Mouraiev, Voyage en Turkmenie et à Khiva, 1820


D’après ce que j’ai appris de Dewlet Alî, les Turkmen ne reconnaissent pas un chef unique; ils sont divisés en tribus, gouvernées chacunes par un ancien. Dewlet Alî n’en nomma que 5 […] il m’assura que les Khiwawî vivaient en grande amitié et avaient des relations fréquentes avec sa tribu; […]

Kyat joue parmi les Turkmen un rôle très important : prs chefs ou anciens lui obéissent; bien entendu, quand il leur plait d’obéir, car ils disent que Dieu seul est leur chef et qu’ils sont les ennemis jurés des Persans.

La simplicité apparente des Turkmen ne ferait pas supposer qu’ils ont tant d’avidité pour l’argent.

Ils me firent part du désir unanime de leurs compatriotes de voir les Russes construire de nouveau, près du cap Serebrenoy, le fort qui a été ruiné : “Nous tirerons vengeance des Persans pour leurs déprédations” me dirent-ils, “nos têtes de Turkmen manquent de cervelle, nous aurions voulu reconstruire le fort, mais nous n’u entendons rien. Quand nous faisons un appel général, nous mettons sur pied plus de 10. 000 hommes et nous battons les Persans, il y a 5 ans, nous avons taillé en pièces leurs Sardâr (gouverneur de frontière : héros) près d’ici, et nous leur avons enlevé bcp de bestiaux”.

[…] Ces turkmen sont cultivateurs; leur terre est fertile en grains; ils possèdent de nombreux troupeaux. Ils savent fabriquer la poudre à canon; ils ne manquent que des objets qui se font dans des manufactures.

[…] Je me rendis auprès du Khân qui me fit bon accueil. une grande foule s’était rassemblée auprès de sa kibitka : j’y vis aussi sa femme. Il m’offrit du lait de chameau caillé et du pain, et me pria de faire entrer mon escorte dans le village.

 

Les kibitki des Turkmen sont faites comme celles que les nomades turcs construisent en Géorgie; les perches qui en forment la charpente sont entourées d’une claie en roseaux recouverts en feutre.

Les femmes turkmen ne se voilent pas le visage; elles ont les traits agréables et gracieux; leur habillement consiste en un caleçon de couleur, et une grande chemise rouge; leur coiffure se compose d’une espèce de bonnet, qui, par son élévation, peut se comparer à celui des Cauchoises.

Ces bonnets ont des ornements en or ou en argent, selon la fortune du mari. Les cheveux sont séparés sur le devant dre la tête, rassemblés sur les côtés, et réunis en une longue tresse par derrière.

La dignité de Khân n’est pas héréditaire chez les Turkmen; ils sont nommés par la Perse qqfois le peuple leur obéit par déférence pour leurs qualités personnelles ou pour leur conduite. Le servage n’existe pas chez eux; ils font labourer leur champs par des esclaves qu’ils achètent ou par des prisonniers de guerre.

La dignité d’Aq Saqal  (barbe blanche) ou ancien, qui est au choix du peuple, paraît l’emporter sur celle de Khân, et se conserver dans la famille quand, après la mort de celui qui en est revêtu, ses parents ont, par leur conduite, des droits à l’estime générale.

Les Turkmen n’ont pas cette sévérité et cette droiture de caractère qui distinguent les peuplades du Caucase; au milieu de sa pauvreté, ce peuple reste étranger aux lois de l’hospitalité ; il se montre tellement avide d’argent, qu’il n’est point de bassesse à laquelle il ne se soumette pour un léger salaire. Les turkmen ignorent ce que c’est que l’obéissance; quand l’un d’eux montre un peu plus de pénétration ou de hardiesse que les autres, ils lécoutent sans s’informer quel est son droit.

Par conséquent, il n’est pas de Russe qui ne puisse prendre facilement parmi eux le ton de la supériorité, et qui, entouré et désarmé, ne puisse sans danger se fâcher, les injurier, et même les battre s’il en a sujet.

Ils n’ont aucune idée du bien public et de bienséance; chacun d’entre eux, quand il croit y trouver son avantage, prend le titre d’ancien; son voisin qui ne le reconnaît pas pour tel, prend à son tour le titre d’Aq Saqal.

Ils parlent un dialecte Turk semblable à celui qui est en usage à Kazan (Tatarstan). Ce n’est que chez leurs Mullah qu’on trouve qq instruction; ils sont de la secte d’Umar et remplissent jusqu’au scrupule tout ce qui a rapport à la pratique extérieure de la religion et à la prière; ils n’ont aucune idée distincte du dogme.

Les femmes peignent leurs cheveux avec beaucoup de soin, et les réunissent en une tresse garnie de bcp de grelots d’argent.

Chaque fois que j’entrai dans un Awl, je les trouvai vêtues très simplement; mais en sortant, je les voyais assises en grande parure devant leurs kibitki.

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J’appris de Kiat que les Turkmen habitent sur la côte qui, de la baie de Balkan, s’étend au sud et dans l’intérieur des steppes, se divisent en 3 tribus : Yomud, Teke et Qeqlen; celle-ci est la plus rapace; ils font souvent des invasions et des rapines sur les terres des Yomud. Ces deux tribus sont ennemies depuis très longtemps, elles n’ont vêcu en paix qu’au temps de Sultân Khân. Les Teke furent pacifiés en 1815, quand le khan de Khiwâ traversa leur territoire avec une armée de 30,000 hommes qu’il menait contre la Perse. La tribu de Yomud a pris ce nom d’un de ses ancêtres qui le portait; il avait 3 femmes et de la première il eut deux fils, Cçuni et Shereb, de la seconde Kucuk, et de la troisième Bayram Shah; ces 4 fils ont donné leur noms aux 4 tribus qui en sont issues. Elles vivent dans une étroite alliance, et sont toujours prêtes à courir à la défense l’une de l’autre, mais une querelle survenie entre les deux premières les a divisées temporairement. Dans la première on compte jusqu’à 15m feux, autant dans la seconde, 8000 dans la 3è et 14m dans la 4è…

Toutes ces tribus sont mélangées; celle de Bayram Shah a de grandes relations avec la tribu de Khiwa; elles ont chacune un chef et un QâDî, Qocam Kûlî Bey est le chef ou premier ancien des Shereb et Muhammad Tagan en est le QâDî; ce dernier est très vénéré par tous les Yomûd, tant à cause de l’ancienneté de sa famille que parce que ses ancêtres furent toujours investis de cette dignité.

[…] Ana Werdi Khân, ancien des Qucuk s’est réfugié à Khiwa et sa place est restée vacante depuis ce temps ainsi que celle du QâDî qui est décédé.

 

 

Ces hommes grossiers se laissent facilement intimider par des personnes déterminées, quand même ils ont la force pour eux.

Les Turkmen, parresseux et insouciants se nourrissent, tant bien que mal, de lait de chameau et du blé qu’ils achètent à Asterabad ou à Khiwa, leur seule industrie est le brigandage : ils enlèvent à Asterabad des Persans qu’ils vont vendre à très grand prix à Khiwa.

11 tribus turkmen, depuis la mer Caspienne à la Chine, elles se subdivisent en une infinité de branches dont chacune a un ancien élu auquel on obéit, ou pour mieux dire, qui est considéré à cause de sa vieillesse, de son intrépidité dans le brigandage, ou de sa richesse.

Unité : Agaç (arbre, baton)

Je séjournai le 20 à Sûci Qabîl, d’après le calcul des Mullah turkmen, nous ne devions nous mettr ene route que le 12 Zî l-khice […] regardé chez eux comme favorable au départ.

Sur le premier chameau était assise une femme Kurdê, appelée Fatma, concubine du père de Seîd, il y avait 11 ans qu’elle était son esclave, et désirant un sort plus heureux, elle avait prié son maître de la vendre à Khiwa, ayant répondu par un refus, l’infortunée s’était approchée d’un puits en disant à Seîd que s’il ne la vendait pas, elle s’y jetterait et le priverait ainsi du prix de sa vie.

Il ya des puis qui ont jusqu’à 40 sagènes (1s. : 6pd : 2m ; soit 80 m) de profondeur ; ils sont garnis intérieurement de charptent, les habitants ignorent par qui ils ont été creusés.

En l’honneur du fondateur de la trbu Turkmen d’Er-Saré-Baba […] qui après avoir habité longtemps les environs de la baie de Balkan, s’est transportée en Bûkharie. Les Turkmen racontent qu’il vivait dans un tps très reculé, et se faisait révérer par ses vertus et ses nombreux enfants. Il avait demandé à être enterré sur la crête de ces montagne […] pour que les passants priassent pour lui […] le monument qu’on lui a élevé consiste en une perche à laquelle on a suspendu des chiffons de différentes couleurs, et autour de laquelle on a entassé des pierres, des bois de cerfs et des tessons.

Ces offrandes sont déposées par tous les Turkmen, de qq tribu qu’ils soient, qui passent près de ce lieu, et aucun d’eux n’ose, de crainte de la profaner, toucher cette tombe, près de laquelle on apperçoit les restes d’un ancien cimetière.

Ancien Amin-Dérî/Amû Darya/Oxus rencontré, 200m de large, 30m de fond, puis falaise d’une mer intérieure antique, frontière de l’Etat de Khiva de l’autre côté du fleuve

Cette remarquable simplicité de caractère n’empêche pas les Turkmen d’avoir de l’esprit et la répartie prompte ; cependant, ceux qui savent la mettre à profit en tirent de grands avantages. Parmi ceux qui en profitent le plus, nous citerons Sultan Khan […] connaissant les propriétés médicales de qqs plantes, il passa bientôt pour sorcier […] et, au moyen de la confiance qu’il sut leur inspirer, il parvint à réconcilier trois tribus qui étaient en guerre et à se mettre à leur tête pour marcher contre la Perse.

 

Nous rencontrâmes une grande caravane de Turkmen de la race de çowdûr de la tribu d’Igdîr, composée de 200 hommes et de 1000 chameaux. En marchant, ils chantaient, riaient et criaient, joyeux d’être sortis de la Khivie et d’y avoir fait un achat avantageux de blé, ils allaient à Manghishlak.

[…]Ils nous conbsidérèrent avec curiosité, et s’enquirent à nos Turkmen quels gens nous étions :

« ce sont de sprisonniers russes, cette année, un de leurs bâtiments a échoué sur nos côtes, et nous en avons pris trois que nous allons vendre à Khiwa.

-Conduisez ces maudits ionfidèles, répondirent les Igdîr, avec un rire féroce, nous venons nous même d’en vendre 3 à un bon prix à Khiwa. »

Nous apprîmes que le Khan venait de frapper les Turkmen d’une taxe de 8 fr/chameau […] il avait ordonné de retenir les caravanes récalcitrantes qui étaient arrivées, en promettant d’aller au fort d’Aq Saray pour y recevoir leurs anciens, écouter leurs demandes et accepeter leurs présents […] malgré cette annonce, prs carvanes s’étaient enfuies[…].

Nous arrivâmes le 5 octobre à un canal qui était à sec depuis 4 jours. Ce canal est dérivé du nouevau lit de l’Amin-Déria, qui descend d’une montagne située au nord de l’Inde (Hindû Kush), traverse la Bûkharya et après avoir arrosé le côté oriental de la ville de Khiwa, va se jeter dans le lac d’Aral. Une infinité de ces canaux traversent le pays de Khiwa, qui dans qqs endroits a jusqu’à 150 verstes de diamètre.

Sur la bord du premier, il y avait les Kibitkid e Turkmen de tribus différentes, ils se sont établis dans les environs des cités de la Khiwya pour y cultiver la terre, aussitôt la récolte achevée, isl vont faire des incursions de brigandage (ghazw) en Perse et vendent ensuite à Khiwa les prisonniers qu’ils ont enlevés.

Dans le pays, les villages sont placés auprès des canaus, entre lesquels s’étendent des steppes sablonneuses. La terre qui offre une apparence d’abondance est labourée en partie par des Turkmen en partie par des esclaves. La fertilité en est inconcevable. On y sème du sarrasin, du froment, du Kûncût, une plante dont on extrait de l’huile (sésame), du Cogân, qui donne des graines rondes plus petites que les pois, de couleur blanche, renfermée dans de gros épis à l’instar du maïs (millet), employé pour al nourriture des chameaux, mais els Turkmen en mangent assez souvent.

On trouve aussi des fruits de différentes espèces, entre autre des arbouzes et des melons d’un goût excellent.

On y élève bcp de bétail, les animaux domestiques sont : le chameau, les bœufs et els moutons,

Les chevaux de Khiwa sont de bonne qualité, le smeilleurs sont amenbés du Gorgan et de l’Atrak, ils supportent la fatigue d’une manière inconcevable, les Khiwayi et els Turkmen qui vont en Perse piller font normalement 120 verstes/jour dans des steppes sans eau, et marchent ainsi 8 jours de suite, leurs chevaux en passent qqfois 4 sans boire, on leur donne pour toute nourriture 5 à 6 poignées de Cogan.

Les Turkmen demeurent dans des Kibitki, et tiennent leurs bestiaux dans des étables entourées de haies formées de branches et de terre.

Plus nous avancions e suivant le canal d’Aq Saray, plus nous découvrions de terres cultivées, les campagnes couvertes de riches moissons me frappaient par leur contraste avec celle que j’avais traversées la veille.

Je n’avais jamais vu, même au cœur de l’Allemagne, de champs cultivés avec autant de soin que ceux de Khiwa. Toutes les maisons étaient entourées de canaux que traversaient de petits ponts. Je me promenais dans de belles prairies au milieu d’arbres fruitiers. Une quantité doiseaux animaient de leurs chants ces jolis vergers. Les Kibitki et les maisons en terre glaise éparses dans ce lieu enchanteur, présentaient le coup d’oeille plus agréable, je me réjouissais d’être arrivé.

Les villages du pays sont majoritairement habités de colonies de Turkmen […] ils sont mieux vêtus

[…] Ils se sont établis dans les environs des cités de la Khivie pour y cultiver la terre ; aussitôt que la récolte est achevée, ils vont faire des incursions de brigandage en Perse et vendent ensuite à Khiva les prisonniers qu’ils ont enlevés.

Dans le pays de Khiva les villages sont placés auprès des canaux, entre lesquels s’étendent des steppes sablonneuses. La terre qui offre une apparence d’abondance est labourée en partie par des T et en partie par des esclaves. La fertilité en est inconcevable. On y sème du sarrasin, du froment, du Kunjut (sésame), qui est une plante dont on extrait de l’huile, et du Jugan (sorgho), plante qui donne des graines rondes un peu plus petites que des pois, d’une couleur blanche, et renfermées dans de gros épis à l’instar de ceux du maïs. Le Jugan est employé pour la nourriture des chevaux : les T en mangent assez souvent.

[…]

Je demandai avec humeur à mes conducteurs pourquoi ils ne s’adonnaient pas également à la culture, ou pourquoi ils ne venaient pas se fixer sur le territoire de Khiva, puisque la terre de leur pays n’était pas fertile. « L’Ambassadeur, me répondirent-ils ; nous sommes les maîtres, ce sont nos ouvriers ; ils craignent leur chef ; nous, nous ne craignons que Dieu. » Les villages du pays de Khiva, situés auprès des canaux, sont en grande partie habités par des colonies de T. D’un commerce beaucoup plus agréable que ceux qui vivent sur le bord de la mer, ils sont aussi mieux vêtus.

En allant à la maison du parent de Seïd, je rencontrai une noce; la mariée était parée et montée sur un grand chameau, couvert d’un riche caparaçon brodé en soie.

[…]

Ce fut donc par ce motif qu’At-Tchapar-AllaVerdi m’intima l’ordre du khan de le suivre à sa terre d’Il-Gheldi (« Nouvel-An »), où tout était préparé pour ma réception. Nous fîmes 18 km v. l’E, à travers un pays magnifique et bien peuplé, à l’exception d’une seule plage sablonneuse située entre 2 canaux.

Le temps qui était serein me permit de voir de très-loin un fortin, dont une extrémité touchait à un petit jardin ; c’était le fort d’Il-Gheldi, formant un carré flanqué de 4 tours ; les murs, bâtis en argile et en pierres, avaient une élévation de 3,5 sagènes, sur 25 de longueur. Il appartenait à Khujash-Mahram. A Khiva, la plupart des gens aisés ont des forts de ce genre, mais sans embrasures. Dans l’intérieur, ils contruisent un petit réservoir, quelques maisons, des chambres, des magasins et des moulins, et y ménagent un emplacement pour les bestiaux. La coutume de fortifier les habitations, lient sans doute aux troubles qui surviennent à la mort de leur prince ; et qui occasionnent ordinairement une guerre civile. Même en temps de paix, les T pillent souvent les Khiviens. Ces fortins contiennent des vivres ; chaque famille peut, en tout temps, y soutenir l’attaque d’une petite troupe de T. Il y avait à Il-Gheldi une 60aine d’habitants, dont une partie occupait les logements, et l’autre des kibitki placées dans la cour ; ils y avaient leurs femmes. Dans le mur opposé à la porte, s’élevait une tour avec une petite porte conduisant dans le jardin, qui contenait un petit réservoir boueux, quelques arbres, et des vignes de bonne qualité. Ce jardin était entouré d’un mur d’1,5 sagène de haut, auquel étaient adossées, en dehors, la maison d’un Mollah et une Mosquée.

En arrivant à Il-Gheldi, je vis venir à ma rencontre le frère de Khodjach-Mehhrèm; il était adjoint à la douane ; c’était un jeune homme d’un extérieur agréable ; il avait la figure spirituelle ; son caractère était doux et aimable.

At-Tchapar, qui appartenait à une tribu persane, se distinguait par une longue barbe, que l’on ne voit pas souvent aux Khiviens, et par une avidité extrordinaire pour l’argent.

Les premiers jours, mes hôtes me traitèrent avec un soin remarquable. Sayd-Nezer me saluant de la part du khan et de son frère aîné, apporta une bouilloire, du thé et du sucre ; ils me firent cuire du pilau, me présentèrent plusieurs espèces de fruits, et me logèrent dans une chambre particulière. Comme le temps était chaud, cette chambre, quoiqu’obscure, me parut supportable à cause de sa fraîcheur et de sa propreté.

[…]

L’un de mes T qui était allé à Kazawat, bazar du voisinage, y avait entendu dire que le Khan avait quitté Khiva, et qu’il me donnerait audience dans un fort, peu éloigné d’Il-Gheldi. Je communiquai cette nouvelle à mes gardiens, At-Tchapar et Yûz-Bashi, qui m’assurèrent qu’elle était fausse ; j’appris néanmoins dans la même soirée, que quand IakoubBey était venu me voir, le khan n’était déjà plus à Khiva, et qu’il en était parti pour aller chasser dans une stèpe à une distance de 12 journées. Cependant on se conduisait chaque jour avec plus de grossièreté à mon égard, et de jour en jour on diminuait ma nourriture; on cessa de me donner du thé et de me fournir du Bols pour cuire mesaliments ; on alla même jusqu’à ne pas me permettre de faire acheter des provisions, mais on se relâcha ensuite sur ce point, parce que At-Tchapar qui se chargeait de cette commission, détournait une partie de l’argent à son profit; on redoubla aussi de surveillance, et l’on m’interdit la faculté de m’absenter momentanément de ma chambre, sans être accompagné de deux gardes ; on plaça des sentinelles à ma porte, en leur donnant la consigne de ne laisser entrer personne ; pendant la nuit un homme se couchait en travers du seuil de la porte, de façon qu’il était impossible d’y passer sans le réveiller.

Mes T apprirent également, par des gens qui allaient au bazar, qu’après mon arrivée le khan avait assemblé un conseil composé des personnages les plus distingués de ses états, entre autres du gouverneur, de son frère aîné Kûlti-Murad-Inakh, commandant de la ville d’Urghenc, et du Qadi ou chef du sacerdoce ; que la discussion avait été fort longue et qu’on en ignorait le résultat. Quelques jours après je sus par les Turcomans parents de mes conducteurs, dont l’un était au service du khan, que Mohamed-Rahim ayant été informé que j’avais pris des notes en route, m’avait traité d’espion et avait dit au conseil :

« Les T qui l’ont amené n’auraient pas dû le laisser entrer dans mes États, ils auraient dû le tuer et m’apporter ses présens. Puisqu’il est arrivé, il n’y a rien à faire : je désire connaître l’avis du Qadi.

-C’est un mécréant, répondit celui-ci ; il faut le conduire dans les champs et l’enterrer vivant.

-Je te supposais plus d’esprit qu’à moi-même, reprit le khan, mais je vois que tu en manques totalement. Si je le tue, son maître, le Tsar blanc, viendra l’année prochaine enlever les femmes de mon harem ; il vaut mieux que je le reçoive, et que je le renvoie ; en attendant, qu’il reste en prison jusqu’à ce que je sache de lui quelle affaire l’amène ici. Quant à toi, va-t-en. »

Dans ce conseil, les uns supposèrent que j’étais venu pour le rachat des prisonniers russes ; les autres, que je voulais obtenir une satisfaction , parce que 10 ans auparavant 2 de nos vaisseaux avaient été brûlés dans la baye de Balkan, par des T de la tribu d’Ata, qui, après avoir été expulsée des côtes par les Lomuds, s’est soumise à Mohamed Rahim. Quelques-uns pensèrent même que le but de ma mission était d’exiger une compensation, ou de demander vengeance pour le meurtre du prince Békevitch, qui avait été tué en 1717. Ils dirent aussi que notre flotte avait abordé aux côtes des T ; qu’on y avait jeté les fondements d’un grand fort qui était déjà à moitié construit, et que connaissant la route,  je reviendrais l’année suivante à Khiva à la tête d’une armée. Parmi les membres du conseil, il y en eut qui présumèrent également que notre commandant en chef étant en guerre avec les Persans, il voulait engager le Khan de Khiva à lui prêter son secours. Ils allaient même jusqu’à dire que les Russes s’étaient déjà emparé du fort d’Aq-Qal‘a, près d’Aster-Abad ; du reste, si leurs opinions différaient sur le motif de mon voyage, presque tous opinèrent qu’il fallait ou m’envoyer au supplice ou me faire mourir secrètement, ou enfin me retenir dans l’esclavage. Le Khan lui-même était très alarmé de mon arrivée ; mais la crainte que lui inspirait notre gouvernement, l’empêcha de me condamner publiquement à mort, quelque envie qu’il en eût.

[…]

Le trajet jusqu’à Khiva était de 35 km, dans la direction du N-E, à travers deux steppes sablonneuses, coupées par des canaux bordés de grands villages et de jardins. L’eau y est conduite avec tant d’art, que je vis un endroit où sur l’un de ces canaux, on avait jeté un pont qui portait un autre canal qui, à son tour, était traversé d’un pont sur lequel passait la route que nous suivions.

A 5 km de Khiva, la vue plonge sur une infinité de jardins coupés de ruelles, et parsemés de fortins où demeurent les habitants qui ont de l’aisance. La ville charme, par son aspect, l’œil du voyageur, quand au-dessus d’un grand mur qui l’entoure, il voit s’élever majestueusement les vastes coupoles des mosquées, surmontées de boules dorées, et peintes d’une couleur d’azur qui tranche agréablement avec la verdure des jardins ; ils sont tellement multipliés, que l’œil ne saurait embrasser, dans toute son étendue, l’enceinte de la ville. Auprès de ces habitations, qui semblent destinées aux divertissements, s’élevaient d’anciens tombeaux.

Arrivé à un lieu où la route était coupée par un canal de peu de largeur, que traverse un très beau pont, j’y trouvai rassemblés des groupes nombreux de curieux ; ils m’accompagnèrent jusqu’au logement qui m’avait été destiné ; et quand j’entrai dans les rues étroites de Khiva, la foule devint si considérable qu’il paraissait impossible de la traverser ; le peuple s’étouffait et tombait sous les pieds de nos chevaux. Pour nous ouvrir un passage, Yûz-Bashi fut obligé d’employer la force ; ce ne fut pas sans une véritable douleur que, parmi ces spectateurs amenes par une vaine curiosité, je distinguai de malheureux Russes qui, en ôtant leurs bonnets, me suppliaient à mi-voix de les sauver !

Après avoir fait environ 500 m dans des rues resserrés entre des bâtimens construits en claies revêtues de terre glaise, nous nous arrêtâmes enfin dans une allée, devant une maison dont l’extérieur avait une assez bonne apparence. Lûs-Bashi me fit entrer dans une cour très-propre et pavée ; on allait de là dans des appartements dont on me donna un des plus grands ; un plus petit fut reservé pour les T. Ma chambre était très-bien meublée dans le goût oriental et garnie de tapis magnifiques ; vain avantage qui était chèrement payé par le froid insupportable qu’il y faisait. Comme la foule m’avait suivi jusqu’à ma demeure, Lûs-Basha la chassa, et alla ensuite annoncer mon arrivée au Khan. Pendant son absence, le peuple s’attroupa de nouveau, au point qu’il eu résulta des rixes aux portes, et que le passage à travers la cour fut entièrement obstrué. Ferash-Bashi (chambellan) et autres serviteurs du Khan qui y avaient été préposés pour maintenir l’ordre, ne parvinrent pas à chasser cette foule importune. Lus-Bashi, aussitôt après son retour, m’en débarrassa en recourant à la force. Les portes et toutes les avenues furent fermées avec de bonnes serrures ; et on ne laissa auprès de moi que mes gardiens, qui n’osaient pas entrer dans ma chambre sans y être invités, ils restaient assis dans la cour ; quelques-uns s’en retournèrent chez eux après m’en avoir préalablement demandé la permission. At-çapar habita pendant 5 jours ma cour, en se glorifiant du nom de père, que je lui avais donné quelquefois par dérision, et plus d’une fois même pour lui dire une sottise.

Yûz-Bashi me félicita, au nom du khan , sur mon arrivée, et m’annonça que j’étais l’hôte de Mekhter Agha-Yûsuf, premier Wazir du khan. Bientôt après on plaça près de moi un cuisinier, et indépendamment de ce qu’on préparait pour ma table chez moi, le Wazir m’envoya d’énormes plats de toutes sortes de mets, ainsi que du sucre, du thé et des fruits. La politesse avec laquelle on me traitait n’était pas naturelle à ce peuple ; mais au milieu de cette bombance, qui dura 5 jours, on ne cessa pas un instant de me tenir sous une sévère garde.

Dans la soirée du jour de mon arrivée, Khojash-Mahram vint me voir pour lier connaissance avec moi. Ce chef de la douane était un homme rusé, mais très-agréable dans ses manières : nous eûmes ensemble un entretien d’une heure, qui se passa en politesses réciproques; il me pria entr’autres choses de lui permettre de faire des démarches auprès du khan, pour en obtenir la faveur d’être chargé de toutes les affaires de l’ambassade. Je lui répondis que je n’avais pas le droit de prescrire des devoirs aux officiers du khan. Il réussit à arranger tout dès le même soir, et vint m’annoncer que le khan l’avait favorisé de cet emploi ; puis il me demanda, en son nom, les lettres et les présens que j’avais à lui remettre : je n’y consentis que lorsque Yûz-Bashi m’eut assuré qu’il me disait la vérité.

Toutefois je ne remis à Khojash-Mahram que les lettres ; dans le courant de la nuit on vint me demander les présens. Cette démarche cessa de me paraître intempestive, quand je sus que Mohamed-Rahim dormait dans la journée, et s’occupait des affaires pendant la nuit. lous-Bachi me conseilla de cacheter ce que j’enverrais, de peur que Khodjach-Mehhrèm et ses confrères de la douane ne détournassent, à leur profit, les objets les plus précieux. Je plaçai sur un plateau, du drap, du damas et d’autres objets ; et, après les avoir enveloppés d’une toile, je le remis àKhodjach, qui était venu suivi de ses gens ; il l’emporta avec beaucoup de mystère. Je dis à Pétrovitch de l’accompagner. Deux heures s’étaient déjà passées sans que ce dernier fût de retour, et je commençais à craindre qu’il ne lui fût survenu quelque chose de désagréable, quand je le vis entrer brusquement avec grand bruit, habillé de pied en cap en Ouzbek. Jetant d’un côté le grand bonnet qui faisait partie de son costume, et de l’autre le kaftan dont il était affublé, il jura que dorénavant il ne se chargerait jamais de commissions semblables : il me raconta qu’on l’avait laissé se morfondre dans un corridor, et qu’à la fin Khodjach lui avait ôté l’habit qu’il portait, en lui en donnant un autre, au nom du khan, et l’avait renvoyé. Le lendemain matin At-Tchapar, père de Khodjach, redemanda à Pétrovitch cet habit. Mekhter-Aga qui était Divan-Beghi (i) , vint réclamer les plateaux qu’on lui avait empruntés pour y placer les présens : je chargeai lous-Bachi de les lui faire rendre. Il me répondit que le propriétaire de ces plateaux ne les reverrait plus, parce que leur khan était un homme puissant, qui ne restituait jamais ce qui lui tombait une fois entre les mains.

Au nombre des présents, il y avait un plateau avec 10 l de plomb, une égale quantité de poudre et 10 pierres à fusil. Le khan passa toute la nuit à examiner ce qui lui avait été envoyé. Étonné de la pesanteur de ce plateau , on le soulevant il demanda à Lûs-Bashi si ce n’était pas là que se trouvaient enveloppés les ducats qu’il attendait ; il décacheta aussitôt la toile qui servait d’enveloppe, et fut très-déconcerté de ne pas y voir ce qu’il espérait. Il paraît qu’ils avaient expliqué le sens des cadeaux posés sur ce plateau de la manière suivante  : deux pains de sucre placés avec le plomb et la poudre, signifièrent, selon eux, des propositions de paix et de douce amitié ; et dans le cas où le Khan n’y consentirait pas, la poudre et le plomb équivalaient à une déclaration de guerre.

Le Khan ne voulut pas encore me recevoir, le 18; j’étais dans l’intention d’envoyer quelques présens à son frère aîné Koutli-MouradInakh. On m’avertit que je ne le pouvais sans une permission expresse du khan ; elle me fut accordée par l’entremise de Lûs-Bashi, et dans la nuit je chargeai Pétrovitch de lui porter de ma part du drap, du damas, du sucre et quelques bagatelles. Pétrovitch ne fut pas admis en présence de ce personnage , mais on lui donna de sa part cinq tilla en or.

Parmi les cadeaux que je lui avais envoyés , il y avait un petit nécessaire de toilette , dans lequel était une boîte à.savonnette en fer-blanc, avec un morceau de savon noir. Inakh, en examinant tous les objets l’un après l’autre, vit ce morceau de savon qui lui inspira des soupçons, parce qu’il ne concevait pas ce que ce pouvait être. Il interrogea son médecin qui n’en savait pas davantage que lui : on m’envoya demander ce que c’était ; ayant oublié ce que contenait ce nécessaire, je priai de me l’envoyer pour un moment, afin que je pusse expliquer ce qu’il renfermait: on s’y refusa; et quand j’insistai pour qu’on me montrât le seul objet qui causait leur embarras, j’éprouvai encore un refus. « N’espérez pas revoir quoique ce soit, me dit lousBachi, notre Inakh est un homme aussi tenace qu.e notre khan, ce qu’il tienl une fois il ne le rend jamais; mais je présume qu’il s’agit d’un morceau de savon, et je le tranquilièerai. »

Ce même soir , je me rappelai qu’au nombre des présens il y avait 10 verres que j’avais omis d’envoyer au khan ; j’invitai en conséquence Lûs-Bachi à les lui porter, et à le prier de m’excuser de les avoir oubliés. « Ce n’est rien, me dit lous-Bachi, notre khan reçoit tout, le difficile est de recevoir quelque chose de lui. Le verre est rare chez nous, je suis sûr qu’il lui plaira ; mais n’en envoyez pas 10 parce que ce nombre est regardé chez nous comme malheureux ; il suffira qu’il y en ait 9. »

A l’instant il partit avec ces verres. Etant de retour après minuit, il me raconta que le khan avait été très satisfait, et qu’il avait examiné tous les gobelets les uns après les autres, en s’écriant :

« Qu’il était dommage qu’on ne les lui eût pas envoyés dans le temps qu’il buvait de l’eau-de-vie. »

II en avait fait jadis un très grand usage, depuis il y avait renoncé, ainsi qu’au tabac à fumer qu’il avait également interdit à ses sujets, sous peine d’avoir la bouche fendue jusqu’aux oreilles. Cette défense n’était toutefois pas sévèrement observée : le khan sait que plusieurs personnes qui l’approchent fument, et il feint de ne pas s’en apercevoir.

Beaucoup de Khiviens fument, au lieu de tabac, du Beng , c’est-à-dire du chanvre : il est très-malfaisant et cause des défaillances à ceux qui n’y sont pas habitués.

Parmi les présents envoyés au khan, il y avait un de ces vases en verre à travers lesquels les Persans font passer la fumée de leur pipe. Le khan très-étonné, demanda à Yûz-Bashi ce que c’était ; celui-ci qui n’osait pas le lui dire, répondit que c’était un vase pour conserver le vinaigre, dont le khan est très-grand amateur.

[…]

Comme j’étais gardé de très près, et que personne n’osait venir me voir sans en avoir obtenu la permission,  je me rappelai que pendant mon séjour à Il-Gheldi, David m’avait dit que quand je serais à Khiva, on placerait derrière l’une des portes de ma chambre un Russe pour écouter mes discours. En examinant mon logement, je découvris eflectivement cette porte ; elle était fermée ; on s’apercevait sans peine que quelqu’un s’y était posté. Je m’assis à dessein tout auprès et me mis à converser à haute voix en russe avec mon interprète, sur les qualités militaires de Mohamed-Rahim-Khan, sur sa vigueur, sur la supériorité du peuple de Khiva en comparaison des Perses, etc. On m’écouta pendant 3 jours, et mes discours furent fidèlement rapportés au prince.

Pendant tout ce temps, malgré les égards qu’on me témoignait, j’éprouvai beaucoup d’ennui, parce que je n’étais pas en liberté, et que je craignais que le Khan ne partît de nouveau pour cette chasse, qui devait durer 3 mois, et pour laquelle je savais que tous les préparatifs avaient été faits.

Le premier ministre et mes gardiens poussèrent l’attention au point que, voyant mon ennui, ils m’amenèrent un certain Mollah-Saydi homme âgé de 40 ans, spirituel, et aussi aimable qu’un Européen; il plaisantait agréablement : je n’avais rencontré personne qui jouât si bien aux échecs. Il vivait des gratifications que lui accordaient les premiers officiers de Khiva, avec lesquels il passait la soirée à faire la partie aux échecs, à lire, à improviser des vers, à répéter des contes. Il était versé dans les langues arabe, persanne etturque ; s’exprimait d’une manière agréable et claire : connaissait l’histoire ancienne de l’orient, et en récitait avec feu des passages, qu’il entremêlait de morceaux pris des meilleurs poètes. Il me raconta en plaisantant, qu’il avait une maison de campagne où il n’était pas entré depuis 14 ans, et que, pendant ce temps, il avait toujours passé la nuit chez quelqu’un des habitants les plus distingués de Khiva ; se plaignant du temps actuel, il trouvait que le khan était excessivement sévère, parce qu’il prohibait l’usage de l’eau-de-vie et du Beng. […]

[…]

ENTREVUE A KUKHNA ARK :

lous-Bachi me prévint que selon leur usage, je ne pouvais conserver mon sabre en présence du khan ; cependant comme j’étais bien décidé à le garder, je le priai d’en avertir le khan.

-Vous gâterez tout par-là, répliqua Yûz-Bashi; le Khan est maintenant dans des dispositions favorables; je préfère lui dire que vous portez, non pas un sabre, mais un grand couteau (j’avais pour sabre un grand poignard tcherkesse). Il partit. Bientôt il revint me dire que le khan avait ordonné de me prier de venir chez lui sans armes, uniquement dans l’intention de ne pas enfreindre leurs coutumes. Je consentis à prendre cette prière en considération, afin de terminer plutôt ma mission.

LûsBashi et les officiers commis à ma garde ouvrirent la marche ; quelques Yesawl, armés de gros bâtons, faisaient ranger le peuple qui s’attroupait sur mon passage ; les toits étaient couverts de curieux ; j’entendis de nouveau les plaintes de quelques-uns de mes compatriotes qui se cachaient dans la foule. Je fis de cette façon environ 250 m dans des rues étroites, jusqu’à la porte du palais du Khan, où je fus laissé jusqu’à ce qu’on lui eût annoncé mon arrivée; on m’apporta bientôt après l’invitation d’entrer. La porte en est construite en briques et avec goût ; je fus d’abord introduit dans une petite cour sablée, et entourée de murs en argile et assez sales, autour desquels étaient assis 63 envoyés kirghis, qui étaient venus saluer Mohamed-Rahim ; ils devaient repartir après avoir pris leur part d’un festin, et reçu chacun un morceau de gros drap pour s’en faire un kaftan.

La seconde cour, un peu plus petite que la première, renferme l’arsenal du khan ; il y a 7 canons sur leurs affûts, faits et montés à la manière des nôtres ; placés les uns sur les autres en fort mauvais ordre ; les roues en sont brisées; on eut soin de me les faire remarquer.

Je pénétrai dans la troisième cour où s’assemble le conseil, dans une salle nommée Ghernush-Khanê ; de cette cour on me fit passer dans un corridor, à l’entrée duquel se trouvaient qq domestiques du Khan, et qui était couvert en roseaux ; les murs étaient en terre glaise, et le sol était boueux et inégal ; j’en sortis en descendant 2 marches et j’arrivai à la 4è cour qui était beaucoup plus grande que les 3 autres, mais plus malpropre ; des plantes rampaient sur les murailles; on voyait au centre la kibitka du khan.

Tandis que je descendais qq marches, je vis s’approcher de moi un homme vêtu d’une touloupe sale, et qu’à ses narines arrachées, je reconnus pour un malfaiteur échappé de la Sibérie ; il se cramponna par-derrière à mort écharpe et voulut me conduire. Il me vint aussitôt à l’idée qu’on m’avait trompé, et qu’on m’avait amené dans cet endroit non pour me présenter au khan, mais pour m’y mettre à mort; et que c’était par ce motif que l’on m’avait désarmé en prétextant l’usage. Je me retournai et demandai avec colère, à celui qui me tenait, pourquoi il m’avait saisi par mon écharpe; il s’éloigna aussitôt en me faisant un geste menaçant ; Lûs-Bashi s’approchant de moi, me dit que selon leur coutume, les ambassadeurs devaient être menés auprès du khan.

Ce Russe s’approcha de nouveau, mais n’osant plus me saisir par l’écharpe, il se contenta de marcher derrière moi en tenant sa main en l’air.

Je m’arrêtai devant la Kibitka où était assis le khan, vêtu d’une robe faite du drap rouge que je lui avais apporté, et retenue sur la poitrine par une petite agrafe d’argent. Il était coiffé d’un turban avec un bandeau blanc ; il se tenait immobile sur un tapis du Khorassân. A l’entrée de la kibitka, il y avait d’un côté Khojash Mehhrèrn, et de l’autre lossouf-Mekhter-Aga, vieillard que je voyais pour la première fois.

(i) Le supplice des narines arrachées a été aboli par S. M. l’empereur Alexandre I.

Le khan, quoique un peu gros, a un extérieur agréable. On prétend que sa taille est de 6,5 p, et que son cheval ne peut le porter plus de 2 heures de suite ; sa barbe est peu fournie et d’un blond clair ; il a le son de voix agréable. Il parle purement, facilement et avec une certaine dignité.

Me tenant debout devant lui, je le saluai sans ôter mon bonnet, et pour ne pas manquer à leur usage, j’attendis qu’il eût parlé. Après être resté ainsi pendant qq minutes, l’un de ceux qui étaient le plus près de lui, fit la prière suivante :

« Que Dieu conserve cet Etat pour l’avantage et la gloire de son souverain. »

Ensuite le khan passa la main sur sa barbe, ainsi que les 2 personnages qui assistaient à l’audience. Mon gardien Lûs-Bashi se tenait à quelque distance ; puis ce prince m’adressa la parole en ces termes :

« Khosh-Ghêlub-Sên, c’est-à-dire, sois le bien venu . (salut ordinaire des Orientaux,)

FORT DE SHAH-SENEM :

Le fort de Shakh-Senem était à notre droite; nous nous en aprochâmes pour l’examiner : il est bâti sur une monticule sablonneuse ; l’on voit encore dans l’intérieur quelques traces d’habitations. Ce lieu est célèbre par un événement connu de toute l’Asie, et qui est devenu le sujet des chants et des contes des peuples de l’orient :

Shakh-Senem, fille d’un seigneur très-riche, était d’une beauté ravissante ; le jeune Qarib (étranger sans abri) renommé par l’agrément de son chant et son habileté à jouer de la mandore, aima cette jeune personne. Désirant mettre à l’épreuve la sincérité de son amour, elle exigea que, pendant 7 ans, il vécut loin d’elle dans des contrées étrangères. Qarib remit sa mandore à sa vieille mère, en lui recommandant bien de n’en laisser toucher les cordes par qui que ce fût. Ensuite obéissant alors à l’ordre cruel qui lui était donné, il s’exile loin de son amante, traverse des pays immenses, s’expose à 1000 dangers auxquels il échappe au moyen de sa prudence et des secours que lui donnent des hommes bienveillants ; et enfin, après le terme qui lui avait été prescrit, il revient enflammé du même amour, et ivre de joie il touche le sol désiré de la patrie. Mais, pendant son absence, les pleurs de la tristesse avaient privé sa pauvre mère de la vue, et 3 mois avant son arrivée, la main de Shakh-Senem avait été promise, par son orgueilleux père, à un riche voisin : la résistance de la jeune fille désespérée avait été vaine. L’infortuné Qarib prend sa Mandore, court au palais de sa bien-aimée et entre dans la salle du festin. Le temps, l’absence et la douleur avaient changé ses traits ; personne ne le reconnaissait, il fait raisonner les cordes harmonieuses de sa mandore, chante son amour, les périls de son voyage et sa douleur ; les sons enchanteurs de son instrument, le récit de ses malheurs, enfin sa voix si connue et le feu de ses sentiments le trahirent. Le bonheur du retour remplaça la douleur de la séparation ; sa bien-aimée lui fut rendue et le père fit taire son orgueil pour consentir à la félicité de ces amants.

KHIVIE :

La Khivie doit être considérée sous 2 points de vue :

1° le noyau de cet état, c’est-à-dire le pays habité par les Khiviens, et dans lequel se trouvent aussi des tribus nomades, issues de la même souche

2° le territoire parcouru par des tribus de cette même famille, soumises par la force ou de leur plein gré, soit parce qu’elles se sont senties trop faibles, soit parce que leur commerce les mettait dans la dépendance de Khiva.

La Khivie, proprement dite, n’a pas de frontières bien fixes, à cause des steppes arides qui l’entourent, et dont personne ne lui dispute la possession. Pour les désigner il suffit de nommer les peuples qui errent sur leur surface.

La partie centrale se trouve dans le coude formé par l’Amu-Daria ; elle s’étend au N de la rive G de ce fleuve, jusqu’à son embouchure dans le lac Aral, de sorte que cet Etat est borné au N par le lac Aral et par une partie des steppes qui, de ce lac, se prolongent à l’E, et sont habitées par les Kirghiz. Les vues ambitieuses de Mohamed-Rahim, khan actuel de Khiva, ont fixé son attention sur ces Kirghiz. Durant mon séjour dans ses états, il projetait d’occuper l’embouchure du Sir-Daria : il y envoya des troupes ; le bruit courait qu’il voulait construire un fort sur ses rives, pour tenir en respect les hordes des Kirghis qui s’y trouvaient, et menacer les caravanes qui faisaient le commerce de la Boukharie avec Orenbourg. Si ce plan s’exécute, la Khivie sera bornée au nord par l’embouchure du Sir-Daria, qui court d’E en W, et se jette dans le lac Aral ; et l’influence de cet Etat s’étendra sur les tribus kirghiz, contiguës à celles qui sont sous la protection de la Russie.

La Khivie est bornée au N-E par le cours de l’Amu-Daria ; cependant les Kara-Kalpak (bonnets noirs) qui errent sur sa rive D, obéissent temporairement au Khan de Khiva, jusqu’au moment où ils portent ailleurs leurs ravages.

Au S-E une steppe sépare la Khivie du royaume de Boukhara.

Au S-W, des plaines sablonneuses et des steppes forment une limite entre cet Etat et le territoire de la tribu T de Téké qui est comme une oasis au milieu de ces déserts ; des torrents grossis par les eaux pluviales l’arrosent et la fertilisent.

A l’W de la Khivie, des plaines stériles se prolongent jusqu’à la mer Caspienne, sur une étendue de près de 800 km. Les T des tribus de Lomud et d’Ata habitent le long de la côte. La partie centrale de la Khivie, a 180 km du N au S, et environ 15o d’E en W. Ce pays a une étendue bien plus considérable, si l’on y ajoute les territoires qui ont été conquis par la force des armes, et ceux qui sont sous son influence politique, ou sous sa dépendance, par leurs relations commerciales.

Le territoire conquis comprend une partie de la tribu de Téké qui obéit aux Khiviens, bien que les troupes de ces derniers n’y séjournent point.

Les Khiviens exercent une influence politique sur la petite tribu T d’Ata, qui campe près de la mer Caspienne ; elle a réclamé la protection du khan, depuis qu’elle a été chassée des environs des monts Balkan, par les Lomud.

Les T de la tribu de çowdur-Essên-Il, dépendent de Khiva, à cause du commerce des Khiviens avec la Russie, par le cap Manghishlak, où demeure cette tribu ; une portion s’est transportée dans l’intérieur du pays. Cette possession éloignée n’est pas constante ; Mohamed-Rahim sait bien qu’il commande à cette tribu, plutôt qu’il ne la possède réellement.

Dans l’antiquité, la Khivie nommée Chorasmia, s’étendait plus à l’ouest, le long de l’Amû

[…]

Les naturels du pays disent que les bras du delta sont si peu profonds, qu’un homme à cheval peut en traverser prs, en suivant la ligne des roseaux qui coupent leur lit. L’amû est, si l’on peut s’en rapporter aux Khiviens, si large que d’une rive à l’autre 2 hommes ne peuvent ni se reconnaître, ni s’entendre. La voix d’un homme nageant au milieu de la rivière, pourrait atteindre des 2 côtés ; ce qui suppose une largeur de 200 m. Quoique l’Amu-Daria ne traverse ce pays que du S au N, il porte ses eaux, au moyen de canaux, dans les endroits les plus éloignés, et fertilise ainsi ces steppes stériles.

Il faut mentionner aussi le Sir-Déria, quoiqu’il ne traverse pas la Khivie, le khan exerce une grande influence sur les Kirghiz qui campent sur ses bords. Le Sir doit être assez profond ; il coule d’E en W, et se jette dans le lac Aral

Abi-Amu

On ne trouve pas d’eau douce dans ces steppes; celle de la majeure partie des citernes ou des puits qui ont été creusés sur la route, est plus ou moins saumâtre et salée ; ce n’est que dans l’ancien lit de l’Oxus qu’on rencontre des sources d’eau douce.

Parcourir ces sables en été est aussi pénible que dangereux ; il s’y élève fréquemment des tourbillons de poussière, qui, semblables à un épais brouillard, cachent au voyageur la vue du soleil, le seul guide qui puisse le diriger dans cette mer périlleuse. Parmi les broussailles dont j’ai parlé, croissent ça et là des bouquets d’une plante, dont la verdure n’a pas cette belle teinte qui orne les plaines de ma patrie. Elle est d’un jaune de feuille morte, et ressemble aux plantes desséchées des marais ; elle a une forme pyramidale. Les cavaliers qui parcourent ces steppes la recherchent, parce qu’au besoin elle peut servir de nourriture aux chevaux. Les endroits qui ne sont pas sablonneux présentent à la vue une terre sèche, dure et d’un gris blanchâtre.

La portion peu considérable de la Khivie, qui est cultivée, peut être considérée comme une oasis au milieu d’un désert. […]

Les habitants prétendent que le pays situé au delà de Khiva n’est pas aussi stérile, et que plus on avance à l’E, plus il est peuplé et cultivé. Les caravanes n’y parcourent jamais un trajet de plus de 2 j sans rencontrer de l’eau.

Quoique sur toute ma route je n’aie pas vu de forêts, il faut supposer qu’il y en a au N, du côté des steppes des Kirghis ; car on fait descendre par l’Amu de grands trains de bois qu’on conduit en Boukharie.

[…]

A l’E de l’Amu et de la Khivie, s’élève la chaîne des monts Shykh-Cêrî, qui s’étend au nord de Khiva en longeant le lac Aral. Sur la rive E du fleuve, vers le N, vis-à-vis la chaîne du i, paraît dans le lointain une montagne isolée nommée Kûba, qui paraît être une prolongation de la chaîne de Manghichlak.

[…]

Quant à la supposition que les eaux de l’Amu roulaient une grande quantité d’or, elle est improbable; car ce peuple, qui est si avide d’argent, ne sait pas extraire l’or de ses mines ; il se le procure par son commerce avec la Russie et les autres Etats qui l’entourent. S’il avait ce sable d’or sur son territoire, il en aurait certainement entrepris l’exploitation qui n’exige qu’un lavage assez simple. Toutefois quelques habitants m’ont assuré qu’on trouvait de ce sable en Boukharie près du fleuve ; assertion que je suis cependant loin de garantir.

Les animaux qui errent dans la steppe sont le loup, le renard , le chakal et quelques rongeurs; parmi ces derniers se trouve l’Etin-Ghirc de la grosseur d’un petit chat, ses pattes de devant sont courtes ; sa peau est bariolée, bigarrée de fauve et de noir, il habite dans le sable. Les chakals, qu’on ne connaît pas en Russie, sont si communs en Asie, qu’il n’est pas rare d’en entendre une troupe hurler, surtout pendant la nuit, autour d’un village.

Le cerfs et le Ceyran qui est une espèce d’antilope, y sont assez communs. Les habitants prétendent que ces animaux peuvent rester 2 mois sans boire ; cette supposition peut acquérir de la vraisemblance, si Ion admet qu’ils se désaltèrent en léchant la rosée qui est très forte dans ces steppes. Les moutons que les T conduisent aux marchés de Khiva, passent dans la steppe prs jours sans boire.

Parmi les oiseaux de proie qu’on rencontre dans les pays, les plus remarquables sont l’aigle et l’épervier. Les habitants élèvent avec un soin particulier le second de ces oiseaux, pour lui enseigner à en chasser d’autres et même les chèvres sauvages.

Des corbeaux suivent d’une manière singulière les caravanes qui traversent les steppes ; aussitôt que la caravane quitte une halte, les corbeaux s’y établissent à leur tour ; ils rejoignent ensuite les voyageurs en route ; et pendant que ceux-ci s’arrêtent, ils voltigent à peu de distance.

Sur les lacs artificiels ou plutôt sur les réservoirs creusés par les Khiviens, on trouve une grande quantité de bécasses que les habitants nomment Hish-Haldâ ; leur chair est très-délicate, c’est le gibier qui attire principalement à la chasse le Khan et ses officiers.

Il n’y a point dans la Khivie de routes entretenues ; on ne reconnaît un chemin qu’aux traces que laissent les voyageurs ; souvent le sable les efface ; alors dans les endroits où il n’y a pas d’habitations, les astres offrent le seul moyen d’après lequel on puisse se guider ; les haltes sont reconnaissables aux puits qui s’y trouvent ordinairement; quand il n’y en a pas, le moment de la halte dépend du coucher du soleil.

Le chameau a un instinct particulier ; quand il a perdu son chemin, il marche sans discontinuer d’un pas sur, et suivant la ligne la plus directe il arrive après avoir passé prs jours sans nourriture, à la demeure de son maître, dont souvent il était éloigné de 500 km.

La Khivie est si peu étendue que son climat offre peu de variété. En été les chaleurs sont insuportables pendant prs mois de suite ; heureusement les vents, surtout ceux de l’E et du sud-est qui soufflent avec assez de force, rafraîchissent un peu l’atmosphère.

Les pluies y sont rares, même en automne; pendant cette saison, de même qu’en hiver, il règne des vents presque continuels; ils apportent des stèpes un sable très fin, qui semblable à un brouillard épais, remplit l’air et obscurcît quelquefois l’éclat du soleil ; ces vents transportent d’un lieu à un autre les nombreuses monticules de sable dont la stèpe est parsemée. Le moindre buisson ou même une pierre, servent de noyau dans la formation de ces monticules. Le sable emporté par le vent, s’arrête en tourbillonnant au premier obstacle que lui présente le plus petit objet, et en fort peu de temps un emplacement qui était uni devient ondulé et se couvre de petits tertres ; dans les endroits où ils sont rapprochés, la stèpe a l’apparence d’une mer dont les flots sont agités.

L’hiver est de peu de durée, et peu rigoureux, quoique le thermomètre descende fréquemment à i6 ou i8 degrés au-dessous du point decongélation. Cependant le froid est très-sensible pour les voyageurs, à cause des vents perçans et continuels auxquels ils sont exposés. Il tombe peu de neige; mais le verglas arrête fréquemment la marche des caravanes, et leur cause de grands dommages. La neige durcie et la glace blessent le pied des chameaux qui ne peuvent plus continuer leur route ; et ces malheureux animaux restent abandonnés sur la route et y périssent après quelques jours de souffrances.

Le ciel est presque toujours serein, vraisemblablement parce que dans ces immenses plaines il n’y a pas d’obstacle qui puisse attirer ou arrêter les nuages. La transparence de l’air donne à tous les objets un éclat et une vivacité particulière qui mettent l’étranger dans une sorte de ravissement ; mais à peine a-t-on connu les habitants que le charme s’évanouit.

La peste ne désole jamais cette contrée, l’air y est très-sain, tant pour les indigènes que pour les étrangers; les fruits qui, par un usage immodéré, deviennent si dangereux dans la plupart des autres pays, sont très-sains à Khiva.

PEUPLES :

La Khivie est habitée par quatre peuples de race différente.

Les Sarty qui sont les habitans primitifs ou aborigènes du pays. Les Kara-kalpaks soumis aux dominateurs de la Khivie. Les Ouzbeks étrangers conquérants. Enfin les T de diverses tribus que divers motifs ont attirés dans cette contrée.

Dans l’origine ces quatre peuples conservèrent entre eux leurs relations distinctes d’hôtes, ouvriers, conquérants et étrangers ; mais par la suite des temps ils se mêlèrent et ne formèrent plus qu’un peuple divisé en 4 classes les marchands, les laboureurs, les seigneurs et les soldats.

Les Sarty ou Tat (Boukhares) habitants aborigènes de ces contrées sont nombreux, habitent les villes, et s’occupent particulièrement du commerce ; ils sont rusés, intrigants, rampans dans l’adversité, flatteurs quand ils y trouvent leur intérêt, insolents dans la prospérité. Ils vivent assez généralement dans l’abondance et dans une opulence qu’ils ont acquise par le commerce et plus encore par des friponneries; étrangers à tout esprit militaire, ils ne savent ni manier des armes ni monter à cheval; ils sont peu fidèles dans leurs liaisons et manquent souvent à leur parole; ils ont le naturel méchant et beaucoup d’indifférence pour les infortunes qui ne les touchent pas. Dans les courses qu’ils font à l’étranger pour leur commerce ils se corrompent, deviennent joueurs et ivrognes. Les Ouzbeks les méprisent en disant : « nous vivons par nos armes et notre courage, et les Sarty par leur aune et leurs friponneries ». Les plus pauvres des Sarty s’adonnent à l’agriculture, sans toutefois renoncer à leur penchant naturel pour le trafic. On compte plus de 100 m Sarty.

Les Kara-Kalpak errent en partie au delà de l’Amu, et en partie labourent la terre au sud du lac Aral. Ce peuple vit soumis aux Uzbek, qui ont la puissance militaire, et aux Sarty qui les dominent par la ruse ; il est sans industrie et pauvre, et vit dans l’oppression. On peut supposer que leur nombre s’élève à plus de 100 m.

Les Uzbek, conquérants des terres des Sarty, y arrivèrent à l’époque de la conquête de la Boukharie, où la plus grande partie de leur tribu est établie. Uz signifie en turc soi ou sien; beg signifie seigneur ou maître, de façon qu’ Uzbek veut dire « maître de soi-même » : cette dénomination leur était effectivement applicable jusqu’au règne de Mohamed Rahim qui par son génie et par l’astuce jointe à la force, est parvenu à les soumettre et à les gouverner despotiquement ; eux-mêmes avouent maintenant qu’ils ont cessé d’être Uzbek , et qu’ils sont devenus Khed-Méthêr ou serviteurs. Ils ne sont pas plus de 30 m.

Ils sont divisés en 4 tribus principales qui habitent surtout les villes où ils reçoivent des emplois du Khan, ou dans les petites forteresses répendues dans le pays, dont ils afferment les terres environnantes aux T et aux Sartî qui n’ont pas de propriétés.

Les Uzbek sont fiers du nom de conquérants, quoiqu’ils se reposent sur leurs prétendus lauriers depuis prs siècles. Après avoir soumis les Sarty, ils ont dégénéré et sont devenus incapables de toute entreprise importante ; ils aiment l’inaction et le repos ; toutefois ils n’en sont pas moins enclins au brigandage et au vol ; quand ils se décident à partir pour une excursion, ils sont infatigables. A leurs yeux le pillage n’est pas une action malhonnête , ils le regardent au contraire comme méritant toute leur application. La destruction de ceux qui professent une religion différente de la leur, est chez eux un article de foi et une obligation. Ils infestent les routes pour voler les caravanes et savent s’accorder pour le partage ; ils ne payent jamais rien aux haltes et se procurent tout par la violence, si leur hôte ne se montre pas bienveillant et prévenant. Le sentiment de la vengeance est chez eux violent et héréditaire ; ordinairement la réparation ne s’obtient que par la mortde la famille du plus faible, à moins qu’on ne la prévienne par une réconciliation ; dans ces cas tous les moyens leur sont bons et ils ont recours aux meurtres qu’ils commettent soit ouvertement soit secrètement.

Quoiqu’ils aient en général l’esprit belliqueux, ils ne sont cependant propres qu’à des expéditions de peu de durée ; ils aiment les récits des prouesses guerrières, estiment le coarage et pardonnent fréquemment à un esclave qu’ils torturent et qui supporte ses souffrances avec fermeté. Comparés aux autres peuples qui habitent la Khivie, ils ont de la noblesse et de l’honneur ; la franchise est leur trait le plus caractéristique. Ils détestent le mensonge, la bassesse et lesmoyens vils employés pour parvenir aux richesses et aux honneurs.

« Nous sommes des gens simples, disent-ils, nous ne connaissons que notre sabre recourbé , mais on peut s’arranger avec nous, car nous aimons les hommes de notre profession et qui ont de l’honneur. »

Ils font en général peu de cas de l’industrie ou de toute occupation étrangères la guerre : par conséquent ils méprisent les Sarty et les Kara-Kalpak.

Le peuple T occupe, sous différentes dénominations, une grande partie du milieu de l’Asie ; ses tribus habitent près des frontières septentrionales de l’Inde et du Tibet et des limites occidentales de l’empire de la Chine, dans le voisinage de la Boukharie et sur les bords de la mer Caspienne. Ces diverses races, répandues sur la vaste étendue de l’Asie centrale, sont très-nombreuses et issues d’une même origine ; mais les steppes sablonneuses, qui coupent et séparent les terres fertiles qu’ils cultivent, le gouvernement patriarchal de chaque tribu par ses anciens et les distances immenses qui les éloignent les unes des autres, ont rompu le lien qui unissait ce peuple ; il leur aura été vraisemblablement donné d’après le nom de leurs tribus primitives qui errent encore dans une steppe éloignée. Je ne chercherai point à détruire les fausses idées que les Européens se font sur le milieu de l’Asie, parce que cela exigerait un traité particulier et m’éloignerait de mon objet. Je me bornerai à dire, que ce peuple dispersé a adopté les mœurs et les coutumes des pays limitrophes et puissants qui tiennent plusieurs de ses tribus sous leur dépendance, et que celles qui vivent isolées au milieu de la steppe, ont seules conservé leur indépendance. Je ne parlerai donc ici que des T qui vivent dans le khanat de Khiva et qui en dépendent.

Les T établis dans cette contrée, y ont été attirés par la fertilité du sol, par le commerce, enfin par le trafic des esclaves qu’ils enlèvent de toutes parts et vont vendre à Khiva. Ils forment une classe distincte et séparée. Après avoir été regardés pendant longtemps comme étrangers, le penchant inné qu’ils ont pour le brigandage les rendit propres à former la force armée des Khiviens. De toutes les tribus de ce peuple qui habitent ce pays, la principale est celle des lomoud de la branche deBairamcha qui des bords de la mer Caspienne, s’est établie auprès des Kara-kalpak sur le caual d’Arna, qui sort de l’Amou-Déria au-dessous de Khiva.

Les T ressemblent plus aux Uzbek qu’aux Sarty; dans le combat, ils manient leur cheval avec une adresse incomparable, ils excellent dans les ruses de guerre. Ils sont avides et cruels, et ne connaissent d’autre métier que le brigandage et le pillage ; leurs traits caractéristiques sont la duplicité et la perfidie. Ils valent mieux que les Ouzbek dans une expédition militaire. Sans avoir les vertus de ces derniers, ils ont leurs défauts et leurs vices, qui chez eux acquièrent d’autant plus de violence que leur férocité naturelle s’y joint,

Le nombre des T de cette classe de guerriers éprouve de fréquentes variations ; ils sont étrangers et ne veulent pas être traités différemment; ils s’établissent dans le pays et le quittent quand bon leur semble ; quelques-uns posent leur camp sur une plage sablonneuse, au milieu de terres cultivées, sans faire attention à la mauvaise qualité ou à l’éloignement de l’eau; leur but est de ne pas labourer la terre. On peut estimer à plus de 15 m le nombre de ces T errants. Maintenant la majeure partie s’adonne à l’agriculture et peuple les villages.

Indépendamment de ces 4 classes d’habitants, il en existe une 5è qui comprend les esclaves étrangers, dont le nombre est très grand, Ces malheureux mènent l’existence la plus déplorable ; leur vie dépend du caprice de leur maître ; ce sont en grande partie des Russes, des Persans et des Kurdes. On compte à Khiva à peu près 3 m Russes qui ont été enlevés par les Kirghiz sur la ligne d’Orenbourg ; 3o m Persans et un bon nombre de Kurdes. Les esclaves persans qui achètent leur liberté, s’enrichissent quelquefois et reçoivent de bons emplois ; les Uzbek donnent à ces affranchis le nom de Kizit-Can, qui signifie faiseur de bride d’or.

Khiva renferme des Juifs, qui s’y sont établis à une époque reculée, et qui ont embrassé le mahométisme ; il n’y en arrive presque jamais d’étrangers ; la crainte du pillage, des troubles et des violences qui désolent toujours ce pays les en éloigne.

Depuis le règne du souverain actuel, il existe plus d’égalité entre les 4 peuples dont nous avons parlé, qui sont mahométans sunnites ; quoique chacun se livre exclusivement aux occupations de sa classe, il n’est pas rare de voir quelques individus en changer ; c’est ainsi que l’on voit des Sarty au service du Khan, des T laboureurs, des Kara-kalpak se livrant au brigandage, et des Uzbek faisant le commerce. Cette innovation est un effet de la politique de Mohamed-Rahim, qui en établissant l’égalité entre les classes, cherche à détruire les divisions qui résultaient des prérogatives que quelques-unes s’arrogeaient.

La population soumise immédiatement au Khan de Khiva, paraît s’élever à plus de 3oo m âmes ; toutefois cette évaluation ne peut être regardée comme très-exacte, puisqu’elle n’est basée que sur des informations verbales et des présomptions ; le Khan lui-même ne saurait l’indiquer avec précision. Le peuple, qui est très méfiant, ne s’ouvre à ce sujet, vis-à-vis des étrangers, et surtout des Russes, qu’avec beaucoup de circonspection. La population est peut-être plus forte. Du reste, le lecteur peut s’en former une idée, en la comparant à la force militaire qui est à la disposition du Khan, sans oublier, toutefois , qu’elle éprouve des accroissements, tant par les conquêtes du Khan, que par les camps des T qui viennent s’établir sur son territoire, où ils sont attirés par divers avantages, et par les terres qu’on leur distribue sur les canaux.

On compte dans la Khivie 5 villes principales :

Khiva, qui est la résidence du souverain, se nommait jadis Khivak, suivant le rapport des habitants, et occupait son emplacement actuel, avant que l’Amu eût changé son cours. Cette ville est assez grande, entourée de murs, et bâtie sur un petit canal qui amène l’eau de l’Amu. Les principaux édifices se bornent à la maison du Khan, d’ailleurs assez insignifiante, et à une mosquée, pour laquelle les Musulmans ont une vénération particulière et mystérieuse ; la coupole de ce temple est peinte en Azur ; il s’y trouve qq autres mosquées de peu d’importance. Les bâtiments sont en général en pisé, recouvert en terre glaise ; ils bordent des rues étroites. Les boutiques sont peu nombreuses, il s’y tient un bazar 2 fois par semaine. On y compte jusqu’à 3 m maisons, et 10 m habitanst. Cette ville, ainsi que toutes celles du pays, est entourée de jardins qui s’étendent à une grande distance et renferment une quantité de fortins et de maisons.

La Nouvelle Urghenc, véritable capitale de la Khivie, est la résidence de Kutli-Murad-Inakh, frère du Khan, qui a le gouvernement de cette ville ; elle est bcp plus grande que Khiva, et le centre de tout le commerce du pays ; elle est principalement peuplée de Sarty. On y trouve toutes les marchandises précieuses des fabriques de l’Orient ; il s’y tient, par semaine, plusieurs marchés très fréquentés. Une grande quantité d’objets est expédiée dans les états voisins, et aux divers bazars de la Khivie. Les géographes ont estimé le nombre de ses maisons à 1600, et sa population à 5 m. Ils sont certainement au-dessous de la vérité, car Urghenc est beaucoup plus peuplée que Khiva ; elle est également ceinte d’un mur.

Les villes de Shewal et Kiat sont d’une moindre importance.[…] et sont les entrepôts du commerce des Kirghiz ; et, comme les autres villes, elles sont murées ; à Gurlian on fait un commerce assez considérable.

Dans toutes ces villes, les maisons ne sont construites qu’en terre 5 à l’exception de quelques mosquées il n’y a pas d’édifices remarquables; les murs qui les entourent sont également en terre, quelquefois mêlée de cailloux. Malgré le peu de solidité d’une semblable construction, elle dure assez long-temps , parce qu’il pleut très-rarement dans cette contrée. Ces villes n’ont pas de territoire sous leur dépendance: le pays n’est pas divisé en provinces.

Indépendamment de ces villes, la Khivie renferme des villages qui ne leur cèdent pas par l’importance du commerce. Des bourgs considérables, bâtis autour des maisons de plaisance du Khan où l’on voit les habitations de ses favoris ; les plus grands, qui sont également entourés de murailles, sont Kipçak-Konkrad, Aq-Saray, Khan-Qalasi, May-Cayghil…

Il s’y tient, à des jours marqués, des foires, où se rendent les marchands des 5 villes principales, qui, par ce moyen, distribuent leurs marchandises dans le reste du pays. Il faut ajouter à ces demeures fixes une assez grande quantité de forts, environnés de villages, et appartenant à des particuliers.

La nouvelle Urghenc n’est pas construite sur l’emplacement occupé par l’ancienne ville de ce nom ; les habitants prétendent qu’on en voit encore les ruines. La steppe située à l’W de Khiva, est en général parsemée de ruines d’édifices, et de débris de constructions en briques,

[…]

Les terres renfermées entre ces canaux donnent une idée des difficultés que les habitants ont eu à surmonter pour y porter la fertilité, ces espaces cultivés peuvent être considérés comme des jardins disposés en rayons, et aboutissant à un centre. Ce sont les villes qui végètent sous l’autocratie, ou plutôt le gouvernement tyrannique de Mohamed Rahim : les habitations et les camps nomades situés auprès de ces canaux deviennent de plus en plus rares et misérables, à mesure qu’ils s’éloignent des villes, et leurs habitans sont de plus en plus grossiers. Les tours et les murs qui s’élèvent au milieu de ces jardins, rappellent sans cesse la présence d’un souverain autocrate et soupçonneux.

[…]

Les Ouzbek qui habitaient au-delà des frontière de la Boukharie étant venus s’établir sur le territoire des Sarty, prirent le nom de Khiviens, de celui de la capitale. Ils se divisent en 4 grandes tribus qui sont les Kyat-Kongrad, les Wygur-Nayman, Kangli-Kipçak et Nekus-Mangut ; chacune de ces tribus eut son ancien ou chef, que l’on désignait par el tritre d’Inakh ; mais l’ancien de la tribu de Kyat-Kongrad a tjrs possédé qq prérogatives de plus que les autres, tant à cause de la force que de l’ancienneté de sa tribu. Cette forme de gouvernement était ancienne. Le roi de Bukhara, chef d’un Etat puissant et civilisé, avait une sorte de prépondérance sur ces tribus guerrières ; d’un autre côté, le Khan des Khirghiz, limitrophes, profitant de leur faiblesse et ede leurs divisions internes envoyait de tps en tps à Khiva un chef qui exercait l’autorité suprême. La différence d’origine des races qui habitaient la Khivie, donna lieu à des troubles continuels, à des révoltes, à des brigandages. Le gouvernement était aristocratique ; chacun s’enorgueillissait de son indépendance personnelle et agissait en despote, personne ne s’intéressait au bien public. Enfin jamais ces tribus ne songèrent à se prescrire des lois ou à convenir d’une forme de gouvernement stable, car chacun bien loin de le désirer craignait même de céder le moindre de ses droits.

C’était des violences, des brigandages et des massacres sans cesse renaissants ; des ambitieux rassemblaient leurs bandes et cherchaient à asservir les autres ; ils appelaient même à leur aide les chefs des Etats voisins : ceux-ci mettant leurs dissentions à profit, leur donnaient des maîtres de leur choix. Ces gouverneurs étaient ensuite renversés par d’autres bandes, qui devenaient à leur tour victorieuses. Dans ces vicissitudes de révolutions, les chefs des Kirghiz furent tantôt appelés et tantôt renvoyés. C’est ainsi que, pendant prs siècles, ce malheureux pays fut continuellement ensanglanté par des guerres intestines; elles étouffaient l’industrie et anéantissaient les pénibles travaux des Sarty , qui cherchaient le fertiliser. Quand les dissentions intestines naissent de la discorde d’aristocrates ambitieux, elle se termine presque toujours par un mal plus grand encore, par l’asservissement du peuple sous un maître unique, qui arrive à la souveraineté à travers des flots de sang, et asseoit son trône sur la perfidie et le crime. La tranquillité qui s’obtient par un semblable gouvernement annonce, non pas le contentement du peuple, mais un abattement et une sorte de léthargie : le peuple ne peut s’en arracher que par le courage d’un homme vertueux et énergique ; mais l’Asie ne produit pas d’hommes de cette trempe. Les habitants de ces contrées ne sont pas susceptibles de sentiments si élevés ; ou ils gémissent dans un honteux esclavage, ou ils sont de cruels oppresseurs ; il n’y a pas d’Etat mitoyen, et il ne peut en exister : en Asie, l’esclave et le despote se trouvent réunis dans le même individu !

A l’époque de l’expédition du prince Bekeviç en Khivie, en 1717, ces peuples avaient pour Inakh Ahmed-Bay , de la tribu de Kyat-Kongrad ; à sa mort, cette dignité passa à son fils Mohammed Amin, qui la légua à son tour à son fils Ewez, père de Mohammed Rahim maintenant régnant.

Sous ces règnes, il n’y eut de remarquables que ces déchirements domestiques dont nous venons de parler ; mais à la mort du dernier de ces Khans, son fils aîné Elthézer, qui avait l’esprit ambitieux et guerrier ne voulut pas se contenter de la puissance faible et bornée de ses ancêtres. Désirant devenir le maître absolu de son peuple, il employa pour y parvenir la ruse, la trahison et le crime; s’aidant d’une bande de ses affidés pour renverser l’ordre établi, il fit plier toute la tribu sous son joug, en chargeant ses compatriotes des chaînes de l’esclavage, et devint enfin maîlre absolu, Despote ou Khan de tout le peuple khivien.

Elthézer signala le commencement de sa domination, en foulant aux pieds un principe religieusement observé, et d’après lequel il est défendu sévèrement à tout Musulman qui n’est pas de la race de Mahomet, d’épouser les filles des Sayid, c’est-à-dire de la tribu qui descend du prophète. Elthézer prit, au mépris de cette loi, une femme de la famille des Sayid. Les Uzbek murmuraient secrètement : ils voyaient avec douleur cette infraction à l’un de leurs principes religieux ; mais le pouvoir terrible du han ne leur permettait pas de témoigner tout haut leur mécontentement.

Elthézer ayant ainsi renversé un usage religieux si scrupuleusement suivi par les Mahométans, et si sacré pour eux, il ne connut plus de frein ; enhardi par le silence du peuple dans une circonstance aussi importante, il n’en fut que plus impatient d’appesantir le joug accablant sous lequel il le tenait.

Bientôt après il entreprit de se délivrer de la dépendance dans laquelle les souverains de Boukhara tenaient depuis longtemps les Ouzbek : dépendance qu’il détestait, d’autant plus qu’elle était plus légitime que son despotisme, et pouvait par conséquent le diminuer. La plus grande partie des Ouzbek habite Boukhara et obéit au souverain de ce pays ; les Ouzbek de Khivie qui sont de la même race entretiennent des relations avec eux. Ceux que leur mauvaise conduite faisait chasser de leur nouvelle patrie, allaient souvent chercher un refuge à Boukhara ; ils fournissaient ainsi au souverain de cette contrée un prétexte de se mêler de leurs querelles , de sorte qu’il en résultait, en faveur de Boukhara, une apparence de supériorité ; elle semblait d’autant mieux fondée que de fréquents châtimens infligés aux Khiviens qui dévastaient les frontières de cet Etat, remplirent ceux-ci de crainte et leur donnèrent une haute idée de la force des princes de Boukhara.

Pour détruire cet ascendant moral, qui lui paraissait un obstacle à son despotisme, il fallait nécessairement qu’Elthézer remportât une victoire éclatante sur les Boukhares. Rassemblant donc un corps de troupes assez nombreux, il partit pour envahir brusquement les frontières de cet empire ; cette entreprise lui coûta la vie, il se noya au passage de l’Amu ; cette fin inattendue fut regardée par tout son peuple comme un châtiment que le ciel infligeait au khan pour ses infractions à leurs coutumes religieuses et aux usages nationaux. Le règne despotique d’Elthézer n’avait duré qu’un an.

Sa mort produisit une joie générale, parce qu’on se flattait du rétablissement de l’ancien gouvernement des Inakh et des chefs de race des tribus, et de l’ancienne indépendance. Les espérances des Khiviens semblaient d’autant plus fondées que Kutli-Murad, qui devait succéder à son frère aîné, était un prince sans ambition et d’un caractère paisible ; il rétablit effectivement la forme du gouvernement de ses pères, non qu’il la crût nécessaire au bonheur de son peuple, mais uniquement par crainte de déplaire aux Uzbek : il se contenta donc du modeste titre d’Inakh ; les Khiviens purent de nouveau se livrer à leurs querelles et à leurs divisions ; ils commençaient à peine à savourer le bonheur de cet état de démence, qu’un nuage menaça leur horizon politique.

Le nouvel Inakh avait deux parents plus jeunes que lui, Mohamed-Nyâs-Beg son cousin-germain, et Mohamed-Rahim le khan actuel ; tous deux également perfides, ambitieux, cruels : ils allumèrent une guerre civile, chacun dans l’espoir de parvenir à la souveraine puissance. Kûtli-Murad ne prit pas part à la querelle de ces deux brouillons, peut pêtre pour ne pas augmenter le nombre des victimes qui ailleient être sacrifiées, ou plus vraisemblablement pour ne pas hasarder sa propre existence. Ces troubles offirent une suite ininterrompue de massacres, de supplices et de cruautés inouiessans qu’aucun des deux partis acquit une prépondérence marquée sur l’autre. Alors, feignant de vouloir la paix, ils cessèrent de combattre ouvertement, ils recoururent à la ruse et à la trahison.

Mohammed Rahim mit le temps à profit, en augmentant le nombre de ses partisants, et s’étant frayé un chemin jusqu’à son cousin, qui en dépit de leurs conventions avait inprudemment cherché à l’emporter sur lui, il s’empara traitreuselemnt de sa persdonne, de ses pricnipaux affidés ed eses parents avec leurs femmes et enfants, et sans égardau sexe ni à l’âge, il les envoya tous au supplice, et fit mouruir en sa présence son cousin Mohammed Nyas-Beg. Mohammed Rahim, aisni débarrassé d’un rival dangereux, prarvint à une puissance sans bornes, vers l’année 1802, il prit le titre de Khan de Khiva.

Semant l’épouvante et la terreur, par l’exécution des hommes qui osaient résister à son pouvoir, il contint les Uzbek et les autres habitants du pays ; et pour les asservir encore d’avantage, ainsi que pour assouvir sa férocité, il cimenta journellement son trône avec le sang d’une multitude de victimes innocentes, parmi lesquelles se trouvèrent 11 de ses parents ; il ne fit grâce qu’à 2 d’entre eux : l’un Kûtli-Murad n’avait pris aucune part aux troubles.

[…]

II lui permit de prendre le titre d’Inakh de la tribu de Kyat-Konkrad, et lui confia le gouvernement d’Urghenc ; les 3 autres tribus reçurent également des gouverneurs choisis parmi les chefs de race qui n’avaient pas contrarié les vues ambitieuses de Mohamed-Rahim, et s’étaient paisiblement soumis à sa puissance.

Un morne silence suivit ces orages sanglants ; mais le sang des gens suspects au Khan ne cessa pas de teindre ces régions où naguère l’indépendance et la licence gouvernaient les races des Uzbek, et où le nom d’esclave n’était donné qu’aux seuls captifs.

Après avoir surpassé Elthézer en cruauté et en férocité, Mohamed-Rahim, pour faire voir qu’il n’était pas plus que lui fidèle observateur des principes religieux, choisit parmi les femmes d’Elthézer celle qui appartenait à la famille des Sayid, et épousa de plus 2 jeunes filles de la même origine. Pendant le temps de terreur qui accompagna l’élévation de Mohamed-Rahim à la dignité de Khan, ses deux frères Tûrri-Murad et Haci-Murad eurent le bonheur d’échapper à ses persécutions avec un petit nombre de mécontents ; ils s’étaient réfugiés du côté des Kara-Kalpak, sur les bords du lac Aral, où ils avaient construit un fort pour assurer leur sûreté. Les peuplades qui les avoisinaient se réunirent à eux et augmentèrent ainsi le nombre des ennemis du Khan. Mohamed-Rahim bouillant de rage et du désir de se venger, assembla des troupes et s’avança pour les détruire ; son corps d’armée fut battu ; alors il s’enfuit honteusement à Khiva, pour que sa présence et les supplices maintinssent le peuple dans l’obéissance.

Turri-Murad et Haci-Murad ne jouirent pas du fruit de leur victoire ; la division qui avait toujours si bien favorisé leur ennemi, se mit parmi eux; Haci-Murad envoya demander sa grâce à Mohamed-Rahim ; le khan la lui accorda et l’ayant invité à venir à sa cour, il le fit tuer 1 mois après au milieu d’un festin.

Un sort semblable était réservé à Turri Murad. Mohamed-Rahim n’étant pas en état de le soumettre par les armes, gagna l’un de ses gens qui tua son maître dans une partie de chasse. A la mort de Turri-Murad, ses partisans se dispersèrent ; toutefois Mohamed ne voulut pas encore mettre fin à ses sanglantes exécutions ; il fit saisir les femmes et les enfans de ces malheureux, ainsi que tous leurs parents, qui périrent dans les supplices affreux ; il fit, en sa présence, ouvrir le ventre aux femmes qui étaient enceintes, et couper leurs enfants par morceaux.

Des atrocités aussi horribles indignaient sans doute le peuple, mais il gardait le silence ; personne n’osait s’armer contre ce monstre ! Dans son épouvante chacun se taisait, ne regardant pas, comme le menaçant, le danger que courait un autre, et se livrant ainsi à une fausse sécurité ; le tyran eut donc le loisir de donner de la consistance à son pouvoir ; les Khiviens qui concevaient des craintes pour eux-mêmes, se réfugiaient à Boukhara.

Enfin les supplices devinrent moins fréquents, non que l’âme féroce du khan fût rassasiée de sang ; car jusqu’à présent elle en est encore avide, mais parce que tous ceux qui auraient voulu résister à sa puissance étaient immolés ou avaient cherché un asyle à Boukhara, tandis que le peuple, ayant subi le joug, rampait à ses pieds.

Quand il se vit ainsi paisible possesseur de la Khivie, il s’occupa de l’organisation intérieure du pays, et chercha à se mettre sur un pied respectable dans ses relations avec les états limitrophes.

Il institua un conseil supérieur, abolit l’arbitraire, le pillage et le brigandage, augmenta les revenus par la fixation d’impôts réguliers et constants, créa une douane, une cour des monnaies où il fit le premier frapper des pièces d’or et d’argent, et fonda encore d’autres établissements utiles ; il a su, tout en travaillant à sa sûreté personnelle, sa richesse et sa gloire, former avec les éléments hétérogènes qui composaient le peuple avant lui, un empire presque entièrement nouveau qui, bien qu’assis sur le meurtre et le sang, doit être mis au nombre des pays les plus puissants de l’Asie.

On a vu plus haut que les khans des Kirghiz-Kaysak, profitant de la faiblesse des Khiviens, résultat de leurs continuelles révolutions, avaient obtenu parmi eux une influence telle, qu’il était passé en coutume d’appeler de leur horde un homme auquel, en signe de soumission, ils donnaient le nom de khan ; ils le renvoyaient ensuite honorablement, après l’avoir bien traité et chargé de riches présents. Ce prince éphémère perdait son titre pompeux dès qu’il rentrait dans les frontières des Kirghiz, et reprenait dans sa patrie le rang qu’il y avait occupé avant son élévation.

Cette étrange coutume est un témoignage évident de la faiblesse des Khiviens et de la dépendance dans laquelle les Kirghiz-Kaysak les tenaient : dépendance qui augmentait ou diminuait selon les circonstances ; non-seulement cette coutume a été anéantie , mais Mohamed-Rahim , par la terreur de ses armes, est parvenu à mettre la Khivie dans une position telle, qu’il a soumis à un tribut les Kirghiz – Kaysak, sujets de Shir-Ghazi Khan. Cet impôt annuel se prélève en prenant ? % de leurs nombreux troupeaux de moutons. Les Kirghiz apportent tous les ans eux-mêmes ce tribut à Khiva, et Mohamed-Rahim met moins de prix à sa valeur qu’à l’humiliation des Kirghiz, qui lui envoient en outre des députés chargés de présents de différente nature, que souvent leur Khan présente lui-même. Il a formé avec lui une alliance de famille, et il punit très-sévèrement les Kirghiz qui commettent des brigandages sur son territoire au-delà du Sir-Daria.

La dépendance dans laquelle la Boukharie tenait la Khivie, ne pouvait pas plaire à l’ambitieux Mohamed -Rahim. Il tâcha donc de s’en délivrer, mais ses troupes furent battues par les Boukhares ; on lui fit un grand nombre de prisonniers, parmi lesquels se trouvait son frère Kutli-Murad. Pour obtenir sa délivrance, Mohamed consentit à reconnaître, comme ci-devant, la suzeraineté de Boukharie, et à remplir en certaines circonstances, les volontés de Mir-Haydar, souverain de ce pays. Les fers de Kutli-Murad tombés, ces conditions ne furent jamais remplies avec exactitude ; et si aujourd’hui encore Rahim se reconnaît vassal de Boukhara, c’est uniquement dans des vues politiques ; il épie un moment favorable, et cherche à cacher sa faiblesse, en accréditant parmi le peuple le bruit que c’est uniquement par respect pour l’unité de foi religieuse des souverains et des peuples de Boukhara et de Khiva, qu’il ne prend pas les armes ; afin de confirmer ses sujets dans cette opinion , il a chargé ses prêtres, auxquels il ne confie d’ailleurs aucun emploi, d’entretenir les dispositions pacifiques entre les 2 États. Le sacerdoce, enorgueilli de cette marque de confiance, s’imagine jouir de quelque considération auprès de Mohamed -Rahim, qui, de son côté, ne le désabuse pas. Lorsque son grand-prêtre ou Qadi, l’instruit des dégâts commis sur le territoire de Boukara, par ses sujets, il punit sévèrement ceux qui s’en sont rendus coupables.  Il ne paie pas l’impôt que le prince de Boukhara levait depuis longues années sur les Khiviens, et qui avait épuisé ce peuple ; il doit cette exemption, non à la force de ses armes, mais au caractère pacifique de Mir-Haydar, souverain actuel de Boukhara, qui assez puissant pour dompter et soumettre les Khiviens, aime mieux la paix et la tranquillité que le bruit des armes, et se contente de châtier les brigands qui ravagent quelquefois son territoire : il se borne à jouir de l’influence morale et de la supériorité que sa nation a sur ce peuple, qu’il regarde comme une bande de brigands, dont l’orgueilleux chef Mohamed-Rahim, doit être contenu dans la terreur et l’obéissance.

Mir-Haydar peut être proposé comme modèle, non-seulement aux princes de l’Orient, mais encore à ceux de l’Occident. Ce monarque préférant la gloire du législateur à celle du conquérant, s’est entièrement dévoué au bonheur de son peuple et aux soins fatigants de l’administration. Il s’attache surtout à ce que la justice soit rendue impartialement : il a reçu de son peuple le surnom de ‘Adîl : le Juste.

Malgré le mauvais résultat de son entreprise contre Bukhara, Mohamed Rahim, pour ne pas laisser languir son peuple dans l’oisiveté, et mu par l’espoir de faire un riche butin, arma de nouveau pour tenter une invasion dans le Khurasân et faire soulever les peuplades guerrières qui l’habitent et rongent impatiemment le frein que leur a imposé la Perse.

Il se mit donc en campagne en 1813, avec 12 000 cavaliers et toute son artillerie, consistant en 7 pièces de différents calibres. La majeure partie de ces troupes marchait en petits corps séparés. Sur la route qu’il suivait dans la steppe, se trouvaient les camps de Téké et Keklen, 2 tribus T assez nombreuses. MR les engagea à se joindre à lui pour envahir la Perse ; ils refusèrent et s’éloignèrent de la route. Il cacha son mécontentement et son dépit, en se promettant d’en tirer vengeance à la première occasion, et envoya des députés porter une même proposition aux T de la tribu de Yomûd, qui campent sur la côte de la Caspienne […] et dans l’intérieur du Gurghen […]. Ils répondirent d’une manière évasive, tant parce qu’affaiblis que parce qu’ils dépendaient en qq sortes de la Perse, depuis la guerre malheureuse qu’ils avaient faite l’année passée.

Le souverain de la Khivie ne recevant pas de réponse satisfaisante des Yomud, marcha près du Gurghèn qui sépare ce peuple de la Perse. Il y rencontra un corps d’armée persan, égal au sien en nombre, et commandé par 6 khans de rangs différents.

Les Persans occupaient une hauteur, devant laquelle s’arrêta Mohamed-Rahim, en faisant jouer son artillerie qui ne produisit aucun effet, parce qu’elle était mal dirigée, et qu’une distance trop grande séparait les 2 armées. Quoique celle des Persans fût en beaucoup meilleur état, elle ne fit pas non plus grand mal aux Ouzbek ; enfin les deux armées étant restées 4 jours de suite eu présence sans rien entreprendre de décisif, se bornant à tirailler et à escarmoucher de temps en temps, et continuant le feu inutile de leur artillerie, elles se retirèrent chacune dans leur pays, contentes de s’être fait mutuellement un petit nombre de prisonniers.

Ea s’en retournant, Mohamed-Rahim tomba à l’improviste sur la tribu de Keklên, pour se venger de son refus de l’aider dans son expédition, la pilla, et fit un grand nombre de prisonniers des 2 sexes.

En allant à Khiva à travers les steppes, sa cavalerie perdit presque tous ses chevaux. De retour dans sa capitale, il remonta sa troupe et surprit la tribu de Téké, qui avait également refusé de le secourir contre la Perse. Cette campagne fut couronnée du succès qu’il s’en était promis. La tribu de Téké battue, perdit toutes ses terres labourables, qui furent réunies à la Khivie; on fit en outre beaucoup de prisonniers et de butin. Les T de cette tribu qui échappèrent, se retirèrent avec leur ancien Murad-Serdâr, sur des montagnes inaccessibles et stériles, où la faim les obligea d’acheter à un haut prix, du blé à leurs vainqueurs, et de payer un droit exorbitant au Khan.

Cette même circonstance obligea une partie des Téké de s’établir dans la Khivie, où Mohamed-Rahim les accueille avec bienveillance, en leur distribuant des terres situées près des canaux ; il cherche même à les attirer en leur faisant des présents.

Mohamed-Rahim, aussi rusé qu’ambitieux, sut former des liaisons d’amitié et une alliance avec une puissance formidable.

L’Afghanistan s’était révolté contre ses souverains. Son prince légitime, Shah-Mahmud avait été obligé de s’enfuir de Kabul, et de se réfugier à Boukhara. Apprenant que Mir-Haydar voulait le livrer à son frère qui avait usurpé le trône de l’Afghanistan, il s’enfuit auprès de Mohamed-Rahim, qui le reçut en lui prodiguant les témoignages de son respect, et lui accorda une bienveillante hospitalité, dans l’espoir de s’en faire un jour un allié puissant. Sur ces entrefaites, une contre-révolution éclata dans l’Afghanistan, le peuple redemanda Mahmud ; Mohamed le laissa partir ; et depuis que le premier est remonté sur son trône, il n’a pas oublié les services que lui a rendus le souverain de la Khivie. Tous 2 sont ennemis de la Perse, et les Qajar ont journellement à redouter une invasion des Afghans. La terrible guerre que leur fit Mir-Ways, la destruclion de la dynastie des Safî, et la devastation de la Perse par les Afghans, ne doivent pas encore être sortis de leur mémoire.

Maintenant les marchands khiviens vont librement à Kabul, où le Shah les accueille avec une bienveillance particulière.

Mohamed-Rahim, jaloux d’étendre sa domination sur les T qui l’entouraient, fixa surtout ses regards sur la tribu de çow-Dûr-Essèn-Ili, qui compte 8 m kibitki, et campe sur le cap Manghishlakh, au NE de la mer Caspienne ; il les convoitait, parce qu’il se fait annuellement près de ce cap, un commerce considérable entre les marchands d’Astrakhan et les Sarty, qui apportent de Khiva des marchandises de la Boukharie, de l’Inde et des produits de leur propre industrie.

Les Turcomans çow-dur qui habitent ce cap, entravèrent souvent ce négoce ; aujourd’hui Mohamed-Rahim est parvenu à se les attacher par divers avantages qu’il leur accorde. Par exemple, ce peuple ne récoltant pas suffisamment de blé pour sa consommation, s’approvisionne à Khiva. Mohamed a su profiter de cette circonstance; il leur a facilité le transport des grains, et se les est attachés tellement que ses caravanes arrivent sans empêchement chez eux, et que les marchands passent plusieurs mois au cap Manghishlakh sans éprouver la moindre vexation. Un grand nombre de familles çow-Dûr se sont établies dans la Khivie, et ce peuple est entièrement soumis à Mohamed-Rahim parce que ces colonies ont mis a sa disposition et comme en otage, les parents de leurs personnages les plus distingués, et que par la nature de ses relations, cette peuplade ne peut plus se passer de la Khivie.

Enfin le despote de la Khivie ne laisse échapper aucune occasion d’affermir sa puissance en accueillant les étrangers qui veulent s’établir dans ses Etats, et il ne néglige aucun moyen de parvenir à tenir un rang parmi les Etats limitrophes ; de façon qu’on peut supposer qu’avec le temps Khiva égalera en force les puissances orientales du premier ordre.

Après avoir exposé tout ce que Mohamed Rahim fit pour obtenir une autorité illimitée, et pour élever son empire au plus haut degré de gloire, je dois donner quelques détails sur ce tyran extraordinaire, parce que dans un gouvernement arbitraire, le despote est l’âme de l’administration, et que les traits les plus insignifiants de son caractère ont une grande influence sur le peuple et sur la manière dont on le gouverne.

Mohamed-Rahim est d’une taille gigantesque, fortemment constitué et d’une santé robuste, son âge est d’à peu près 50 ans, sa physionomie, assez agréable, n’annonce pas son naturel féroce, son visage est assez régulier, il a l’œil vif et le regard perçant, sa barbe est courte et blonde. Il est assez singulier qu’il n’ait de ressemblance avec ses compatriotes que par ses yeux, et que la coupe de sa figure le fasse plus ressembler à un russe qu’à un khivien ; sa barbe bonde augmente surtout ce disparate, car tous les Uzbeks, sans distinction, ont la barbe noire.

Le récit de ses actions fait voir qu’il a l’esprit pénétrant, qu’il est ambitieux, et cruel, jusqu’à la férocité, méfiant, impérieux, avide, audacieux, téméraire et d’une fermeté rare ; pendant le temps qu’il mit à fonder sa puissance, il s’était adonné à la débauche et à l’ivrognerie ; ce fut pendant ses accès d’ivresse qu’il ilagina les supplices atrioces qu’il fit subir aux victuiles de son despotisme. Il ets aujourd’hui opklus tempéré, il ne s’enivre plus, son harelm ne contient plus que 7 femmes. Au lieu d’eau de vie, il boit du vinaigre et de l’eau. Il a même défendu à ses sujets de fumer et d’user de liqueurs fortes, sous peine de punition sévère. Si l’esprit de cet homme extraordinaire eût été cultivé, il eut pris place parmi les hommes de génie qui ont civilisé les nations. Toutefois Mohamed Rahim ; comparativement à ses compatriotes, n’est pas plongé dans l’ignorance ; outre sa langue maternelle, il parle l’arabe et le persan, et même il lit et écrit ces deux langues ; il a également quelques notions en astrologie et en médecine ( En Asie un homme qui sait lire et écrire passe pour fort instruit. — Quand je demandai aux Khiviens si leur khan était éclairé.—Oh ! me répondirent-ils, notre khan est un vrai Mollah ; il en sait autant qu’un Akhound ; c’est un véritable Akhound!)

Mohamed Rahim aime la modération et la simplicité en tout ; son habillement consiste en qq robes d’étoffe de soie de Boukharie ouatées ; il porte un turban ou un bandeau blanc autour de son bonnet. Il est sobre, ne mange que du pilau, du gruau de sarrazin, une soupe grasse au safran, et du rôti sans beurre. Il mène du reste une existence de nomade, habite constamment une kibitka, quoiqu’il ait des maisons où demeurent ses femmes. Il passe la majeure partie de son temps dans la steppe où il chasse avec ses favoris, occupation qui lui plaît d’autant plus qu’elle lui paraît une imitation de la guerre, et qu’il peut y remarquer la bravoure des gens de sa suite. Il aime aussi la chasse à l’épervier pour prendre des chèvres sauvages. Pendant ces absences temporaires, le gouvernement du pays est ordinairement confié à son frère l’Inakh Kutli-Murad, ou à l’un de ses premiers favoris ; ces gouverneurs maintiennent rigoureusement l’ordre et la tranquillité.

La vie qu’il mène ne ressemble pas du tout, comme on le voit, à celle des autres princes asiatiques. Il ne dort que fort peu et pendant le jour ; il donne les nuits aux soins du gouvernement, ce qu’on doit attribuer soit à la terreur qui accompagne ordinairement le crime, soit à quelque particularité cachée de son caractère extraordinaire, il aime beaucoup les échecs, y est habile et aime à y voir jouer; pour se donner ce plaisir il rassemble chez lui les enfants de ses principaux favoris; il ne prend jamais part au jeu.

Il a un respect particulier pour le vendredi, jour de repos des Mahométans. Ce jour-là les chefs, les dignitaires du sacerdoce et ses intimes, se rassemblent chez lui pour y faire en commun des prières selon leur loi.

La famille de Mohamed-Rahim se compose de ses 2 frères Kutli-Murad et Mohamed-Nazar, et de 3 fils, dont Alla-Kuturê l’aîné, a 17 ans ; Ruman-Kuli, le second, en a 15 ; celui-ci se distingue de ses autres frères par les qualités physiques et morales de son père ; passant une bonne partie de son temps à s’amuser et à jouer avec les fils des favoris de Mohamed Rahim, il les attaque et les bat impitoyablement ; il est d’une force inconcevable, son père se réjouit en voyant ces dispositions brillantes d’un héritier digne de son trône. Son troisième fils est encore trop jeune pour qu’on puisse juger ce qu’il deviendra un jour.

Dès leur bas âge ses enfants sont accoutumés à voir ruisseler le sang sans montrer d’étonnement, ils se plaisent aux tortures des malheureux qu’on livre au supplice. Tel est le genre d’éducation adopté presque généralement en Asie pour les enfants d’une origine royale ; on les habitue de bonne heure aux spectacles les plus horribles, et on les prépare ainsi pour la perte des nations que le destin leur livre à gouverner.

Les titres du Khan sont : Taqsir, (erreur) […] khan khesret, ou khan khoca…

[…]

Personne ne s’intéresse au bien public; la crainte de la violence fait que chacun cache sa richesse ; ce n’est qu’à regret que les ordres du maître sont remplis; les hommes qui environnent le Khan, n’obéissent que par la crainte du supplice, tandis que ceux qui en sont éloignés profitant de la faiblesse innée d’un semblable état de choses, tâchent de s’y soustraire et ne se soumettent que quand la désobéissance les expose à un danger inévitable. Ainsi l’horrible despotisme qui règne à Khiva, diminue à mesure qu’il s’éloigne de son centre. Les Khiviens sont habitués à voir dans le Khan leur plus mortel ennemi. L’amour de la patrie ne peut donc exister dans un semblable gouvernement. Chaque Khivien voit sa patrie dans sa kibitka et dans le cercle étroit de sa famille ; il l’emporte avec lui quand il erre d’un endroit à un autre et s’enfonce dans la steppe ; tout en échappant à l’oppression, il ne met pas de bornes aux droits qu’il s’arroge, et se montre à son tour despote et cruel quand l’occasion s’en présente. Tel doit être le résultat d’un gouvernement où la puissance du maître est sans frein, et où ce maître, livré à ses vices et à ses défauts, gouverne en sacrifiant le bien public à son intérêt particulier. Dans un gouvernement de cette espèce le bonheur ne peut exister pour personne; les citoyens n’y sont que des esclaves qui mettent leur félicité à se soustraire aux persécutions du souverain tout en persécutant les autres.

Pour couvrir sa domination par une apparence de justice afin de l’affermir, Mohamed Rahim a établi un conseil supérieur, auquel il a donné le droit ou plutôt l’ordre de juger les causes civiles et criminelles en dernier ressort.

Au premier aperçu on pourrait croire que ce conseil a été institué pour le bonheur du peuple et pour lui servir comme d’une égide contre les caprices du despote ; mais en examinant sa composition, on s’aperçoit facilement que Mohamed Rahim,en paraissant se dépouiller de sa puissance suprême, n’a fait que la consolider davantage.

Ce conseil se compose au choix du khan, qui y fait entrer ses favoris ; sa volonté est prise pour arbitre dans les décisions ; les membres qui se permettent d’être d’une opinion contraire sont honteusement chassés. Au moyen de ce conseil Mohamed-Rahim échappe aux murmures du peuple; s’il en émane une décision injuste, il en accuse ses conseillers.

Cette cour de justice est présidée par le Khan ; le nombre des membres est arbitraire et subordonné à celui des favoris. Maintenant elle est présidée par le premier wazir Yûsuf-Mukhtar Aga qui jouit de toute la confiance et de l’affection du khan. Il est Sart d’origine, méfiant et grossier, bas et rampant devant son maître. C’est un homme âgé d’une cinquantaine d’années. En sa qualité il garde le trésor du Khan, et tient les comptes de la recette et de la dépense. C’est encore lui qui est chargé de la réception et de l’entretien des ambassadeurs étrangers ; lorsque le khan s’éloigne de Khiva, il lui confie le gouvernement, et même dans certaines circonstances, il lui remet toute son autorité. En choisissant ce wazir parmi les Sarty, le khan voulut rendre ce peuple l’égal des Uzbek, par lesquels ils n’ont jamais entièrement cessé d’être opprimés. Ce choix montre d’ailleurs du discernement, parce qu’un Sart qui se trouve dans une sorte d’abaissement, devait plus qu’un Ouzbek, supporter en faveur de son élévation, les caprices du chef et se montrer soumis. Depuis la promotion d’Yûsuf-Mukhtar-Aga, les Sarty ou la classe des marchands furent admis en présence du Khan, quoiqu’ils n’aient presque pas de privilèges non plus que les autres peuplades qui habitent la Khivie, la faveur du monarque leur procure de temps à autre des avantages qui tournent au profit et à l’accroissement du commerce.

Le second wazir, Medra-Kûsh-Beg (seigneur des oiseaux), siège aussi au conseil, cet Uzbek est, ainsi que le Khan, de la tribu de Kiat-Konkrad; il jouit de la considération générale, et se charge des plaintes et des demandes de ses compatriotes. Il passe pour avoir beaucoup d’esprit, le caractère fort et résolu, bienveillant et obligeant ; qualités qui ne lui gagnent pas une grande confiance de la part de Mohamed-Rahim. Quoiqu’il lui soit dévoué, il hait son despotisme et aime sa patrie ou plutôt ses compatriotes ; il n’ose cependant pas contredire le tyran, se conduit avec prudence, et paraît attendre une occasion favorable pour alléger son sort et celui des Uzbeks de sa tribu. Ses fonctions sont en tout semblables à celles du premier wazir, dont il paraît être un adjoint ; toutefois l’administration du pays ne lui est jamais confiée en l’absence du khan.

Le troisième des grands officiers est Khocash-Mahrâm, qui jouit des bonnes grâces du Khan ; son père, prisonnier persan, devint l’esclave de Mohamed-Rahim, et embrassa la foi musulmane à Khiva, où il se maria. Khocash-Mehhrèm ayant servi avec distinction dans la guerre de Boukharie, en fut récompensé par le don de sa liberté et par une faveur particulière. Le Khan lui donna prs canaux et des terres, et le mit bientôt après à la tête de la douane. Parvenu à ce poste, il sut le faire valoir et s’entoura de ses parents et de ses amis, tous de la race des « faiseur de brides d’or », persans affranchis. Il racheta son père Allawerdi, que le Khan prit à son service et le nomma Et-çapar (courrier) ; emploi dont il remplit encore les fonctions. Mohamed-Rahim […] a peut-être voulu montrer à son peuple qu’il fait moins attention à l’origine des gens qu’aux services qu’ils lui rendent. Comme tous les parvenus, Khocash a ses preneurs (les Sarty et les esclaves) et ses détracteurs (les Uzbeks). Il est d’un naturel bas, il rampe humblement devant son maître en recevant respectueusement ses ordres ; insolent avec le faible, il est soumis devant un supérieur. La flexibilité de son caractère le rend propre à l’intrigue ; il ne manque pas d’activité quand il s’agit de son intérêt personnel, enfin il est le complaisant de toutes les passions de son maître. C’est par de semblables moyens qu’il est parvenu à acquérir l’entière confiance du Khan, qu’il tâche de se frayer une entrée partout et de se donner de l’importance. Quoiqu’il ne soit pas membre effectif du conseil, il a cependant réussi, à force d’intrigues, à s’y mêler ; les autres membres n’osent pas l’en éloigner.

Il s’est enrichi en partie par les grâces que lui a accordées le Khan, et en partie par le gain énorme qu’il a fait à la douane ; sa fortune le met en état de s’assurer la faveur du khan en faisant, prs fois par an, de riches présents à ce prince qui les aime beaucoup, et qui d’ailleurs tire en grande partie ses revenus des cadeaux qu’il reçoit, et du pillage. Agé d’environ 40 ans; les traits de son visage sont beaux, expressifs et annoncent de l’esprit ; son teint est basané et rehaussé par une longue barbe noire ; il s’habille avec plus de luxe et de recherche que ses compatriotes ; il parle avec assez de facilité et même d’agrément.

Ces trois personnages jouissent de la faveur particulière du khan et occupent les postes les plus importansde l’État ; ils entretiennent chacun un secrétaire ou Mirza, et quelques employés subalternes nommés Diwân-Beg, dont les attributions ne sont pas déterminées, qui remplissent diverses commissions et servent de messagers auprès des ambassadeurs.

 

Au conseil du Khan siège également son frère Kutli-Murad, qu’il aime, et dont il suit même quelquefois les avis. Le Qadi, ou premier pontife, est aussi membre de cette cour, sans que sa dignité sacerdotale lui donne aucun poids. Lorsque son avis diffère de celui du Khan, ce dernier l’injurie et le chasse, de même que les autres membres. Il paraît que Mohamed Rahim n’a laissé à la disposition du sacerdoce, que le droit illimité de demander à Dieu et à son prophète leur bénédiction et leur miséricorde pour lui et tous les vrais croyants.

A cette haute cour de justice assistent encore, comme membres d’un ordre inférieur, les chefs des 4 tribus Uzbeks ; cette ancienne coutume de se consulter avec les chefs de race n’est plus aujourd’hui qu’un vain honneur que le Khan a maintenu, parce qu’il aurait craint d’exciter le mécontentement des Ouzbeks, en cherchant à l’abolir. Ces chefs ont à peine voix au conseil ; ils siègent selon leur ancienneté ; étiquette qu’ils observent avec beaucoup de rigueur ; ils sont du reste fort ignorants, et ne prennent aucune part aux affaires. En renversant l’ancien gouvernement des Inakh, le Khan a tâché d’éloigner de sa personne et de tous les emplois ceux qui se targuant encore de leur origine, auraient voulu voir le rétablissement de l’ancien ordre de choses. Au temps de l’Inakhat, il y avait pour l’administration 32 dignités, celle d’Inakh, de Bay, de Sultan, d’Yûz-Bashi… Toutes ces dignités, qui avaient chacune leurs prérogatives, leurs privilèges et leurs obligations, donnaient une grande considération ; Mohamed Rahim , en annulant cette administration, en conserva les titres pour ne pas irriter le peuple, et laissa aux titulaires leurs terres et leurs biens, qui se transmettent par héritage du père au fils, ou d’une famille à l’autre si la lignée s’éteint, à moins que le Khan, par une cause quelconque, n’en prive l’usufruitier pour les donner à un autre.

Le conseil s’assemble tous les vendredis, dans un bâtiment situé dans l’une des cours du palais du khan. Cette salle en terre glaise, sans plancher ni fenêtres, n’a qu’un toit en roseaux, au milieu duquel une ouverture laisse passer le jour, et en même temps la pluie et la neige; c’est aussi par ce trou que s’évapore la vapeur des charbons allumés, autour desquels se chauffent les membres du conseil. Cette salle porte le nom pompeux de Ghernush (secret) Khanâ.

Le Khan préside à ce conseil. Avant l’ouverture des débats, les serviteurs apportent aux assistants un grand plat de Pilau ; quand ils sont tous rassasiés, ils procèdent aux délibérations. Le Khan écoute avec beaucoup d’attention l’avis de chacun ; mais on a vu que quiconque a le malheur de se trouver d’un avis contraire au sien, est injurié et même chassé quelquefois du conseil. Les membres de cette cour, ainsi que tous les autres fonctionnaires de la Khivie, ne touchent pas d’appointements fixes; en récompense ils reçoivent des grâces temporaires, et des dons qui consistent en concession d’un terrain qui n’est pas encore en rapport, ou en permission de creuser des canaux. Ce conseil est le seul tribunal civil et criminel du pays : on peut se faire une idée de la justice qui s’y administre. Comme il n’existe pas de loi fixe, toutes les affaires s’y décident d’après les passions des juges et au profit du Khan.

Il y a dans chaque ville un Qadi, qui est subordonné au pontife ; ce sont les véritables conservateurs de la loi civile et religieuse. Quand la loi est enfreinte, ils sont obligés d’en avertir le Khan, sans avoir le droit d’interprétation, si ce n’est dans quelques affaires de peu d’importance, que les habitants leur soumettent d’eux-mêmes […] Ces jugements du Qadi lui procurent un revenu assez considérable. Du temps des Inakh, le premier Qadi jouissait, parmi le peuple, d’une autorité et d’un respect bien moins limités qu’à présent. Il était grand juge, et en cette qualité connaissait de toutes les querelles de famille, et imposait des peines. Toutes ses décisions étaient reconnues comme justes et sacrées, parce qu’elles étaient puisées dans les maximes du Coran,

Le pouvoir exécutif réside dans la personne du Khan ; le conseil n’y a aucune part. Les favoris qui entourent ce prince sont les exécuteurs de ses sentences ; le plus habile de ses bourreaux, qui par cette raison est surnommé Nasah-çi-Bashi ou chef des bourreaux, est aussi l’un des personnages qui approchent de sa personne, et font partie des officiers de sa cour. Outre les favoris que nous avons nommés, le Khan a auprès de lui Sultan-Khan, qui, en 1813, s’enfuit de la T. Cet homme, originaire des frontières de la Chine,  jouit d’un crédit particulier auprès du Khan, qui lui accorde même sa confiance, et l’emploie dans ses expéditions militaires, dans lesquelles il lui confie un corps de cavalerie.

 

Au nombre des favoris du Khan, se trouve aussi un Russe renégat depuis de longues années, qui a recu de riches gratifications, possède des serviteurs, des esclaves, et quelquefois est chargé de commissions. On le nomme Tangri-Kutli; c’est-à-dire serviteur de Dieu.

Il faut enfin mettre au nombre des affidés du Khan, les T qui servent comme militaires, et qu’il expédie pour remplir diverses commissions.

D’après ce qui précède, on voit que le Khan s’est entouré préférablement de Sarty, de T et même d’étrangers, en éloignant le plus qu’il lui a été possible les Uzbek des emplois : ce moyen l’a aidé à consolider son empire, parce que ces peuples opprimés par les Uzbek, voient avec satisfaction l’abaissement de ces derniers, soutiennent la puissance du Khan, et remplissent ponctuellement ses moindres volontés. De leur côté, les Uzbek les haïssent, et nourrissent un ressentiment extrême contre les Sarty et les T qui envahissent les premiers emplois.

Les wazir et les autres dignitaires sont les esclaves soumis du Khan qui peut, en souverain maître, disposer de leurs biens et de leur vie ; il les en prive sur un vague soupçon. Son estime et sa bienveillance ne sont pas toujours départies également à chacun des favoris. Il y a des circonstances où il rend justice à l’esprit et aux qualités de son premier wazir, qui mérite véritablement une semblable préférence ; souvent le Khan et ce ministre passent ensemble des nuits entières à discourir et à plaisanter ; le wazir mettant alors à profit la bonne humeur de son maître, lui fait des propositions qui s’accordent avec ses vues.

Il existe dans les villes de la Khivie un corps d’officiers de police, composé d’hommes armés de gros bâtons, dont les 2 bouts sont garnis de cuivre. Ces employés se nomment Yesawl ; leurs fonctions consistent à disperser les attroupements, alors ils frappent sans distinction la dignitaire et le pauvre.

Il bat au nom du Khan ; l’Ouzbek qu’il menace s’éloigne furieux ; il renferme en lui même son dépit, en songeant aux moyens de se venger du despote, et en demandant humblement à Dieu sa délivrance : quelquefois même, si sa patience est à bout, il frappe de son couteau l’exécuteur de la volonté du Khan, et s’enfuit en Boukharie, où les hommes de sa race l’accueillent avec joie. Le Sarty, humblement soumis à la volonté du prince, supporte les coups, sans murmure ; et, dans sa vile résignation, regarde même comme un honneur d’avoir été battu, puisque les coups viennent de la part de son maître. Le T se plaint, non de l’infamie, mais uniquement du mal qu’il éprouve, et cherche à se venger de celui qui le bat, sans examiner par la volonté de qui on le frappe, et sans concevoir de la rancune contre le prince ; il voudrait pouvoir arracher à l’Yesawl son bâton, pour vendre les feuilles de cuivre qui le garnissent ; alors, il bénirait peut-être la main qui lui aurait distribué les coups.

[…]  Personne ne jouit de droits politiques ; les Ouzbek, en leur qualité de conquérants, ont conservé qq prérogatives, et oppriment les autres par leur licence effrénée. Les Sarty, comme sujets, supportent tout patiemment, et rampent. Les T en font autant, mais ils y réunissent le brigandage. Les Kara-Kalpak se fatiguent patiemment à cultiver la terre, les esclaves s’exténuent dans les travaux d’une dure captivité.

Le seul privilège que la loi accorde aux 4 peuples qui habitent la Khivie, c’est le droit d’être jugés par le Khan et son conseil, et de ne pouvoir être condamnés par aucun autre ; les esclaves ne jouissent d’aucuns droits, et n’osent même pas se plaindre de leurs oppresseurs; en un mot, leur vie est à l’entière disposition de leurs maîtres. Dans un état civilisé les châtimens n’atteignent que les coupables, et les tribunaux conservent leur impartialité autant qu’ils le peuvent ; à Khiva, au contraire, les supplices frappent en grande partie des gens suspects au khan par la tendance criminelle de leurs intentions, ou pour des offenses contre des personnes auxquelles il s’intéresse, si l’offensé trouve un accès auprès des favoris; le genre du supplice se détermine d’après la bienveillance ou la haine que le khan peut avoir pour le coupable.

Mohamed-Rahim punit de même, sans miséricorde, les vrais criminels; il n’établit pas de distinction entre la préméditation et le premier mouvement ; il ne fait attention qu’au fait ; il est inexorable dans ses décisions ; ni les prières de ceux qui l’approchent de plus près, ni la compassion pour la famille du coupable, ne peuvent ébranler ses résolutions.

Le crime de lèse-majesté, l’infraction de la loi religieuse, le meurtre, le vol, le brigandage, et beaucoup d’autres crimes sont, sans exception, punis de la mort la plus cruelle ; même le vol le plus insignifiant fait encourir un châtiment aussi rigoureux.

Il existe deux genres de supplices : l’un est la potence. Le condamné est mené au palais da. khan, et la sentence s’exécute à la porte de ce palais, ou devant la salle du conseil : ces exécutions se font aussi quelquefois dans les carrefours et les marchés. Le corps du supplicié reste pendant plusieurs jours attaché à la potence et exposé à la vue du peuple, et ensuite, à la prière de ses parens, on le leur abandonne pour être enterré. Les criminels sont quelquefois pend parles pieds,et laissés dans cette position affreuse, jusqu’à ce qu’ils expirent.

Quelques temps avant mon arrivée à Khira, le Khan fit pendre de cette manière 4 prisonniers russes ; ils avaient été employés à ses écuries et chargés de la garde d’un grand mouton que le Khan aimait singulièrement. Ce mouton se perdit, les soupçons tombèrent sur l’un de ses gardiens; mais comme on ne put pas approfondir la vérité et prouver l’identité du coupable, on pendit les quatre gardiens par les pieds

Le second genre de supplice est le pal, que je ne décrirai pas en détail, car, à la honte dèseuropéens, ce supplice a encore été employé il y a peu de temps dans quelques états méridionaux. A Khiva on a tâché de le rendre encore plus cruel. Le pal dont on y fait usage est un pieu à pointe peu effilée, afin qu’il ne tue pas sur-le-champ le patient. On commence par lui lier les bras et les jambes en croix, et quand l’instrument a pénétré assez avant dans ses entrailles» on lui délie les membres afin d’augmenter ses souffrances par les mouvemens que lui font faire ses douleurs ; il reste quelquefois jusqu’à 48 h dans cette affreuse position, et ne meurt que quand le pieu pénétrant à l’extérieur, sort près des épaules, de la nuque ou de quelqu’autre partie du dos. Mohamed-Rahim, en quittant Khiva pour aller à la chasse, ordonna une fois d’empaler, à sa sortie de la ville, pour lui servir de spectacle, un esclave Persan, qu’il soupçonnait d’avoir voulu fuir. Il revint deux jours après, et apercevant aux portes ce malheureux encore en vie et poussant des cris plaintifs, il fit avancer soncheval vers lui, et le tua d’un coup de lance.

Tous les brigandages qui se commettent à l’intérieur de la Khivie ont pour auteurs des esclaves ou des T, surtout dans le temps où ils vont brûler du charbon dans la steppe. La préparation du charbon rapporte de grands profits, et par cette raison bcp de propriétaires y emploient leurs esclaves qui, assez fréquemment, se rencontrent et se volent les uns les autres, et même attaquent qqfois les marchands et les caravanes qui se trouvent sur leur route.

Maintenant le pillage appartient exclnsivement au khan, qui le regarde comme une affaire d’état, ou comme un droit de la guerre, comme un impôt sur les marchands, comme une vengeance ou un châtiment pour un. crime que lui-même imagine. Si ses sujets s’en rendent coupables, il traite le pillage d’attentat à la société publique, et fait empaler les criminels.

Le Khan borne quelquefois le châtiment d’un coupable à la privation de ses biens, qu’il confisque pour lui ; le condamné vit alors d’aumônes, ou cherche un refuge chez quelqu’un de ses parents, qui souvent le lui refuse dans la crainte d’éprouver le même sort. II y a qq années que le Khan envoya à la cour de Perse des ambassadeurs, porteurs d’instructions écrites ; à leur arrivée, les Persans les enivrèrent, et leur ayant volé leurs dépêches, ils les renvoyèrent, en leur disant avec ironie, « qu’on n’avait plus besoin d’eux. » Cette fois, le Khan fut généreux, et borna la punition des ambassadeurs à la confiscation de leurs biens.

Il y a encore 2 genres de punitions auxquelles Mohamed-Rahim a donné le nom de châtiments domestiques; le premier consiste en une bastonade impitoyablement appliquée sur toutes les parties du corps du coupable ; et le second est de fendre la bouche jusqu’aux oreilles, ceux qui fument encourent ce dernier châtiment. Le Khan sait néanmoins que prs gens fument : il parait n’y pas faire attention, et ne recourt à ce genre de punition que, lorsque mécontent d’un individu, il ne trouve pas de prétexte plausible pour en tirer vengeance.

A l’époque des troubles qui accompagnèrent l’avènement de MR au trône, on décapitait les victimes de son despotisme, afin d’avoir plutôt fait, tant le nbre était grand, mais aujourd’hui ce genre de mort est aboli.

Sous le gouvernement des Inakh, tous les délits étaient punis d’une amende pécuniaire ; cet usage est entièrement tombé en désuétude, et remplacé par des tortures. Les Khiviens imaginent aussi d’autres supplices pour les ambassadeurs, et pour les hommes d’une croyance religieuse autre que la leur ; ils les enterrent vivants dans la steppe, en disant que le sang des infidèles ne doit pas souiller la terre des croyants […]

Monnaie :

Tilla d’or : 16 fr entourée de 14 points représentant les abases = 1,15 fr, monnaie de compte

Tenga : 1/2  Abase = 0,57 fr ; 28 Tenga = 1 Tilla

Karapûl : 40 K = 1 Tenga)

Usage du Padi-shah-Tilla de Bukhara, le ducat de Hollande (10 abases), le Réal Iranien d’argent (2 abases)…

 

Revenus :

Les Uzbeks ne paient pas en échange de leur service militaire, sauf les douanes.

« « Les T établis dans le pays, font aussi partie de la classe militaire, et sont par conséquent quittes de tout impôt. Ils forment une sorte de troupe salariée, que le Khan entretient au moyen de différentes largesses, tant pour s’en servir contre les ennemis extérieurs, que pour contenir les Uzbek qui ne sont pas domptés. Comme ils lui sont indispensables, il tâche de toutes les manières d’en augmenter le nombre et de se les attacher.

 

Chaudron :

La source la plus considérable des revenus du khan est l’impôt du chaudron, qui correspond à l’impôt personnel de qq États. Il est digne de remarque que dans un pays aussi peu civilisé que l’est la Khivie, cet impôt est déterminé d’après la fortune individuelle, de façon à ce que personne ne soit grevé. Les gens sans asile, les ouvriers et les domestiques, n’y sont pas assujétis, s’ils ne sont pas assez riches pour posséder une Kibitka pour y demeurer et un chaudron pour y cuire leurs aliments.

Cet impôt se prélève sur les Sarty et les Kara-Kalpak ; les peuples qui habitent la Khivie se partagent en une infinité de tribus et de branches qui portent différens noms : les plus faibles qui ne comptent pas plus de 200 familles, ont cependant chacune leur ancien. L’impôt auquel elles sont assujéties se perçoit d’après la richesse du terroir qu’elles occupent, d’après leur commerce et la date de leur établissement ; il est fixé par l’ancien que choisit le peuple, et qui le perçoit sur chaque famille de sa tribu en ayant égard à leur fortune. L’élection de l’ancien dépendant de la tribu qui se réserve le droit de le changer, et ne fait ordinairement son choix que d’après l’avis unanime de vieillards respectables et dignes de confiance, la répartition a presque toujours lieu avec réflexion et impartialité ; tout le monde est content et personne ne se plaint. Le plus fort imposé pour la taxe annuelle du chaudron, l’est à 20 Real (50 fr). L’imposition la plus faible est de 5 R (12 fr).

Vente du blé des domaines royaux :

La vente du blé, et en général de toutes les productions du domaine, forme aussi une branche importante de ses revenus. Quoique par sa puissance illimitée le khan possède réellement et en toute propriété toutes les terres de la Khivie, il a néanmoins un domaine particulier composé de terres, qui anciennement étaient l’apanage des Inakh ses ancêtres. Ce patrimoine a été augmenté par la confiscation des biens des malheureux Uzbek, qui, ainsi que toute leur famille, furent exterminés à l’époque des brigues que le khan ambitieux forma pour parvenir au trône. Ces terres, qui sont sa propriété particulière, sont arrosées par un grand nombre de canaux, et soigneusement cultivées par des esclaves et des paysans appartenants à des villages de Sarty et de Kara-Kalpak, qui y ont été placés exprès, et qui, en considération de cette charge, ont été exemptés par le Khan de la taxe du chaudron ; quoique sous un rapport il ait, par là, diminué ses revenus, il a réellement beaucoup augmenté ses ressources, parce que différentes sortes de grains, tels que le froment, le riz, le Kuncut (Sesame), le Cogan (…) qui se récoltent en abondance sur ses terres, se vendent à Khiva, à un prix très-élèvé, aux T qui arrivent de difiérents côtés dans la Khivie. Pour en faire hausser les prix, le khan défend à tous ses sujets, sous peine de mort, de vendre leur blé aux acheteurs étrangers, avant qu’il ait placé tout le sien à un prix qu’il fixe lui-même.

Fermes (des eaux) :

Les fermes rapportent aussi des sommes assez considérables ; il en existe de prs espèces ; la principale est celle des eaux : comme il est propriétaire du grand canal de Ghik-Tam et de beaucoup d’autres, il afferme une partie des eaux du premier, ou les embouchures des autres qui en dérivent; et le pays contenant en grande partie des sables et des terres stériles qui exigent beaucoup d’engrais, la qualité du sol s’opposant à ce qu’on le fume de la manière ordinaire et exigeant du limon ou des dépôts laissés par les eaux, on distribue soigneusement ces substances dans les champs, où ils donnent à la terre une fertilité extraordinaire. Les laboureurs s’occupent principalement du soin de conduire ces eaux, et les terres s’évaluent, non d’après leur étendue, mais d’après le nombre des canaux qui les arrosent. En affermant ces eaux, le khan en tire un gros revenu, puisqu’elles sont indispensables à la culture.

Douanes :

Les douanes forment également une des branches considérables des revenus du khan ; des bureaux pour la perception des droits sont établis en différents endroits ; toutes les marchandises et tous les bestiaux qui entrent dans le pays,  y paient 30%. Une taxe assez modérée équivalent à un droit de patente, est acquittée par tous les magasins et boutiques du pays ; les places où se tiennent foires et marchés sont affermées.

Butin

Les brigands, principalement T qui habitent la Khivie, sont obligés de remettre au Khan 1/5 du butin qu’ils font dans leurs invasion sur la frontière de la Perse, consistant en esclaves des 2 sexes, chevaux, chameaux, bestiaux, marchandises et argent, qu’ils tâchent cependant de dérober en partie à sa connaissance.

Taxe caravanière

En 1819, le Khan frappa d’un impôt les caravanes T qui arrivent à Khiva pour y chercher du blé ; chaque caravane paie ½ Tilla par chameau.

Présents

Les Sarty […qui] s’adonnent entièrement au commerce, ou plutôt à la friponnerie :tout leur commerce se reduisant à faire des dupes. Ils achètent à un très-haut prix le droit de tromper, et leur sûreté temporaire, en offrant au nom de toute leur nation, ou en leur nom particulier, de riches présents au khan. Ce prince, mu par son avidité, les accueille avec bienveillance, et s’acquitte en les laissant en paix qq temps.

Les T lui font aussi différents dons, surtout lorsqu’en allant à la chasse il s’arrête dans le voisinage de leurs demeures ; mais ils agissent par des motifs différens de ceux des Sarty ; ils n’ont en vue que de nouvelles faveurs, et l’espoir d’obtenir du khan un présent beaucoup plus considérable. C’est ce qui arrive ordinairement, parce que pour maintenir sa puissance, il doit nécessairement chercherà s’attacher cette classe d’hommes ; toutefois la somme des présents des T surpasse toujours le montant de ce qu’il leur donne, et forme une partie de ses revenus, qui, bien que peu considérable, ne lui paraît cependant pas indigne d’attention.

Impôt Militaire :

Quand la guerre menace la Khivie, ou quand les projets ambitieux du khan l’engagent à faire la guerre à un peuple limitrophe, il frappe les Sarty et les Kara-kalpak d’un impôt particulier, dont le produit sert uniquement à payer les frais, extraordinaires qu’elle occasionne.

(une partie des habitants, en deçà de l’Amû, ne paie pas d’impôts)

[…]

Le petit peuple de Khiva, et les T, croient que le khan possède d’immenses trésors en or et en argent ; cette supposition est gratuite, car il n’enfouit ni ne garde son argent : il est modéré dans sa dépense ; mais il emploie ses revenus à l’entretien des troupes, en présents à ses officiers et aux fonctionnaires publics, à la construction et à la réparation des canaux. Sa principale richesse consiste en canons de différents calibres, en très beaux chevaux, et en une belle collection de pierres fines.

Il dépense plus pour ses expéditions militaires qu’en acquisition d’objets de luxe. Le seul entretien des T lui coûte une somme très considérable ; car il paie pour équipement à chaque T qui se met en campagne, 5 à 20 Tilla. Les présents qu’il fait aux officiers civils se montent aussi très haut. Lorsque le gouvernement était confié à des Inakh, les fonctionnaires publics et leurs parents touchaient des honoraires, qui se prélevaient en manière d’impôt sur tout le peuple ; cela est entièrement aboli. Le khan récompense chacun d’après les services qu’il lui rend, et le prix qu’il y attache.

 

Les peuples qui habitent la Khivie s’occupent principalement d’agriculture et de jardinage.

Les Sarty ou habitants aborigènes de ces contrées, se sont appliqués, dès le temps le plus reculé, à la culture et à l’arrosement du sol, au moyen des canaux qui apportent les eaux de l’Amou-Déria ; après d’inconcevables travaux ils sont parvenus à convertir ces steppes arides en terrains fertiles qui produisent des moissons abondantes. Le centre du pays offre un coup d’œil magnifique ; ici de gras pâturages, là de riches moissons, des ignobles et des vergers placés sur les bords d’une quantité innombrable de canaux. Les récoltes que cette terre produit excèdent de beaucoup les besoins des habitans ; ils vendent des grains aux habitants du Balkan et de Manghichlak, à une partie des Kirghiz et des T des tribus de Téké et d’Ala.

Les Khiviens cultivent préférablement le froment. Ils sèment aussi du riz, mais en moindre quantité qu’ils ne le voudraient, parce que cette plante exigeant un terrein humide et de fréquens arrosemens , ne peut croître que dans un petit nombre de lieux ; ainsi la récolte suffit à peine aux besoins des habitans.

Le Kuncut (ou sésame) est très-commun dans la Khivie ; on en extrait de l’huile qui se vend aux peuples voisins; on tirerait plus de profit de cette plante si l’on donnait plus de soins à sa culture. Cette huile est d’un usage universel dans le pays ; les pauvres l’emploient pour éclairer leurs misérables chaumières. L’orge et le chanvre réussissent mal ; l’on en sème fort peu ; on fait des cordes avec laine ; on nourrit les chevaux avec le Cugan, plante très-productive et très-commune, qui est probablement une espèce de sorgho ; les pauvres en préparent du Kuca, c’est le grain qui a long-temps bouilli.

La nature a refusé le bois à ce pays, et ce n’est qu’aux travaux des Sarty, qu’il doit un grand nombre de vastes jardins, remplis d’arbres fruitiers qui portent des fruits exquis. On y trouve aussi plusieurs espèces de vignes, dont on fait sécher le raisin ; il s’en vend des quantités considérables. On le connaît en Russie sous le nom de Kishmîsh. Les Khiviens comprennent sous cette dénomination un raisin qu’ils n’emploient qu’à sécher ; il est rond, de médiocre grosseur, transparent, sans pepins, et très-doux au goût. […]

Ces jardins contiennent aussi des pommiers et des poiriers de différentes sortes, des amandiers, des merisiers, des cerisiers, des muriers, des grenadiers et beaucoup d’autres arbres à fruit.

On retrouve à Khiva tous les légumes qu’on cultive en Russie, à l’exception du chou, de la pomme de terre et des navets ; les oignons y acquièrent une grandeur extraordinaire; quelquesuns y sont gros comme une belle pomme, et n’ont pas l’âcreté de l’oignon ordinaire.

Les melons de la Kliivie sont d’une grosseur extraordinaire et d’un goût excellent; ils ont jusqu’à trois quart d’archine de long et plus de six verchok de tour; l’écorce en est très-mince;ils sont parfumés et sucrés; leur qualité supérieure provient sans doute de ce que leur cul^ ture exigeant un terrein sablonneux, ils se trouvent dans ce pays comme sur le sol natal. Les melons d’eau y sont également très-bons ; ces deux fruits doivent être mis au nombre des plantes les plus productives de ce pays.

Le produit des champs et des jardins est trèsavantageux aux Khiviens , parce que les peuples nomades viennent les acheter «n échange d’objets manufacturés et des esclaves.

La Khivie est également riche en bétail; on y rencontre de grands troupeaux de chameaux, de moulons et de bœufs. Ces animaux s’y contentent de pâturages fort maigres; l’on voit paître des chameaux et des moutons dans des endroits où un européen n’imaginerait jamais qu’un animal quelconque pût trou ver à pâturer.

Indépendamment des choses de première né-. cessité qui abondent en Khivie, et dont la vente est lucrative pour le pays, les habitons s’occupent de la fabrication de quelques objets indispensables; d’ailleurs il n’ont pas de manufactures, et ne peuvent se procurer chez les peuples voisins, beaucoup de marchandises qui leur sont nécessaires.

Ils savent faire des tissus avec la soie du pays «t avec celle qu’ils se procurent de la Boukharie; mais leurs étoffes sont peu solides et de mauvais goût; ils font également des étoffes de coton. Les Turcomans construisent eux-mêmes leurs kibitki, et fabriquent en poil de chameau des camelots et des couvertures de bonne qualité. Les Rhiviens façonnent aussi avec un art remarquable différentes espèces de ceintures en soie; mais toutes ces marchandises sont consommées dans le pays. La richesse du Khivien consiste, non dans la possession d’objets de luxe , ni en numéraire, mais dans une grande abondance de choses de première nécessité, qui suffisent à ses besoins et au payement des impôts.

En Klmie les arts mécaniques sont encore dans l’enfance; à peine y sait-on travailler le fer. Cette branche d’industrie est exploitée exclusivement par les prisonniers russes; les Khiviens font venir le cuivre de Russie, parce qu’ils ne savent pas préparer le minerai qu’ils retirent de leurs mines. Ils n’ont aucune idée de la fabrication du verre, qui est entièrement inconnu à beaucoup d’entr’eux; c’est une des marchandises les plus rares et les plus chères.

Les Khiviens ne savent moudre le blé qu’avec des moulins à bras ; ils n’en connaissent pas d’autres; pour faciliter le travail^ quelques-uns ajoutent à la meule supérieure du moulin une barre à laquelle ils attellent un chameau.

Le commerce intérieur et extérieur de la Khivie est entre les mains des Sarty, qui sont doués du génie mercantile; mais ce peuple peu civilisé n’ayant pas d’idée de bénéfices fondés sur le calcul d’un intérêt modéré, ne cherche qu’à tromper en achetant et en revendant.

Le commerce intérieur de la Khivie est peu important ; il se borne à porter les grains et qq objets de détail dans les différons marchés, et à vendre des esclaves. Il est défendu de tenir plusieurs marchés journaliers dans un même emplacement ; le khan a désigné différents lieux, où les habitans d’Urghenc et d’autres villes, exposent en vente une partie de leurs marchandises. Ce sont à proprement parler de véritables foires de village. Dans les 5 principales villes, il se tient également des marchés à différents jours de la semaine ; à Khiva c’est le lundi et le vendredi. Le khan a muftiplié ces foires dans les endroits situés sur les canaux où la population est la plus nombreuse ; l’on y construit des espèces de baraques que les propriétaires du terrain louent à bas prix aux marchands, en payant un droit déterminé au Khan.

Les Khiviens portent à ces foires les marchandises qu’ils ont fabriquées. Les T y font des provisions de blé qu’ils prennent en échange d’esclave dont la vente forme la principale branche de leur commerce ; s’il cessait, la, Khivie perdrait son unique richesse, qui consiste en blé, et redeviendrait une steppe aride. La Khivie est trop pauvre en produits indigènes, pour faire un commerce d’exportation. Mais sa position au milieu des steppes où aboutissent les routes commerciales du centre de l’Asie avec la Russie, au N de la mer Caspienne, en fait l’entrepôt d’une infinité de marchandises de l’Orient expédiées à cet empire, pour lequel ce pays est par conséquent de la plus haute importance. Cet état des choses a éveillé l’attention des Sarty ; ils vont en Boukharie et dans d’autres contrées voisines chercher des marchandises qu’ils portent à Orenbourg et à Astra-Khan. Ce commerce de transit qui enrichit les Khiviens et leur Khan, aurait pu devenir plus important encore, si ce farouche tyran avait des idées justes sur ce point ; mais, ne songeant qu’au moyen d’augmenter ses trésors par les extorsions qu’il fait éprouver aux marchands, il les éffraie et les empêche de mettre leur fortune en évidence et de se livrer aux entreprises. C’est pourquoi le commerce extérieur qui, malgré tous les obstacles qu’il éprouve, ne laisse pas que d’être avantageurs aux Khiviens, et même assez étendu, aurait pris une tout autre marche si le pays eût obéi à un gouvernement sage ; ces régions seraient parvenues à un haut degré de splendeur et tout le commerce de l’Orient et même de l’Inde aurait pu affluer sur les côtes N de la Caspienne, et aurait passé par la Russie pour aller vers l’W. Cette pensée ouvre un vaste champs à l’imagination !

Les marchands Khiviens vont acheter en Boukharie des produits du pays et de l’étranger, comme les toiles imprimées, le coton filé, la soie écrue, étoffes de soie et demi-soie, kashmirs, porcelaine de Chine, thé, ceintures en soie, draps, peaux noires d’agneaux morts nés de Boukharie, reconnus les meilleurs, tabac… Une partie est consommée sur place le reste est transporté en Russie par Orenburg et Astrakhan.

Toutes ces marchandises sont déposées à Urghenc d’où l’on fait ensuite les expéditions. Cette ville est devenue le point central du commerce des Khiviens ; elle offre un aspect très vivant. Ses nombreuses boutiques remplies de marchandises de prix, venues de toutes les parties de l’Orient, éblouissent la vue par leur éclat. Il règne dans ses rues un bruit continuel, occasioné par l’affluence des marchands et les cris des chameaux, qui plient sous les pesants fardeaux dont ils sont chargés. L’observateur curieux y peut remarquer les manœuvres rusées des Sarty, pour acquérir le métal brillant qui est leur unique idole. La passion du gain leur fait quitter cette ville pour visiter des contrées éloignées, traverser hardiment des déserts immenses, et affronter lescaprices d’une mer orageuse.

Les Khiviens et en général tous les peuples de l’Asie se servent de chameaux pour transporter leurs marchandises à travers les steppes. […] animal aussi patient que vigoureux, qui supporte, d’une manière incroyable, la faim, la soif, la fatigue et les privations de tout genre. Sans lui ces contrées auraient été inhabitées et seraient restées le domaine éternel du néant. […] Les caravanes transportent sans peine au moyen de leurs chameaux, des marchandises sur tous les points ; et si leur marche n’était pas entravée par les fréquents pillages des peuples nomades, sans doute eut-il été possible de diriger vers le N, à travers les steppes, tout le commerce de l’Inde, qui offre de si grands avantages aux navigateurs des mers.

D’Urghenc, les Khiviens se rendent en 6-7 jours à Bukhara ; ils font aussi flotter, sur l’Amû Daria, des radeaux que l’on tire à la corde, assez grands pour porter une 50aine de chevaux, munis d’un gouvernail, qui vont charger des marchandises en Bukharie.

Les marchandises que les Khiviens vont chercher en Boukharie, sont en grande partie apportées en Russie, où ils les vendent avantageusement en numéraire, ou les échangent contre des draps fins anglais, des velours, du fil d’or et d’argent, du sucre, des aiguilles, des rasoirs, des couteaux, des toiles fines, des miroirs, du papier, du cuivre, du plomb, des vaisseaux de fonte et de cuivre, et en général des produits des fabriques européennes. Ce commerce lucratif avec la Russie a fixé l’attention des Sarty; ils y emploient de gros capitaux et en retirent des bénéfices considérables.

Pour transporter leurs marchandises en Russie, ils les amènent ordinairement à Manghishlak (en 29 j.), et là les embarquent pour Astrakhan (où ils peuvent arriver en 24 h par vent favorable), ou bien les conduisent directement à Orenburg (en 32 j), en passant par les steppes Khirghizes(-Kaysak). […] Les Sarty s’arrangent avec ce peuple, et louent chez lui, pour le transport de leurs ballots, des chameaux qu’ils paient 10ducats/tête pour tout le trajet. […]

Le Khan défend sévèrement à ses sujets d’emporter de l’or et de l’argent de ses États ; ils sont d’eux-mêmes disposés à se conformer à cet ordre, et se procurent ordinairement les marchandises au moyen d’échanges.

Indépendamment des marchandises de la Boukharie ou des pays limitrophes, les Sarty font depuis quelque temps le commerce de la garance, dont la préparation leur a été enseignée par un Lesghien de Derbend nommé Mashhadî-Nawruz qui habite à Khiva. Cette branche de trafic est encore trop nouvelle à Khiva pour qu’elle ait pu y acquérir de l’importance ; d’ailleurs il arrive à Astrakhan de grandes quantités de cette plante qui viennent du Daghestan, où elle croît en abondance et dont le trafic aurait pu prendre une bien plus grande extension, si les habitansdu Daghestan étaient plus actifs.

Un autre objet d’exportation mériterait qu’on s’en occupât plus qu’on ne le fait, c’est le savon de Khiva, qui est réputé dans tout l’Orient par sa bonté et le prix modéré auquel il se vend.

Les marchands russes n’osent pas aller à Khiva, où ils auraient pu faire un commerce trèsavantageux ; les craintes qui les retiennent sont fondées ; s’ils y allaient ils seraient livrés à un supplice affreux, ou plongés dans une cruelle captivité au premier mécontentement que l’on concevrait contre leur gouvernement, ou sur un simple soupçon qui s’élèverait contre l’un d’eux. Cependant qq Arméniens, poussés par l’avidité, sont allés jusqu’à Urghenc ; mais ils n’ont jamais osé visiter Khiva. […]

Par  l’effet d’une méfiance réciproque qui règne entre les Khiviens et les Persans, le commerce de ces peuples est peu important et presque nul. Il est très-rare qu’un Persan arrive, pour affaires de commerce, dans la Khivie […].

Les Nomades fournissent aussi aux Khiviens une grande quantité d’esclaves russes, persans et kourdes […] Les ravisseurs arrivent au marché de Khiva, entourés de leurs prisonniers, que des chalands viennent marchander comme des animaux, sans égard pour le sexe ni pour l’âge. Les Russes sont ceux qui se paient le plus cher, à cause de leur intelligence, de leur activité et de leur force physique. On paie au delà de 1000 fr un jeune Russe bien portant ; le prix d’un Persan est moins élevé ; un Kurde se vend à très bon compte ; mais en revanche les femmes persanes l’emportent de beaucoup sur les femmes russes. Il arrive assez fréquemment que les Khiviens vendent leurs esclaves en Boukharie pour de l’argent comptant ou en échange de marchandises. Quand parmi les esclaves persans il s’en trouve qui appartiennent à une famille aisée, on les paie fort cher, dans la seule intention de les revendre avec bénéfice à leurs parents.

Les peuples nomades ne pourraient, sans inconvénient pour eux, renoncer à leur commerce d’esclaves avec les Khiviens ; car ce n’est qu’à Khiva qu’ils peuvent se procurer le blé dont ils manquent ; et de leur côté les Khiviens ont besoin de bras pour cultiver leurs champs ; de façon que ces 2 peuples barbares ne peuvent se passer de cet épouvantable trafic, qui en assurant l’existence des T, fait en même temps fleurir la Khivie en augmentant le nombre de ses agriculteurs.

[…]

Si nous possédions Khiva , dont la conquête ne serait pas difficile, les nomades du centre de l’Asie auraient redouté notre puissance, et il se serait établi une route de commerce par le Sind et l’Amû jusqu’en Russie ; alors toutes les richesses de l’Asie auraient afflué dans notre patrie, et nous eussions vu se réaliser le brillant projet de Pierre-le-Grand : maîtres de Khiva, beaucoup d’autres Etats se seraient trouvés sous notre dépendance. En un mot, Khiva est en ce moment un poste avancé, qui s’oppose au commerce de la Russie avec la Boukharie et l’Inde ; sous notre dépendance la Khivie serait devenue une sauvegarde, qui aurait défendu ce commerce contre les attaques des peuplades dispersées dans les steppes […] ; cette oasis au milieu d’un océan de sable, serait devenue le point de réunion de tout le commerce de l’Asie, et aurait ébranlé jusqu’au centre de l’Inde l’énorme supériorité commerciale des dominateurs de la mer.