où pullulaient les fauves ; l’un d’eux dévora le.fils d’un saint marabout qui maudit cette région inclémente. Depuis lors, les oueds sont taris, la forêt est morte et les fauves ont émigré.

A mi-route le cheikh Hammad et notre zettat Mouha l’Attaoui nous ont quittés, très émus, et nous prodiguant des recommandations de prudence. Ni l’un ni l’autre n’ont consenti à accepter aucune rétribution de leurs services ou des dépenses que nous leur avions occasionnées. Deux heures plus tard nous campions sur les bords de l’oued Timguissint au pied du qçar de TimgÛissint (Timgassen) vassal des Zenaga, un peu au-dessous de la zaouia d’Imaraten. Nos malheureuses mules sont dans un état lamentable. On les nourrit d’herbes et de vieilles dattes. Leur maigreur fait pitié ; elles sont affreusement blessées, l’une d’elles a toute la chair du garrot emporté, les épiphyses sont à nu. Naturellement elles sont incapables de porter autre chose qu’une très faible charge, et nous avons dû alléger notre bagage de tout ce qui n’était pas rigoureusement indispensable. Les nomades en sont réduits à vivre d’herbes ; ils les font bouillir longuement dans un peu d’eau salée, et en forment des boulettes qui ont l’apparence de paquets d’algues ou de mousses, et une saveur âcre et aromatique.

24 février

Une aubade nous réveille. Timguissint joint à l’orgueil de posséder 200 fusils, la fierté d’avoir unrebab (sorte de banjo dont on joue avec un archet) et deux tobbals. On abat le camp de bonne heure au son de cette discordante musique, dont le but est sans doute de nous faire oublier l’absence de tout repas, et nous nous mettons en route escortés par deux zettats, un Berbère et un nègre.

On nous fait traverser la Feija pour aller toucher le qçar d’lssigucrn, célèbre par ses palmiers, dont quelques-uns valent 150 pesetas et donnent des régimes d’un quintal.

lssiguern est un village neuf ; l’ancien qçar, situé non loin de là, sur un monticule, n’est plus qu’une ruine. Il a été détruit par nos hôtes les Zenaga de Timguissint.

Nous retraversons ensuite la plaine pour revenir à l’AntiAtlas dans lequel nous pénétrons en remontant le lit de l’oued Tisint jusqu’au qçar d’Agmour. Cette rivière arrose la palmeraie de Tansida, puis traverse le Bani au pied du Djebel Taïm-

1 zour aigu comme un clocher, et féconde ensuite la belle oasis de Tisint, décrite par de Foucauld.

Agmour est une modeste bourgade de 60 fusils, encastrée entre les parois escarpées de la vallée de l’uued Tisint. Ses maisons de pierres, superposées, et surmontées de terrasses couvertes, rappellent celles de la Kabylie et celles des Beni Ouaraïn. L une d’elles porte une ancienne tour blanche dont les angles, – les chambranles des portes et des fenêtres, sont peints en rouge, de façon à imiter la brique.

Il paraît qu’une bande de brigands est embusquée sur notre route. Le cheikh d’Amgow’, lui-même, nous accompagne avec huit hommes armés. Nous escaladons sous leur escorte lé flanc Ouest du val cl’AgmuuT et nous retombons, au delà de ce seuil, dans la vallée de Y oued Islid. L’Anti-Atlas porte dans toute l’étendue du territoire des Zeiwga le nom de Djebel Maouas.

On aperçoit de loin, dans la plaine monotone, l’oasis et la grosse bourgade d’Aqqa-h’en où nous allons camper, elle forme le centre d’une large cuvette infertile dont la croûte calcaire blanche est dure et sonore. Partout où l’eau ruisselle, dans cette Feija, elle agglomère le sable et les galets de son lit en un conglomérat extrêmement résistant. Les seguias y sont taillées avec beaucoup d’art. Celles d’Aqqa-Iren coulent à 5 ou 6 mètres audessous du sol, au fond de canaux que l’on dirait découpés dans le tuf,- et dont la largeur ne dépasse guère 50 centimètres.

La ville n’a pas d’autre rempart que les murs de ses maisons correctement juxtaposées. Tout est blanc ; le minaret de la jemaa est blanchi à la chaux, et se voit de loin.

Les -haratin d’ Aqqa Iren disposent de 800 fusils, ils se déclarent indépendants ; en réalité ils paient la debiha à toutes les tribus qui les environnent, Doui Blal, Ounzin, Oulad Jellal. Le cheikh Mohammed, qui administre-le qçar, habite sur une hauteur située au Nord de la ville .41 se’ fait suppléer dans ses fonctions de police intérieure par un -adjoint, Sid’ Brahim.

L’accueil qui nous est fait est courtois, sans empressement.

On nous confirme que la sécurité du pays est très précaire, que les nomades arabes coupent toutes les routes. Il nous faudra prendre une escorte de 20 rami, de 20 fusils, pour aller à llir, et encore serons-nous probablement obligés de livrer bataille pour passer.

On nous a si souvent conté de pareilles histoires que nous sommes devenus fort incrédules, et nous attendions, sans trop d’appréhension, l’étape du lendemain, en buvant notre thé à la menthe quotidien, quand un de nos serviteurs entra sous la qoubba d’un air effaré, en nous annonçant que l’un des haratin qui nous avait vus à Mogador était dans le camp. Cet homme, nommé elHajmi el-Euçeub ben el-Hassen, connaît tous mes compagnons.

Il déclare qu’il va se joindre à nous, profiter de l’occasion de notre voyage pour retourner à Mogador. Il s’enquiert des nouvelles de ceux de mes Draoua dont il fut le confident, et demande où sont les Chrétiens qui devaient faire partie du voyage. Grave émoi !. J’ordonne qu’on acquiesce à tous les désirs cl’el-Hajmi, qu’on l’embauche en lui disant que nous nous mettrons en route de bonne heure, et qu’il se charge de nous procurer une escorte puisque nous ne pouvons songer à trouver des zettats.

26 février

A 6 heures du matin notre camp est levé, nos mules sont chargées, nous sommes prêts à partir. A 7 heures, après une heure de vains efforts pour obtenir l’escorte promise, on vient nous déclarer qu’il faut renoncer à prendre la route d’!lir, que personne ne veut consentir à nous y accompagner.

D’ailleurs de deux choses l’une : ou bien nous voulons aller au Sous, et dans ce cas notre route est au Nord ; ou bien nous allons à Y oued Noun. et alors notre route est au Sud-Ouest. Dans aucun cas nous n’avons à passer par llir, à travers le désert tant redouté cl’Adnan, où les Gulad .Jellal pillent, rançonnent et tuent les voyageurs. Une caravane y périt la semaine passée ; un marabout y fut égorgé avant hier.

Cette sollicitude a de quoi nous étonner. J’en cherche en vain les causes ; mais, faute de pouvoir nous y soustraire, nous finissons par opter pour la route du Sud-Ouest. Notre nouveau serviteur se fait fort de nous trouver une escorte de 11 fusils aux qçour d’Isserhin qui sont sur notre chemin.

Et nous voici partis sous la conduite d’el-Hajmi qui, tout de suite, fait l’important, donne des ordres, décide de tout en chef de convoi, parle en maître.

La plaine est en tout semblable à ce qu’elle fut ces jours derniers. Nous traversons d’abord la palmeraie d Ida Dustan, que prolonge, au Sud, celle de Tisgmoudin,, dont l’aqueduc fait saillie dans la plaine. L’eau accomplit ici le même travail de pétrification que j’observe depuis que nous sommes dans le bassin de l’oued Dra ; elle cimente elle-même les seguiasoù elle court, les lits où elle coule, les cuvettes où elle stagne.

Une heure plus tard nous atteignons les deux qçour d’Isserhin que rien ne différencie de leurs voisins. Notre hartani réunit les hommes, leur conte je ne sais quelle histoire à la suite de laquelle ils viennent nous examiner avec une attention inquiétante. Puis 12 d’entre eux prennent leurs fusils, et nous nous remettons en route pour gagner la zaouia de Targant et AqqaIguiren. Un chérif de la zaouia et ses deux fils se joignent à notre escorte.

Ail heures, halte près de la zaouia, au tombeau de Sidi bon Median. Cette zaouia appartient à des cheurfa de Sidi Mohammed ou Iaqoub ; elle est petite, pauvre, sa palmeraie n’est qu’un grand jardin. Son qçar croulant est accoté à des ruines qui attestent du peu de respect des Olllad Jellal pour la maison sainte. Un jour de famine ils l’ont prise et rasée. Les cheurfa ont reconstruit leur demeure ; ils paient maintenant une debiha aux nomades, et vivent en sécurité sinon en prospérité.

On aperçoit dans la plaine, au pied du Bani, la palmeraie de Qacbat el-Joua. Plus loin, la colline escarpée de Bon Tizen s’avance dans la Feija comme pour se souder à l’Anti-Atlas, et la Feija s’étrangle en un couloir étroit.

A 11 heures 40 nouvelle halte.

J’énumère à dessein ces haltes continuelles pour montrer quelle patience exige notre mode de voyage : qoubbas à visiter ; qçour. dont il faut, au passage, saluer les hommes ou bénir les enfants ; mendiants qu’il faut secourir ; mules qu’il faut rebâter ; tout est prétexte à s’arrêter. Quand les prétextes manquent, nos hommes se chargent de les faire naître ; quand l’occasion ne s’y prête pas, ils s’arrêtent tout simplement, mettent le feu à une touffe d’herbe, tirent leur pipe à kif, la fument dévotieusement, et repartent, abrutis et satisfaits, sans plus de souci de notre impatience que s’ils avaient accompli la fonction la plus naturelle. Si ce ne sont pas nos serviteurs, c’est notre feqih qui nous arrête ; ce malheureux est abîmé de clous ; la peur se traduit chez lui par de continuelles coliques ; il faut le descendre de sa mule, l’y remonter. 11 sème tout son chargement, perd tout ce qu’on lui confie. D’autres fois c’est Mouley el-Hassen qui aperçoit une gazelle ou une outarde, et qui se lance à sa poursuite sans s’occuper de nous, brûlant en de vaines fusillades notre précieuse provision de cartouches.

Pendant cette dernière halte le chérif de Targant, qui s’est joint à nous, nous déclare confidentiellement que nos guides nous mènent à un guet-apens. Il nous conseille de profiter de l’appui que nous donne le voisinage de sa zaouia pour les congédier, et s’offre à nous conduire lui-même, avec ses fils, à Ilir où nous pouvons encore arriver avant la nuit.

Mouley el-Hassen fait comparaître el-Hajmi et, séance tenante, lui dit son fait et le chasse. Rien n’est plus maladroit !

Evidemment nous esquivons pour aujourd’hui le piège tendu, mais quelle revanche aurons-nous à subir demain ?. La faute est commise, il n’y a qu’une façon de tâcher d’en éviter les conséquences, c’est de nous y soustraire par la rapidité de notre marche. Et nous fuyons, aussi vite que nos pauvres mules peuvent le faire, en traversant la zône dangereuse d’Adnan. La route remonte l’oued Targant, elle est dure, le lit de l’oued est mi-sable, mi galet ; nos animaux y enfoncent jusqu’aux jarrets. Comme d’habitude nous marchons à pied et nos serviteurs se prélassent sur nos mules blessées.

Le désert d’Adnan, de redoutable réputation, est une vaste plaine elliptique, coupée par le lit d’une rivière desséchée, l’oued Adnan. Les collines qui l’encadrent sont escarpées et de formes régulières. Leurs lignes de faîtes sont orientées dans le sens des vents régnants : Ouest-Est ; les couches rocheuses qui constituent leur ossature plongent vers le Sud. Ce désert est lamentable ; on n’y voit ni un arbre, ni un toit, ni une tente ; ni un être humain Les Oulad Jellal qui y nomadisent campent dans des ravins, tels que Imaoun Ifraten, Bou Halifa, Anzour.

Le voyageur qui s’aventure dans ces régions n’a qu’une seule chance de salut : la vitesse. Nous marchons, pendant les trois dernières heures de notre étape, dans l’obscurité profonde d’une nuit sans lune et nous atteignons à 9 heures 30 des remparts hermétiquement clos d’Ilir. Nous plantons notre camp contre la porte, à travers laquelle la voix somnolente d’un gardien répond laconiquement : « Il est trop tard ! »

28 février

Ilir est un qçar en pisé roux farci de grosses dalles. Les maisons sont espacées et de pauvre apparence, les jardins sont fertiles et délicieux à cette époque où les amandiers sont fleuris. On compte 250 feux, autant de fusils, et la jemaa de 12 membres ne paye aucune dehiha. Cette indépendance s’explique ; Ilir est le marché des tribus arabes et clileuh : Oulad Jellal, Zenaga; Ounzin, IreddiolJa, etc. Elle est, par nécessité, un terrain neutre, une place de commerce. De là sa sécurité et sa prospérité.

On vient de reconstruire en partie la grande mosquée. La jemaa est précédée de 6 chambres d’ablutions ; chacune d’elles porte une inscription indiquant la clientète à qui elle est réservée. Il y en a 1 pour les tolba, 2 pour les arabes, 2 pour les chleuh, 1 pour lesharatin.

Ces races et ces castes différentes vivent en assez mauvaise intelligence, mais le danger commun les associe et souvent de façon anormale. En ce moment, par exemple, deux fractions de la tribu arabe des Oulad Jellal sont en guerre, elles ont chacune pris pour alliée une tribu chellah : l’une a pour elle Ounzin, l’autre Zenaga.

Nous avons dû séjourner hier à Ilir ; nous mourrions de faim et, sous prétexte que la ville hospitalise en ce moment plus de 70 hôtes, on nous a fourni une poignée de kesksou et une brassée de paille.

Nous avons grand peine à trouver un zettat. Un cheikh des environs, Mohend ben Tahia, est venu nous recommander de ne nous fier à personne pour la traversée d’Ilil’ à Tagmout. Il consent à nous escorter avec une dizaine d’hommes jusqu’à la grande zaouia de Sidi Mohammed ou laqoub qui n’est qu’à trois heures d’ici. Nous y séjournerons en toute sécurité, puisque la zaouia est un horm, un asile inviolable. Le cheikh viendra nous chercher dans la nuit, et nous gagnerons Tagmout de très bonne heure.

Ainsi fut fait. Nous arrivons donc à 9 heures 30 du matin à la zaouia, après avoir traversé la plaine d’Azarar Imi n’Tafen où serpente l’oued Sidi Mohammed ou Iaqoub. La zaouia est située dans un col étroit d’où la rivière sort pour pénétrer dans la plaine. Elle comprend trois agglomérations que le ravin sépare. Le tombeau du grand saint, patron de la zaouia, est au fond du ravin, c’est une haouita à ciel ouvert. Trois fois les fidèles se réunirent pour édifier une qoubba, et chaque fois la voùte s’écroula. Les maçons n’admirent pas que leur talent pùt être mis en cause, et conclurent que Sidi Mohammed ou laqùuh avait voulu, par ce miracle, donner un témoignage posthume de cette humilité qui fut sa vertu favorite.

La zaouia est l’une des plus riches du Sud marocain. Tandis que les grandes zaouias des Derqaoua, des Naciria, confréries J politiques autant que religieuses, s’épuisent en querelles intesti- 1 nes où leur patrimoine s’émiette, où leur prestige sombre, les zaouias secondaires, locales, telles que Mrimima, Sidi Mrri, Sidi Aïssa ou Brahim, florissent, augmentent leur clientèle et conservent jalousement leur cohésion. Si forte est leur vitalité qu’elles continuent à vivre et à prospérer même après la disparition de la descendance de leur créateur, comme c’en est le cas à Sidi Aïssa ou Brahim dont le chef est un simple nègre.

Sidi Mohammed ou laqoub, chérif idrissite de la branche des Aït Amrar, fondateur de notre zaouia, fut le contemporain et l’ami de Sidi Ahmed ou Moussa, patron du Tazeroualt. Ses étu-es achevées il vint, en cénobite, se fixer dans ces régions désolées. Le lieu lui plut à cause de son aridité absolue. Avant de s’y fixer, disent ses hagiographes, il voulut être certain que ses disciples ne manqueraient de rien. Il invoqua donc 360 saints et sollicita leur concours, les priant d’entretenir sa zaouia pendant un jour de l’année chacun. Et, c’est pour continuer cette tradition, que la zaouia reçoit de tous les points du Maroc, de l’Algérie et du Sahara, chacun selon sa production, de l’huile, du piment, du safran, des dattes et tout ce qui est nécessaire à son énorme clientèle. Le sultan, les qaïds du Glaoui, de Goundafi, le bacha de Taroudant, le chérif de Sidi Ahmed ou Moussa, lui adressent chaque année des présents et de l’argent. Les Doui Blal (Doublai) eux-mêmes, ces pirates du désert sans foi ni loi, prélèvent, à son profit, une dime sur les produits de leurs brigandages.

La zaouia compte 166 feux, dont 116 pour la seule postérité de Sidi Mohammed. Point de juifs, bien entendu, mais beaucoup de haratin, serviteurs de la zaouia. Les hôtes sont chleuh ou arabes, la plupart sont des mzaollig, des réfugiés, qui sont venus chercher asile et protection contre les châtiments ou les vengeances qu’ils ont encourus.

On les nourrit et l’on utilise au mieux leurs services. On leur fait garder les troupeaux, cultiver quelques champs d’orge épars dans la plaine, préparer les aliments. Quand on pénètre dans la zaouia la première pièce où l’on entre est une grande salle, toute noircie, où des mzaouig nioudent le grain. La pièce suivante sert de grenier et de magasin de distribution. Les vivres y sont répartis en deux lots : l’un est salé, l’autre est préparé sans un atome de sel. On nous explique que ce second service est destiné aux esprits !. On leur attribue la même portion qu’aux vivants, mais sans sel, car chacun sait que le sel chasse les esprits.

Dans la cuisine autre miracle. Les marmites, de gros keskass en fer, sont posées sur des trous percés dans une large dalle de pierre. Comment elles cuisent, nul ne le sait, car si quelque indiscret commettait le sacrilège de regarder dans ces trous il tomberait foudroyé !. Ces marmites magiques ont d’autres particularités : elles se mettraient à danser s’il entrait dans la zaouia quelque descendant des Aït Outtas dont les ancêtres massacrèrent Mouley Ali chérif ; de même elles révèleraient infailliblement par leurs bonds la présence d’un infidèle !.

La zaouia entretient deux médersas où l’enseignement coranique est donné à 150 élèves, venus de partout, dont l’entretien est gratuit. Les professeurs sont 4 fokras qui font apprendre le Qoran à leurs élèves, en le leur expliquant et en le commentant en tamazirt, car personne à peu près ne comprend l’Arabe.

Les élèves de la médersa et leurs maîtres sont venus, suivant l’usage, nous apporter une planchette sur laquelle une sourate était calligraphiée. Ils nous ont récité des versets du Qoran. Pas un seul d’entre eux n’a pu nous répondre en Arabe.

La zaouia ne s’occupe pas de politique ; elle s’abstient également de tout particularisme religieux, et n’est servante d’aucune confrérie ; elle ne s’occupe que de piété et de charité.

Sa charité s’exerce sur tous ceux qui lui demandent l’aumône ; à tous elle donne le vivre et le couvert dans un asile près duquel nous campons. Nous avons eu la visite des pauvres de cet asile, ils sont venus nous présenter le plat de tâm que la zaouia leur octroie, c’est une façon de solliciter notre générosité. Nous avons planté un beau douro neuf dans cette pâte de keskous d’orge mêlée de paille hachée, ce qui nous a valu d’interminables bénédictions.

V : DE LA ZAOUIA SIDI MOHAMMED OU IAQOUB A ANZOUR : AGRESSION ET CAPTIVITÉ

1er mars

Le moqaddem de la zaouia nous a mis en défiance contre le cheikh Mohend ben Tabia qui doit venir nous prendre cette nuit.

Ges ben Tabia sont une famille chleuh fixée dans la montagne ; leur repaire est inaccessible ; ils y vivent de brigandage. mais tout le monde est brigand dans ce pays !

D’ailleurs l’exactitude du cheikh et sa complaisance désarment nos soupçons. Il arrive vers minuit, avec 10 hommes, et se met à notre disposition pour aller soit à Tagmoui, soit au Sous, soit à Aqqa-Jguiren ; sa zettata s’étend à une ou deux étapes dans toutes les directions. Il nous laisse entendre, fort habilement, que les cheurfa de la zaouia sont des ennemis de sa famille ; que ce soi-disant asile est le refuge de tous les criminels du pays, et que, en somme, l’exploitation xle ce droit sacré est d’une immoralité profonde.

Bref il est convenu que nous nous mettrons en route dès l’aube pour Ta;jnlollt. Le vent se charge de nous rendre exacts : vers 5 heures une bourrasque abat la qoubba, et nous oblige à lever le camp. Le froid est vif, le vent est glacial, il devient surtout pénible quand, après avoir escaladé le flanc du col de Sidi Mohammed ou Iaqoub, nous parvenons au plateau érodé, désolé, qui s’étend jusqu’aux collines de Tagmoui. L’oued Assaderen coupe ce plateau ; sa vallée desséchée est large et profonde. Au moment où nous y descendons trois hommes apparaissent derrière un buisson. Le cheikh leur court sus avec trois de ses serviteurs. Il revient nous contant que ce sont des pillards Onlad Jellal qui, convaincus que l’on nous menait à un guet-apens, suivaient notre piste pour avoir part au butin.

Cette histoire, racontée avec une hilarité exagérée, me remet en mémoire les défiances du moqqadem de la zaouia, et je prescris à mes hommes de rester groupés et de tenir leurs armes prêtes. La route se poursuit sans autre incident jusqu’à 11 heures.

Nous sommes dans une cuvette au fond de laquelle croupit un redir ombragé par des cedra. Les voyageurs ont coutume d’y faire halte, les traces de feux l’attestent. Notre guide nous propose de nous y arrêter pour déjeuner et pour faire boire nos bêtes. On allume du feu; on réchauffe le keskous froid qui constitue depuis quelques semaines notre habituelle nourriture ; on cause. Le cheikh Mohend, Mouley el-Hassen et quelques autres forment un groupe ; on y examine le mécanisme de nos fusils à répétition qui, partout où nous passons, excitent la curiosité et l’admiration. Notre chérif se complait à cette exhibition de sa richesse et de son savoir. Pendant ce temps une partie de nos hommes débride et abreuve les mules, l’autre cherche du bois pour entretenir le feu.

Soudain les bords de notre cuvette se peuplent de gens armés qui, en un clin d’oeil, dévalent vers nous, le fusil haut, poussant des cris de guerre. Les serviteurs du cheikh ben Tabia sautent sur nos armes et les prennent toutes sauf trois : la carabine du chérif, un fusil à cinq coups, et mon fusil de chasse que j’arrache des mains d’un chleuh.

Mes serviteurs, désarmés, se sauvent ; ils escaladent un monticule qui domine la scène. Nous restons quatre : Mouley el-Hassen, Zenagui, qui n’a plus que son revolver, un muletier et moi, adossés à un pâté rocheux, prêts à faire feu.

Mohend ben Tabia se jette devant nous en nous criant :

– Ne tirez pas. c’est un malentendu. ces gens sont nos frères !

Nous restons ainsi face à face, indécis. Ben Tabia réunit en cercle tous ces brigands et palabre avec eux. La conversation dure quelques minutes, puis il revient vers nous portant une lettre qu’il nous prie de lire. Cette lettre émane du cheikh Mohammed d’Aqqa Iren, elle raconte que nous avons été reconnus par le hartani el-Hajmi ; que l’un de nous est chrétien ; que nous sommes porteurs d’un trésor dérobé au Sultan, pour toutes ces raisons il faut nous arrêter, tuer le chrétien et prendre l’argent.

– Qu’avez-vous à répondre ? demande Ben Tabia. Evidemment nous sommes trahis, je suis perdu. Notre seule chance de salut est de tenter de nier ; elle est bien problématique mais, en de pareils instants, l’instinct de conservation prévaut, on se cramponne à tout, on espère contre toute espérance.

Mouley el-Hassen, Zenagui et moi, nous nions énergiquement qu’il y ait parmi nous un infidèle, et pour preuve Zenagui récite la profession de foi islamique, la Chahada.

Ben Tabia porte nos protestations à ses brigands qui, naturellement, ne s’en contentent pas. Ils veulent qu’on leur remette le chrétien et tous les bagages. Notre position stratégique est telle qu’on ne peut nous tourner, et nos agresseurs se rendent certainement compte, à notre attitude, que, dans ces conditions, la capture sera coûteuse. Ils causent à voix basse, discutent.

Cependant Mohend Ben Tabia revient vers nous, et nous propose de retourner à la faouia.

-Là, dit-il, vous serez en sûreté, nous examinerons l’accusation portée contre vous, et nous aviserons.

Nous rassemblons nos mules, notre caravane se reforme. On se met en marche, les brigands-nous suivent, les hommes de Ben Tabia nous encadrent. Par précaution j’ai placé mon revolver dans une poche de mon burnous, sous ma main gauche, je tiens mon fusil de la main droite.

Pendant une heure nous marchons ainsi, refaisant, en sens inverse, la route parcourue ce matin. On s’accoutume à tout, nous finissons par croire que le cheikh est sincère, qu’il nous ramène à la zaouia. L’alerte aura été chaude, mais, avec du temps, de la diplomatie et de l’argent, tout s’arrangera !

Nous descendons dans la vallée de l’oued Assaderen, et nos mules peinent dans le lit de la rivière encombré de gros galets.

Tout à coup je suis violemment tiré à la renverse, arraché de ma mule et, avant même que je puisse sortir mon revolver, je suis terrassé et ligotté dans mon burnous dont on me rabat le capuchon sur les yeux. La première surprise passée je me débats furieusement ; à coups de pieds, à coups de poings j’arrive à me relever, à dégager mon revolver. Hélas ! le levier fermoir s’est ouvert dans la lutte, les cartouches sont tombées.

J’ai autour de moi un cercle d’une vingtaine d’hommes qui brandissent des fusils et des poignards. J’essaye, désespérément, de percer le cercle en me jetant de toutes mes forces sur un nègre qui s’abat sous moi, je roule avec lui, et, cette fois, je suis cloué à terre sans pouvoir me relever. A coups de pierre, à coups de crosse de fusil, à coups de poignard, on m’arrache mon inutile revolver en m’écrasant les doigts, et on m’attache. Le nègre que j’ai assommé, et qui saigne abondamment, s’accroupit sur moi, me renverse la tête d’une main et se prépare à me scier la gorge avec un affreux petit couteau de fer.

Une intervention se produit en ce moment, quelqu’un arrête le nègre Moulid ; je saisis l’instant où il se redresse pour me relever moi-même, la corde qui me lie les poignets éclate. De nouveau j’assène un coup de poing à Moulid et je fais une vingtaine de pas en courant.

Un coup de crosse dans le genou gauche me fait tomber, on me rabat de nouveau mon capuchon sur la figure, on m’attache, et solidement cette fois ! J’entends les brigands qui se disputent le plaisir de m’égorger.

J’ai bien cru que tout était fini.

C’est la curiosité de mes agresseurs qui m’a sauvé. L’un d’eux est intervenu, conseillant de surseoir à mon exécution jusqu’à ce que l’on m’eût extorqué des explications sur l’usage des objets de forme étrange que contiennent nos bagages; objets desti- nés, dans l’esprit de ces barbares, à la recherche des mines et des trésors, à la fabrication de la fausse monnaie..

On me laissa donc encore une fois me relever ; on me dépouilla de tous mes vêtements, sauf une chemise et un seroual.

Moulid profita de ce que j’étais sans défense pour se venger de son mieux des coups qu’il avait reçus et, quand il fut las de me frapper, on nie laissa en paix.

Pendant cette scène Zenagui avait failli être tué, lui aussi. On l’avait cru chrétien, on l’avait traîné à l’écart pour l’égorger. Ses protestations, ses prières, étaient vaines. Il se mit à réciter à haute voix le Qoran ; on l’interrogea, la méprise fut reconnue, on l’envoya rejoindre le chérif qui, assis par terre à quelque distance de là, discutait lamentablement, implorant pitié pour lui, pour nous tous, jurant, avec des serments solennels, qu’il était chérif et que nous étions tous ses serviteurs.

Nos hommes, pendant ce temps, entouraient le cheval du cheikh ben Tabia, se pendant à sa crinière, passant sous son ventre, gestes de supplication et d’humiliation qui laissaient les brigands bien insensibles.

La discussion dura plus d’une heure. Je n’en comprenais que des fragments, car un tiers seulement de nos agresseurs parlait Arabe, c’étaient les OuladJellal; les autres étaient chleuh et parlaient Tamazirt. La conclusion de cette palabre fut que l’on laisserait en liberté le chérif et tous ses serviteurs, excepté moi. Même, par une dérisoire hypocrisie, on lui rendit quatre mules blessées qui ne portaient rien, et un petit âne chargé de batterie de cuisine.

Les quatre autres mules furent censées porter mon bagage personnel, elles étaient de bonne prise. On emmènerait dans la montagne le prisonnier et le butin, et l’on statuerait plus tard sur l’usage que l’on en ferait. Pour calmer les objurgations du chérif on ouvrit un Qoran, et le cheikh ben Tabia jura que pas une aiguille ne serait soustraite des bagages, et qu’il ne tomberait pas un cheveu de ma tête.

J’avais tenté pendant cette discussion de me rapprocher de mes compagnons, un Arabe le vit et me chassa à coups de pierres ; Moulid se précipita et me souffleta à tour de bras. Pourtant, au moment de partir, le cheikh ben Tabia me fit enlever mes liens, rendre meslbelleras et ma djellaba rifaine. Je pus me glisser jusqu’à mes compagnons et leur faire mes adieux. Tous pleuraient. Mohend ben Tabia m’a déclaré depuis que jamais il ne s’était tant amusé.

Ce drame a duré deux heures. Mon consciencieux baromètre enrégistreur, bien enfermé au fond d’une cantine, a inscrit sans s’émouvoir les incidents de cette route. Grâce à lui je connais les formes d’une région que j’ai parcourue la nuit, sans grand souci d’en observer le détail ; je sais aussi la durée de nos marches, l’heure de nos haltes, de notre arrivée, l’altitude de notre gite, qui se trouve dans Y Anti-Atlas, au-delà de la ligne de faîte qui sépare le bassin du Dra du bassin du Sous.

Nous avons remonté l’oued Assaderen jusqu’à son origine, marchant droit au Nord. La vallée, si large au point où l’agression s’est produite, s’étrangle vite ; les collines escarpées en font un ravin encaissé, dans lequel la marche est difficile.

La bande de ben Tabia s’était dispersée. Une fraction, composée (YOulad Jellal, sous les ordres d’un chef de douar nommé Ait Hamid, servait de guide à mes compagnons qui filaient en hâte vers le Sous, n’ayant plus qu’un souci, aller chercher du secours. Ben Tabia avait pris tout l’argent contenu dans le sac de Zenagui, notre argentier habituel ; il avait donné 7 douros à Mouley el-Hassen, et 7 douros à Aït Ilamid ; il se trouvait très généreux, et pensait qu’à ce prix son complice et sa victime devaient être contents. Une autre fraction marchait devant nous, en avant-garde. Enfin le gros de la troupe, dont je faisais partie, se composait du cheikh et de dix hommes. Quatre d’entre eux étaient juchés sur nos mules, le reste suivait. On partit à toute allure vers la montagne.

Tant qu’il fit jour les choses se passèrent normalement. Pour rude que fut cette marche rapide, elle m’était un remède contre le froid dont ma mince djellaba nie protégeait mal. Le reste de mes vêtements ornait mes compagnons. Ben Tabia avait pris pour lui mon kheidous noir. Quand la nuit vint on fit une courte halte et l’on délibéra. Trois hommes bifurquèrent vers I/ir ; on ouvrit une de nos cantines, l’on y prit au hasard quelques objets qu’on leur donna. Le serment fait sur le Qoran ne pesait guère !

Quant à moi, l’on discuta sur mon sort, mais la discussion eut lieu en Tamazirt et je ne compris pas. Seulement Ben Tabia s’approcha de moi et me dit : « Agenouille-toi ! »

Je crus que c’était l’instant suprême, que l’on ne m’avait entraîné jusque-là que pour se débarrasser de moi discrètement.

On m’attacha les mains derrière le dos et l’on m’enleva mes belleras. Un coup de pied de Moulid me jeta la face contre terre, un chleuh qui dès le début m’avait paru pitoyable et humain, Saïd, me releva, et l’on se remit en marche. Ces mesures de précaution n’étaient destinées qu’à m’empêcher de fuir.

La marche dura encore trois heures. J’étais si endolori, si exténué, j’avais tant de peine à marcher ainsi, pieds nus, les bras attachés derrière le dos, dans ces sentiers rocheux, que je tombais sans cesse. Saïd eut pitié de moi, il passa son bras sous l’un des miens et me dit tout bas : « Courage ! »

Une de nos mules, épuisée de fatigue, s’abattit ; il fallut la débâter pour la relever. On me délia et je fus chargé de la faire marcher. La malheureuse bête fit encore deux cents mètres environ, puis s’affaissa lourdement ; aucun effort ne put la relever. On me fit asseoir près d’elle, de nouveau on m’attacha les bras, et l’on nous laissa là tous les deux, en m’annonçant qu’on reviendrait nous chercher le lendemain. Nous devions faire un bien pitoyable couple, ma pauvre mule et moi, affalés côte à côte, dans cette nuit glaciale.

J’étais là depuis longtemps, grelottant, sans pensée, presque sans conscience, quand j’entendis des voix ; c’était Saïd qui revenait avec deux hommes, un peu de paille et une guerba d’eau.

Il me fit délier, on abreuva la mule, on lui fit manger un peu de paille et l’on se remit en chemin.

Nous avions atteint le sommet du col, notre route descendait maintenant en suivant le lit d’un oued desséché. On fit halte devant un rempart bas où s’ouvrit une porte étroite, nous étions rendus au qçar d’Assaka.

Assaka est un de ces bourgs chleuh qui peuplent la montagne. Il ne compte pas plus de 30 feux. Ses maisons de pierres cimentées avec de l’argile, sont basses, solides et laides, mais leur ensemble produit un certain effet. Le bon état des remparts, la solidité du porche, révèlent l’insécurité de la région.

Assaka fait à sa voisine, Tisserin, une guerre sans trêve ni merci ; elle a pris pour protecteurs les ben Tabia et, depuis cette alliance, une trêve tacite est intervenue. Ses jardins ne couvrent pas 2 hectares ; un mince ruisseau irrigue ses champs où prospèrent des figuiers et des amandiers. En cette saison Assaka, vue des sommets voisins, parait un bastion grisâtre ; les orges tendent à ses pieds un tapis de verdure sur lequel alternent les figuiers sans feuilles et les amandiers en fleurs.

De tout cela je n’ai rien vu la nuit de mon arrivée. On m’a conduit par une ruelle sombre devant une maison, la porte s’est ouverte et l’on m’a poussé dans une salle longue, étroite et basse, dans laquelle toute la bande ben Tabia était réunie autour d’un grand feu. On mangeait, et l’on buvait du thé, et je fus frappé du luxe du matériel et de la profusion des plats qui contrastaient si fort avec l’apparence misérable de cette demeure.

Mon entrée parut n’intéresser personne ; on me relégua dans un coin et nul ne prit garde à moi.

La conversation, mi-arabe, mi-chleuh, roulait sur notre aventure. On avait entassé nos bagages dans un angle de la pièce, ils formaient un monceau sur lequel Mohend ben Tabia était couché. On discutait le partage de ce butin et mon sort. Les Oulad Jellal et Moulid voulaient me tuer. L’un d’eux proposait même de me crever les yeux et de me brûler, il montrait mon carnet d’itinéraire, expliquant que j’y avais écrit leurs noms et le chemin de leurs qçour. Ben Tabia et les Chleuh protestaient ; je le comprenais à leur ton. Leur argument, je l’ai su depuis, était que ce pillage pouvait amener des représailles, contre lesquelles je constituais un excellent otage. Plus tard, si aucune protestation ne s’élevait, on déciderait de mon sort : il serait toujours temps de me vendre ou de me tuer. Mais les Arabes n’en voulaient pas démordre. L’un d’eux, se tournant vers moi, me demanda : — Que sais-tu faire ; sais-tu découvrir les trésors ; exploiter des mines ; faire de la monnaie ? Nous t’emmènerons dans nos montagnes, elles sont pleines de trésors que les Roumis y ont cachés.

Je déclarai ne savoir rien faire ; j’étais serviteur du chérif, et Tripolitain. Le Djellali me saisit la main et l’inspecta, il y vit des durillons, tira sa koumia, en appuya la pointe sur le creux de ma main, et me dit :

-Répète que tu ne sais rien faire ?

J’expliquai que la Tripolitaine est située au bord de la mer, que les habitants sont marins, et que ces durillons provenaient du maniement de l’aviron.

L’interrogatoire continua, sur ce ton brutal et menaçant, pendant une partie de la nuit, jusqu’à ce que, las de questionner, on finit par s’endormir. La salle était si étroite qu’un homme de taille moyenne ne pouvait s’y allonger, dix personnes y tenaient à peine, tant nos bagages l’encombraient. On m’envoya coucher devant la porte, à côté de mes mules.

Le lendemain, dès l’aube, les ablutions et les prières matinales terminées, on décida de faire l’inventaire du butin. Notre bagage fut étalé, et le pillage commença dirigé par le cheikh Mohend ben Tabia en personne.

L’exhibition de mon matériel scientifique fut un étonnement et une déception. Chronomètres, sextant, lunette astronomique, appareils photographiques, boussoles, thermomètres, baromètres, hypsomètre, passèrent de main en main. On m’accablait de questions sur leur usage et, dans l’impossibilité où j’étais d’en faire comprendre l’emploi, je me cantonnais dans mon rôle de muletier ignorant, déclarant que tout cela servait à faire de l’astronomie, et appartenait au chérif qui seul en connaissait le maniement. Naturellement cette réponse ne satisfaisait per- sonne ; mais le moyen de faire entendre la photographie ou la topographie à des Berbères ! La même menace revenait, comme un refrain, à chaque réponse : — On va te tuer, puisque tu ne sais rien.

On s’efforçait d’ouvrir tout ce qui était fermé, et, quand l’appareil ou la boite résistait, on forçait, on brisait. L’on ouvrit ainsi une vingtaine de boites de clichés ; des rouleaux de pellicules furent déroulés ; un appareil panoramique fut défoncé à coups de pierre. Un appareil photographique à soufflet eut un succès inattendu. Un juif, présent à cette scène, et qu’on avait requis parce que dans ses voyages il avait vu beaucoup de choses, déclara reconnaître cet appareil pour une mousica, un accordéon ! Et, pendant un quart d’heure, tous s’efforcèrent, successivement, de tirer un son dé ce malheureux instrument.

J’assistais impuissant et consterné à ce carnage, à l’éparpillement de nos précieux documents. C’est mourir deux fois que de voir détruire son œuvre.

Tout au fond de l’une des cantines se trouvaient cachés six sacs de cent rials chacun, en monnaie Hassani. Leur découverte causa une stupeur générale. On pensait bien avoir fait un coup heureux, mais les espérances les plus optimistes ne prévoyaient pas une pareille aubaine. Le cheikh Mohend ferma net la caisse au trésor, désireux, mais un peu tard, de cacher cette fortune à ses complices, et l’on passa à l’inspection des armes.

Ces hommes de poudre ont la passion des belles armes. Ils n’en possèdent guère, dans ces régions reculées, et notre armement leur paraissait résumer toutes les perfections. Il fallut ouvrir, démonter, faire manœuvrer, pistolets et fusils. On s’entassait pour mieux voir, tout le monde voulait manier, palper, épauler. Ma carabine Lee-Metford et un minuscule mousqueton Winchester eurent tous les succès. En bon chef de brigands, qui sait son rôle, bon Tahia les enveloppa dans un sac de toile et s’assit dessus.

Ensuite on pilla le lot d’effets qui constituait notre approvisionnement. Linge, belleras, vêtements, tout y passa ; le cheikh prélevant toujours la part du lion. On découvrit au fond du ballot mes herbiers, des flacons où mes collections entomologiques flottaient dans du formol, des sacs d’échantillons géologiques. Plus de doute, je savais découvrir les mines et tout cela servait à fabriquer de l’or !

J’expliquai de mon mieux que ces plantes, ces insectes, ces cailloux étaient destinés à composer des médicaments.

— Des médicaments ! j’étais médecin ?. Que ne l’avais-je dit plus tôt ; justement ben Tabia avait encore dans l’épaule une balle qui le faisait souffrir ; tel autre avait une-plaie, la femme d’un tel était mourante. J’avais des remèdes ; où étaient-ils?

On se mit à la recherche de notre caisse de médicaments. On la trouva empaquetée dans une tente. Tous les flacons, toutes les boîtes furent sortis, humés, flairés. On voulait savoir à quoi chacun servait, goûter à tout. Je pensais arrêter cette frénésie en prévenant que certaines de ces fioles contenaient des poisons.

— Des poisons ! Où étaient-ils ?. J’avais des poisons et je ne disais pas ! Et quels poisons ; rapides; sûrs ; douloureux?.

Toutes les mains se tendaient.

Devant ce succès, cet assaut, je dus battre en retraite et déclarer que le médecin de notre caravane était Zenagui ; je n’étais, moi, qu’un simple serviteur, je l’avais aidé souvent, je connaissais certains remèdes, certains secrets, mais beaucoup de ces médicaments m’échappaient. Pourtant je ferais de mon mieux pour guérir tous les maux.

J’étais sauvé. Il ne fut plus question de m’aveugler ni de m’égorger. Le cheikh déclara qu’il m’enverrait à Anzour où j’aurais à guérir son neveu dont la jambe était « rongée par des vers ». Je poussai l’audace jusqu’à rappeler que je n’avais pas mangé depuis quarante heures. On me fit donner une poignée de dattes. Puis on referma nos cantines, tout notre bagage fut entassé dans le grenier de la maison, et l’on décida de partir le lendemain, dès l’aube, pour Anzour.

D’ASSAKA A ANZOUR

Anzour est situé à 4 heures de marche environ, et droit dans l’Est d’Assaka. Je n’ai plus à ma disposition aucun moyen de contrôle, et je ne puis obtenir qu’avec d’infinies précautions quelques renseignements géographiques. L’itinéraire, que j’ai levé de mémoire et à l’estime, n’a donc qu’une précision assez aléatoire.

En sortant d’Assaka on remonte le lit d’un ruisseau affluent de celui que le qçar domine. Nous sommes ici au point de diramation orographique des vallées de Dadès, du Sous et du Dra. L’oued Assaderen n’est qu’à trois quarts d’heures au Sud d’ici, et coule vers le Dra ; la rivière qui coule au Nord serait, m’a-t-on dit, un affluent de l’oued Sous. Le ruisseau que nous allons remonter vient de l’Est ; il arrose de minuscules champs de céréales laborieusement conquis sur les pentes rocheuses qui l’encadrent.

Un autre ravin, qui lui est opposé par le sommet, dévale vers l’Est et conflue avec un autre ruisseau au pied du qçar ruiné de Dodro. Le nom de qçar n’est plus usité ici. Les bourgs fortifiés des chleuhs sont désignés sous le nom de moudaa dont la traduction serait, à peu près : localité.

Ces moudaa sont groupées par districts : Assaka fait partie du district d’Izazen ; les moudaas d’Ait KIef t, Tolath, Tizgi, Alt Hamed. qui jalonnent notre route, appartiennent au district d’lrredioua. Tizgi, la plus grande, n’a pas plus de 50 feux.

Leurs jardins ne s’étendent guère sur plus de 300 mètres de largeur, mais s’allongent dans l’étroite vallée. La plus riche n’a pas 200 amandiers. C’est dire combien est misérable, cette région pourtant assez habitée.

Les montagnes sont peu élevées ; la plus haute est le DjebelIguigui dont la crête s’érige d’environ 250 mètres au-dessus des cimes voisines.

Toutes ces hauteurs sont constituées par des assises de grès micacés gris, ou roses, ou même rouge vif, à gros grains. Le mica abonde, et les habitants le prennent pour un minerai précieux. A les en croire les gens de Taroudant viendraient, la nuit, charger des mules avec les roches de leurs montagnes qu’ils vendent aux chrétiens de Mogador. On voit beaucoup de ruines sur les sommets. Les habitants prétendent qu’elles sont les vestiges de l’occupation des Roumis qui les précédèrent dans ce pays et dont ils prétendent même être les descendants ; on leur donne quelquefois le surnom de Tassount ri Boum.

Nous sommes arrivés à Anzour vers 5 heures. Mohend ben Tabia nous avait quitté à mi-route pour retourner à Ilir. J’ai eu à peine le temps d’entrevoir la moudaa d’AnzoUJ’, et le bordj des ben Tabia qui la domine. Sitôt arrivé on m’a mené chez le cheikh Mohammed ben Tabia dont le fils va être mon client.

Un cercle de gens somnolents, accroupis autour d’une théière, devisaient en m’attendant et, dès le seuil, le maître de maison me déclara d’une façon fort courtoise que j’étais le très bien venu. Il ajouta, sans aucune ironie : — Tu es médecin, tu seras notre hôte jusqu’à ce que tu nous aies tous guéris.

Ainsi suis-je entré, le 3 mars, dans la famille des Oulad ben Tabia.

Anzour fut, il y a vingt ans, une moudaa prospère, une bourgade d’une trentaine de maisons, sise à mi-pente d’une colline rocheuse, et que prolongeait dans la plaine le hameau d’Agadir. Ses jardins descendaient en terrasses jusqu’au fond d’un ravin dont les champs d’orge tapissaient les flancs. La rivière coulait sous terre dans une seguia bien entretenue, jalonnée de regards soigneusement maçonnés. Le seigneur de ce lieu, le cheikh ben Tabia, était un brigand notoire, redoutable et redouté, qui, jouant en stratège habile de la situation de son bordj planté en travers de la route du Sous au Sahara, rançonnait caravanes et voyageurs, taxait les mules, les juifs, les dattes, les amandes, tout ce qui passait à sa portée. Hospitalier d’ailleurs, hébergeant ses amis comme il rançonnait ses ennemis, princièrement !

Une querelle survint entre le maître et ses vassaux. Las d’un joug écrasant les chleuh d’Anzour et à Agadir montèrent à l’assaut du bordj, le pillèrent et tuèrent le cheikh d’un coup de pioche. Ses quatre fils étaient à /?-; ils revinrent en hâte, appelè- rent à la rescousse, leurs parents, leurs alliés les Oularl Jellal, les gens de Sedik; ils reprirent le bordj d’Anzour, démolirent aux trois quarts le village, rasèrent Agadir et égorgèrent tout ce qui tomba sous leur couteau. Le pays fut ruiné et dépeuplé pour quinze ans. Après quoi les quatre Oulad ben Tabia restaurèrent tant bien que mal le bordj et quelques maisons et s’établirent parmi les ruines.

L’aùlé, Abd er-Raluuan, est le maitre de céans ; il jouit de l’autorité que lui confère son droit d’aînesse. Il commande en chef de famille, répartit les charges, prélève les redevances, tranche les différends. Il habite hors du bordj, dans un bâtiment neuf qui fait saillie, et que l’on nomme la qoubba. Cette qoubba n’a pas de coupole ; elle doit son nom, m’a-t-on dit, à ce que les fils du cheikh avaient eu la pieuse pensée d’élever un tombeau pour honorer la mémoire de leur père. Abd er-Rahman a jugé ce monument inutile, il a installé ses deux femmes et leurs sept enfants dans le sanctuaire inachevé.

Mohend, mon zettat félon, habite le bordj ; son unique femme lui a donné deux fils et une fille. Mohammed, le père de mon malade, et Ali, habitent hors du bordj, dans l’une des maisons réparées. On a relevé encore cinq ou six maisons pour les serviteurs, pour les esclaves et leurs familles ; l’une d’elle, attenante au bordj, sert de mosquée.  Peu après mon passage Abd er-Rahman ben Tabia fut égorgé par ses frères Mohend. Mohammed et Ali.

Le bordj est un cube de maçonnerie flanqué de quatre tours d’angle, dont l’une surpasse les autres en hauteur et en élégance. Elle est très délabrée mais on y distingue encore des traces d’arabesques, les fenêtres sont élégamment dessinées, leurs ogives mauresques sont supportées par une colonnade en partie écroulée. La grosse tour porte à ses quatre coins des créneaux effilés surmontés de poteries rondes.

La distribution intérieure du bordj estrudinientaire : aurez-dechaussée, les appartements de Mohend, et une sorte de salle sans fenêtres où l’on fait du feu et où l’on se chauffe ; au premier, une salle de réception où Mohend reçoit ses hôtes. Aucun mobilier

ne la meuble, le sol est défoncé, les murs sont décrépis, les nattes sont misérables ; tout y révèle le désordre, la saleté, l’insouciance du maître.

La qoubba d’Abd er-Rahman comporte deux corps de logis sans étage. Dans l’un vivent les femmes et les enfants, dans l’autre sont les appartements de réception, c’est-à-dire deux salles basses, une grande pour le commun, une petite, blanchie à la chaux et tendue de tapis, pour les hôtes de marque.

Tout cela est singulièrement primitif et fruste ; les &euls luxes de ces chleuh sont leurs armes et les parures de leurs femmes ; encore les unes et les autres sont-elles bien primitives.

Pour achever de brosser ce décor, où va désormais se dérouler mon existence, je n’ai plus qu’à mentionner la source à qui Anzour doit sa vie et la prospérité de ses jardins. Elle sourd fraîche et limpide au pied du bordj, dans une minuscule grotte artificielle que quatre personnes suffiraient à remplir. Son débit n’excède en aucun temps 30 litres à la minute, elle baisse notablement en été. L’eau qui s’écoule emplit en 12 heures un bassin vaseux que l’on débonde matin et soir pour irriguer l’oasis.

Les esclaves, la houe en main, veillent à sa répartition. Elle court d’abord dans les jardins, à travers les carrés de navets et de fèves, puis elle dégringole, une à une, en’ cascatelles bruissantes, les marches qui descendent au ravin, et va s’étaler et se perdre dans les champs d’orge. Cette source est ma retraite favorite, quelques beaux peupliers lui font unième de verdure, et, dans cette oasis d’ombre et de fraitheur, je puis oublier un instant la méchanceté des gens et la laideur des choses.

Les douze premiers jours de ma captivité se sont écoulés dans le désœuvrement le plus lamentable. Il fallait, à force de patience, de résignation, conquérir la confiance de mes géoliers.

On me traitait en bête curieuse, des gens venaient de tous les douars, de tous les bourgs voisins, voir l’ « étranger », on m’interrogeait interminablement sur toutes choses, on me posait les questions les plus saugrenues :

-Est-il vrai que les femmes des chrétiens aient cinq ou six petits à chaque portée ? Que les enfants des chrétiens soient nourris avec du lait de truie ?

A me voir très assidu aux rites islamiques, aux ablutions, aux prières, on finissait pourtant par admettre que je fusse musulman. Le rôle était facile à jouer au milieu de ces chleuhs illettrés pour qui la religion se borne aux gestes, et à la récitation de quelques sourates, dont la plupart ne comprennent pas une parole. Je continuais à soutenir la version que le chérif avait donnée : j’étais Tripolitain, sujet turc et musulman hanafite.

Un incident vint donner une confirmation inespérée à cette fable. Il existait dans une moudaa voisine un vieux hadj, un pèlerin de la Mecque, qui au cours de son pèlerinage, avait séjourné une année à Tripoli. Il était malade et vint me consulter. Il me parla de Trablès, la chance voulut qu’il y eût habité en 1897, l’année où je l’avais visité moi-même. Le pacha qui m’avait reçu l’avait hébergé aussi. De ce moment il fut admis que j’étais Trabelsi.

L’existence d’un bourg chleuh est monotone et misérable. Les hommes dorment ou rabâchent pour la millième fois les mêmes récits. Les femmes vaquent à des occupations d’intérieur toujours pareilles et ennuyeuses. Les esclaves cultivent et irriguent, leur vie durant, le même hectare de terre ingrate. Il n’y a de vivant et de vraiment heureux que les enfants ; on ne les astreint à aucun travail, ils jouent et se battent du matin au soir, sans que personne prenne garde aux coups qu’ils reçoivent ni aux dégâts qu’ils commettent. J’ai tout de suite été leur ami, et un peu leur victime. La façon dont nous avons fait connaissance est amusante.

J’avais dans ma cantine une provision de chocolat. Interrogé par les chleuh sur l’usage de ces tablettes brunes si bien emballées dans du papier de plomb j’avais raconté que c’était un remède pour soigner les mules. On avait pris le papier de plomb et laissé le chocolat. Tous les matins, j’en donnais aux petits ben Tabia en leur recommandant bien le secret qu’ils n’avaient garde de trahir. De la complicité à la camaraderie il n’y a qu’un pas !

Ma principale attribution est la médecine. Je suis médecin de par la volonté du cheikh Mohend, et je devrais, suivant lui, guérir ses amis et empoisonner ses ennemis ! Par bonheur la caisse de pharmacie est restée à Assaka, ce qui limite nies moyens d’action et me permet d’éluder, provisoirement du moins, les consultations et surtout les opérations. Les chleuhs ont une opinion étonnante de l’habileté du toubib chrétien. Quand un malade vient me consulter il me dit simplement :

« Guéris-moi ! »

Si je l’interroge sur son mal, il a tout de suite mauvaise opinion de mon savoir. C’est à moi de lui apprendre d’où il souffre. Toutes les maladies, d’ailleurs, découlent de deux causes : les génies et les vers ! Elles comportent nécessairement des traitements variables, mais il existe une panacée bien commode pour le médecin : l’amulette. Il m’a fallu quelque temps pour m’y habituer. J’en fabrique maintenant une moyenne de dix par jour. Le procédé ne varie pas : on plie un papier en un petit rectangle ; on le déploie, et, dans chacun des carrés ainsi dessinés, on trace des signes cabalistiques, des nombres, des figures géométriques. On replie le tout et, sur le dessus, on écrit plusieurs fois les noms d’Allah et de Mohammed. C’est l’abraxas de nos aïeux. La superstition n’a ni âge ni patrie, le fétichisme se retrouve dans tous les pays du monde à la base de toutes les religions.

Mais ma clientèle réclame des médicaments ; on sait que j’en possède une pleine caisse à Assaka, et l’on somme le cheikh Mohend de la faire venir. J’excite les appétits le plus que je peux, avec l’espoir que l’on apportera tout notre matériel et que j’arriverai peut-être à eu reconquérir une partie.

Le 14 mars nous nous sommes mis en route pour Assaka, nous y avons couché, et le 15 au soir nous rentrions à Anzour, rapportant tous mes bagages. J’ai eu un peu de peine à faire la route ; les coups de crosse de fusil que j’ai reçus dans le genou m’ont valu un épanchement de synovie. Un de mes nouveaux compagnons, un Ouled Jellal, à qui j’ai donné quelques soins, m’a prêté sa mule pendant une partie de la route de retour. Ce premier témoignage de sympathie m’est infiniment précieux.

16 mars

Désormais mon existence a un but : reconquérir mes documents, mon matériel, et sortir d’ici.

Le cheikh Mohend, depuis que son butin est à Anzour, devient un tigre. lime conte que ses frères sont ses pires ennemis, qu’on songe à le dépouiller, que s’il garde jalousement mes bagages c’est seulement pour pouvoir nie les restituer au jour prochain où il me rendra la liberté. Tout est enfermé dans son bordj dont la porte est soigneusement verrouillée et cadenassée ; pour plus de sùreté nous y couchons lui et moi, lui sur les cantines, sa koumia nue à la main, moi en travers de la porte.

Il passe beaucoup de voyageurs au pied de la bourgade d’Anzour ; ils vont de Tisint, de Qaçbat el-Joua, d’Aqqa Iren, d’Ilir, au Sous, ou réciproquement. Il vient aussi des Zenaga, des habitants de Ras el-Oued, de Zagmousen et des Oulad Jellal.

Ces derniers ont une fraction de 65 tentes campée à 1.500 mètres d’Anzour ; ils sont clients des cheikhs, et leur prêtent assistance dans toutes leurs entreprises de guerre ou de pillage.

L’hospitalité est une des plus belles vertus berbères ; on la pratique largement à Anzour. Point de soir où l’on n’héberge des hôtes ; j’en ai vu jusqu’à 50 les jours où la jemaa se réunit ; la moyenne est de 5 à 10. Haratin qui viennent de la Feija, chleuh qui vont au Sous vendre leurs produits et acheter des provisions, Gulad Jellal qui nomadisent dans la montagne, tous au passage s’arrêtent à Anzour. Ces passants colportent les nouvelles ; on cause autour du thé traditionnel, et toujours à peu près des mêmes sujets. Je défraye une bonne partie de ces conversations, et c’est une de mes pires servitudes que cette obligation de répéter indéfiniment les mêmes histoires, de répondre à toutes les questions oiseuses que l’on me pose. On parle aussi beaucoup de la tribu voisine, Otinzin, avec laquelle on est en guerre ; on en dénombre les guerriers un à un, on les juge, on les jauge, sans indulgence, naturellement.

Le matin, dès qu’il fait jour, on se lève. Les enfants apportent de l’eau chaude pour les ablutions, on se lave, peu et mal, et l’on fait la prière de l’aube. Le savon est inusité. On en connaît pourtant trois sortes : le saboam roumi, savon d’Europe, outrageusement parfumé, et que l’on prise à raison de son parfum ; le l’essoul, savon minéral avec lequel on lave les vêtements et le linge ; et enfin le savon végétal que les Oulad Jellal recueillent dans la montagne et que l’on pile dans un mortier.

Vers 7 heures du matin on apporte la lagoulla, que l’on nomme en arabe el-haça, potage à l’eau, à la semoule fine et au beurre. On la sert dans de grandes écuelles en terre, avec un jeu de trois ou quatre grosses cuillères en bois que l’on se passe à tour de rôle. On plonge la cuillère dans le plat et l’on a soin de la racler cinq ou six fois sur le bord de l’écuelle avant de la porter à sa bouche pour ne pas tacher le tapis ou graisser les nattes. Nattes et tapis sont sacrés ; ils tiennent lieu de meubles et de tentures ; on ne les foule que pieds nus ; on ne crache jamais à terre, mais contre les murs.

A 10 heures on prend le thé. Les rites sont les mêmes que dans tout le Maroc ; il faut avoir très grand soin de ne pas boire vite les petits verres – que l’on vous tend. L’usage veut qu’on en aspire bruyamment le contenu, sans presque toucher le verre des lèvres : usage assez répugnant à entendre, mais singulièrement prudent à observer. Quand on a vidé trois théières le maitre de céans en remplit une quatrième que l’un des serviteurs emporte avec un air de mystère. Cette dernière tournée ne contient guère que de l’eau chaude ; elle est destinée aux femmes et aux enfants. Ce thé du matin dure en moyenne une heure, après quoi l’on apporte le flour, le déjeuner. Il se compose généralement d’un plat de merga, sauce rouge à la graisse et aux poivrons, où nagent des carottes, des choux-fleurs et des navets, et, les jours de bombanoe, un morceau de chèvre ou de mouton.

Ce plat est servi sur une einia, sorte de table basse, qui porte également des pains. Ces pains sont de plusieurs sortes : tantôt c’est du tounnirt, pain d’orge, plat et très cuit ; tantôt c’est du toukhrift, pain de blé plat et spongieux ; ou encore du khoubs, pain d’orge cuit en énormes galettes ; ou enfin ce sont des crêpes de farine, analogues à celles que l’on fait en Bretagne.

L’officiant, devant qui on dépose la table, rompt le pain et en répartit les morceaux sur la cinia, en face de chaque convive ; il retire la viande et la pose provisoirement devant lui pour la distribuer plus tard, puis il dit : « Bismillah ! » Au nom de Dieu !

Et chacun plonge son pain et ses doigts dans le plat. Il est juste de reconnaître que l’on passe une aiguière avant et après les repas, et que chacun s’y lave les mains. mais si peu ! En revanche il est de bon ton de se rincer furieusement la bouche après le repas, dans un bassin qu’un serviteur vous présente, en se servant de son index comme d’une brosse à dents.

Vers 3 ou 4 heures, après la prière de l’asser, on sert encore du thé, ensuite on mange des dattes arrosées de lait aigre.

Ces dattes viennent de la Feija ou de Zgllid. Les chleuh, qui sont pauvres, n’achètent pas de bonnes dattes, elles vont au Sous, on les voit passer bien empaquetées dans des peaux de chèvres ; les mauvaises seules restent dans la montagne. On les vend en conglomérat informe de noyaux, de poussière, de poils de chèvres et de chameaux. Le maitre de céans apporte un morceau de cette pâtée, les hôtes piochent à pleine main.

On met les noyaux de côté pour les mules.

Enfin le soir, à 7 heures, après la prière de l’acha, on boit encore du thé, et l’on dine. Ce repas varie beaucoup suivant le nombre et la qualité des convives. Quand nous sommes seuls, les femmes se reposent, on sert un peu de beurre rance fondu avec du pain. S’il y a des hôtes sans importance on fait un tâm, un keskous sans viande ; si l’on régale des hôtes de marque on fait un seksou à la viande, et une tagoulla. La tagoulla, dont j’ai déjà donné la recette, est un turban de bouillie de maïs.

C’est le plat national, il faut être chleuh – pour savoir le bien manger. On a ménagé au centre du plat un trou qui est rempli de beurre rance fondu. Chacun attaque le turban en face de lui; en creusant une poche dans laquelle on verse au fur et à mesure du lait aigre. On pétrit bien sa poignée de tagoulla dans le lait aigre, on trempe le tout dans le beurre fondu et, d’un tour de main habile, on amène cette pâtée liquide devant sa bouche pour l’aspirer avec un bruit formidable. Puis on lèche soigneusement sa main et ses doigts, et on les replonge dans le plat.

La distribution de la viande mérite aussi une mention. L’officiant l’a placée devant lui, au début du repas ; quand les convives ont mangé la semoule et la sauce, il se tourne vers son voisin, et tous deux se mettent en devoir de déchiqueter le morceau de viande en autant de parts qu’il y a de convives. Chacun est servi suivant sa qualité. Il existe un protocole délicat qui nuance la considération depuis le filet jusqu’à l’os. Mais ce qui est tout à fait réjouissant, c’est la lutte héroïque des deux officiants contre le morceau de viande. Le mouton, le bouc ou la chèvre immolé pour ces agapes, est toujours tué à la dernière minute, et choisi parmi les ancêtres du troupeau, et Dieu sait si le bétail vit vieux dans ce pays pauvre ! Certains tendons exigent du renfort ; on assiste à de véritables séances de lutte entre quatre chleuh qui s’évertuent de leurs huit mains à écarteler un gigot. La politesse veut que l’on parle d’autre chose pendant ce dépeçage, et qu’ensuite on s’extasie sur la qualité de la viande d’AnzouJ’. La victime est toujours qualifiée d’agneau ou de chevreau ; et, à voir la façon dont les hôtes de basse catégorie rongent l’os qui leur échoit, en sucent la moelle, en croquent les cartilages, on se prend à rêver avec inquiétude à la façon dont peut se nourrir la meute des chiens faméliques qui rôdent autour du bordj.

17 mars

Aïd el-Achour ! C’est jour de fête. On manifeste sa joie en brûlant un peu de poudre, en criant plus que de coutume ; le thé se prolonge plus tard. On est en famille, car personne ne voyage un jour de fête. On prie un peu plus longuement. Le feqih Si Ahmed, le seul homme de tout le voisinage qui sache lire et écrire, lit à voix haute deux sourates du Qoran sur la terrasse de la mosquée, et les gens pieux l’écoutent, assis en cercle autour de lui, attentifs, mais absents par la pensée, car ils ne comprennent pas une parole.

Ce feqih habite le village d’Aïl Hamed, à un quart d’heure d’ici. On le fait venir quand on a besoin de ses services, quand on reçoit une lettre ou que l’on veut en écrire une. Il est tailleur aussi, comme presque tous les tolbas. Il m’a confié que son aiguille l’enrichissait plus que sa plume. Il est aussi chargé de l’éducation religieuse des enfants. Chaque fois qu’il vient, il les réunit dans la mosquée et leur fait ânonner leurs planchettes.

Il est bien difficile d’apprécier le degré de religiosité de ces chleuh. Ils sont très pratiquants, mais si faux ! Ils jurent et se parjurent avec la même insouciance ; les invocations alternent avec les imprécations. On les voit tout le jour égréner leur chapelet ; ils observent très rigoureusement le jeûne du Ramadan. Ils mentent avec une incroyable effronterie et, le plus souvent, sans but, pour le plaisir de tromper. Le seul homme d’ Anzour qui ait quelque piété est un pauvre vieux maçon, à demi perclu, qu’on nomme feqih Ali. C’est lui qui a réparé le bordj et bâti la qoubba ; il remplit bénévolement les fonctions de moudden, il appelle les fidèles à la prière ; il fait chauffer de l’eau dans la salle d’ablutions qui précède la mosquée, et apporte les plats que l’on sert aux mendiants de passage. Il passe toutes ses soirées à épeler un vieux Qoran crasseux qu’il déchiffre à l’aide d’une énorme paire de lunettes à monture de cuivre. Ce doux vieillard a revendiqué par avance la faveur de m’égorger. et je ne regarde jamais sans un peu d’émotion les grosses mains tremblantes de ce pauvre vieux cacochyme.

La zaouia de Sidi bou Aïssa ou Brahim est toute proche ; c’est un lieu de pèlerinage fréquenté. Tout passant s’y arrête, tout montagnard y porte son offrande. Le moqaddem de cette zaouia est un vieux nègre monumental, à barbe blanche, qui est de mes clients ; j’ai rarement vu plus belle dilatation d’estomac ! Il m’a confirmé que la postérité de Sidi bou Alssa était éteinte depuis longtemps, et que lui-même n’était que le descendant de l’un de ses esclaves.

J’ai eu aussi la visite du chérif de la zaouia de Sidi Mohammed ou laqoub. On avait ouvert la salle d’honneur pour cet hôte sacré. Le malheureux a été victime d’une tentative d’empoisonnement. Le coupable fut arrêté, on le mit à bouillir à petit feu dans une grande cuve, pour lui faire avouer quel était l’instigateur de cette tentative criminelle. Il raconta qu’il avait râpé le phosphore d’une boite d’allumettes dans les aliments du chérif, mais, cet aveu fait, on ne put plus tirer de lui que des cris affreux auxquels on mit fin en lui arrachant la langue.

J’ai obtenu du cheikh Mohend l’autorisation de rester dans le bordj avec mes instruments et mes livres. Je sors de mes cantines, devant lui, les objets dont j’ai besoin, il referme soigneusement les cantines à clé, puis il m’enferme. Dès qu’il est parti je retire les chevilles qui assemblent les charnières de mes caisses, elles s’ouvrent ainsi à contre sens ; je prends ce qui m’est précieux, je l’enfouis dans mon capuchon et, plus tard, à l’heure du repos, quand je suis rendu à la liberté, je vais enterrer mon butin dans les jardins. J’ai pu reconquérir par ce procédé mes carnets d’itinéraire, mon journal de route, mes clichés et mes pellicules photographiques

18 mars

J’apprends qu’un reqqas, un courrier, est venu ce matin apporter une lettre du qald de Goundafî me concernant. Cette intervention bouleverse toute ma diplomatie. J’étais parvenu à convaincre Mohend que j’avais à Taroudant, à trois étapes d’ici, des amis riches, disposés à me secourir. Il était convenu qu’un jour prochain nous irions chez le cheikh des Mtouga, dont la qaçba est visible de Tapoudant. Le cheikh est un ami intime des ben Tabia, l’affaire se négocierait par son entremise ; je donnerais 500 ou 600 pesetas, et je reconnaîtrais par un acte devant adoul, devant notaires, que rien ne m’avait été volé !

Toute cette combinaison s’écroule. Du moment que le qaïd de Goundafi prend la peine de s’enquérir de mes nouvelles, je deviens un personnage important. Il ne peut plus s’agir de régler l’affaire à l’amiable ; non que l’on songe à exiger une forte rançon ; ces chleuh n’ont encore aucune idée de ce genre d’opération, mais ils ont conscience d’avoir commis un méfait grave, et redoutent des représailles. Tant que je serai leur prisonnier ils n’ont rien à craindre, mais du jour où je serais rendu à la liberté ils auraient tout à redouter de la vengeance du qaïd.

Comme conclusion à ces considérations le cheikh Mohend me déclara que j’étais désormais leur hôte. pour toujours !

On prépare une expédition contre Oanzin. Les gens de cette tribu ont enlevé le troupeau d’une moudaa voisine, et la djemaa se réunit ce soir, à Anzour, pour décider l’opération que l’on entreprendra. L’encombrement du bordj est tel que j’ai dû me réfugier dans la salle où se tiennent les serviteurs et les esclaves.

Chacun des cheikhs a un ou deux serviteurs chleuh et des esclaves noirs. Ils ont en tout 4 nègres, 6 négresses de 20 à 45 ans, et une demi-douzaine de négrillons. Un bel esclave mâle – vaut 300 pesetas, une jeune négresse vaut un peu moins, sauf si elle est jolie, auquel cas son prix n’a de limite que le caprice des acheteurs. Le Soudan ne fournissant plus d’esclaves, ce précieux personnel ne se renouvelle que par reproduction. On vend aussi des prisonniers de guerre. La condition de ces malheureux dépend du caractère de leur maître. En principe il a sur eux tous les droits, mais son intérêt lui commande de ménager son serviteur et, sauf de très rares exceptions, les chleuhs sont humains pour leurs esclaves.

19 mars

La jemaa continue à discuter ses projets de campagne. Cet envahissement est une gêne pour tout le monde. Le cheikh Mohend devient plus défiant que jamais. Il refuse même de m’ouvrir la porte du bordj, dans la crainte que quelqu’un de ses hôtes ne s’y glisse avec moi. C’est tout juste si, devant le mécon- tentement général que cette séquestration suscite, il consent à sortir la caisse à pharmacie que tout le pays maintenant connait et convoite.

Il me vient, je l’ai dit, des malades de partout ; du Sous au Sahara, du Tafilelt à l’oued Noltn, on sait qu’un médecin, turc ou peut-être chrétien, opère des miracles. Le miracle est que je n’aie encore tué ni estropié personne, car je n’ai pas le droit de refuser les opérations que l’on me demande, de ne pas donner une poudre ou une potion quelconque.

Quelques exemples pour prouver ce qu’il en peut cuire d’exercer illégalement la médecine en pays chleuh : Le troisième jour de ma réclusion on m’amène un hartani blessé d’un coup de feu à l’épaule droite. Le projectile avait brisé une côte, traversé l’homoplate, et était resté logé dans les muscles, à fleur de peau, roulant sous les doigts. Injonction formelle d’avoir à extraire cette balle, sans aucun instrument naturellement, ni bistouri, ni pince, ni aiguilles à suture.

On me donna l’un de ces petits couteaux de fer avec lesquels les hommes se rasent la tête, on l’affila sur un galet, je le trempai dans du sublimé, le patient déroula son turban et en mit un tampon entre ses dents. Je fis une incision deux fois trop grande et une fois trop profonde, la balle tomba. Un peu d’iodoforme, du coton hydrophile et une des belles bandes en toile blanche dont la « Société de secours aux blessés » nous a si généreusement fournis, et mon chleuh, satisfait, proclame mon talent.

Ceci n’est rien ; le plus grave est que le renom de cette opération heureuse se répand au loin. Les gens qui ont une balle dans le corps sont légion dans ce pays de poudre, et tous accourent me consulter. Ces projectiles de tous calibres et de toutes formes, ne se présentent jamais avec le même bonheur que celui du hartani à qui je dois ma réputation, et qui reste, je le déclare à ma confusion, le seul que j’aie jamais extrait, malgré de multiples et bien douloureuses tentatives — douloureuses pour l’opérateur presque autant que pour le patient.

Autre ennui : mes clients ne respectent pas mes ordonnances.

Le cheikh se prétend empoisonné. Les chleuhs ont du poison une terreur constante et justifiée. Il me demande un vomitif.

Je lui donne quatre cachets d’ipéca, en lui recommandant bien de n’en prendre qu’un seul à la fois. Il absorbe les quatre paquets d’un seul coup, et manque rendre l’âme.

Enfin, pour terminer ces exemples, une horrible aventure : on m’emmène un soir dans un douar des Oulad Jellal pour soigner un mala de qui avait « des vers dans la jambe. » On me conduit auprès d’une petite tente, dressée à l’écart, et qui exhalait une odeur affreuse. Personne n’osait affronter cette infection.

Enfin deux de mes guides se font apporter un oignon, le coupent en quatre, s’en introduisent un quartier dans chaque narine, et nous entrons. Sous cette tente agonisait un malheureux jeune homme dont la jambe gauche, à la suite d’une piqûre de vipère, était rongée par la gangrène. Pressé d’échapper à cet effroyable spectacle, je sors, en confessant mon impuissance.

— Non ! non ! me déclare le chef du douar, tu ne sortiras que lorsqu’il sera guéri !

Au ton dont ces ordres là sont donnés, et à la figure de ceux qui les donnent, on sent bien qu’aucune réplique n’est possible. Autant raisonner avec des gorilles ! J’essaye pourtant d’expliquer qu’il n’y a rien à faire :

-Dieu seul peut guérir pareille infortune !

-Mais enfin ce mal existe chez toi ; que fait-on en ce cas ?

-On coupe la jambe malade.

-Eh bien ! coupe-la !

J’explique que pour couper une jambe il faut des instruments que je n’ai pas : un bistouri, une scie, des pinces, des aiguilles à suture ; j’insiste surtout sur la scie, sachant bien que les chleuh n’en ont pas.

-J’en ai une, s’écrie le Djellali ! Il court jusqu’à sa tente, et en revient triomphalement avec un cercle de tonneau échancré d’encoches faites à la hache, et portant un morceau de bois ficelé en croix à chaque extrémité : — Maintenant coupe la jambe !

« Coupe la jambe ! » disaient avec autorité les gens du douar !

« Coupe la jambe !. » répétait avec supplication la famille !

« Coupe-moi la jambe, je souffre tant ! » soupirait le malheureux agonisant.

Ce fut un instant d’horrible cauchemar. Le bonheur voulut que j’eusse sur moi de la morphine et une seringue à injection.

J’expliquai au malade que j’allais d’abord m’efforcer de le guérir en lui conservant sa jambe ; si j’échouais il serait toujours temps de couper. Et d’abord j’allais abolir la souffrance.

Je fis une injection ; pendant que son effet anesthésiant opérait, on m’emmena boire du thé sous une tente. Une demi-heure plus tard un enfant, envoyé en reconnaissance, revint déclarer que le malade dormait. Ce fut un émerveillement ; depuis trois mois le pauvre diable ne poussait qu’un cri !

J’ai revu plusieurs fois, depuis, ce malheureux. Chaque fois il me suppliait de lui donner ma précieuse seringue à injection et la « poudre du paradis » qui le soulageait. Il finit, un jour de détresse, par se faire porter jusque dans le bordj, pour me poser son ultimatum :

« Coupe-moi la jambe ou donne-moi ton aiguille ! ».

Mes fonctions ne sont pas toujours aussi terribles, elles me procurent l’occasion de circuler dans les environs d’Amour ; il n’est guère de village ou de douar, à 6 kilomètres à la ronde, où je n’aie pénétré. J’ai pu faire un peu de bien, et j’en ai été récompensé par de véritables gratitudes. Le seul accident qui faillit m’arriver est d’envoyer en paradis un vieil érotomane qui avait bu une gorgée d’acide cantharydique. Il en guérit, et ce ne fut pas le moindre de mes miracles.

20 mars

Ce matin violente discussion, qui faillit tourner au drame. Le cheikh Mohend, toujours en proie à sa stupide défiance, refuse de me laisser pénétrer dans le bordj, sous je ne sais quel prétexte mensonger. Je lui reproche son attitude à mon égard, sa méchanceté qui consiste à me priver de mon travail, la seule consolation que j’aie. Il s’emporte, me déclare que je devrais m’estimer trop heureux d’être vivant, nourri, hébergé à ne rien faire, et, ce disant, il me lance un morceau de pain et tourne les talons. Je le rejoins, je lui jette son pain. Il veut me donner un coup de poing’, je pare et je riposte ; il dégaine, il crie, on accourt, on me saisit, on retient Moliend qui, furieux, voulait me tuer. Il finit par m’attacher au pilier qui soutient le plafond du bordj, nie frappe tant qu’il a de forces, puis sort tout ce que contenaient mes poches : montre, boussole, thermomètre, baromètre, crayons, carnets, tout ce que j’avais si la borieusement reconquis, le brise et le jette à la volée, puis s’en va, jurant que je ne rentrerai jamais dans le bordj, et que je ne vivrai pas longtemps !

C’est un désastre.

De tout le jour il ne m’a pas dit un mot. Quand il est venu m’appeler pour le repas du soir, je l’ai prié le plus humblement que j’ai pu, de me faire mettre les fers et de me jeter en prison : Je ne suis plus son hôte, il ma frappe, ma place n’est plus sous son toit.

Mohend a eu honte, il m’a fait des excuses, m ‘a donne sa koumia qu’il ne voulait plus porter puisqu’il l’avait tirée contre moi. Il m’a promis de me rendre tout ce dont il m’a dépouillé, et de me laisser libre de travailler à ma guise.

Après le repas un des serviteurs, qui est mon ami, et à qui j’ai conté cette scène, m’a dit tout bas : — Ne dors pas cette nuit, garde-toi bien de Moliend !

21 mars

Mohend a dormi du sommeil du juste, il s’est éveillé de l’humeur la plus charmante, pt m’a laissé reprendre possession de mes instruments et de mes documents. La porte du bordj est restée entr’ouverte, j’entends des pas discrets, des chucliottements, ce sont mes petites amies, les tilles des bon Tabia, une bande joyeuse et rieuse dont mon chocolat me vaut la sympathie.

Théoriquement, les femmes chleuh vivent claustrées, et quand elles sortent, elles se voilent le visage ; pratiquement, elles ne se cachent que des étrangers, encore faut-il pour cela qu’elles soient laides ou vieilles.

Dès le deuxième jour de ma captivité j’avais vu défiler toutes les femmes d’Anzour; les petites, effrontées et indiscrètes ; les jeunes, timorées, un peu intimidées, s’esclaffant de mes moindres mouvements, ou s’enfuyant avec des mines effarouchées quand je paraissais m’apercevoir de leur présence.

Elles se sont apprivoisées bien vite, les jolies filles d’Anzour.

Jolies ? j’exagère ; la galanterie ne peut m’empêcher de confesser qu’elles sont en général assez laides. Les vieilles sont hideuses de décrépitude et de saleté ; les jeunes ont pour elles leur jeunesse, mais ne sont ni plus propres, ni plus jolies. La moins mal est Fathma, fille aînée du cheikh Abd er-Rahman. Elle a le nez trop gros, des attaches trop fortes ; mais elle a de beaux yeux noirs ombragés de longs cils recourbés, de belles dents, un joli rire. Elle sait sa supériorité, la coquette, et joue de ses yeux et de son sourire comme une vraie femme d’outremer.

Le surlendemain de mon arrivée elle me faisait demander par son dernier frère, un bambin de 8 ans, qui sait un peu d’Arabe, si j’avais dans mes bagages des bijoux ou des parfums. Il me restait deux savons, échappés par miracle à l’enquête des pillards ; je les lui ai donnés, et nous sommes devenus des amis. Quand il n’y a personne, que je travaille dans la salle du bordj, j’entends un pas léger de pieds nus qui marchent avec précaution. Puis il se passe un temps. Je sais que c’est Fathma, qu’elle me guette à travers les fentes de la porte. Elle pousse un grand éclat de rire, et entre comme une folle, en bourrasque.

Je feins une surprise complète, et surtout je cache précipitamment tout ce que je puis avoir de fragile du de précieux, tant je connais la redoutable indiscrétion de ma visiteuse. Les chleuh regardent avec les mains plus qu’avec les yeux.

Quand Fathma découvre quelque chose qui l’intrigue ou qui lui plaît, elle fond dessus, s’en empare, et s’enfuit en coup de vent. J’ai eu toutes les peines du monde à récupérer mon flacon de mercure, qui avait eu l’heur de lui agréer.

J’ai omis de dire que Fathma ne sait pas vingt mots d’Arabe, et moi pas cinquante mots de Tamazirt. Nos entretiens y perdent un peu, mais Fathma n’en a cure. Elle parle avec une volubilité que rien ne déconcerte. Quand elle voit que, décidément, je ne la comprends pas, elle a recours à la mimique la plus pittoresque ; elle gesticule, crie, saute, court, et finit, en désespoir de cause, par me hurler dans l’oreille d’incompréhensibles paroles.

La scène la plus comique eut pour prétexte ma boite de couleurs, une petite boite de touriste en métal. Depuis quelques jours Fathma la guignait. Elle s’était mis du rouge aux doigts en touchant un pinceau, et l’idée lui trottait en tête de se maquiller. Armée du miroir de ma boussole, l’un des objets de sa plus constante envie, elle commença par se barbouiller de vert et de violet. Enchantée de ce premier résultat, elle courut se montrer à ses sœurs et à ses cousines. Dix minutes plus tard j’avais autour de moi toute la bande des petites ben Tabia, Aïcha, Khedaïja, Zeïna, Ijja, Isouka, Mahjouba, Mbarka, etc.

Pour sauver ma boite à couleurs d’un désastre complet je dus opérer moi-même le maquillage de ces demoiselles. Ce fut d’un comique irrésistible. Les colorations les plus absurdes étaient les plus goûtées. Si j’obtenais une teinte nouvelle, toutes en voulaient avoir. Fathma, plus effrontée que les autres, finit par se peindre la poitrine et les jambes. La pudeur paraît inconnue aux filles d’Anzour !

Cette orgie de peinture eut une fin désastreuse. Abd erRahman, en découvrant, sur le visage de ses filles, que j’avais des couleurs, voulut me faire exécuter des fresques pour orner toute la qoubba. J’eus beau protester que ma boite ne suffirait pas même à peindre la porte, il fallut, puisque je refusais d’opérer moi-même, remettre- ma boite à un mallem, un artiste, qui se fit fort de décorer tout Anzour.

Le costume des femmes est peu différent de celui que portent toutes les marocaines. Les dessous, pantalon et chemise, sont en khount, en toile de guinée bleue. Lekhount, qui venait autrefois du Soudan, était une excellente étoffe, soigneusement tissée et bien teinte. Il avait le défaut d’être cher, aussi a-t-il été détrôné par une contrefaçon anglaise économique et détestable. Son moindre inconvénient est de déteindre affreusement, et cette coloration bleue aggrave fâcheusement l’apparence de saleté des femmes.

La chemise est constituée par deux pièces de khount qui ont la largeur d’une épaule à l’autre, et la longueur du cou aux genoux. Deux fibules d’argent, accouplées par une chaînette, les agrafent ensemble au-dessus des épaules. La ceinture, de laine ou de soie, permet de les enrouler hermétiquement autour du buste. C’est dans l’ajustement de cette ceinture que la femme se révèle.

Lorsqu’elle est bien faite, les deux pièces de khount sont flottantes et largement béantes, pour laisser admirer tout le haut du corps. On voit de loin la femme coquette relever, d’un mouvement d’épaules, la chemise de khount pour la laisser bouffante et suggestive. Elles sont toutes coquettes, les filles d’Anzoul’, leur débraillement éhonté n’a que rarement l’excuse de la beauté plastique. Leurs mœurs sont faciles, et dans l’extrême tolérance des hommes on retrouve une survivance des antiques coutumes, du temps où la communauté de la femme était admise. Une seule chose est déshonorante pour une femme : vendre ses faveurs.

La polygamie est commune chez les chleuh de cette région, mais elle n’est guère pratiquée que par les gens riches ; non que le mariage soit une chose chère, puisque le mari donne seulement 15 à 20 douros à son beau-père, mais il faut payer les frais de la noce et le trousseau de la mariée, et, dans un mariage ordinaire, il se consomme pour 100 ou 200 douros de poudre et de nourriture.

Le trousseau consiste en belleras de cuir filali, foulards, ceintures de laine et de soie, haïks de laine brune ou blanche, bijoux, bracelets de cuivre ou d’argent, colliers de boules d’ambre, de verroterie, de pièces de monnaie, diadèmes de perles ou de coquillages. Fathma porte sur le front, en ferronnière, une pièce d’or attachée par un fil de laine.

J’ai eu, ce soir, la visite d’un client de marque, le frère du cheikh héréditaire de la grande tribu des Zellaga, l’amrar Uella.

Il revient de Taroudant, et fait un crochet, en rentrant a Azdeil, pour venir me consulter. Son cas est grave ; il est tombé de sa terrasse, il y a de cela quatre ans, et s’est fracturé le coccyx. Il lui en est resté une paralysie des fléchisseurs des pieds, en sorte qu’il peut chevaucher, mais ne peut presque pas marcher.

L’amrar Bella est un des brigands les plus redoutés de la contrée ; tous les Zenaga, d’ailleurs, ont un fâcheux renom, etles ben Tabia ont éprouvé quelqu’émoi de cette visite inopinée, encore que l’une des sœurs d’Abd er-Rahman ait épousé le cheikh des Zenaga. On s’est congratulé de la façon la plus courtoise, mais j’ai vu que l’on vérifiait la charge des fusils, et Mohend m’a enfermé dans le bordj.

À l’heure du thé l’on est venu me délivrer, et m’ordonner de descendre dans la qoubba où l’amrar Bella m’attendait. L’amrar est un gros homme au type néronien : tête glabre, figure bouffie, arcades sourcillières proéminentes abritant de gros yeux sans vie, nez énorme, lèvres épaisses, bajoues lourdes, mâchoire puissante, col bourrelé de graisse, membres massifs. La conversation s’engage prudemment. L’amrar m’interroge sur mon savoir. Je lui confesse que je ne suis pas médecin, mais seulement disciple d’un médecin savant ; je ferai pourtant de mon mieux pour lui rendre l’usage de ses jambes, mais le traitement est long, exige des remèdes que je n’ai pas ici.

Après un instant de réflexion et une longue discussion en tamazirt avec ses serviteurs, l’amrar m’offre de m’enlever, de gré ou de force, et de m’emmener chez lui à Azdeif ; j’y serai libre et je le soignerai de mon mieux.

Cette proposition soulève quelques objections, et, tout en exprimant au Zenagui la reconnaissance que son offre m’inspire, je lui explique mon désir d’emporter une partie de mes bagages. Cette prétention fait sourire Bella : — Estime-toi bien content, me dit-il, si tu sors d’ici vivant !.

Il me promet néanmoins de négocier de son mieux, puis la conversation change de terrain ; on parle voyages, guerre, armes. L’amrar tient à me consulter au sujet de son fusil dont la hausse est débrasée. On apporte l’étui, on ouvre le cadenas, qui le ferme, et l’on sort un Martini-Henry poli comme un miroir. La grosse figure de l’amrar s’anime, pendant qu’il fait manœuvrer le mécanisme, il me conte les exploits de ce fusil; c’est une arme merveilleuse, elle a mis à mal une quarantaine d’hommes, depuis dix ans qu’il la possède :

— Un tel, à 600 coudées (200 mètres), a reçu la balle entre les deux yeux ; la tête était en bouillie. Tel autre, atteint au ventre, a couru 100 pas en tenant ses intestins avec ses mains, puis il a crié « Allah ! » et est tombé mort.

Les serviteurs accompagnent ces effroyables récits d’un murmure approbateur, et, quand le maître a fini, ils renchérissent en donnant de terrifiants détails.

22 mars

Tout était arrangé ; j’allais partir avec l’amrar Bella qui s’est montré, en cette circonstance, brigand de bon conseil et loyal; quand un reqqas est arrivé, portant trois lettres : une des Oumana de Mogador, une du hacha de Taroudant Haïda ould Oummeis, la troisième du qaïd el-Hadj Driss el- Yahiaoui. Toutes disent la même chose : Avez-vous tué le chrétien, si vous ne l’avez pas tué, quelle rançon en voulez-vous ?

Cette triple intervention fait de moi un personnage important. Les ben Tabia savent maintenant qu’ils ont fait un mauvais coup, et une bonne affaire. Il s’agit d’éluder les conséquences de l’un, et de tirer tout le parti possible de l’autre. Et d’abord on déclare à l’amrar Bella que je suis trop précieux pour qu’on me laisse partir sans de grandes précautions. On m’enverra, sous une forte escorte, à l’un des puissants protecteurs qui s’intéressent à moi.

L’amrar est parti, me reconimaudant la défiance.

Il s’est passé ce soir une scène d’un haut comique, mais dont les conséquences pourraient être fâcheuses. Le cheikh Abd erRahman m’a fait venir dans la qoubba, pour causer et prendre du thé avec lui. Il me parla d’abord, et longuement, de mille choses indifférentes, comme un homme qui tourne autour d’une question grave ; puis il dénombra ses domaines, ses alliances : Sa fille ainée a épousé le cheikh de Qaçbcit el-Joua; la cadette, le cheikh de Zagmonzen ; la troisième, le cheikh de Hobban qui administre le Djebel Sitoaa. Il en reste trois, Fathma est en âge de se marier. Et, prenant sa résolution, il me dit, tout d’un trait :

— Pourquoi ne l’épouserais-tu pas ? Tu récites la Chahada, donc tu es musulman ; tu connais les secrets des Roumi, mais, par rancune, tu ne veux pas nous les livrer. Demeure parmi nous, je te donne Fathma et les jardins d’Agadir; nous reconstruirons le bordj que nous avons rasé ; tu nous apprendras à trouver les trésors et les mines dont nos montagnes sont pleines ; tu fabriqueras de la monnaie et tu oublieras le pays maudit des Nçara.

Pendant que le cheikh parlait, et sa harangue fut longue, j’eus tout le loisir de préparer mes objections à ces délicates avances. Je lui fournis d’abord la meilleure, en lui racontant que j’étais déjà marié dans mon pays de Tripoli, que j’avais même des enfants, et que je comptais sur la sympathie qu’il m’avait toujours témoignée pour revoir bientôt ma famille. A l’appui de mon dire je lui montrai une photographie de mes neveux qu’une des dernières lettres qui nie fut parvenue de France m’avait apportée. Il fallut lui expliquer l’image, car ceux qui ont fréquenté des primitifs savent que tout dessin, toute représentation plane d’une forme avant dans la réalité trois dimensions, leur échappe complètement. Il faut une accoutumance, une éducation des yeux pour en percevoir le sujet. Abd er-Rahman fut un temps avant de distinguer les deux enfants que la photographie représentait. Quand il eut compris, son admiration fut telle qu’il éprouva le besoin, réel ou feint, de faire partager sa découverte aux siens ; il partit avec l’image, sans plus parler de sa proposition.

23 mars

Le reqqas s’en est allé emportant nos lettres ; les miennes ont pour objet de rassurer ma famille dont je ne devine que trop l’angoisse, et de prescrire à Zenagui de venir attendre à Taroudant l’issue de ma captivité ; car j’ai bien l’intention de continuer, sitôt libre, la réalisation de mon programme. Les lettres des Ben Tabia répondent à leurs correspondants que leur sollicitude peut être en repos ; je suis leur hôte et leur ami.

Mais il ne saurait être question de me mettre en liberté tant qu’on ne sera pas fixé sur les intentions des compagnons dont on m’a sépare, qui font des démarches de tous côtés. Il faut dix jours pour que notre courrier parvienne à Voqadoî,, dix jours pour qu’il en revienne, soit trois semaines avant qu’une nouvelle lettre formule des propositions plus précises.

J’emploie mes loisirs à donner des leçons d’escrime au sabre, de lutte, de boxe, de voltige, de fantasia. Les chleuh raffolent de ces sports ; ils y sont assez maladroits. La voltige surtout, et la fantasia à cheval leur sont presque totalement inconnues. Il n’y a dans tout le pays qu’un seul cheval, propriété collective des quatre fils Ben Tabia, dont le cavalier ordinaire est el-Hassein, le frère de Fathma, le fils aîné d’Abd er-Rahman. Ce cheval a été acheté dans le Soiis, au cheikh des Mtaga, pour le prix de 100 riais ; il n’a d’ailleurs jamais été payé. On trouve quelquefois des chevaux sur les marchés du pays, sur celui d’elArbaa Zenaga surtout.

Ces marchés sont peu nombreux et très éloignés les uns des autres. Ceux où les habitants d’Anzour fréquentent sont : el-Had Sektana, el-Tnin Aït Hamid et el-Avbaa Zenaga, désignés, suivant l’habitude marocaine, par le nom du jour de la semaine, et celui de la tribu où ils se tiennent.

Ces marchés, ont un intérêt politique et un intérêt commercial. Ce sont les centres de réunion où se colportent les nouvelles, où l’on discute, où l’on prend les décisions. Il y éclate quelquefois des nefra, des disputes ; elles sont très rares, le marché est considéré comme un terrain neutre. On y vend de tout, et très cher ; les cours des dattes, des amandes, du sucre, (lu thé, sont extrêmement variables ; je cite à titre de renseignement ceux de ce jour : Le petit pain de sucre vaut 2 1 2 à 3 pesetas (on prononce, en arabisant ce pluriel espagnol : psaset). Le thé vaut 2 rials la livre ; l’huile, 2 rials les 3 litres, environ. Un beau mouton se vend 3 riais ; un bon cheval, 100 riais ; une vache, 60 à 80 riais ; un âne, 20 riais ; un fusil agadir, 30 à 40 riais, une carabine à 16 coups (settachîa), 100 à 150 riais ; un esclave mâle, 60 à 80 riais.

La valeur du rial est variable : dans l’Ouest, le rial Çabil (Isabella) vaut plus que le rial Allnço (Alfonso) ; on les compte, en moyenne, ici, pour 5 pesetas, pour 41/2 pesetas dans l’oued Noun ; le rial Hassani (Mouley el-Hassen) vaut 5 pesetas ; le rial Azizi (Mouley el-Aziz) n’est accepté nulle part. Il a été fabriqué tant de fausse monnaie, et même tant de monnaie vraie frauduleusement mise en cours, que toutes les pièces à la frappe du Sultan actuel sont refusées dans le Sud du Maroc. Les pièces les plus employées sont : le grich (1/4 de peseta), la 1/2 peseta, la peseta et la pièce de 2 pesetas 1/2.

La mouzouna est peu usitée.

4 mouzouna valent 1 ouqîa ; 25 ouqîa valent 1 rba ; 6 ouqîa valent 1 grîch.

L’unité de capacité est le saa. Deux sàa d’orge font la ration d’un cheval (4 litres environ).

L’unité de poids est le marco (1 livre anglaise), avec ses subdivisions.

25 rials pèsent 1 marco ; 74 rials pèsent 1 rtal ; 10 ouqîa pèsent 1 meqtal ; 25 pains de sucre pèsent 1 qantar (45 à 50 kilos).

L’unité de longueur est le dra (coudée = 30 centimètres).

Ici, comme dans tout le Sud, l’agent commercial par excellence est le juif. Les renseignements que j’ai recueillis sur la condition et les agglomérations des Israélites n’infirment rien des jugements sévères de de Foucauld, et n’ajoutent rien à l’admirable précision de ses statistiques. Tel qu’il est, le juif du Sud est utilisable, et constitue un précieux agent d’importation et d’information. Je n’en ai vu que de nomades dans toute la région d’Anzour. L’un d’eux, un petit colporteur qui vendait de la pacotille, m’a déclaré que le pays était trop pauvre et trop peu sûr pour ses correligionnaires. Dans le Sous, chez les Zenaga, dans le Dra, dans la Feija, à Tissint, à Aqqa, à Tatta, les juifs sont sédentaires et libres de se livrer au commerce, sous la seule condition d’acheter la protection d’un maître puissant.

Les Arabes forment une partie notable de la clientèle des marchés. Sur ceux du Nord on rencontre des Aït Atta, des Oulad Yahia, sur ceux du Sud des Oulad Jellal, des Aït ou Mribet, des Doui Blal.

La proximité du grand douar de 65 tentes me permet d’étudier les Oulad Jellal de près. Je vais sans cesse m’installer dans leur camp, prendre du thé, soigner des malades. Je m’abstiens d’y passer la nuit ; les Oulad Jellal conçoivent l’hospitalité d’une façon si complète que « coucher chez les Oulad Jellal » équivaut à « aller à Cythère » ! Et vraiment, puisque l’occasion vient d’elle-même sous ma plume, il faut bien que je le confesse, la vertu du voyageur ne court guère de dangers dans tout ce Maroc berbère, si faciles qu’en soient les mœurs, si accueillantes qu’y soient les femmes.

Les tentations que l’on rencontre sont telles qu’il faudrait plus de courage pour y succomber que pour y résister ; surtout quand on exerce, à son corps défendant, la profession de médecin qui vous livre les misères secrètes et les confidences de vos clientes, et vous donne un avant-goût des joies offertes, et la certitude de leurs dangers.

Les Oulad Jellal sont presque tous très noirs de peau ; mais il est impossible de généraliser aucun des traits de leur physionomie ; leur existence nomade les conduit du Sahara au Sous, de l’Oued Noun au Dra, et la facilité de mœurs de leurs femmes a imprégné leur sang de beaucoup d’éléments berbères ou nègres. La tribu entière compte plus de 1.200 tentes. Le douar avec qui nous voisinons appartient à la fraction des Oulad Ali. Ces Arabes parlent une langue très pure, très littéraire ; les nécessités de voisinage les obligent à parler également bien le Tamazirt. Ils professent un profond mépris pour les chleuh qui leur paient la debiha, et qu’ils considèrent comme des vassaux.

C’est un spectacle curieux de voir chaque soir, à l’heure où la nuit tombe, les femmes des Oulad Jellal venir puiser de l’eau au puits qui se trouve à mi-chemin entre leur douar et Anzour.

Par un accord tacite, qui est un bien curieux exemple d’indifférence ou de tolérance, les maris n’y viennent pas, mais les amants y vont en troupe et, dans l’ombre propice, les romans se dénouent avec une patriarcale simplicité.

24 mars

Le cheikh Mohend devient pour moi d’une douceur inquiétante. Il me déclare que ses frères sont des fourbes ; je n’ai qu un seul ami : lui !. Il a hàte de me remettre en liberté, mais les routes sont si peu sûres, et les gens de si mauvaise foi !

Que je n’aille pas croire, surtout, aux bonnes intentions de ses frères. Ils avaient comploté de me laisser partir, et de me faire assassiner à une heure d’ici ; ils touchaient ainsi ma rançon, et se débarrassaient de mon témoignage.

J’ai pu raccommoder deux de mes appareils photographiques.

Le panoramique tourne à la main, son ressort étant cassé ; l’obturateur du Bloc-Notes fonctionne grâce à un élastique. Mes hôtes sont persuadés que ces instruments servent à déterminer rigoureusement l’heure des prières. On sait, même à cette distance de la civilisation, même à cette profondeur de la barbarie, que l’astronomie fut une science familière aux premiers musulmans, et, parmi les Arabes Oulad Jellal, j’ai rencontré un taleb, qui avait des notions de cosmographie extrêmement justes, et savait se servir d’une sorte d’octant auquel on donne le nom de stroulab (astrolabe).

Ce soir, à 3 heures, est arrivé le cheikh Hammou, amrar héréditaire des Zenaga, frère ainé de l’amrar Bella, et chef le plus puissant de la région qui s’étend entre le Dra et le Sous. Le but officiel de sa visite est de proposer son arbitrage entre Ounzin et Ireddioua, qui sont à la veille d’en venir aux mains ; le but réel est de s’enquérir, de la part du qaïd du Glaoui, de la situation où je me trouve, et de me ramener avec lui.

Tout cela ne fut pas dit au débotté. Le cheikh llammou est un petit vieillard froid, flegmatique, qui parle bas, lentement, avec une autorité qui ne doit guère tolérer d’objections. Ses petits yeux gris, mobiles et malins, démentent cette apparente roideur. Il porte la barbe à la façon des chleuh de YAnti- Atlas, presque entièrement rasée, sauf un filet sous le nez et un collier sous le menton.

Cette nouvelle intervention en ma faveur produit un gros émoi à Anzour. Le qaïd du Glaoui est le Sultan du Sud ; les ben Tahia sont fort perplexes de savoir comment répondre à cette mise en demeure. Mohend, avec qui j’ai causé, m’a déclaré que le qaïd île pouvait rien contre eux, pas plus que le Sultan, non plus que personne, Dieu excepté ! Et encore, ajoute Mohend : — Allah est juste, il a donné aux chleuh la montagne aride ; il leur accordera plus d’indulgence qu’aux gens du Rarb !

25 mars

Le cheikh Hammou est parti ce matin pour le bourg de Tinmaliz, dont deux hommes ont été tués par les gens d’Ounzin.

C’est là que va se décider le plan de campagne d’Ireddioua.

Dans la soirée on me conduit à une vieille citerne ensablée qui contient un trésor!. Des jenoun, des génies, le gardent jalousement. Malheur à l’imprudent qui tenterait de le ravir !.

J’ai déclaré n’avoir aucune peur des jenoun ; cette tentative est une épreuve à laquelle on me soumet. J’entre dans la citerne avec un pic et une lampe, je dérange de paisibles chauvessouris, je sonde les murs, je pioche un peu, par acquit, sans rien trouver, naturellement. Mais les murs portent des traces de coups de pics, et le sol est entamé en plusieurs endroits, preuve qu’il y a dans ce pays des esprits forts chez qui la rapacité prime la superstition.

26 mars

Hier soir, pendant que je prenais la hauteur d’une étoile à la porte du bordj, un homme s’est approché de moi avec un air de mystère. Il m’a remis un crayon, un cahier de papier à lettre et des enveloppes, et m’a dit : — Ecris ; je reviendrai

Cet envoyé vient assurément de Mogador où de Merrakech ; le crayon et le papier à lettre sont choses totalement ignorées dans le Sud.

J’ai revu mon mystérieux courrier ; c’est un homme du village d’Aï! Hamid ; il vient de Merrakech, sans savoir qui l’a envoyé.

Il est reqqas de son métier. Il m’apprend que dès que mon arrestation fut notoire, on se mit en quête d’un reqqas connaissant la région où j’étais captif. Il s’offrit; on lui donna de l’argent, le crayon et le papier, pour qu’il pût rapporter un mot de moi, et on lui dit de faire pour le mieux. Je l’interroge sur ses intentions, il me répond qu’il agira suivant mes instructions ; mais, puisque le cheikh Mohend annonce son intention de me conduire chez les Mtaga, le mieux serait qu’il m’attendit dans son village : Ait Hamid est justement la première étape sur la route de Mtaga. Il dispose de 20 fusils, le cheikh n’en aura que 6 ou 10. Il nous attaquera, soit en rase campagne, et, en ce cas, il me recommande de poignarder immédiatement le cheikh et de courir à mes libérateurs, soit la nuit, dans sa propre maison où nous serons hébergés ; mais cette dernière hypothèse lui répugne : la première solution est un combat loyal ; la seconde une trahison.

Tout étant convenu, nous décidons que mon homme — il se nomme Ahmed — attendra six jours à Ait Hamid; s’il ne voit rien venir, il retournera à Merrakech porter à ceux qui l’ont envoyé une lettre que je lui remets.

En récompense de ses services Ahmed me demande de lui fabriquer une amulette pour que sa femme, Reqiia, prenne en aversion Mohammed el-Merrakchi, qui est son amant, et rende ses faveurs à lui, Ahmed, son légitime mari !.

27 mars

Le cheikh Hammou est revenu de Tinmaliz. Les négociations en vue d’empêcher la guerre entre Ounzin et Ireddioaa ont échoué. On entrera en campagne dès demain.

Pour ce qui me concerne, les ben Tabia réunis en conseil ont décidé de répondre au qaïd du Glaoui. que son désir était un ordre, et qu’ils étaient tout disposés à m’envoyer à lui, mais ils réclament une lettre du Sultan ou dé son khalifa Mouley el-Hafid, promettant qu’ils ne seront pas inquiétés à cause de leur méfait; ils sollicitent aussi une somme de 1.200 pesetas, en compensation des frais que mon séjour leur a coûté ; enfin ils prient humblement le qaïd de leur donner un cheval en témoignage de sa bienveillance.

Cette bizarre épitre, écrite par le feqih Si Ahmed, requis en hâte, m’a été lue devant le cheikh Hammou qui a fait immédiatement monter un de ses cavaliers à cheval et l’a envoyé au qaïd. Elle y sera rendue dans cinq jours, et la réponse peut être ici le 7 avril.

Mohend m’a pris à part, le soir, et m’a dit : — Tous ces gens-là veulent te dépouiller et me frustrer à leur profit. Nous partirons demain ou après pour Mtaga.

28 mars

Branle-bas général ; on part en expédition contre Ounzin !

Le vieux feqih Ali lui-même a pris son fusil, et a chaussé ses iggoujad, sorte de bottines en laine, à semelle de cuir, qui rappellent nos souliers de bains de mer.

— Viens-tu, Ben Mjahd ! me crie ironiquement el-Hassein, le frère de Fathma.

Certes je viens, trop heureux de voir de près comment les chleuh se comportent à la guerre.

Et nous voilà partis ! Les femmes poussent des youlements sur les terrasses. Il ne reste en fait d’homme que mon pauvre petit malade qui sanglote désespérément.

Nous sommes 24 fusils. A une heure du bordj on s’arrête, à l’abri d’un ravin, et l’on combine le plan de l’expédition. Il s’agit seulement d’enlever un fort troupeau de chèvres et de moutons, aventuré sur le bord du plateau qui s’étend à l’Est d’Anzour. On évitera de faire usage des armes à feu pour ne pas attirer l’attention, car nous laissons sur notre flanc droit un village ennemi qui, certainement, nous couperait la retraite. Je commence à regretter d’être venu : l’opération n’est qu’un vol à main armée.

Nous avons parmi nous deux bergers ; on les laisse dans le ravin. La troupe se partage en deux groupes, qui vont envelopper le plateau et rabattre le troupeau sur les bergers. Je fais partie du groupe de droite, le plus nombreux, et aussi le plus exposé, puisqu’il aura le village ennemi à dos. La marche d’approche se fait très bien ; j’admire sans restriction l’adresse avec laquelle les chleuh utilisent les accidents du sol, la souplesse de leur marche rampante. Le troupeau est à un kilomètre à peine du bord du plateau que nous avons atteint, et au delà duquel il faudra marcher à découvert. On s’arrête un instant pour souffler et prendre son élan.

Tout à coup des cris éclatent dans notre dos ; trois coups de fusils partent de la direction du village. Sauve qui peut !

C’est une débandade générale. Sans rien regarder, sans savoir même à qui ils ont à faire, nos chleuhs dévalent la pente du plateau comme des lièvres ; il en est qui courent tout d’une traite jusqu’à Anzonr. Le groupe de gauche, le plus éloigné, a eu moins peur, il revient en meilleur ordre ; même, il rapporte quatre moutons, qui, affolés, sont venus sur eux. L’honneur est sauf ; on mangera de la viande ce soir, et ce sera l’occasion de raconter nos prouesses.

29 mars

La naïveté et la crédulité des chleuhs sont colossales. Un vieil homme, arrivé de Tagmout ce matin, raconte que dans le Sud-Ouest de l’Anti-Atlas on prétend que je suis le sultan Mouley Abd el-Aziz lui-même, allant, sous un déguisement, visiter la partie méridionale de son Empire ! Il est venu aussi, de l’Ouest, deux montagnards blonds ; ce sont les premiers échantillons du type blond que j’aperçois dans le Sud.

Le vêtement des hommes est à peu près le même dans tout le Sud. Ils portent la qechchaha, la chemise longue, blanche ou bleue ; le pantalon de khount très long ; le haïk de laine blanche, drapé de façon à envelopper tout le corps et même la tête, et le selham ou kheidous, burnous blanc ou brun très long, ou l’akhniftrès court, dont j’ai décrit déjà la singulière coloration.

Ce qui frappe surtout dans ce costume, c’est son incommodité pour la marche. Un homme bien mis est dans l’impossibilité de courir. On simplifie la mise pour les expéditions. On enroule d’abord son pantalon sur sa tête, comme font les Rifains des étuis de leurs longs fusils. On plie le haïk et on le pose sur l’épaule, sous le fusil. Il ne reste que la qechchaba et le selham que l’on retrousse à l’aide d’une ceinture. Cette ceinture on la porte autour du cou dans l’ordinaire de la vie, comme un collier. Le vêtement est complété par la chkara, ce sac en cuir rouge dont un Marocain ne se sépare jamais, la koumia,’le: poignard recourbé, et la poudrière, el-guern, qui est, comme son nom l’indique, une corne sertie dans des montures de cuivre ou de fer. Son aspect rappelle l’olifant carolingien ; on la po¡rte-.

en sautoir par dessus le selham. Des sachets en cuir fermant à coulisse, ornés de longues et minces lanières de cuir, pendent à la poudrière : ce sont les sacs à balles. Enfin tout homme porte à la main un chapelet, auquel est suspendu un cure-dents de métal, et au doigt un anneau d’argent.

Les gens riches chaussent la bellera jaune teinte avec de l’écorce de grenadier, la masse porte le tourzin, simple san- dale de cuir ou d’halfa ; en hiver on met l’iggoyjad et le temmag que j’ai déjà décrits.

Tout le monde est armé du fusil à pierre. Il en est de différents modèles, de différentes qualités. Les uns ont la crosse large, d’autres l’ont étroite ; les uns sont longs, d’autres courts ; les uns riches, d’autres sont réduits à la ferrure. Les plus réputés portent le nom d’Agadir. J’ai eu beaucoup de peine à trouver l’explication de ce nom, elle m’a été fournie par le qaïd du Glaoui : Les canons de fusils d’importation étrangère, très supérieurs aux canons marocains, pénétraient dans le Sud par le port d’Agadir; d’où ce surnom. Çè même les anciennes lames de koumia, fabriquées en Angleterre, portaient comme marque de fabrique un bateau ; de là leur nom de Babonr. Une moukhala Agadir vaut jusqu’à 150 riais ; une koumia Babour en vaut 30 ou 40. Une vieille marque de fusil très renommée est le Ben-Ionssf, du nom d’un vieil armurier de Taroudant, mort il y a une centaine d’années.

Ainsi vêtu, paré, armé, le chleuh a belle prestance. Ce qui pèche chez lui c’est la propreté. Depuis vingt-six jours que je suis à Anzour, je n’ai jamais vu faire de lessive. Changer dechemise est un luxe inusité. Mohend m’a regardé avec stupéfaction quand je suis venu lui demander un peu de savon pour laver mon linge. Nous sommes dévorés par la vermine!.. La convenance s’oppose à ce que j’en énumère les différentes espèces ; il serait impossible d’en dénombrer les représentants. Avoir froid, faim, soif, sont misères brèves, transitoires ; vivre dans la saleté, au milieu de la vermine, est un mal qui s’aggrave chaque jour ; c’est celui dont j’ai le plus souffert.

30 mars

Le chérif de Tamesloht, vient d’envoyer à Amour le moqaddem de sa Zaouia de Sidi Brahim, porteur du voile sacré qui recouvre le tombeau du santon. Le moqaddem est à une étape d’ici, son courrier fait demander aux ben Tabia le chiffre de la rançon qu’ils exigent, promettant d’apporter la somme dans cinq jours, en argent ou en or, quelle qu’elle soit. Et le reqqas aurait ajouté verbalement :

— Le chérif donnerait 150.000 rials (750.000 pesetas) pour délivrer son ami le Chrétien !

Telle est la nouvelle que me conte un Jellali de mes amis.

31 mars

Journée de réclusion. Il est arrivé je ne sais quels hôtes avec lesquels on veut m’empêcher de communiquer ; et Mohend m’enferme dans le bordj.

A 6 heures du soir on me fait descendre dans la qoubba. Elle est encombrée d’une foule d’hôtes; l’un d’eux, un grand homme décoratif, à l’allure décidée, se lève, me salue militairement, et me dit en français :

— Bonjour, mon capitaine, je viens te chercher de la part de M. de Flotte.

Je crus que j’allais lui sauter au cou. Il me sembla que tout était arrangé, que j’étais libre, enfin! Mouley Ahmed, c’était le nom de mon libérateur, m’expliqua qu’il avait rempli les fonctions de guide dans la caravane de mon collaborateur de Flotte. Il avait vu mes autres collaborateurs : Louis Gentil, qu’il avait laissé partant pour explorer le versant sud du HautAtlas ; Boulifa, qui était installé à Merrakech ; Zenagui qui, en exécutant mes ordres, avait failli être écharpé à Taroudant (1).

En une demi-heure je fus au courant de tout ce qui s’était passé depuis mon départ; j’appris le succès de nos travaux, l’émoi causé par mon aventure, les efforts tentés pour me dégager. Je ne songeai plus qu’à sortir le plus tôt possible ftAnzour, et à reprendre l’exécution de mon programme. Mouley Ahmed avait amené avec lui le qadi de Seklana, personnage très influent dans tout le Ras el-Oued ; le cheikh de Zagmousen, elHassen el-Hadj Abd Allah, le propre gendre d’Abd er-Rahman ben Tabia ; le taleb el-Hadj Omar, envoyé par le qaïd el-Arbi Alozé ben Haïda er-Rhali. Il avait huit hommes armés et trois mules.

Cet important cortège en imposait visiblement aux ben Tabia.

Mohend semblait furieux, mais les lois de l’hospitalité lui imposaient un visage souriant et des formes courtoises. Les hôtes furent installés dans la qoubba, on prit le thé, et l’on commençait à causer quand un serviteur vint annoncer de nouveaux arrivants : le cheikh el-Hadj Taïeb el-Mtagui, ami intime des ben Tabia, accompagné d’un homme de Mogador, el-Hadj Mohammed, et de quatre serviteurs. Pendant que les ben Tabia étaient tout à la joie de fêter leur ami, el-Hadj Mohammed me remit en cachette une lettre de Pepe Ratto, négociant anglais bien connu dans tout le Sud marocain, me disant d’avoir con- fiance en son envoyé et de le laisser agir.

Me voici donc entouré d’amis, et certain, désormais, d’être bientôt hors des griffes des ben Tabia: En attendant, et pour bien affirmer son autorité, Mohend, malgré des protestations générales, m’enferme dans le bordj, et je l’aperçois faisant lui-même une ronde, pour s’assurer que le portail est bien clos et que les esclaves de garde sont à leur poste.

1er avril

Je vois, non sans inquiétude, se dessiner entre Mouley Ahmed, l’envoyé de de Flotte, et el-Hadj Mohammed, l’envoyé de Pepe Ratto, un fâcheux antagonisme. Quant aux ben Tabia ils affectent d’entourer leur ami le cheikh el-Mtagui, et délaissent un peu le qadi et leur gendre.

Mouley Ahmed veut engager les pourparlers après le repas de ce matin.

Echec com plet de Mouley Ahmed !

L’entretien a commencé d’une façon très solennelle Le qadi, qui est un vieillard à barbe blanche, a prié les ben Tabia de se réunir dans la qoubba. Quand ils ont été présents tous les quatre, il a récité la Fatiha, puis il leur a exposé, avec une grande clarté et beaucoup de fermeté, le but de sa visite : m’emmener avec mes bagages.

Les ben Tabia avaient certainement préparé leur réponse, car Abd er-Rahman a parlé sans hésitation, et je suis forcé de reconnaître que sa défense est adroite. Il dit en substance ceci : Nous sommes tout disposés à rendre la liberté à ben Mjahd, mais nous devons le remettre officiellement au maghzen, puisque le înaghzen nous l’a réclamé par ses oumana, par les qaïds du Sous.

Puis, le qaïd du Glaoui nous a envoyé le cheikh des Zenaga, et nous avons donné notre parole au qaïd du Glaoui. Nous attendrons donc sa réponse, à moins que vous n’ayiez une lettre du sultan vous autorisant à emmener ben-Mejahd ?.

L’entretien, que je résume ici, a duré deux heures. Promesses offres, menaces à mots couverts, rien n’a modifié l’attitude des ben Tabia. On attendra donc la réponse du qaïd du Glaoui, et Mouley Ahmed ira s’installer avec ses hommes chez le cheikh de Zagmollsen, qui, exaspéré contre son heau-père, nie déclare que si dans huit jours je ne suis pas libre il viendra nie prendre avec 100 chleuh du lias el-Oued.

Ils sont partis à 5 heures, emportant un peu du bel espoir que j’avais fondé sur ce concours de bonnes volontés et de diplomaties. 11 nie reste le cheikh el-Mtagui, qui, tandis que je les regardais mélancoliquement s’éloigner, vint s’asseoir auprès de moi, et me dit en me prenant la main : — Je fais le serment de ne sortir d’ici qu’avec toi, mais il faut que tu paraisses ignorer mon intervention.

2 avril

Ce matin, de très bonne heure, le cheikh Mtagui a égorgé un mouton devant le portail du hordj. Ce sacrifice propitiatoire a stupéfié les ben ïabia. Quelle requête peut vouloir leur adresser cet ami puissant, riche, à eux pauvres montagnards qui n’ont ni autorité, ni fortune?. Tel est le récit que me fait Mohcnd.

Je l’écoute de l’air le plus détaché que je peux. Mohend devient plus précis ; il me demande si je connais le cheikh, si mes amis ont des accointances avec lui, si je sais quelque chose de ses projets?.

— Non : je ne sais rien du Mtagui, son nom même m était inconnu avant que je vinsse ici.

3 avril

J’assiste, avec l’émotion que l’on devine, aux négociations du cheikh Mtagui. Sa méthode contraste avec celle de Mouley Ahmed, de son qadi et de ses acolytes. Le cheikh est un petit homme calme, réfléchi. Il parle peu et lentement; il écoute beaucoup, et sourit longuement avant de répondre. Souvent même son sourire énigniatique tient lieu de réponse. Il est arrivé ici sans tapage, sans but apparent, en ami. Les ben Tabia sont venus souvent s’installer chez lui pendant des mois entiers, ils sont ses obligés, il leur a rendu des services de toutes sortes, des services d’argent surtout. Le fameux cheval vient de chez lui, et n’est pas payé. El-Hadj

Il apporte de menus présents : du sucre, du thé, des étoffes pour les femmes et les filles, un peu d’argent pour les serviteurs. Le cheikh el-Mtagui est un ami riche, il vient de Taroudant ; rien n’est plus naturel que ces petits cadeaux.

Il a assisté sans rien dire aux manœuvres de Mouley Ahmed.

Son impénétrable sourire ne se voile un peu que quand il me regarde, mais si peu, que moi-même je devine plus que je ne distingue la nuance de sérieux qui ombre un instant ses yeux couleur de feuille morte.

Hier matin il a égorgé un mouton sans expliquer pourquoi.

Ce matin, en prenant le thé, pendant que l’on parlait de choses indifférentes, il a raconté d’un ton neutre qu’il avait de grandes obligations envers un Roumi de Mogador, le tajer (le négociant) Pepe Ratto ; que j’étais aussi l’ami de ce tajer et qu’il avait le projet de me reconduire à lui.

Ce fut un coup de théâtre, mais personne ne broncha, et le cheikh se mit à parler d’autre chose, de l’air le plus indifférent du monde.

L’envoyé de Pepe Ratto, el-Hadj Mohammed, a entamé aussitôt des négociations plus précises, mais si mystérieuses que je n’en connais rien. Je le vois, tour à tour, satisfait et exaspéré ; tantôt nous partons ce soir, tantôt le départ est remis à demain. Ce matin il était convenu que nous emportions tout, armes, bagages, mules ; il vient de me dire à l’instant que les ben Tabia refusaient de rien rendre, et exigeaient une somme de 1.300 rials.

J’apprends rétrospectivement des détails peu rassurants : Il a été souveut question de me faire disparaître ; le cheikh Mohend — mon seul ami ! – considère encore que c’est la solution la plus simple et la plus sûre. On me laisserait partir avec armes et bagages, et l’on me ferait attaquer par des Oulad Jellal en quelque défilé de la montagne. Dans sa prévoyance mon aimable geôlier a songé à tout : il me rendrait mon fusil de chasse et des cartouches dont il aurait préalablement remplacé les chevrotines par du sable.

Ces renseignements ne sont pas faits pour me rassurer en cas d’échec des négociations du cheikh el-Mtagui !

Un autre point noir assombrit l’hypothèse la plus heureuse.

En cas de libération le cheikh el-Mtagui veut m’emmener chez lui, à côté de Tarondant. El-Hadj Mohammed ira, pendant ce temps, chercher à Mogador le montant de ma rançon. Il y a dans ce projet quelque chose que je ne m’explique pas bien, puisque j’ai des lettres de crédit sur des Israélites de Taroudant, et qu’il me sera possible de rembourser mon libérateur dans la journée de mon arrivée.

En outre el-Hadj Mohammed prétend me ramener jusqu’à Mogador, en dépit de ma volonté de retourner vers l’Est, vers le Glaoui.

Tout cela est complexe, obscur. Pour l’instant je n’élève aucune objection à ces décisions prises en dehors de moi. Il sera temps, quand je serai libre, de songer à me dégager de ces nouvelles entraves.

4 avril

Mohend se dit malade, il prétend que je ne veux pas le soigner, le guérir, et, pour se venger, il me met à la porte du bordj dès l’aube, sans me laisser même remonter mes chronomètres.

Je suis parvenu pourtant à lui faire comprendre que ces fragiles machines s’arrêtaient quand on y touchait, ou quand on ne les remontait pas à heure fixe. Il a compris aussi l’intérêt qu’avait, pour mes études astronomiques, la marche régulière de mes montres. Cette compréhension est devenue pour lui un moyen de vengeance. Il m’empêche de monter mes montres pour le plaisir de m’ennuyer. Quand il veut me faire souffrir il prend une des montres, l’ouvre avec sa koumia, et pose son gros doigt sur le balancier en se tordant de rire, et en disant, invariablement : « Mâtet ! » Elle est morte !.

J’entre dans la qoubba au moment où s’achève une discussion assez vive. El-Hadj Mohammed, qui a le verbe tranchant, a déclaré que le cheikh Mtagui voulait partir ce soir, que toutes ces tergiversations étaient bien étonnantes de la part de gens qui se disaient ses amis, qui étaient ses obligés.

Les ben Tabia, l’air humble et sournois, ont riposté qu’ils

étaient au désespoir de ne pouvoir accéder au premier désir qu’ait exprimé leur ami, mais le qaïd du Glaoui avait leur parole. Que l’on attende le retour du cheikh Hammou des Zenaga, et, en sa présence, on me remettrait au Mtagui.

Ce soir un incompréhensible changement s’est produit dans les idées du Mtagui. Il est assis dans un coin de la qoubba, son sourire a fait place à un pli amer qui le rend méconnaissable ; il-évite mon regard, il reste muet et comme inconscient. El-Hadj Mohammed me fait signe de sortir avec lui, et voici ce qu’il me, raconté : Les ben Tabia ont trouvé un argument d’une subtilité machiavélique. Ils ont persuadé au cheikh que s’il se mêlait de cette affaire le maghzen l’en rendrait certainement responsable.

Qu’il me fasse rendre la liberté, il sera prouvé qu’il est l’ami des ben Tabia, et le maghzen saisira ses troupeaux pour payer l’indemnité que les Roumis ne manqueront pas de réclamer.

S’il échoue, au contraire, il aura prouvé et sa bonne volonté et son impuissance ; comment pourrait-on lui en tenir rigueur ?

Ainsi s’en va mon dernier espoir.

5 avril

Le chef de la zaonia de Sidi Mohammed ou Iaqoub est arrivé hier soir. J’ai conté déjà qu’il fut empoisonné avec du phosphore ; il vient me consulter. En entrant dans la qoubba je suis allé, suivant la leçon que m’avait faite el-Hadj Mohammed, baiser son turban et me mettre sous sa protection. Le charitable vieillard a dit : – Ne le laissez jamais sortir d’ici, pour aucune offre, ni pour aucune menace ; c’est un chrétien, sa mort réconfortera votre foi et attirera la bénédiction divine sur vos biens !

Cette malencontreuse démarche m’a valu d’être incarcéré, séance tenante, dans le bordj ; Mohend m’a déclaré qu’il allait me faire river les fers.

A 3 heures on est venu me prévenir que le cheikh el-Mtagui partait et voulait me faire ses adieux. J’ai réuni mes notes, mes itinéraires, mon journal de route, mes clichés, et j’ai tout remis à el-Hadj Mohammed avec quelques lettres, en lui recommandant de tout porter à Mogador, le plus vite et le plus soigneusement possible. Puis, au passage, j’ai -enlevé la clef du portail du bordj, et je l’ai ajoutée à mon envoi. Ce sera un souvenir si je sors d’ici ; il peut m’être commode aussi que le portail ne ferme plus à clef.

Le cheikh el-Mtagui me fait des adieux désolés ; il me pro- met de ne pas m’abandonner, de rester à portée, car il a fait serment de ne pas rentrer chez lui tant que je serai prisonnier.

Mais il ne peut demeurer une heure de plus sous le toit de gens sans foi ni loi, qui ont trompé son affection. Abd er-Rahman ben Tabia lui renouvelle, au moment du départ, l’expression de ses regrets et sa promesse de ne me livrer qu’à lui seul.

A 4 heures la petite caravane se met en route, sans un mot de politesse, sans une seule de ces formules, de ces souhaits, dont les musulmans Sont prodigues. Au dernier instant je supplie le cheikh d’envoyer un homme sûr, demain, après la prière .de la nuit, à la source à’Anzour ; je l’y trouverai, et je m’évaderai.

C’est chose convenue. Mon ami Saïd, celui-là même qui m’a sauvé du couteau de Moulid, me promet de venir, en personne, me chercher, et cet espoir d’évasion adoucit le regret de voir s’en aller mon dernier espoir.

Me voici de nouveau seul, enfermé, et abandonné à mes bourreaux que toutes’ ces tentatives exaspèrent.

J’ai pris une résolution grave ; il s’agit de mettre à sa réalisation toute la prudence possible. Je vais m’évader. Et d’abord je tiens à emporter ceux de mes instruments qui sont indispensables à la continuation de mes travaux. Je profite de ce que Mohend m’a relégué dans le bordj pour arrimer au fond d’un sac de toile à voile mon matériel et mes carnets. En prévision de mon départ avec le Mtagui j’avais rassemblé tout ce que j’ai soustrait à mes cantines et caché dans les jardins. Mon sac pèse une trentaine de kilos. Comment pourraije le sortir ; comment, surtout, pourrai-je le porter pendant les huit heures d’étape qu’il me faudra faire en courant dans la montagne en pleine nuit ?

Je possède deux outils qui, au besoin, me serviraient d’armes : un marteau de géologue et une pince-hachette. On m’ouvrira le bordj ce soir, à 6 heures, comme d’habitude ; je ferai la répétition générale de mon évasion, j’étudierai les issues, la position des gardiens, et, demain soir, je serai au rendez-vous de Saïd. D’ordinaire je rentre dans le bordj où Mohend a fini par me laisser coucher seul, sachant bien que mes bagages sont mieux gardés par moi que par personne. Ce soir, au lieu de rentrer, je sortirai par l’une des deux issues : le portail qui ne ferme plus, puisque j’ai enlevé la clef, ou la porte basse qui dcnne dans l’étable, et par où ne passent que les troupeaux.

6 avril

Que n’avais-je organisé mon évasion pour la nuit dernière !

Tout eût réussi à souhait. On ne se fut douté de mon départ qu’à 7 heures, ce matin, quand le cheikh Mohend m’a fait appeler. J’eusse été depuis deux heures à Aït Hamid, au milieu de mes amis, à l’abri des poursuites des ben Tabia.

Ma répétition générale a très bien réussi. Le grand portail fut facile à ouvrir, personne n’en gardait l’entrée. La petite porte de l’étable n’a pas de serrure, elle ferme par un loquet que l’on pousse de l’intérieur. J’ai donc la certitude de pouvoir sortir quand je voudrai.

Il est important que je me prépare un alibi. J’ai conté à Mohend que j’irais, cette nuit, chez les Oulad Jellal qui m’avaient invité à dîner et à coucher sous leurs tentes. Cette intention l’a beaucoup amusé ; il m’a promis la discrétion. En échange de ma confidence il m’annonce qu’il partira dans la soirée pour Sidi ben Aïssa ou Brahim, et me prie de lui en garder le secret.

Mon sac contient : un sextant, un baromètre enregistreur, un hypsomètre, un thermomètre, 2 appareils photographiques, avec 300 clichés et 8 rouleaux de pellicules, papier, plumes, crayons, encre. Il est décidément bien lourd.

J’abandonne lunette astronomique, lorgnettes, pharmacie, livres, et bien d’autres choses utiles ou précieuses. Je porte sur moi mon chronographe, une boussole, un baromètre et deux carnets d’itinéraire.

Ces préparatifs si délicats sont affreusement émouvants ; j’en suis plus fatigué que si j’eusse fait une étape de huit heures.

Il est arrivé, à 5 heures, ce soir, deux reqqas. L’un vient de Zagmousen de la part du cheikh el-Hassen, gendre d’Abd erRahman ; il annonce que le cheikh reviendra à Anzour dans trois jours, avec l’Algérien Mouley Ahmed. L’autre vient de chez le qadi de Sektana, Si Abd Allah, et prévient que l’envoyé du qaïd el-Arbi Alozé, parti pour se rendre auprès du qaïd du Glaoui, sera de retour dans trois jours.

— C’est bien ! répond Mohend, et, se tournant vers ses frères, il ajoute : Je me charge d’abréger leur route.

7 avril

Quelle amère déception de voir encore le soleil se lever sur les collines d’Anzour.

Mon guide n’est pas venu !

La veillée s’était prolongée fort avant dans la nuit. Abd erRahman était en veine de rabâchage et de prolixité. Il était neuf heures quand j’ai pu quitter la qoubba. Je suis allé prendre dans le bordj mon volumineux ballot ; j’ai ouvert le portail qui grince sur ses gonds de bois, et je suis descendu, le cœur battant, jusqu’à la source.

Personne !

Dix heures. Onze heures. Personne !

Je me décide à revenir, laissant près de la source mon précieux ballot. Je rentre dans la qoubba, à tâtons. Les deux reqqas arrivés dans la soirée y dorment, côte à côte ; je réveille celui qui vient de chez le qadi, le seul qui comprenne quelques mots d’arabe, et je lui explique, tant bien que mal, à voix basse, que je veux fuir immédiatement, qu’il faut qu’il me conduise à Tassouli chez le cheikh el-Hassen. Etrange colloque que cette conspiration, dans l’obscurité, entre deux hommes qui ne se connaissent pas et qui se comprennent à peine.

Après de laborieuses explications mon chleuh se décide, mais la pensée que la porte est gardée le terrorise. J’arrive à le rassurer ; nous descendons ; voici le portail ! Mon chleuh s’arrête. il a oublié son fusil ! Il rentre le chercher, demeure un quart d’heure, qui me parait un siècle, et revient me dire que son fusil est enfermé à clef dans la salle d’honneur de la qoubba !

Impossible de partir sans armes. Un Berbère n’abandonne jamais son fusil. Mon projet d’évasion est anéanti !

Il ne me reste qu’à retourner chercher mon ballot, et à le rentrer sans être vu. C’est une délicate affaire. Les chiens, que ce mouvement insolite émeut, aboient furieusement. Il est minuit. Le moindre bruit prend une importance singulière .dans l’admirahle silence de ces nuits africaines !

On a fermé la porte ; il faut la rouvrir, avec quels efforts, avec quel tapage ! Je descends par le sentier qui mène à la source. En passant devant la maison qui sert de mosquée je remarque que la porte en est restée ouverte. Le sable crie sous mes belleras ; je les ôte et je m’écorche les pieds aux roches aiguës. Un dernier espoir me soutient : si mon guide pouvait être survenu Personne!. La source bruit doucement avec un clapotis monotone. Dans l’étable les chevreaux geignent avec des voix d’enfants. Je charge mon ballot, et je remonte le sentier pierreux ; j’arrive au portail. La nuit est splendide et admirablement claire bien qu’il n’y ait pas de lune.

Le portail est fermé !

Que vais-je devenir ? Il ne faut pas songer à appeler ; comment expliquer ma sortie, mon ballot ? Si je fais du bruit les esclaves de garde me fusilleront.

Il faut vraiment que les gens d’Anzour aient un sommeil de plomb p iiir ne pas s’éveiller au vacarme que font les chiens !.

Je me souviens tout à coup d’une lucarne qui donne dans l’étable, et dont il m’a semblé possible de démolir le chambranle.

J’escalade le toit qui la commande, et je commence à déblayer les pierres qui aveuglent l’ouverture. Une voie crie de l’intérieur : — « Aclikoun ? » Qui va là ?

Je fais le mort. Pendant longtemps je reste figé, retenant mon souffle, cherchant une solution.

L’idée de la mosquée ouverte me vient ; je descends de mon mur avec des précautions infinies, je reprends mon malheureux ballot, qui me parait à chaque fois plus lourd, plus encombrant ; et, toujours escorté par les jappements de la meute furieuse, je gagne la jema et j’y pénètre avec circonspection.

Elle est vide ! J’ai passé là les dernières heures de la nuit Elles m’ont semblé longues !

A l’aube, un nègre est sorti, la houe sur l’épaule, allant ouvrir les seguias, je me suis précipité pour rentrer par le portail demeuré entr ouvert. Au moment où j’en franchissais le seuil, le feqih, Si Ahmed, sortait pour annoncer la prière du fedjer.

Après un instant de stupeur réciproque je lui ai rapidement conté que je venais de la source où j’étais allé me laver, et changer de linge. Il a paru me croire, et m’a félicité de ma propreté matinale. Je suis rentré dans le bord j, sans autre fâcheuse rencontre, plus fatigué, certainement, par cet avortement de mes projets que je ne l’eusse été par leur réalisation.

J’ai pu causer un peu avec mon chleuh de cette nuit, l’envoyé du qadi ; il m’a promis d’être plus brave ce soir. J’apprends que le cheikh Mohend ne rentrera que demain, dans la journée ; la nuit prochaine nous otfrira donc encore une occasion propice.

A midi, après le repas pris chez le cheikh Mohammed, et le pansement de mon malade, je m’enquiers de mon guide que je ne trouve plus dans la qoubba. Il vient de partir.

Je cours jusqu’à la colline, d’où l’on domine la vallée cYAnzour, et j’aperçois mon chleuh, poltron et lâche, qui fuit én courant vers Zagmouzen.

Encore un projet avorté ! J’ai comme un épuisement de cette faculté d’espérance si indispensable à ma détresse.

A A heures on vient m’annoncer que le cheikh Hammou, des Zenaqa, arrive à Anzour. Il est escorté de trois de ses serviteurs et de trois cavaliers du qaïd du Glaoni; il amène quatre mules et un cheval de main.

A peine descendu de cheval le cheikh me fait appeler. Il me communique une lettre du qaïd du Glaoui donnant satisfaction aux desiderata exprimés par les hen Tabia, et me raconte que mes geôliers lui ont écrit pour lui dire de ne pas donner suite à leurs demandes, car ils avaient l’intention de me remettre entre les mains de leur ami le cheikh des Aftaga. Cette fourberie l’a profondément irrité ; il me prévient qu’il m’emmènera de gré ou de force, que je me tienne donc prêt à tout événement. Le qaïd du Glaoui lui a donné l’ordre de brusquer le dénouement. Il songe à m’enlever de nuit. Nous partirions seuls ; ses cavaliers et ceux du qaïd resteraient pour tenir tête aux gens d’AnzouT, qui n’auront certainement pas l’audace de maltraiter un homme des Zenaga. Plus tard il s’unira aux gens d”Ounzin et reviendra écraser ce nid de vipères.

8 avril

Journée vide ; le cheikh Hammou attend pour parler l’arrivée de Mohend qui ne rentre que tard de Sidi bon Aïssa ou Brahim.

La seule distraction de ces longs jours d’attente est l’heure de la prière du crépuscule. Fathma et ses sœurs, Aïcha et Mahjouba viennent, en cachette, m’apporter tantôt du miel, tantôt du lait aigre. Elles me confient leurs commissions pour la capitale quelconque vers laquelle je vais partir; L’une veut une montre, l’autre des bracelets, la troisième des fibules.

J’apprends par Fathma que l’on connaît ma tentative d’évasion, et que l’on me surveille.

9 avril

J’ai quitté Anzour à 3 heures ; après 40 jours de captivité !

La scène des négociations fut admirable. Après .le repas de midi, le cheikh Hammou a prié les ben Tabia de se réunir dans la qoubba ; il m’a fait asseoir près de lui. Il a exposé à ses hôtes qu’il avait rempli les conditions. posées par eux-mêmes :

il apportait la lettre de pardon, la somme d’argent et le cheval demandés ; il partirait à 3 heures, m’emmenant avec mes bagages.

Aussitôt les ben Tabia de protester : le cheikh savait bien que la situation s’était modifiée depuis son départ. Des offres considérables leur avaient été faites. Une pouvait pas, lui, leur ami, leur parent, les fruster de la rançon considérable qui leur était offerte. D’ailleurs ils comptaient bien lui faire une large part dans cette aubaine.

Le cheikh les laissa parler, puis il appela son chef d’escorte, nommé Bon Nit, et lui parla à l’oreille. Bon Nit alla fourrager dans les chouaris de l’une des mules, il revint portant une poudrière, et un petit sac rempli d’argent. Le cheikh présenta ses deux mains. Bon Nit versa un peu d’argent dans la droite, et un peu de poudre dans la gauche. Tout le monde regardait silencieusement cette pantomine. Le cheikh alors tendit ses deux mains vers les ben Tabia et dit :

– Au nom de Dieu, le clément et le miséricordieux, choisissez !.

Bouleversés par cet ultimatum imprévu, déconcertés, indignés, les ben Tabia protestèrent bruyamment, suppliant le cheikh de comprendre combien folle était sa mise en demeure. Ils reprenaient, tous ensemble, leurs arguments, leurs objections, leurs offres. Le cheikh versa paisiblement la poudre et l’argent sur le tapis, et, montrant du doigt le Sud-ouest, il répliqua ; — Quand le soleil sera là, je partirai !.Puis il s’accota contre le mur, ferma les yeux, et se mit à égrener son chapelet.

Deux heures plus tard nous quittions Anzonr !

La fin de cette séance a été lamentable. On m’a fait venir dans le bordj, dont j’étais exclu depuis l’arrivée du cheikh Hammou, et là, devant le cheikh, devant une vingtaine de témoins, chleuh des villages alliés, Oulad Jellal des douars voisins, on m’a sommé d’avoir à emporter immédiatement mes bagages « auxquels rien ne manquait » Comme cette affirmation me laissait incrédule, j’ai demandé à la contrôler. Il me fut répondu que les clefs de mes deux cantines étaient perdues. Qu’à cela ne tienne, séance tenante, devant les ben Tabia ahuris, j’enlève les chevilles des charnières, et j’ouvre mes caisses à ma façon ordinaire. Hélas ! le plus ahuri fut bien moi. On avait pillé, saccagé, toutes mes affaires.

Tout ce qui pouvait exciter l’envie avait été volé !

La perte la plus sensible est celle de mes chronomètres, compagnons de tous mes voyages, accessoires indispensables de mes observations. On m’a pris aussi ma grande lunette astronomique, une jumelle triédrique. il serait plus court d’énumérer ce que l’on m’a laissé !

Dans mon désespoir je déverse sur les ben Tabia toutes les invectives de mes vocabulaires arabe et tamazirt, ce qui met l’assemblée en joie ! Le cheikh Hammou, aussi consterné que moi, me supplie de ne pas protester davantage. Je referme donc stoïquement mes cantines, et j’aide l’un des Zenaga à les charger sur une mule. Elles ne pèsent guère plus de dix kilos chacune. C’est tout ce qui reste de ce matériel si complet, si commode que nous avions laborieusement transporté par de là le Haut-Atlas.

Au moment où je franchis pour la dernière fois le seuil du bordj, une petite main se pose sur mon bras. C’est Fathma !

J’étais tout ému de cette attention dernière, et j’allais lui exprimer ma gratitude quand, avec un sourire triomphal, elle écarta son haïk, me montrant mes trois chronomètres suspendus en collier à son cou !.

Son petit frère, Abd Allah, a chaussé sa jambe droite du manchon qui sert au chargement de mes appareils photographiques et vient, avec des gros sanglots, me supplier de lui donner « l’autre jambe » de ce pantalon magnifique !.

Abd er-Rahman se précipite sur moi et, me serrant les deux mains, me recommande de lui envoyer des cartouches, pour les fusils qu’il m’a volés, et de prier le qaïd du Glaoui de lui expédier un autre cheval ; celui que lè cheikh Hammou vient d’ame- ner ne lui plaît pas. Et puis, il n’a pas de selle !. Que le qaïd lui donne une selle, avec une housse en drap cramoisi brodée et frangée de soie !.