Sir Alexander Burnes, Voyage en Boukharie, 1832

Nous fîmes halte sur les bords du fleuve, près du village de Hoca Sala. Les terres voisines de l’Oxus sont coupées par des aqueducs sur une étendue de près de 2 m, mais ne sont nullement cultivées avec soin, cependant, on reconnaissait qu’on était dans un pays tranquille en voyant la maison de chaque paysan, éloignée de celle de son voisin, et au milieu de ses propres champs. Nous fûmes retenus 2 jours près de H S attenant notre tour pour le passer dans le bac, qui, le 17 transporta notre caravane dans le Turkestan, sur la rive septentrionale de l’Oxus.

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Passage de l’Oxus, radeau à cheval :

La manière dont nous passâmes l’Oxus était singulière; je la crois particulière à cette partie du pays: un cheval fut attaché à chaque extrémité du bateau par une corde fixée à la crinière; ensuite on mit la bride à l’animal, comme si on allait le monter; le bateau est poussé dans le courant, et, sans autre aide que les chevaux, il traverse en droiture le canal le plus rapide. Un homme, à bord de l’embarcation, tient les rênes de chaque cheval, et ne les serre pas trop, en l’excitant à nager : ainsi guidé, l’animal avance sans difficulté. On ne fait pas usage d’aviron pour aider à la marche du bateau ; on se contente de faire mouvoir à l’arrière une perche arrondie grossièrement, aiin d’empêcher l’embarcation de tourner en rond dans le courant, et de donner aux chevaux une eau nette pour nager. Quelquefois on emploie quatre chevaux ; dans ce cas, on en place deux à l’arrière. Il n’est pas nécessaire de les dresser d’avance pour cela ; car ces gens prennent indistinctement tous ceux qui traversent le fleuve. Un des bateaux fut traîné par deux de nos bidets harassés; une embarcation qui essaya de nous suivre sans le secours de ces animaux fut entraînée si loin, qu’il fallut attendre un jour entier sur le bord du fleuve, jusqu’à ce qu’on l’eût fait remonter au camp de notre caravane. Grâce à cette manière ingénieuse d’effectuer le trajet, nous traversâmes en quinze minutes ce fleuve large de près d’un mille et demi, et très rapide. Nous éprouvâmes quelque retard, parce qu’il fallut marchera travers les bancs de sable qui séparent les bras de l’Oxus. Je ne conçois pas quel motif pourrait empêcher d’adopter partout cette méthode expéditive de passer une rivière ; ce serait une amélioration inappréciable dans le pavs au-dessous des Ghàts de l’Inde. Je n’avais jamais vu auparavant les chevaux employés à cet usage, et, dans tous mes voyages dans l’Inde, j’avais toujours regardé ce bel animal comme un grand embarras au passage d’un fleuve.

Quand nous eûmes franchi l’Oxus, nous reprîmes notre marche vers Bukhara , et nous fîmes halte à Chourkhaddak, où il n’y avait pas d’habitans. Il s’y trouve une vingtaine de puits dont l’eau était limpide, mais amère et de mauvais goût. Notre manière de voyager était maintenant plus agréable qu’auparavant. Nous partions vers 5 ou 6 h de l’après-midi, et nous ne nous arrêtions que le lendemain à 8 ou 9 heures du matin. Les traites excédaient 25 milles, la chaleur empêche les chameaux de parcourir une plus grande distance’sans discontinuer. La nuit, leur pas constant est de 4 milles à l’heure ; le son d’une paire de clochettes suspendues au poitrail ou aux oreilles de l’animal de prédilection qui précède chaque qittar ou file, les anime. Ce tintement divertit et réjouit, et quand il cesse parce que la caravane s’est arrêtée, le silence qui lui succède au milieu d’un désert inhabité est vraiment frappant. Au coucher et au lever du soleil la caravane fait halte, afin qu’on puisse faire la prière, et le retentissement sonore du cri Allah akbar appelle tous les vrais croyans en présence de Dieu. Ils se frappent la barbe, et les yeux tournés vers la Mecque, ils font les génuflexions prescrites par leur religion. Nous restions assis en regardant cette action solennelle sans essuyer ni raillerie ni insulte, et ou nous montrait une tolérance qui aurait fait honneur au pays le plus civilisé de l’Europe.

Une caravane offre beaucoup de bonne compagnie, et une quantité de leçons précieuses pour un homme égoïste. Toute distinction entre le maître et le domestique y est aplanie ; et quand tous .deux partagent constamment les mêmes choses, il est impossible qu’ils ne soient pas rapprochés. […] Un Asiatique ne prend jamais un morceau de pain sans en offrir une portion aux personnes assises près de lui. […]

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Sur différents points de la route, nous vîmes des Rabats ou caravanseraïs qui sont contigus à de grandes citernes couvertes nommées Sardabas (vases à rafraîchir l’eau }; elles reçoivent l’eau des pluies pour désaltérer les voyageurs ; à ce moment toutes étaient vides. La température était sèche et variable ; le thermomètre, qui le jour se tenait à 103° descendait la nuit à 6o°, ce qui produisait une fraîcheur délicieuse. Dans cette contrée, un vent constant souffle généralement du nord. Notre journée fut terminée à trois heures vingt minutes, le crépuscule fut long et frais, ce qui nous dédommagea jusqu’à un certain point de la chaleur brûlante du soleil.

Un des marchands de thé qui faisaient partie de la caravane nous rendait de fréquentes visites à nos haltes; nous devînmes bientôt intimes avec lui. C’était un Khwacanom donné aux sectateurs des premiers califes, et a la fois prêtre et commerçant. Il avait l’air de se plaire dans notre société, et nous bûmes ensemble du thé sur les rives de l’Oxus. Nous lui avouâmes la vérité sur mon compte. Nos entretiens avec ce Khwaca me procurèrent quelques notions sur l’état de la littérature parmi les Ouzbeks.

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Près du pays où nous entrions, vivent les Lakay, tribu d’Ouzbeks, fameuse par son penchant au brigandage. Un dicton usité parmi eux maudit quiconque meurt dans son lit, puisqu’un vrai Lakay doit perdre la vie dans un çapao ou une expédition de pillage. On m’a dit que les femmes accompagnent quelquefois leurs maris dans ces parties de maraude; mais on raconte aussi, et cela est plus probable, que les jeunes femmes pillent les caravanes qui passent près de leur demeure. Cette tribu habite dans le voisinage de Hissar, canton romanesque ; car indépendamment des amazones des Lakay, trois ou quatre tribus voisines ont la prétention de descendre d’Alexandre le Grand.

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J’entendis une controverse agitée entre plusieurs de nos marchands, elle concernait les chrétiens ; étaient-ils ou n’étaient-ils pas infidèles?… Voilà le fond de la discussion ; on conçoit aisément que j’éprouvais une vive curiosité de connaître la décision. Une personne de l’assemblée, un mollah, soutint qu’ils ne pouvaient être infidèles, puisqu’ils étaient un peuple du Livre ; mais quelqu’un ayant répliqué qu’ils ne croyaient pas à Mahomet, le sujet devint plus compliqué. […]

Le 2o après midi, quand nous approchions de la ville de Karshy, nous aperçûmes, au moment du coucher du soleil, très-loin dans l’est, une énorme chaîne de montagnes couvertes de neige. Comme nous étions au milieu de l’été, leur élévation doit être plus considérable que celle qu’on assigne à aucune des chaînes situées au nord de l’Hindou Kouch. Ces monts étaient peut-être à une distance de 15o milles; le lendemain matin nous ne pouvions plus les distinguer que faiblement, ensuite nous ne les revîmes plus. Au point du jour, nous parvînmes à l’oasis de Karshy, vue réjouissante, après avoir parcouru, depuis les rives de l’Oxus, un espace de 85 m. sans apercevoir un seul arbre. En avançant vers cette ville, nous entrâmes dans un pays de plaine uni et absolument nu; les tortues, les lézards et les fourmis paraissaient en être les seuls habitans. En guise de félicitation sur notre arrivée à cette première ville turque, un de nos amis de la caravane nous envoya, comme une friandise, 2 jattes de Keimak çah ou thé, sur lequel la graisse nageait si abondamment, que je le pris pour du bouillon ; cependant c’était réellement du thé mêlé avec du sel et de la graisse; c’est la boisson du matin des Ouzbeks. Je ne pus jamais m’habituer à ce thé; mais les Afghans, nos compagnons de voyage, en parlaient avec les éloges les plus pompeux, et la manière dont notre cadeau disparut promptement quand nous le leur passâmes, ne démentit nullement cette expression de leur goût.

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Je résolus de faire immédiatement une démarche qui préviendrait toute mauvaise impression sur notre compte, et j’écrivis, au ministre du roi de Bukharie, une lettre que je lui expédiai aussitôt par Soliman l’Afghan, qui était à notre service. J’employai, en parlant au ministre, toutes les formes de l’étiquette et de l’éloquence orientales ; et comme nous étions dans un pays de bigoterie, je l’appelai : « la tour de » l’islamisme ; la perle de la foi ; l’étoile de la religion ; le dispensateur de la justice; la colonne de « l’état ». Je lui donnai tous les détails qui nous étaient relatifs; je lui dis que nous avions traversé sûrement les états de plusieurs autres princes; j’exprimai le plaisir que nous éprouvions d’être dans le voisinage de Bukhara « la citadelle de l’islamisme ». Je finissais par lui exposer que, dans toutes les contrées où nous avions voyagé, nous nous étions regardés comme sujets du souverain, et que maintenant nous nous avancions vers la capitale du commandant des fidèles (c’est ainsi qu’on qualilie le roi de Bukharie), qui est renommé jusque dans les coins de l’Orient les plus reculés, par la protection qu’il accorde aux marchands et aux voyageurs. J’avais éprouvé, dans les occasions précédentes, l’avantage d’être le premier à donner avis de notre prochaine venue; et je ne doutai pas du bon résultat dé la communication actuelle. Nous ne fûmes pas déçus dans nos espérances ; avant d’arriver à Bukhara nous découvrîmes qu’un Persan de notre caravane, lequel aimait à mentir avait donné cours à ces rumeurs qui n’avaient pas le moindre fondement. Le ministre nous renvoya notre domestique en nous faisant dire que nous serions les bien venus dans la capitale.

[…] ; elle a un mille de long; les maisons à toit plat, mais chétives, sont écartées les unes des autres; le bazar est beau : sa population de 1o,ooo âmes. Un fort en terre, entouré d’un fossé plein d’eau, et situé au sud-ouest de la ville, forme une défense respectable. Une rivière, venant de Cheher Sebs, ville éloignée d’une cinquantaine de milles, et célèbre pour avoir donné naissance à Timour, passe au nord de Karchey; elle procure aux habitans le moyen d’avoir un très-grand nombre de jardins ombragés d’arbres surchargés de fruits, et de hauts peupliers qui ont une belle apparence, et dont les feuilles, quand elles sont agitées par le

vent, prennent une teinte blanche argentée, quoiqu’elles soient vertes; ce qui produit un effet singulier et agréable sur le paysage. Nulle part les bienfaits de l’eau ne sont aussi manifestes qu’à Karshy, qui, s’il n’était pas arrosé, ne serait qu’un désert aride. Tout est verdoyant et magnifique sur les rives du ruisseau et de ses bras; au delà tout est sablonneux et stérile. Karshy est, ‘après la capitale, la plus grande ville de la Bukharie. Son oasis a environ 22 milles de largeur; mais la rivière s’épanche dans les campagnes qui l’entourent.

[…]

Les femmes, de même que la plupart de celles de ce pays, ne se montrent que voilées ; elles préfèrent, ainsi que celles de Caboul, les vêtemens bleus aux blancs, et sont des personnages à air sombre.

Nous nous trouvions maintenant parmi les Ouzbeks, peuple grave, paisible, à visage large, à physionomie vraiment turque. Ils ont le teint blanc, et quelques-uns sont beaux; mais la grande masse du peuple, les hommes du moins, sont dépourvus d’agrément dans leur personne; jamais je n’ai vu autant d’hommes ayant l’air vieux. […]

Ce roi Abdallah avait fait un pèlerinage à la Mecque; mais il se figura que cet acte de dévotion n’avait pas été agréé de Dieu. Afin de se concilier la faveur divine, il construisit des caravanseray et des citernes dans tous ses états; actions plus utiles aux hommes, et par conséquent, j’ose le croire , plus agréables à l’Éternel que des excursions à des mosquées ou à des tombeaux.

[…] Dans notre dernière marche vers la capitale, je cheminai à cheval à côté de ce prêtre ; nous étions les seuls de la caravane qui eussions pris cette manière de voyager. Il me donna des détails sur le collège auquel il appartenait a Bukhara, et m’invita à visiter cet établissement; je n’y manquai pas. Mon autre ami, le Khwaca, prit ensuite auprès de moi la place du Mollah, et me procura une diversion agréable pendant la moitié de la nuit, en me récitant et m’expliquant des odes et des morceaux de poésie, ce qui servit plus à mon amusement qu’à mon édification, car il était continuellement question de rossignols et d’amour. Il est singulier de trouver tant de compositions relatives à cette passion dans un pays où réellement elle existe si peu. Il paraît que le peuple n’en est pas atteint, et cependant quelques-uns de leurs vers respirent un sentiment que l’on pourrait regarder comme la leur révélant ; par exemple : « Je suis devenu amoureux d’une fille qui n’a pas de religion. C’est là l’amour; qu’a-t-il à faire avec la religion. » Et néanmoins ces gens se marient sans s’être vus mutuellement, ou sans savoir rien sur leur compte respectif, si ce n’est qu’ils sont de sexes diflerens. Ce n’est pas tout : un marchand qui est dans un pays étranger s’y marie pour le temps qu’il y doit rester, et renvoie la femme lorsqu’il retourne dans sa patrie; alors l’un et l’autre cherchent à contracter de nouveaux liens.

[…]

Le pays est gras et fertile , mais plat, et les arbres cachent les remparts et les mosquées, jusqu’au moment où on en est tout près.[…]

Notre premier soin après notre arrivée fut de changer notre costume, et de nous conformer aux usages prescrits par les lois du pays. […] Nos turbans furent échangés contre de chétifs bonnets de peau de mouton avec le poil en dedans, et nous jetâmes nos ceinturons ou kammarband pour un morceau grossier de corde ou de tissu de chanvre. Nous laissâmes de côté le vêtement extérieur du pays, ainsi que nos bas, puisque ce sont des signes qui distinguent l’infidèle du vrai croyant dans la sainte cité de Bukhara. Nous savions aussi que les seuls musulmans peuvent aller à cheval dans l’enceinte des murs de cette ville, et un sentiment intérieur nous dit que nous devions être satisfaits si, au prix de ce léger sacrifice, il nous était permis de continuer à demeurer dans cette capitale.

Un distique qui représente Samarcand comme le paradis de l’univers , nomme aussi Bukhara comme la force de la religion et de la foi ; et impies et faibles comme nous l’étions, nous ne pouvions désirer d’essayer aucune épreuve parmi des hommes qui paraissaient être, du moins en apparence, de si grands bigots. […]

Quand nous entrâmes dans la ville, les agens du gouvernement ne visitèrent même pas notre bagage; mais l’après-midi, un officier vint nous dire de nous rendre auprès du ministre. M. Gérard, étant encore souffrant de la fièvre, ne put m’accompagner, c’est pourquoi je m’acheminai seul vers l’Ark ou palais, où le ministre demeurait seul avec le roi. Je ne pouvais revenir de mon étonnement à la vue de la nouvelle scène qui s’ouvrait devant moi, puisque nous marchâmes près de deux heures dans les rues de Bukhara avant d’arriver à la citadelle. Je fus aussitôt introduit; le ministre, ou suivant la qualification qu’on lui donne, Je Kûsh-Beghi(seigneur de tous les begs), est un homme âgé qui jouit d’un grand crédit, il était assis dans un petit appartement précédé d’une cour particulière. Il me dit de m’asseoir en dehors, sur le pavé, mais en même temps montra dans ses manières une bonté et des égards qui mirent mon’esprit très à l’aise. La dureté de mon siége et la distance à laquelle j’étais de lui ne m’accablèrent pas de douleur, puisque son fils, qui survint durant l’entretien, s’assit encore plus loin que moi. Je présentai au ministre une montre d’argent et un vêtement en tissu de cachemir que j’avais apportés exprès; mais il refusa de rien recevoir, disant qu’il n’était que l’esclave du roi. […]

REGISTAN, marché, communautés :

Le lieu que je fréquentais ordinairement le soir était le Reghistan : on nomme ainsi une place spacieuse, près du palais qui en occupe un des côtés; sur deux autres s’élèvent des bâtimens massifs qui sont des colléges habités par les savants ; sur le quatrième, il y a une fontaine jaillissante, ombragée de grands arbres c’est là que les oisifs et les colporteurs de nouvelles se rassemblent autour des marchandises d’Asie et d’Europe qui sont exposées en vente. Un étranger n’a qu’à s’asseoir sur un banc du Reghistan pour connaître les Ouzbeks et la population de Bukhara. Il peut y converser avec des naturels de la Perse, de la Turquie, de la Russie, du Turkestan, de la Chine, de l’Inde et de l’Afghanistan. Il y rencontrera des Türkmens, des Kalmûks et des Kirghiz des déserts voisins, ainsi que des habitants de pays plus favorisés du ciel. Il peut observer le contraste que lui offrent les manières polies des sujets du grand roi, et les usages grossiers d’un Turc nomade. Il peut voir des Ouzbeks de toutes les contrées du Mawar-al-Nahar, et spéculer, d’après leur physionomie, sur les changements que les temps et les lieux produisent dans une famille du genre humain.

L’Ouzbek de Bukharie, d’après son mélange avec le sang persan, n’est reconnu que difficilement pour un Turc. Les Ouzbeks du Kokhand, contrée voisine, ont subi moins d’altération, et les naturels de la Khivie, l’ancien Kharism, ont encore une rudesse de traits qui leur est particulière. On peut les distinguer de tous les autres à leur Kalpak, bonnet en peau de mouton noire, haut d’un pied. Une barbe rouge, des yeux gris et une peau blanche, attireront quelquefois les regards d’un étranger; son attention se sera alors fixée sur un pauvre Russe qui a perdu sa liberté et sa patrie, et qui mène ici une misérable vie dans l’esclavage. De temps en temps on aperçoit un Chinois dans le même état deplorable, sa longue queue a été coupée, et sa tête est coiffee d’un turban, parce que de même que le Russe, il joue le rôle de musulman. Ensuite vient un brahmaniste, dans un costume qui ne lui est pas moins étranger qu’à sou pays. Un petit bonnet de forme carrée et un cordon, au lieu d’une ceinture, le différencient du musulman, et ainsi que le disent les sectateurs du Coran, empêchent que ceux-ci ne profanent les salutations prescrites dans leur langue en les adressant à un idolâtre. Indépendamment de ces signes distinctifs, le naturel de l’Hindoustan est reconnaissable à son air de réserve, et à la manière étudiée dont il évite de se mêler à la foule. Il ne se réunit qu’à un petit nombre de personnes qui se trouvent dans les mêmes circonstances que lui. Le juif a un caractère aussi marqué que le brahmaniste; il porte un costume un peu différent et un bonnet conique : mais rien ne le fait mieux discerner que les traits si connus et propres au peuple hébreu. En Bukharie, ils composent une très belle race, et dans mes courses j’ai apercu plus d’une femme qui me rappelait celles que le talent des peintres s’est plu à représenter. Des boucles de cheveux qui pendent sur leurs joues et sur leur cou relèvent les charmes de leur figure. On compte à peu près 4,ooo juifs à Bukhara, ce sont des émigrants de Meshhed en Perse ; ils s’occupent principalement de la teinture des toiles ; ils sont traités de la même manière que les brahmanistes. Un Arménien (kurde ?) égaré, vêtu d’une façon différente des précédents, fournit une image de cette nation errante ; elle est peu nombreuse à Bukhara.

A l’exception des hommes dont je viens de parler, l’étranger contemple dans les bazars une masse de population de belle taille, blanche et bien vêtue , ce sont les musulmans dn Turkestan. Un grand turban blanc et une pelisse (çoga) de couleur ombre, par dessus 3 ou 4 autres du même genre, est le costume ordinaire; mais le Reghistan mène au palais, et les Ouzbeks aiment à paraître devant leur roi en vêtement de soie bariolée qu’ils nomment adrass ; on y emploie les couleurs les plus éclatantes, et il serait insupportable pour tout autre qu’un Ouzbek. Quelques grand personnages sont habillés de brocard; on peut distinguer la gradation des rangs parmi les chefs, puisque ceux qui sont en faveur entrent à cheval dans la citadelle, tandis que les autres mettent pied à terre à la porte. Presque toutes les personnes qui vont rendre visite au roi sont accompagnées d’un esclave ; quoique cette classe du peuple soit presque toute composée de Persans ou de leurs descendans, elle a un air particulier. On dit que les trois quarts des habitans de Bukhara sont issus d’esclaves ; car on ne permet qu’à un petit nombre de captifs amenés de Perse au Turkestan de retourner dans leur patrie, et suivant ce qu’on dit universellement, il y en a beaucoup qui n’y sont nullement enclins. Une grande partie de la population de Bukhara ne se montre en public qu’à cheval; mais soit sur un coursier, soit à pied, elle est toujours bottée, et les piétons marchent sur des talons si hauts et si étroits, que j’avais beaucoup de peine , non-seulement à cheminer, mais même à me tenir debout. Ces talons ont dix-huit lignes de haut, et l’extrémité inférieure n’a que six lignes de diamètre. Tel est le costume national des Ouzbeks; quelques gens de distinction ont par dessus la botte un soulier qu’ils ôtent en entrant dans un appartement. Quant aux femmes, que je ne dois pas oublier, elles ne sortent généralement qu’à cheval, et elles s’y tiennent comme les hommes ; un petit nombre va à pied; toutes sont cachées par un voile noir en crin. La difficulté de voir à travers cette enveloppe fait qu’elles regardent, fixement les gens qu’elles rencontrent, comme dans une mascarade. Mais ici personne ne doit leur parler , et si quelque belle du harem du roi vient à passer, vous êtes averti de vous tourner d’un autre côté, et vous attrapez un coup sur la tête si vous négligez de vous conformer à cet avis, tant les belles de Bukhara la sainte sont sacrées.

[…]Du matin au soir la foule produit un bourdonnement, et on est étourdi du bruit de la masse des êtres humains qui sont en mouvement. Au milieu de la place, les fruits sont exposés en vente sous l’abri d’un morceau carré de natte soutenue par une seule perche. On est étonné de voir les marchands de fruits employés, sans discontinuer, à débiter du raisin, des melons , les abricots, des pommes, des pêches , des poires et des prunes, à une suite non interrompue d’acheteurs.

Ce n’est qu’avec difficulté que l’on se fraie un passage à travers les rues, on n’y parvient qu’en courant à chaque instant le risque d’être renversé par un homme monté sur un cheval ou un âne. Ces derniers animaux sont extrêmement beaux, et vont un pas d’amble très vif, quoique chargés de leurs cavaliers ou de fardeaux. On rencontre aussi des charrettes de construction légère, parce que les rues ne sont pas assez étroites pour que les voitures à roue n’y puissent point passer.

Sur tous les points du bazar il y a des gens qui font du thé; ils se servent, au lieu de théières, de grandes urnes d’Europe, dont on maintient la chaleur par un tube de métal. La passion des Bukhars pour le thé est je crois sans égale , car ils en boivent à toute heure, en tout lieu, et d’une demi-douzaine de manières; avec ou sans sucre, avec ou sans lait, avec de la graisse, avec du sel, etc. Après les vendeurs de cette boisson chaude, on voit ceux du rahat-i-can ou délice de la vie : c’est une gelée ou sirop de raisin mêlé avec de la glace concassée. Cette abondance de glace est une des choses les plus agréables qu’il y ait à Bukhara; on peut s’en procurer jusqu’au moment où le temps froid la rend inutile. En hiver on l’entasse dans des glacières ; elle se vend à un prix qui est a la portée des plus pauvres gens. Personne dans cette capitale ne songe à boire de l’eau à moins qu’elle ne soit à la glace, et on peut voir un mendiant en acheter au moment où, tout en criant qu’il est misérable, il sollicite la charité des passants. Quand le thermomètre est à 9o°, on peut dire que c’est une vue rafraîchissante d’apercevoir d’énormes masses de glaces coloriées, ramassées et entassées comme des boules de neige.

On n’en finirait pas de vouloir énumérer tous les marchands du Reghistan ; je me bornerai à dire qu’il n’y a presque point d’objets qu’on ne puisse y acheter; on y trouve de la joaillerie et de la coutellerie d’Europe, à la vérité de qualité assez grossière; du thé de la Chine, du sucre de l’Inde, des épiceries de Manille. Si on veut ajouter à son instruction en turc ou en persan, on peut aller aux boutiques de livres, où les savants, ou bien ceux qui veulent en avoir l’air, examinent avec attention les ouvrages qui ont déjà passé par beaucoup de mains.

MOSQUES, MADRASA :

En s’éloignant le soir de cette foule agitée pour gagner les quartiers plus retirés, on traverse des bazars voûtés, maintenant vides, on passe devant des mosquées surmontées de jolies coupoles et décorées de tous les ornements qui sont admis par les musulmans. Après les heures de bazar, elles sont remplies par la foule qui vient à la prière du soir. A la porte des colléges, placés généralement en face des mosquées, on peut voir les étudians prenant du loisir après les travaux du jour ; ils ne sont ni aussi gais ni aussi jeunes que les élèves d’une université européenne ; beaucoup d’entre eux sont des hommes d’un certain âge, graves et compassés ; plus hypocrites peut-être, mais certainement non moins vicieux que les jeunes gens des autres pays. Au crépuscule tout ce mouvement cesse , le tambour du roi bat, d’autres dans tous les quartiers de la ville lui répondent, et à une heure marquée il n’est permis à personne de sortir de chez soi sans lanterne. D’après ces arrangemens, la police de Bukhara est excellente, et dans chaque rue de grands ballots de toile restent pendant la nuit sur le devant des boutiques en toute sûreté. Le silence le plus profond règne jusqu’au lendemain matin que le bruit recommence dans le Reghistan. La journée s’ouvre par les mêmes rasades et libations de thé , et des centaines de petits garçons et d’ânes chargés de lait s’empressent d’arriver près de la foule affairée. Le lait se vend dans de petites jattes au-dessus desquelles flotte la crème ; un jeune homme en apporte au marché vingt à trente dans des tablettes soutenues et suspendues à son épaule par un bâton. Quelque quantité qui puisse en être apportée, elle ne tarde pas à disparaître parmi le nombre prodigienx de buveurs de thé de cette grande cité.

Bientôt après notre arrivée, je rendis visite à nos compagnons de voyage , les marchands de thé, qui logeaient dans un caravanseraï, et étaient très-affairés à déballer, vanter et vendre leur marchandise. Ils envoyèrent chercher au bazar de la glace et des abricots; nous nous assîmes et nous nous régalâmes ensemble. […]

UZBEKS :

Les Ouzbeks sont un peuple simple, avec lequel on a promptement fait connaissance, quoi qu’ils aient un singulier ton de voix qui semble marquer du mépris ou la colère pour la personne à laquelle ils parlent. Ils n’employaient jamais, pour nous saluer, aucune des formules usitées entre musulmans ; ils semblaient avoir une autre sorte d’expressions dont les plus communes sont : « Puisse ta richesse s’accroître » (Dawlet Ziada), ou « puisses tu vivre long-temps (‘Umr Daraz) ! » Néanmoins, avant de s’asseoir, ils récitaient toujours al-fatiha ou la prière du Coran, en étendant leurs mains et se frappant la barbe; et nous en faisions autant. Plusieurs des gens qui nous rendirent visite manifestèrent des soupçons sur notre condition, et néanmoins ne montrèrent aucune répugnance pour converser sur toutes sortes de sujets , depuis la politique de leur roi jusqu’à l’état du marché. Quelle simplicité chez ces hommes! ils croient qu’un espion doit s’occuper de mesurer leurs forts et leurs remparts; ils n’ont aucune idée de la valeur d’une conversation. Avec cette promptitude de nos hôtes a faire des réponses , je n’éprouvais pas d’ennui à leur expliquer les usages de l’Europe; mais je dois conseiller au voyageur de se munir d’un fond considérable de cette sorte de connaissance avant d’entreprendre une pérégrination dans les contrées de l’Orient. On doit avoir quelques notions du commerce, des arts, des sciences, de la religion, de la médecine, et dans le fait, de chaque chose; toute réponse qui donne des explications vaut mieux que celle qui se borne à dire : «Je n’en sais rien, » parce que l’ignorance réelle on prétendue est interprétée comme un dessein volontaire de cacher ce qu’on sait.

Marché aux esclaves :

Je saisis une occasion de voir le marché aux esclaves qui se tient tous les samedis matin. Les Ouzbeks conduisent toutes leurs affaires par le moyen des esclaves qui sont principalement amenés de la Perse par les Türkmens. Ces pauvres gens y sont exposés en vente, et occupent une quarantaine d’échoppes où on les examine comme du bétail, avec cette différence qu’ils peuvent rendre compte de ce qu’ils sont.

J’allai à ce bazar un matin ; il n’y avait que six pauvres créatures, et je fus témoin de la manière dont on les vend. On leur demande d’abord quelle est leur parenté, où ils ont été faits captifs, et s’ils sont musulmans, c’est-à-dire sunnites. Cette question est faite de cette manière, parce que les Ouzbeks ne regardent pas un chiite comme un vrai croyant. De même que chez les premiers chrétiens, un sectaire leur est plus odieux qu’un infidèle. Après que l’acheteur s’est assuré que l’esclave est un infidèle (kaffir), il visite son corps, examinant notamment s’il est exempt de la lèpre si commune dans le Turkestan, puis il marchande pour le prix.

Trois petits garçons persans étaient a vendre pour 30 tilla d’or (5oo fr.) par tête; il était surprenant de voir le contentement de ces pauvres enfans dans leur triste condition. J’entendis l’un d’eux raconter comment il avait été pris pendant qu’il gardait ses troupeaux au sud de Meshhed. Un autre qui entendait une conversation entre les spectateurs relativement a la vente des esclaves dans ce moment, leur dit qu’un grand nombre avait été enlevé. Son compagnon reprit alors avec une certaine émotion : « Toi » et moi sommes les seuls qui pensons ainsi, à cause » de notre infortune; mais ces gens doivent savoir » mieux que nous ce qui en est. » Il y avait là une malheureuse fille qui avait été longtemps au service d’un homme maintenant obligé de la vendre, parce qu’il était devenu pauvre. Je suis certain que bien des larmes ont été versées dans la cour où je considérais cette scène ; mais on m’assura de toutes parts que les esclaves sont traités avec douceur; comme un si grand nombre reste dans le pays après avoir été affranchi, il semble que cette assertion doit être vraie. C’est la Khivie qui approvisionne principalement le bazar aux esclaves de Bukhara. Des Chinois et des Russes y sont également vendus, mais rarement. Les sentimens d’un Européen se révoltent à l’idée de cet odieux trafic; un Ouzbek ne partage pas ces pensées, il croit rendre service à un Persan en l’achetant, et le voyant renoncer à ses opinions hérétiques.

Tabac

Ce matin-là je passai du marché aux esclaves au grand bazar ; la première chose qui frappa mes regards fut la punition des musulmans pris en faute contre la religion , le vendredi précédent. Il y avait quatre hommes qui avaient été surpris endormis à l’heure de la prière, et un jeune garçon qui avait fumé en public. Ils étaient liés les uns aux autres et le jeune fumeur ouvrait la marche , tenant à la main le houkah (la pipe). L’officier de police les suivait avec une courroie épaisse dont il les châtiait tout en marchant et criant à haute voix : « Ô vous ! sectateurs » de l’islamisme, contemplez la punition de ceux » qui violent la loi!» Toutefois, il n’y eut jamais unp telle suite de contradictions et d’absurdités , comme dans la pratique et la théorie de la religion à Bukhara. On peut acheter ouvertement du tabac et tout l’appareil nécessaire pour en aspirer la fumée; mais si on est aperçu fumant en public, on est immédiatement traîné devant le cazi, et puni par la bastonnade, ou placé sur un baudet et promené le visage barbouillé de noir, afin de servir d’avertissement aux autres. Si quelqu’un est surpris chassant aux pigeons le vendredi, il est aussitôt assis sur un chameau et montré dans les rues avec l’oiseau mort suspendu au cou. Quiconque est vu dans les rues aux heures des prières, et convaincu d’avoir l’habitude de cette négligence, paye une amende et est ensuite condamné à la prison, et cependant des misérables fréquentent les soirs les rues pour commettre des abominations non moins contraires au Coran qu’à la nature. Chaque chose présente réellement un tissu de contrariétés, et certainement nulle ne fut plus manifeste pour moi que la punition des coupables, passant avec tout l’appareil de la publicité , devant la porte même du bâtiment où des créatures humaines étaient mises de niveau avec les brutes de la terre ; sans doute en opposition avec les lois de l’humanité, et non moins certainement en opposition avec les lois de Mahomet.

Hindous et Anglais :

Les Hindous de Bukhara recherchaient notre société, parce que ces hommes semblent regarder les Anglais comme leurs supérieurs naturels. Dans tous les pays où nous passâmes, ils nous rendirent visite et ne voulurent converser avec nous qu’en hindoustani, ce qui était un gage d’union entre eux et nous. Ils semblaient jouir, dans cette contrée, d’un degré de tolérance suffisant pour les mettre en état de vivre heureux. L’énumération des restrictions auxquelles ils sont soumis pourrait cependant les faire regarder comme une race persécutée. Ils ne peuvent ni construire des temples, ni ériger des idoles, ni faire des processions ; ils ne vont pas à cheval dans l’intérieur de la ville, et doivent porter un costume particulier. lls payent un jîza ou droit de capitation, qui varie de 4 à 8 roupies par an, mais qui est également levé sur quiconque n’est plus musulman. Ils ne doivent jamais ni insulter ni maltraiter un croyant. Quand le roi passe dans le quartier qu’ils habitent ils doivent sortir, se ranger en haie et lui souhaiter santé et prospérité ; lorsqu’ils vont à cheval hors des murs, ils doivent en descendre s’ils rencontrent le monarque ou le qadi. Il ne leur est pas permis d’acheter des femmes esclaves, parce qu’un infidèle souillerait une fidèle ; aucun d’eux ne transporte sa famille au delà de l’Oxus. Moyennant ces sacrifices, les Hindous vivent tranquillement à Bukhara ; dans toutes les contestations et les procès, on leur rend la justice avec la même équité qu’aux musulmans. Je n’entendis citer aucun exemple de conversion forcée à l’islamisme , bien que depuis 3 ou 4 ans 3 ou 4 brahmanistes eussent adopté la doctrine du Coran. L’extérieur de ces gens est extrêmement posé et réglé ; on serait tenté de supposer qu’ils ont renoncé à rire, à en juger par la gravité de leur physionomie. Ils parlent avec satisfaction de leurs priviléges, et sont très contents de la promptitude avec laquelle ils peuvent réaliser de l’argent, quoique ce soit au prix de leurs préjugés. On compte à peu près 300 Hindous à Bukhara ; ils vivent dans un caravanseraï dont la .propriété leur appartient. Ils sont presque tous natifs de Chikarpour dans le Sindh ; depuis quelques années leur nombre s’est accru. Les Ouzbeks, et dans le fait tous les musulmans, sont vaincus par le génie commercial de ces hommes qui avancent des sommes très considérables pour le plus petit bénéfice.

[…]

Femmes et Beauté :

Les femmes de Bukhara se teignent complétement les dents en noir; elles tressent leurs cheveux et les laissent pendre en longues nattes sur leurs épaules. Leur habillement diffère peu de celui des hommes ; elles portent de même des pelisses ; mais les manches . au lieu de servir à y ‘passer les bras, sont retroussées par derrière, et attachées ensemble. Même dans leurs maisons, elles ont pour chaussure d’énormes bottes à la hessoise, faites en velours et extrêmement ornées ; quel goût étrange pour des créatures qui sont toujours enfermées de s’affubler de bottes semblables comme si elles s’étaient préparées à entreprendre un voyage ! Elles sont coiffées de grands turbans blancs, un voile couvre leur visage, et plus d’une jolie figure est ainsi condamnée à rougir sans qu’on s’en aperçoive. L’occupation de montrer sa beauté de la manière la plus avantageuse, occupation à laquelle les femmes consacrent une si grande partie de leur temps dans des contrées plus heureuses, estinconnue ici. Un homme peut tuer son voisin d’un coup de fusil s’il l’aperçoit à son balcon à d’autres heures que celles qui sont fixées. L’.assassinat suit le soupçon ; parce que les lois du Coran, relativement aux femmes, sont observées .avec la plus stricte rigueur. Si la jalousie est une passion rarement connue des musulmans, elle est remplacée par un vice bien plus dégradant.

Pendant mon voyage dans le Caboul, j’avais souvent joui des agréments du bain, suivant l’usage des Orientaux. Je me procurai le même plaisir à Boukbara; mais je ne pus le goûter que dans certains bâtimens, les prêtres ayant affirmé que l’eau de tels et tels bains serait changée en sang si elle était souillée par une femme ou par un infidèle. Un bain oriental est trop connu pour que j’en fasse la description; mais l’opération est très-singulière : vous êtes étendu de toute votre longueur, frotté, pétri, frappé; mais tout cela vous rafraîchit.

Les bains de Bukhara sont très-vastes. Plusieurs petites cellules voûtées entourent une grande salle circulaire à coupole, et sont chauffees à des températures différentes. Pendant le jour, la lumière arrive par les verres colorés de la coupole; la nuit, une seule lampe placée en bas suffit pour éclairer à la fois toutes les cellules. La portion du cercle tournée vers la Mecque est employée comme mosquée, et le mahométan sensuel peut y faire sa prière pendant qu’il goûte un des délices promis dans le paradis du prophète.

Hammam

Il y a 18 bains à Bukhara; un petit nombre est de très grandes dimensions; mais la totalité rapporte un revenu de 150 tillas/1000 roupies. Cette somme peut servir à évaluer la quantité des habitants. Chaque personne paye au maître du bain 10 pièces de cuivre, dont 135 équivalent à 1 roupie : par conséquent, 100 individus à peu près peuvent se baigner pour un tilla, soit 15,ooo personnes pour chaque bain : comme il y en a 18, il en résulte que 27o,ooo individus y vont annuellement; mais on n’en fait usage que la moitié de l’année, durant les mois froids, et les pauvres ne peuvent jamais se procurer cette satisfaction.

[…]Toutefois nous étions parvenus dans une région plus civilisée, en nous approchant de l’Europe, puisque le vizir avait reçu de Constantinople de la quinine et d’autres médicamens. Nous restâmes avec le Kush Beghi pendant qu’il s’occupait d’afiaires ; et nous le vîmes lever des droits sur les marchands, qui sont traités très-favorablement dans ce pays. Les pièces de toile sont apportées, et 1/40 est pris en guise de droits ; ce qui laisse au marchand son profit, sans l’incommoder pour l’argent comptant. Un musulman n’a qu’à invoquer le nom du prophète, se frapper la barbe, et se déclarer pauvre, pour être exempté de tout droit. Un homme dit qu’il avait des témoins qui prouveraient qu’il était accablé de dettes, et qu’il les amènerait. Le ministre répliqua : « Prête serment, nous n’avons pas besoin M de témoins. » L’homme s’étant conformé à cette demande, chacun des assigtans s’écria : « Dieu est » grand! » et récita el-fatiha; les marchandises furent rendues sans avoir payé la moindre chose.

[…]

Néanmoins, j’étais décidé à voir le roi ; et le vendredi suivant, à midi, j’allai à la grande mosquée, édifice construit par Timour. J’aperçus le monarque et tout son monde sortant de la prière. Il me parut âgé de moins de trente ans, et n’avoir pas une physionomie avantageuse ; ses jeux sont petits, son visage est maigre et pâle; il était simplement vêtu d’une robe de soie, et coiffe d’un turban blanc. Il a quelquefois une aigrette en plumes, ornée de diamans. Un Coran était porté devant lui, et il était précédé et suivi de deux huissiers avec des masses d’or, lesquels criaient en turc : «Priez Dieu que » le commandant des fidèles se conduise équitable» ment! » Sa suite ne se composait pas de plus d’une centaine de personnes, la plupart en robes de brocard de Russie, et avec des sabres, que j’appellerai volontiers coutelas, ornés en or; c’est la marque de distinction de ce pays. Le roi actuel a plus de pompe que ses prédécesseurs; mais peut-être juge-t-il nécessaire d’affecter de l’humilité dans un temple, et au retour d’une cérémonie religieuse. Le peuple se rangeait de côté-quand il passait, et se frappait la barbe en souhaitant paix au monarque. Je fis de même. Bahadour Khan, tel est le nom du roi, est très-respecté de ses compatriotes. A son avénement au trône, il donna tout son bien particulier. Il observe avec exactitude les devoirs de la religion ; mais il est moins bigot que son père, Mir Haïder. En tout, il se conforme aux préceptes du Coran, et on prétend même qu’il ne vit que de la capitation levée sur les juifs et les Hindous. On dit que les revenus du pays sont dépensés à entretenir les mollahs et les mosquées; mais ce jeune roi est ambitieux et belliqueux, et je regarde comme plus probable qu’il’ emploie ses trésors à l’entretien de ses troupes et à l’accroissement de sa puissance.

La vie de ce roi est moins digne d’envie que celle de la plupart des particuliers. L’eau qu’il boit est apportée de la rivière dans des outres, gardées et scellées par deux officiers; elles sont ouvertes par le visir, et l’eau est goûtée d’abord par ses gens, ensuite par ce ministre ; ensuite l’outre, scellée de nouveau, est envoyée au roi. Les repas journaliers de ce monarque subissent les mêmes épreuves; le ministre mange, il donne des mets aux personnes qui l’entourent; elles attendent qu’une heure se soit écoulée pour juger de l’effet de ces aliments ; ils sont alors renfermés sous clef dans un boîte et expédiés. Le roi en a une clef et le ministre une autre. Les fruits, les confitures, tout objet comestible passe par le même essai ; on ne peut guères supposer que le bon roi des Ouzbeks mange jamais un plat bien chaud ou un dîner qui vient d’être préparé. L’usage du poison est commun, et on soupçonne fortement que l’élévation du roi sur le trône où il est maintenant assis, n’est pas exempte d’une distribution libérale de doses de ce genre. Un jour un Bukhar me présenta des figues ; j’en pris une et je la mangeai pour lui montrer que j’appréciais le don. Cet homme m’avertit de me tenir sur mes gardes à l’avenir : «Parce que, dit-il, tu dois d’abord inviter celui qui te donnes une chose à en manger , et , s’il le fait , tu peux en toute sûreté suivre son exemple. »

[…] […]

RELATION RUSSIE-BUKHARIE , esclavers et question religieuse:

La dernière ambassade russe en Bukharie, sous la conduite de M. Negri n’avait pas réussi à effectuer cet objet si désirable; que cependant la vente des esclaves russes en Bukharie avait cessé depuis dix ans. Il n’y en avait pas 130 dans tout le royaume; mais en Khivie leur nombre augmentait comme auparavant. La totalité de ceux qui se trouvaient en Bukharie aurait été rachetée par l’ambassadeur, s’il ne s’était pas élevé des discussions religieuses sur la convenance de permettre, à des chrétiens devenus musulmans, de retomber dans leur idolâtrie.

Les mollahs avaient vu des images peintes dans les églises russes, et aucun raisonnement ne pouvait les faire départir de ce qu’ils alléguaient comme le résultat de l’évidence de leurs sens, c’est que les Russes adorent des idoles. Il existe généralement une différence d’opinion sur chaque matière, et celles des Russes et des Bukhars sur l’esclavage étaient très-opposées. Les musulmans ne croient pas commettre un péché en réduisant les Russes en esclavage, soutenant que la Russie offre l’exemple d’un pays entier d’esclaves, notamment dans la manière despotique dont les soldats sont gouvernés.

« Si nous achetons des Russes, disent-ils, lesRusses achètent, sur notre frontière, des Kirghiz Kayzak, qui sont musulmans, et ils obsèdent ces hommes de menaces, de flatteries et d’espérances pour leur faire abandonner leur foi et les rendre idolâtres. Considérez d’un autre côté les Russes en Bukharie, leur manière de vivre, la liberté, l’aisance dont ils jouissent, et comparez cela au » pain noir et à la tyrannie inexorable qu’ils éprouvent dans leur patrie. » Ils finirent par parler de la cruauté du bannissement en Sibérie , qu’ils ne mentionnèrent qu’en frémissant d’horreur, et assurèrent qu’en plusieurs circonstances la crainte de ce châtiment avait contraint les Russes à chercher volontairement un refuge en Bukharie.

[…]

Bukhara est située au milieu de jardins et d’arbres ; on ne peut l’apercevoir à une certaine distance; c’est un lieu délicieux, et le climat y est salubre; mais je ne puis partager le sentiment desgéographes arabes, qui en parlent comme du paradis de l’univers. […]

La circonférence de Bukhara excède 8 m., sa figure est triangulaire; elle est ceinte d’un mur en terre haut de 20 p. et percé de 12 portes. […]De dehors on aperçoit peu de grands édifices ; mais quand le voyageur a pénétré dans l’enceinte, il suit son chemin entre des bazars élevés, bâtis en briques et voûtés, et rencontre chaque espèce de trafic dans un quartier séparé : ici les marchands de mousselines, la les cordonniers; une arcade est remplie de’soieries, une autre de toiles. Partout il trouve des édifices vastes et solides, des colléges, des mosquées et de hauts minarets. Une vingtaine de caravanseraïs contiennent des commerçants de differentes nations, et une centaine de réservoirs et de fontaines construites en pierre de taille approvisionnent d’eau une population nombreuse. Bukhara est entrecoupée de canaux ombragés de mûriers, et qui amènent l’eau du Kohik ; une croyance répandue parmi le peuple mérite d’être rapportée , c’est que le sommet du minaret le plus élevé, et qui a à peu près 5o pieds de haut, est au niveau de Samarcand. Du reste, Bukhara n’est que médiocrement pourvue d’eau, la rivière coule à six milles de distance, et le canal n’est ouvert 1/15 jours. En été les habitants de Bukhara sont quelquefois privés d’eau pendant des mois entiers, et pendant notre séjour, le canal avait été à sec durant 60 jours; la neige n’ayant pas fondu dans les terres hautes de Samarcand , la petite quantité d’eau de la rivière avait été consommée avant d’arriver à Bukhara. Par conséquent, la distribution de cet objet indispensable pour la vie devient une chose de la plus haute importance, et un officier du gouvernement est spécialement chargé de ce devoir. En définitive, l’eau est mauvaise et passe pour occasioner le ver de Guinée, maladie affreusement commune à Bukhara ; les habitants disent qu’elle provient de l’eau, et ils ajoutent que ces vers sont les mêmes qui tourmentèrent le corps du saint homme et prophète Job.

Il y a à peine un jardin ou un cimetière dans l’enceinte des murs de Bukhara. A l’exception des édifices publics, presque toutes les maisons sont petites, et n’ont qu’un seul étage; cependant on en voit eaucoup de fort belles. Quelques-unes ont des parois intérieures en stuc, et très-élégamment peintes; d’autres des arcades en ogive ornées de dorures et de lapis lazuli, et les appartements en sont à la fois élégans et commodes. Les habitations ordinaires sont en briques séchées au soleil, et soutenues par une charpente; toutes ont le toit plat. […]

Le plus grand des édifices publics est une mosquée qui occupe un espace de 3oo p., et dont le dôme s’élève à peu près au tiers de cette ; quantité ; il est couvert en tuiles d’un bleu azur, vernissées; son aspect a de la magnificence. Ce temple est assez ancien, puisque sa coupole, endommagée par un tremblement de terre, fut réparée par le fameux Timour. Le minaret, qui est très-haut, fut élevé en l’an 542 h; il est en briques qui ont été distribuées en dessins très-ingénieux. Les criminels sont précipités du haut de cette tour. Le prêtre principal est le seul qui ait la permission d’y monter, et seulement le vendredi, afin d’appeler les fidèles à la prière; on craindrait que de là il ne vît les appartementss des femmes dans la ville. Le plus joli édifice de Bukhara est le collége du roi Abdallah. Les phrases du Coran qui sont tracées sur une arcade élevée, sous laquelle se trouve l’entrée, ont plus de 2 p. de dimension, et sont écrites sur les belles tuiles vernissées dont j’ai déjà parlé. La plupart des dômes de la ville sont ornés de la même manière, et leurs sommets sont couverts par les nids du laglag, espèce de cigogne et oiseau de passage, qui fréquente ce pays, et est regardé par le peuple comme d’un heureux augure.

[…] Son nom fut répandu au loin par le grand nombre d’hommes doctes et religieux qu’elle produisit, et l’épithète de chérifou sainte lui fut bientôt donnée par ses conquérans musulmans. On regarde comme un signe certain de l’infidélité de dire que les murs des bâtisses de Bukhara sont tortueux; cependant leur architecture est si défectueuse, que je doute qu’il y ait dans toute la ville un seul mur qui soit d’aplomb. Les prêtres du temps présent affirment que dans tous les autres pays du globe la lumière descend sur la terre, mais qu’au contraire elle s’élève de Bukhara la sainte. On prétend que Mahomet, dans son voyage au ciel inférieur, observa ce fait, qui lui fut expliqué par l’ange Gabriel, comme le motif de cette appellation.

[…]

Les remparts actuels ont été construits par Rahim Khan, du temps de Nadir Shâh; et puisque l’équité de ses souverains suit la marche de l’accroissement de son étendue, Bukhara promet d’être une ville plus considérable dans les siècles modernes qu’elle ne le fut anciennement!

Je profitai de la connaissance que j’avais faite du mollah , en venant de Karshy, pour visiter son collége, la madras-i-qadi kalan , qui est un des principaux édifices de ce genre à Bukhara. Ce prêtre et son compagnon, qui me régala de thé et causa longtemps, me fournirent les renseignements les plus détaillés sur ces sortes d’institutions. On compte dans cette capitale environ 366 colléges, tant grands que petits, et dont 1/3 consiste en vastes bâtiments qui contiennent 70 ou 80 étudiants. Beaucoup n’en ont que 20, et quelques uns seulement 10. Ces édifices ressemblent aux Caravanserais : un bâtiment carré est entouré intérieurement d’un grand pombre de petites cellules nommées, Hucra, qui sont vendues et ont une valeur de 16 tillas ; quelquefois elle s’élève jusqu’à 30.

Une rétribution fixe est allouée au professeur et à chacun des écoliers qui demeurent dans l’enceinte; les colléges sont bien dotés; tous les bazars et les bains de la ville, ainsi que la plupart des champs des environs, ont été achetés à cet effet par des personnes pieuses. Suivant la loi, le revenu public est approprié à l’entretien de l’église; un quart de lenr totalité y est employé à Bukhara; le produit de la douane est également partagé par les prêtres.

On trouve dans les colléges des hommes de toutes les contrées voisines, excepté de la Perse : les étudiants sont les uns jeunes, les autres âgés. Après 7 ou 8 ans d’études, ils retournent dans leur patrie après avoir accru leurs connaissances et leur réputation; quelques-uns continuent à demeurer toute leur vie à Bukhara. La possession d’une cellule donne à un étudiant un droit à certains émoluments annuels payés par la fondation ainsi que par le revenu public. Les colléges sont fermés la moitié de l’année par ordre du roi, afin de laisser à leurs habitants la possibilité d’aller travailler aux champs, et de gagner ainsi quelque chose qui accroisse leur pension. Que penseraient les membres des colléges d’Oxford et de Cambridge de l’occupation de faucher le froment ? La saison des vacances est nommée tatil, et celle des études tashil. Les étudiants ont la faculté de se marier; mais ils ne peuvent amener leurs femmes au collége. Dans le temps des études, les classes sont ouvertes depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher; le professeur est constamment à son poste; les écoliers disputent en sa présence sur des points de théologie, et il dirige le débat. Quelqu’un dit :

« Prouve qu’il y a un Dieu », et à peu près 500 sortes d’arguments sont mis en avant ; il en est de même des autres matières. Les étudiants s’occupent exclusivement de la théologie; elle a remplacé toutes les autres sciences; ils ignorent absolument même les annales, historiques de leur patrie. Jamais on ne vit pareil assemblage de lourdauds ; excepté l’observance de la prière, ils se conforment très-peu aux préceptes de leur religion ; mais ils ont de grandes prétentions à la régularité, et en affectent une excessive.

 

DU LAPIDE VOLONTAIRE (cf Hadith)

J’ai déjà parlé de la rigueur avee laquelle on exige à Bukhara que la loi musulmane soit pratiquée ; je vais encore en citer quelques exemples. Il y a une 12aine d’années, une personne qui avait violé la loi se rendit au palais et demanda à être jugée d’après le Coran. La singularité de voir un homme qui s’accusait lui-même engagea le roi à ordonner qu’on le chassât. L’homme reparut le lendemain et fut de nouveau renvoyé.. Il revint une troisième fois au palais, confessa tous ses péchés et gourmanda le roi de sa tiédeur, puisqu’il refusait de dispenser la justice; ce que, comme sectateur de l’islamisme, il sollicitait afin qu’elle pût amener son châtiment dans ce monde plutôt que dans l’autre. L’oulema ou le conseil des théologiens fut assemblé : la mort était la peine portée par,la loi; le coupable, qui était un mollah, s’attendait à cette décision. Il fut condamné à être lapidé. Il tourna son visage du côté de la Mecque, et, se couvrant la tête de son vêtement , il répéta le kuloma : « Il n’y a qu’un Dieu, et Mahomet est son prophète » , et subit son sort. Le roi était présent et jeta la première pierre; mais il avait enjoint à ses officiers de laisser échapper cet extravagant s’il faisait la moindre tentative de s’enfuir. Quand il fut mort, le roi pleura sur son cadavre , ordonna qu’il fut lavé et enterré , assista en personne au convoi, et lut le service funèbre sur la tombe. On raconte qu’il fut vivement ému; jusqu’à ce jour des vers rappellent la mort de cet infortuné, qui était ou un fanatique ou un insensé.

Un événement semblable s’est passé cette année même. Un fils qui avait maudit sa mère se présenta, demandant que justice fût faite; et s’accusant, la mère l’excusa et sollicita son pardon; le fils supplia qu’on le punît : l’oulema ordonna sa mort, et il fut exécuté comme un criminel dans une des rues de la ville.

JUSTICE ASIATIQUE :

Un marchand ayant récemment apporté des peintures de la Chine, elles furent immédiatement brisées, et le gouvernement en paya la valeur […] Un Afghan, ayant pillé une caravane, fut condamné à mort; mais il eut la faculté de racheter sou sang , conformément à la loi, s’il s’exilait dela Bukharie, parce qu’il était étranger. Toutefois, avant que cet arrangement eût été effectué , un second vol fut commis par une bande de la même nation : le clergé décréta la mort des brigands; et comme il jugea que le châtiment du premier criminel, joint à celui des autres, offrirait un exemple plus salutaire et plus eflicace , il rendit l’argent du sang, biffa le pardon et fit exécuter tous les coupables.

Les sentiments de nous autres Européens sont révoltés de ces changemens arbitraires ; mais on ne peut pas dire que la punition fut injuste, et si elle produisit de l’effet sur les gens enclins au mal, elle ne fut certainement pas déraisonnable. Quelle que puisse être notre opinion de ces coutumes et de ces lois, elles ont consolidé l’existence et favorisé la prospérité de ce pays; il n’y en a pas, dans toute l’Asie, où toutes les classes d’habitants soient autant protégées en tout. Ceux qui ne sont pas musulmans n’ont qu’à se conformer à un petit nombre d’usages prescrits pour être placés au même niveau que les croyants. Le code des lois est sanguinaire, et néanmoins n’est pas injuste. Si nous plaçons les vices de la Bukharie à côté de ses lois et de sa justice, nous aurons beaucoup à condamner ; mais le peuple est heureux, le pays florissant, le commerce prospère, et la propriété est protégée. Ce n’est pas une petite louange pour une contrée soumise à un gouvernement despotique.

Une opinion prévalente en Europe représente cette portion de l’Asie comme ayant été dans un temps le siége de la civilisation et de la littérature. On ne peut douter que les monarques grecs de la Bactriane n’eussent conservé dans leur royaume, nouvellement acquis, les arts et les sciences de leur patrie. Un célèbre historien, Gibbon, a énoncé une conjecture Tc’est que la plus grande partie de la science de la Scythie et de l’Inde provenait de ces rois grecs. Nous n’avons pas à examiner pour le moment ce qui concerne l’Inde; mais pour ce qui est de l’Asie centrale et occidentale, je ne puis partager l’avis de ce grand historien. Au Vè siècle de notre ère, quand des hordes, dont une partie venant de la haute Asie, envahirent l’empire romain, ces régions n’avaient ni arts ni littérature. Au VIIIè siècle, quand elles furent conquises par les califes, elles n’étaient pas plus avancées sous ces deux rapports. Au Xè siècle, quand ces mêmes contrées donnèrent naissance à la dynastie des rois Selcoukides, nous y voyons encore des pâtres, et elles embrassent l’islamisme que les califes avaient solidement établi. Les irruptions de Cinghis, au XIIIè siècle, nous présentent une horde de barbares, et dans le siècle suivant nous ne découvrons aucun progrès vers la culture, sous Timour le dévastateur. Toutes les invasions que je viens de citer furent entreprises par des hommes grossiers ; et ce n’est qu’au temps de la mort deTimour que nous apercevons une littérature dans l’Asie centrale. Les travaux astronomiques d’Ulugh Beg ont immortalisé Samarcand; ce prince peut avoir puisé sa science dans la Bactriane; mais dans les premiers temps les Arabes n’étaient pas des astronomes sans mérite, et on peut alors rapporter avec plus de probabilité ce qui concerne cette science à ce peuple qui s’empara île cette contrée, dix siècles après les Macédoniens. A une époque postérieure à celle de la maison de Timour, une autre tribu, les Ouzbeks, sortant de la même région qui avait produit Attila et Cinghis, inonde également la JBactriane; eux aussi n’étaient pas moins barbares que ceux qui mille ans auparavant les avaient précédés. Il est certain que la littérature reçut un grand encouragement dans ce pays, au siècle de Timour. Aux jours de Baber, elle nous offre une constellation de poetes d’un mérite distingué, et ce prince nous fait connaître l’esprit de son temps par ses citations et ses vers. Il semblerait que ces talens naturels se perpétuèrent jusqu’à un époque récente, car le peuple montre de l’inclination pour la poésie. Mais je crains que maintenant elle n’ait dit un éternel adieu à la Transoxane. Le règne de Mir Haïder ou Saïd (le pur), le dernier roi, a introduit une ère de bigoterie et d’enthousiasme religieux. Il prit le nom d’AMIR AL MUMININ, et remplit les fonctions d’un prêtre, non celles d’un roi ; il lisait les prières à l’enterrement des morts, disputait dans les mosquées , dirigeait le service divin, et enseignait dans les colléges. Un jour , dans la rue, il descendit de cheval pour rendre le salut à un Seïd ou Khwaca; et il employait tous ses moments de loisir à la contemplation religieuse. Son voisin, le Khan de Khokhand, se comportait de la même manière, il s’arrogea de son côté le titre d’AMIR AL MUSLIMIN, et à eux deux ils introduisirent un nouvel ordre de choses dans le Turkestan. Depuis ce moment, les mollahs des colléges ont dédaigné toute autre science que la théologie, et toute autre étude que celle du Coran et de ses commentaires. On peut dire que la Bukhara et le Khokhand renferment tout le Turkestan, puisque ce sont les deux états les plus puissans de cette contrée. On ne peut que regretter que les 366 colléges de Bukhara soient maintenant enfoncés dans une complication fort embrouillée de discussions polémiques et très inutiles.

[…]

BAHA UD-DIN NAQSHBANDI :

Nous ne tardâmes pas de profiter de l’occasion de visiter le sépulcre de Baha-ud-din, qui n’est éloigné que de qq milles de Bukhara sur la route de Samarcand. J’aurais bien voulu poursuivre ma course jusqu’à cette ville célèbre ; mais je ne pensais pas qu’il fût prudent d’en demander la permission, à cause de notre position un peu problématique. Samarcand n’est qu’à 12o milles de Bukhara; quand nous étions à Karshy, elle n’était qu’à deux marches de nous. […]  Elle est bien déchue .de sa grandeur ce n’est plus qu’une ville de province avec 8000 ou, au plus, 10 000 hab. ; des jardins et des champs occupent l’emplacement de ses rues et de ses mosquées; mais le peuple n’a pas cessé de la regarder avec la plus grande vénération. Tant qu’un roi de Bukharie ne l’a pas rangée sous son autorité, il n’est pas regardé comme souverain légitime. La possession de Samarcand devient le premier objet dont un monarque s’occupe à son avénement, quand son prédécesseur est décédé.

Quelques-uns de ses édifices subsistent encore pour proclamer son ancienne gloire. Trois de ses colléges sont bien bâtis, et celui qui formait l’observatoire du célèbre Oulough Beg, est très-beau. Il a des ornements en bronze, et les briques qui le composent sont vernissées ou peintes. Je ne pus rien apprendre sur le fameux obélisque que ce prince construisit, à l’exception de quelques traditions informes suivant lesquelles les briques étaient posées l’une après l’autre à mesure que l’heure sonnait. Un autre collége, celui de Cherédar, est d’une belle architecture. Le tombeau de Timour et de sa famille est encore debout; les restes de cet empereur reposent sous une haute coupole, dont les parois sont décorées d’agathes (iachrri) incrustées. La situation de Samarcand a été vantée avec raison par les Asiatiques, cette ville étant voisine de coteaux peu élevés dans une contrée qui est partout ailleurs plane et unie. On raconte que le papier fut fabriqué à Samarcand pour la première fois ; mais quel changement immense , puisque c’est la Russie qui fournit maintenant cet objet !

La défense d’aller à cheval ne s’étendait pas au delà de l’enceinte de Bukhara, et nos domestiques eurent la satisfaction de monter nos bidets jusqu’à la porte, pendant que nous marchions à pied à côté d’eux. Une fois hors de la ville, nous ne tardâmes pas à arriver au tombeau de Baha-ud-din Naqsh-Band, l’un des plus grands saints de l’Asie musulmane, lequel florissait du temps de Timour. Deux pèlerinages à son sépulcre équivalent, dit-on, à celui de la Mecque. On y tient une foire une fois la semaine, et les Bukhars y viennent, en galopant sur des ânes, pour faire leurs dévotions. Le roi régnant, avant que de parvenir au trône, fit à ce saint le vœu solennel que s’il lui accordait sou aide il visiterait son tombeau toutes les semaines, et s’y rendrait de la ville à pied autant de fois annuellement. Je crois que le monarque tient sa promesse, puisque nous rencontrâmes son bagage partant pour le lieu où il devait prier et se reposer pendant la nuit. Ou ne voit à ce tombeau aucun édifice qui mérite d’être décrit: c’est une haute plateforme, près de laquelle il y a une belle mosquée et un grand collége. Chaque pèlerin fait le tour du sépulcre, et baise les inscriptions contenant l’âge du saint et l’époque de son décès. Ce monument est trèsrichement doté ; les descendans de Bhaouadin en sdnt les gardiens. Nous entrâmes dans l’enceinte sacrée, sans autre cérémonie que celle de laisser nos pantoufles eu dehors. On nous mena aussi faire visite au saint homme qui prend soin de l’édifice; il nous donna du thé à la cannelle, et voulait tuer un mouton pour nous régaler. Mais il avait tant de maladies réelles ou imaginaires, qu’après une pause de deux heures nous fûmes joyeux de sortir de son domaine. Il fit des questions très-détaillées sur le nom du saint, et demanda s’il avait voyagé en Inde et en Europe. Ce ne fut qu’une politesse asiatique de rendre témoignage à sa grande réputation , puisque Baha-ud-Din est réellement célèbre dans tout le monde musulman, et que les pèlerins bukhars sont connus à la Mecque sous son nom de Naqshbandi. Je remarquai que ce tombeau, de même que la plupart des édifices de même nature que je vis dans mes voyages, était décoré des cornes des béliers sacrifiés sur le lieu : on dit qu’elles sont les emblèmes de la puissance; et c’est peut-être à cet usage qu’est dû le titre de Dhû-l-Qarnayn, ou à deux cornes, donné à Alexandre le Grand, quoique nous sachions qu’il employait cet ornement comme fils de Jupiter Ammon.

 

 

A peu près 25 m. au N-W de Bukhara, et sur la limite du désert, on trouve les ruines de Khoca-abad, ancienne ville, que la tradition attribue au temps du calife Omar. […]

Dans un pays qui, tel que la Transoxane, a fourni aux écrivains orientaux un si grand nombre de métaphores pour le paradis, et autant d’éloges, on peut s’attendre à entendre des contes qui conviennent aux Mille et une nuits. Les Bukhars croient de même très-fermement à la magie; mais ils regardent l’Inde comme le siége de cette science : toutefois personne ne doute de son existence; et, suivant eux, l’art en est pratiqué journellement à Surate, où les magiciennes sont les femmes, tandis qu’au Bengale, ce sont les hommes.

[…]

UZBEKS :

Je fus reçu par ces Ouzbeks tout-à-fait à la mode de leur pays, et forcé d’avaler une quantité de tasses de thé, au milieu d’un jour très-chaud. Les Ouzbeks ont une singulière manière d’en user avec les personnes qu’ils réunissent chez eux, car c’est le maître de la maison qui devient domestique; il présente lui-même chaque plat, et il ne touche à rien avant que tout le monde ait fini, Ce sont des hommes remplis de bienveillance, et si la bigoterie est leur défaut dominant, la faute en est de leur éducation : je ne les ai jamais vus la manifester par des attaques contre les sentimens d’autrui; mais on peut la découvrir dans chaque action de leur vie et dans tout, le contenu de leur conversation.

[…] Quand je quittai cette société pour revenir chez moi, je fus frappé de la solennité avec laquelle le vendredi est observé dans les rues; elle ressemble beaucoup à la rigidité de l’observance du dimanche en Europe ; et peut-être est-elle plus stricte, puisque le vénérable prélat qui est à la tête du diocèse de Londres trouva beaucoup à blâmer, sur ce point, toutes ses ouailles de la métropole. Nulle boutique ne peut s’ouvrir à Bukhara qu’après la prière d’une heure du soir; et l’on voit les habitans, vêtus de leurs plus beaux habits, s’emprçss,ant en ton le d’aller à la mosquée. Il y a chez les musulmans une gravité, et dans leur costume quelque chose qui donne un caractère imposant à une réunion d’entre eux qui s’achemine vers le temple de Dieu.

[…] Depuis un an, aucune caravane n’était allée de Khiva à la mer Caspienne , à cause de démêlés sanglants des Khiviens avec les Khirghiz de la steppe. Une caravane de Bukhara se trouvait à Khiva, et une d’Astrakhan à Manghislak, sur la Caspienne; aucune des 2 ne pouvait avancer avant que quelque ajustement eût été conclu, ce qui était plutôt désiré qu’espéré. […]Le chemin direct à Astrabad en Perse, à travers le territoire de Khiva, nous était également fermé, puisque le Khan de ce dernier pays s’était mis en campagne pour s’opposer aux Persans, et campait dans un désert au S de sa capitale : il ordonnait que toutes les caravanes y fussent conduites. La route par Merve et par Mashhad était ouverte et plus sûre

[…]

Firman […]

«En ce temps, par la volonté de Dieu, 2 hommes, Firinghis, partent pour leur patrie. Il est à propos que les gardiens des bacs, ainsi que les gouverneurs des villes et des territoires du royaume ne leur opposent aucun empêchement, parce qu’ils retournent dans leur patrie après avoir vu le roi, et avec sa permission. »

Scellé du sceau de Nâçir-u-Llah, Amir de Bukhara. ,

[…]

Requête des marchands au Yûz Bashî de Merve.

« Nous te donnons le salut de paix ! On nous a rapporté que la caravane, qui récemment, suivait sa route vers Bukhara, avait non-seulement été arrêtée comme auparavant, mais qu’aussi un droit de quatre tillas et un quart avait été prélevé sur chaque chameau; que les ballots des marchands avaient été ouverts sur le grand chemin, et que même quelques-uns avaient été détruits. En apprennant cette nouvelle, deux caravanes, en route pour Mashhad, ont eu peur et ont fait balte; et maintenant nous t’expédions ce papier par un Türkmen pour t’en instruire. Tu nous rendras service en lui remettant une note indiquant quels droits tu veux lever sur nous, et si son altesse le khan d’Urghenc (Khan Hazrat), a ordonné qu’il en fût ainsi, et s’il s’oppose à ce que nous passions après avoir payé les droits, tels que ceux qu’il a bien voulu accepter jusqu’à présent. Quand ta réponse nous parviendra, nous marcherons en avant, et nous agirons conformém’ent à ce que tu nous manderas. Nous le corps des marchands, nous te saluons » !

[…]

En venant de Bukhara, nous avions eu quelques occasions d’ajouter à notre connaissance du pays. A 4 ou 5 milles de cette ville, nous entrâmes dans un canton qui offrait à la fois les extrêmes de la fécondité et de la stérilité. A droite, la terre était arrosée par des rigoles dérivées duKohik; à gauche, la poussière et le sable étaient poussés par le vent sur une région aride et solitaire. Après avoir cheminé pendant 2o m. dans la direction de l’W-S-W, nous nous trouvâmes sur les bords du Kohik , que les poètes ont appelée Zarufshan (répandant l’or); mais on doit attribuer ce nom aux bienfaits incomparables accordés à ses rives, plutôt qu’au précieux métal que ses sables peuvent contenir. La largeur de cette rivière n’excédait pas 150 p. ; elle n’était pas guéable. Elle ressemblait beaucoup à un canal, car un peu plus bas, ses eaux sont barrées par une digue, et distribuées avec soin entre les champs voisins. La bande de terre cultivée de chaque côté n’avait pas plus d’un mille de largeur et souvent était moindre, parce que le désert se rapprochait beaucoup des berges.

Le nombre des lieux habités était considérable, et chaque hameau était, de même que dans le royaume de Caboul, entouré d’un mur en briques séchées au soleil ; mais les maisons n’étaient ni si fortes ni si propres que dans ce pays. Dans cette saison, en juillet , tous les espaces cultivés gémissaient sous le poids des melons gigantesques de Bukhara ; une grande quantité allait être transportée par des caravanes de chameaux à cette ville.

[…] Nous reconnûmes que le Kohik, au lieu de se jeter dans l’Oxus, forme plutôt un lac que les Ouzbeks nomment Denghiz, mot qui en turc signifie mer, nous étions campés en ce moment près de cette nappe d’eau. Les parties inférieures du Kohik sont mal fournies d’eau, et ce n’est qu’à certaines saisons qu’il coule dans le territoire de Karakoul.

Nous vivions à Mirabad parmi les Türkmens, qui occupent le pays entre l’Oxus et Bukhara. Ils ne diffèrent de la grande famille à laquelle ils appartiennent que parce qu’ils ont des habitations fixes, et sont des sujets paisibles du roi de Bukharie. Une quarantaine de leurs rabat ou groupes de maisons était en vue de celui où nous demeurions. Nous passàmes près d’un mois dans ce canton et dans la société de ces hommes sans être ni insultés ni injuriés, et je crois que nous ne reçûmes d’eux que des souhaits pour notre prospérité.

[…] Nous fîmes leur connaissance par le moyen d’Ernazzar, le chef türkmen auquel nous avions été présentés à Bukhara. […]

Ernazzar, qui dans les occasions dont je viens de parler remplissait les fonctions de maître des cérémonies, était lui-même un personnage singulier; il accompagnait la caravane afin de donner en passant des avis à ses frères, et d’empêcher que nous fussions pillés; mais nous découvrîmes bientôt qu’il n’avait pas des idées précises du mien et du tien, car il s’était déjà approprié trois tillas d’or qu’il m’avait demandés comme étant une portion du loyer dû au cafila bachi qui était aussi un Türkmen. Néanmoins Ernazzar fut pour nous Un compagnon utile et amusant. C’était un homme de grande taille et vigoureux, d’environ cinquante ans , ayant un air mâle, relevé encore par une belle barbe que les années blanchissaient. Dans sa jeunesse il avait suivi les usages de sa tribu et fait des allaman ou excursions de pillage dans le pays des Hazara et des Kizil-Bash , c’est-àdire des Persans ; quelques cicatrices terribles de sa tête montraient la nature dangereuse de ce métier.

[…]

On décrivait en style très-animé comment on avait attaqué les Kizil-Bash. « Suivant un de nos proverbes, dit-on, un Türkmen à cheval ne connaît ni père ni mère. »

Un couplet turc qu’il récita avec feu fait connaître les sentimens de sa race.

« Les Kizil-Bash ont 10 tours; dans chaque tour il n’y a qu’un seul esclave géorgien.

Quelle est donc la puissance des Kizil-Bash ? Allons, attaquons-les. »

[…]

La tribu avec laquelle nous vivions est nommée Ersari; pour la première fois, dans une contrée musulmane , nous vîmes les femmes non voilées ; c*est une coutume générale chez les Türkmens. Dans aucun autre pays je n’avais rencontré des femmes aux formes plus robustes et plus prononcées , quoique ce soient les compatriotes de la délicate Roxane qui avait enchanté Alexandre, Ernazzar, pour dissiper son ennui, devint amoureux d’une de ces beautés, et s’adressa à moi pour avoir un charme qui- lui assurât l’affection cle la jeune fille , ne doutant pas que je ne pusse lui en donner un. Je me moquai de l’amour et de la simplicité du vieillard. Ces femmes portent des turbans, dont l’ampleur est encore augmentée chez leurs voisines au sud de l’Oxus.

Les Ersaris ont la plupart des usages des Türkmens; mais leur voisinage de Bukhara contribue a leur civilisation partielle. Nous avions’ dans notre caravane une demi-douzaine de Türkmens de la rive méridionale de l’Oxus ; si ces enfants du désert pratiquent chez eux les vertus de l’hospitalité, ils n’oublient pas qu’elle leur est due quand ils sont éloignés de leurs foyers ; et les Ersaris avaient réellement raison de se plaindre du séjour forcé de notre caravane à Mirabad. Chaque matin, quelqu’un de la bande portait son sabre à la maison d’un Türkmen ; ce qui, chez ces peuples, indique que le maître du logis dort tuer un mouton, et que les étrangers l’aideront à le manger.

[…] Nous, eûmes de fréquentes occasions d’observer les bons procédés de ces gens envers nous. Ils savaient que nous étions Européens et chrétiens ; et néanmoins, en parlant de nous, ils nous nommaient Eshan, qui est le terme de respect employé quand on s’adresse aux khouacas et aux hommes d’un caractère sacré. Un Persan qui visite le Turkestan doit joindre les mains quand il fait la prière, et se conformer a d’autres usages dont quelques-uns ne sont pas trèspropres ; en échange de sa condescendance à ces pratiques, il a droit à la tolérance et à la protection du gouvernement. Un chrétien qui parle de l’islamisme avec respect, et qui évite les discussions religieuses, s’assure un traitement semblable. Le Persan est obligé par sa croyance de se conduire de cette manière : « Si, dit sa loi, il y a 70 chiites et un sunnite , » toute la troupe doit se voiler à cause de lui. » Comme nous n’étions pas gênés par des règles de ce genre, nous pouvions gaiement nous conformer aux usages des Türkmens, parce que les préjugés d’une nation ont toujours des droits au respect.

Quoique le village de Mirabad ne comptât pas plus de vingt maisons, il y avait cependant 8 esclaves persans; il parait que ces êtres infortunés sont répandus dans une proportion égale dans tout le pays. Ou les emploie aux travaux des champs, et dans ce moment ils étaient occupés à serrer la récolte[…]

Beaucoup d’esclaves parviennent à épargner une somme suffisante pour se racheter ; le Persan étant bien plus âpre au gain que l’Ouzbek, et ne manquant pas une seule occasion de faire un profit. Deux ou trois esclaves de Mirabad avaient réuni des sommes qui les auraient libérés; cependant quoique leur projet fût bien décidément de profiter d’une circonstance quelconque pour retourner dans leur patrie, je ne les entendis jamais, dans nos différentes conversations, se plaindre du traitement qu’ils éprouvaient dans le Turkestan. Il est vrai que quelques-uns de leurs maîtres s’opposent à ce qu’ils fassent leurs prières, et observent les jours de fêtes prescrites par le Coran, parce que ces actes de dévotion les priveraient d’une portion de leurs esclaves; mais ceux-ci ne sont jamais battus , sont vêtus et nourris comme s’ils faisaient partie de la famille, et reçoivent souvent des marques de bonté. On dit que l’usage de réduire les Persans en esclavage était inconnu avant l’invasion des Ouzbeks, et quelques personnes affirment qu’il ne remonte pas à plus de cent ans.

Quelques prêtres bukhars étant allés en Perse, entendirent qu’on y nommait avec mépris, en public, les trois premiers califes; à leur retour, le synode sunnite rendit une fatwa ou décret qui pemettait la vente de tels infidèles. Chardin nous apprend même que, lorsqu’un Persan tire une flèche, il s’écrie : « Puisse-t-elle aller percer le cœur d’Omar! » J’ai entendu de nombreuses expressions de ce genre, et puisque le récit des mollahs bukhars est vrai, les Persans se sont attiré les calamités qu’ils endurent aujourd’hui. On raconte que récemment l’un des princes persans en écrivant au khan de Khiva, lui i•nvoya les quatre livresque les musulmans regardent comme sacrés, savoir : le pentateuque, les psaumes de David, l’Évangile et le Coran, et le pria de lui indiquer dans lequel de ces livres sacrés se trouvaient les lois de l’esclavage, tel qu’il est pratiqué contre les Persans. Le khan résolut la difficulté en répondant que c’était un usage dont il n’avait nullement l’intention de se départir ; et comme les Persans ne sont pas assez puissants pour le faire cesser, il est probable qu’il continuera au détriment et à la honte de leur pays. On a observé que l’esclavage chez les musulmans différait considérablement de celui des nègres en Amérique, et cette remarque est exacte; mais l’enlèvement des habitans de la Perse et leur exil forcé parmi des étrangers, chez lesquels ni leurs croyances ni leurs préjugés ne sont respecté, ne sont pas une violation moins odieuse des droits de l’humanité que ne l’est la traite des nègres.

[…]Il y avait aussi parmi les personnes appartenant à notre caravane qui méritent qu’on fasse mention d’elles[…] Ces gens étaient natifs de Merv, dans le désert […] ils s’amusaient d’une manière purement orientale, passant presque toutes leurs heures de loisir à raconter des histoires, et à imiter la pompe et l’apparat du roi de Bukharie. L’un jouait le rôle du monarque, un second celui d’un solliciteur, un troisième punissait ; ils employaient un jour entier, de , cette façon, en se livrant à une gaieté intarissable. De petits garçons se seraient querellés avant que la soirée fût venue; mais quand ce moment arrivait, ces gens se rassemblaient hors de la maison pour écouter les sons d’une guitarre ou des chants turcs. Cela se faisait tout différemment de ce que j’avais vu dans les autres pays : le chanteur se place si près des musiciens, que leurs genoux touchent les siens, de sorte que le son semble lui être transmis par un conducteur vivant quand il fait entendre ses accens. Le turc est une langue martiale et harmonieusement sonore. On me dit que ce barde chantait l’amour, sujet qui est répété sous tous les climats.

Notre petite troupe n’offrait peut-être pas moins de motifs à la curiosité et à la reflexion que ces hommes parmi lesquels nous étions. Le soir, à la brune, nous tirions nos nattes, nous les étalions, nous les réunissions, afin que, maîtres et domestiques, nous puissions faire cuire nos alimens et prendre notre repas dans ce cercle circonscrit.

[…]

Nous n’omîmes pas d’étendre nos recherches aux antiquités du voisinage, et nous fûmes assez heureux que de rencontrer les ruines de Bay-Kund, qui fut une des plus anciennes villes du Turkestan. Elle est à peu près à 2o m. de Bukhara, et paraît avoir été jadis arrosée par un long aqueduc dont on peut encore suivre les restes. Dans une histoire manuscrite de ce pays, laquelle est intitulée Narsâkhî, […], il y est parlé de Baïkound comme d’une ville plus ancienne que la capitale de la Bukharie, et comme ayant été formée de la réunion d’un millier de robats ou groupes d’habitations. […] L’histoire décrit cette ville comme très considérable ; elle ajoute qu’elle souffrit beaucoup des infidèles des pays du N, qui l’envahirent dans la saison froide. A la fin, Arslan Khan y bâtit un palais et répara les aqueducs. […] Il paraît que Baïkound était bâti sur un monticule sidur, qu’il résistait aux outils des ouvriers : en conséquence, ils humectèrentle rocher avec du vinaigre et du beurre, et il finit par céder à leur persévérance, puisqu’ils le creusèrent dans l’étendue d’un farsakh (3,5 m). […]

[…] un petit nombre de faits relatifs au Kohik qui arrose le territoire de Bukhara méritent l’attention. Cette rivière est toujours citée par les Grecs sous le nom Polytirnetus;

Arrien :

« Quoiqu’il roule des eaux abondantes, il disparaît à la vue, et cache son cours dans le sable. »

Quinte-Gurce

« Oxus se jette dans une caverne , le courant souterrain se précipitant avec un bruit qui indique son cours. »[…]

[…]Quinte-Curce :

Rien ne prouve mieux l’opulence barbare qui règne dans ces contrées que les vastes forêts dans lesquelles sont renfermées des bêtes sauvages de la plus grande espèce. On choisit un bois spacieux dans lequel des sources nombreuses et continuelles animent la scène; on l’entoure d’un mur, et on l’entremêle de tours pour recevoir les chasseurs. On disait que dans un de ces enclos le gibier n’avait pas été troublé depuis quatre générations. Alexandre, y entrant avec toute son armée, ordonna que les bêtes qui s’y trouvaient fussent forcées dans leurs repaires ( 1. VIII, c. i ). »

Ce fut dans cette excursion qu’Alexandre combattit un lion; mais de nos jours le roi des forêts n’habite plus la Transoxiane. Le paragraphe de l’historien persan que j’ai en vue est conçu ainsi :

« Ceci est la description de Shams-Abad, qui fut bâti ici parle roi Shams-Ad-Dîn. Il acheta un terrain d’une demi-farsakh d’étendue, qu’il fit arranger en jardins, en vergers et en maisons d’une splendeur exquise; il y creusa des canaux et des aquéducs, et dépensa une grosse somme d’argent […]. De plus il construisit une ménagerie pour les animaux et l’entoura de muraille qui avaient un mille de longueur ; il y fit apporter des pigeons et des oiseaux de toutes les espèces ; il y fit entrer aussi des bêtes sauvages de la campagne, telles que le loup , le renard , le sanglier, le cerf, le nilgaut et autres; il sépara celles qui étaient apprivoisées de celles qui étaient farouches; et il environna celles-ci d’un mur plus liaut, afin qu’elles ne pussent pas s’échapper. Quand le roi Shams-Ad-Dîn mourut, son frère Khazir Khan lui succéda ; il ajouta aux batiments de Shams-Abad, et augmenta la quantité des animaux de la ménagerie que son frère avait construite. » […]

Le 10 août, vers minuit, au moment où nous désespérions presque du retour de notre messager expédié au camp des Khiviens, nous fûmes réveillés par le cri allah akbar, que poussaient une demi-douzaine de Türkmens. Ils accompagnaient leur compatriote, porteur de la joyeuse nouvelle que le chef de Khiva n’empêcherait pas notre caravane d’avancer. […] Le cri solennel qui, au milieu de la nuit, nous tira de notre sommeil, aurait pu dans un temps exciter nos alarmes; mais nous savions maintenant que ce n’était que la bénédiction donnée invariablement par tous les Ouzbeks et les Türkmens aux personnes dont ils s’approchent. Dans d’autres pays musulmans, son usage est restreint aux cérémonies pratiquées à la mort d’un parent; mais en Turkestan, la religion se mêle à chaque affaire de la vie. Quand quelqu’un vient vous voir, il commence par réciter le fatiha heureusement abrégé dans ce mot allah, accompagné du geste de se frapper la barbe; quand vous allez partir pour un voyage, tous vos amis viennent vous donner le fatiha ; quand vous prêtez serment, tous les assistans récitent le fatiha; quand vous rencontrez une connaissance, vous répétez le fatiha; par conséquent ce peuple si dévot ne l’oublie pas à la fin des repas. On se figurerait réellement que les Ouzbeks sont la nation la plus religieuse de la terre, puisque, dans les occasions les moins importantes, ils prononcent les paroles sacrées de leur croyance.

Nous fîmes asseoir le Türkmen et sa bande, et nous apprîmes des nouvelles de l’armée khivienne : elles nous firent concevoir l’espérance de la traverser sûrement. Nous régalâmes l’émissaire de thé et d’un hûka, que je demandai avec une attention persévérante, parce que personne en Turkestan ne peut tirer plus d’une seule bouffée de la même pipe, qui est passée tout de suite à son voisin, et fait le tour del’assemblée.

[…]

Nous avions abordé l’Oxus à Bétik, qui est vis-à-vis de çarjwi, et l’un des lieux de passage en bac les plus fréquentés, entre la Perse et le Turkestan. Il offrait donc toutes les facilités possibles pour le trajet ; les bêtes et le bagage furent placés dans des bateaux et arrivèrent bientôt à la rive opposée. Le fermier des droits de douane tua un mouton et invita la plupart des marchands à prendre part à son repas. Jl s’enquit très-soigneusement de nous et demanda à voir notre passe-port. Ensuite il nous apporta un couple de melons et quelques galettes ; nous nous assîmes et nous les mangeâmes avec lui et sa compagnie sur les bords du fleuve ; je crois que la conversation fut mutuellement agréable. Cet homme nous dit que l’année précédente l’Oxus avait été gelé d’une rive à l’autre, et que les caravanes l’avaient passé sur la glace. C’est un événement très rare ; il occasiona une discussion grave et une décision des docteurs musulmans. Le fermier était convenu de payer 1oo tillas par mois pour prix de son bail; mais depuis que l’on pouvait faire le trajet sur la glace, ses bateaux devenaient inutiles, et il perdait à son marché. Il alla donc à Bukhara et exposa l’affaire au roi, qu’il pria de lui accorder la permission de lever une taxe sur les voyageurs. « Cela ne se peut, lui répondirent le monarque et ses conseillers, à moins que le fermier ne consente à devenir responsable du prix du sang pour toute personne qui tomberait à travers la glace et périrait. » La docte solution du roi fut applaudie pour sa sagesse par tout le monde , excepté par le fermier, qui se voyait obligé à payer le montant total de son contrat. Mais j’observerai premièrement que le fermier, n’étant pas responsable de la vie des voyageurs quand iJs passent dans son bateau , n»1 peut pas l’être lorsqu’ils fqnt le trajet sur la glace; secondement, que puisqu’il avait conclu son accord avec le roi pour les douze mois, il aurait dû, ou être exempté de payer durant le temps que le fleuve fut gelé, ou à tout événement obtenir la permission de percevoir un droit de péage sur les voyageurs. Mais en tout pays la loi est féconde en interpellations, et le roi de Bukharie, tandis qu’il préservait son trésor de toute perte, eut en même temps l’avantage de paraître rempli de sollicitude pour la vie des croyants.

ruce, Hanway, Beckeviç…

Je ne m’étendrai pas beaucoup sur la description du khanat de Khiva, M. Mouraviev, qui, en 1820 , a visité ce pays, ayant publié une relation détaillée de son voyage

Une fille d’Abu-l-Fayz, khan de Bukharie, contemporain de Nadir-Shah, épousa un khan de Khiva, nommé Ka’ïp, qui était Kirghiz de nation. Un de ses descendans est Muhammad-Rahim, khan actuel ; aussi heureux qu’entreprenant, il est parvenu à soumettre plusieurs hordes de Türkmens du SE et de l’W. Son pouvoir s’étend depuis les bords de la mer Caspienne jusqu’aux frontières de la Bukharie. Au S de Khezarist ou Hezarasp, ville la plus méridionale du khanat de Khiva, ainsi que vers l’W, à peu près jusqu’au 40° parallèle, on voit errer des tribus türkmenes dépendantes de Khiva, et ennemies de celles qui bordent le N du Khorassan et du Daghestan. CesTürkmens sont de ceux qui rebâtirent Saragh, ville située à peu près à 200 verstes au S-W de Mawri.

Après avoir fait la conquête de Mawri, le khan actuel de Khiva s’empara de Saragh ; ne pouvant défendre cette ville, il en confia la garde à ses Türkmens, pour garantir par là ses états des incursions des Persans. Des peuplades de la même race ont été expulsées du Mang-Kishlak par des Kirghiz, qui s’étendent maintenant de ce côté jusque vers le 44° N.

Les Türkmens qui habitent les côtes E de la mer Caspienne, sont en relation avec la Russie ; ils tirent de la farine de ce pays. Presque tous ennemis acharnés des Persans, ils envoyèrent, en 1813, une députation au général Riçev, pour le prier de ne pas conclure une paix séparée avec les Persans, espérant, disaient-ils, remporter sous peu des victoires signalées sur l’ennemi commun. Le khan de Khiva réussit, il y a quelques années, à détacher du khan de Bukharie des hordes de Türkmens; maintenant elles attaquent les Bukhares leurs anciens amis, pour montrer l’attachement qu’elles ont pour ce nouveau maître.

L’avide Muhammad-Rahim semble favoriser le pillage des caravanes russes et boukares ; les Khiviens font même des excursions jusqu’en Bukharie, quoiqu’ils ne soient pas de force à lutter contre ce pays, qui est 6 fois plus peuplé que le leur. En 1808, le khan de la Bukharie s’empara de Khiva ; peu de temps après avoir fait cette conquête, il la rendit au prince qu’il venait de vaincre. Waladi-Nasar ayant été tué, laissa le trône à son frère Muhammad-Rahim, qui ne tarda pas à recommencer ses brigandages eu Bukharie; il les continue encore, et rend ainsi le mal pour le bien qu’on a fait a son frère. Il a souvent attaqué les Kirghiz qui vivent le long du Sir, et leur a fait beaucoup de prisonniers; il les force à s’établir dans ses états, et à cultiver la terre. Muhammad-Rahim s’occupe de creuser de nouveaux canaux d’irrigation ; il vient d’en faire prolonger un jusqu’a cent vingt verstes de distance de l’Amou, dont il est dérivé.

De toutes les villes du Khanat de Khiva, la nouvelle Urghenc est la plus commerçante ; elle est le rendez-vous ordinaire des caravanes , bien qu’elles n’y trouvent pas de caravanseraï pour déposer leurs marchandises.

Les habitans de Khiva sont des Ouzbeks, conquérans et maîtres du pays ; des Türkmens, nomades et demi-nomades j des Cara-calpaks, des Araliens, des Kirghiz, quelques juifs, enfin des Taciks ou Sarlys, clout nous parlerons en traitant des habitans de la Bukharie.

Quoique les habitans de ces deux pays soient de la même race, et professent la même religion, les Madrasa de Khiva n’ont jamais égalé en réputation celles de Bukhara ; aussi les Khiviens sont-ils plus barbares que les habitans de la Bukharie, comme l’attestent une agriculture moins soignée, des habitations plus chétives, un commerce plus restreint, des richesses moins grandes, des mœurs plus sauvages.

Le climat de Khiva est un peu plus froid que celui de la Bukharie ; la nature du terrain y est à peu près semblable, et les deux pays offrent les mêmes productions ; toutefois le khanat de Khiva en récolte une quantité moins considérable. La soie surtout y est moins abondante , et on ne l’exporte ni écrue, ni en étoffes. Le pain y est ordinairement plus cher qu’à Bukhara.

Nous parlerons ailleurs du commerce de Khiva avec la Russie : ici nous nous bornerons à présenter l’itinéraire de Saraçik à Khiva.

[…]

De Khiva à Bukhara, on compte 350 verstes. On passe l’Amou vis-à-vis de la nouvelle Ourghenc, ou a Khanka, qui en est éloignée de 25 verstes en remontant ce fleuve, ou à Khezarist, à 50 verstes au dessus de Khanka; au sud de Khezarist, et le long de l’Amou, des champs occupent un espace de 20 verstes.

Le passage de l’Amou le plus fréquenté pour aller de Khiva à Bukhara, est celui de Kukert-li, nom qui signifie en sulfureux ; la rive droite de l’Amou y est très-escarpée.

A 80 verstes, et près de çarcu, on passe l’Amou sur prs points.

En partant de Khiva, et en longeant la rive G de l’Amou ; on traverse, pendant 1 jour, des champs qui ne sont qu’à 5 verstes de distance du fleuve. Les sables ne commencent qu’à Kukert-li, où, passant l’Amou, et prenant le chemin de çuçak, qui signifie trépied, ainsi nommé parce que 3 buttes y sont rapprochées au bord de l’eau, on parcourt des déserts, où les sables mouvants sont amoncelés en monticules, et dans lesquels on éprouve souvent des ouragans terribles; ce chemin est le plus court.

A Kukert-li, on s’approvisionne d’eau pour aller jusqu’aux terres cultivées de la Bukharie ; de ce côté, elles commencent a 40 verstes de Bukhara, près de çarkusha. A une journée de ce village, on trouve de l’eau qui n’est bonne que pour les chevaux. On aurait beaucoup moins de sable en longeant l’Amou, jusqu’à 80 verstes de çarcu. Le meilleur chemin est celui qui conduit directement a cette ville, et de là à Bukhara par Kara-kul ; mais il faut faire un détour de 150 verstes.

Le khanat de Khôkhan est à l’E et au NE de la Bukharie. Ce pays s’est beaucoup agrandi depuis la réunion de Tash-Kend en 1805, et celle de Turkestan et des villes voisines en 1815. Il a pour bornes, à l’W, les déserts ou le Sir-Daria; au S Kash-Ghar-Diwani; à l’E, l’Ala-Tagh; au nord, le Kazak-li-cu-lak et le Su-sak ; au S, Osh, Takht-Sulayman sont ses villes frontières.

L’Ak-Masjid, sur le Sir, pays où passent toutes les caravanes qui vont de Bukhara a Petropavlosvk, est très-connu sous ce nom, qui lui a été donné à cause d’une ancienne mosquee qui s’y trouvait, et dont on ne voit plus que les ruines. On m’a assuré que la tribu Isun, de la grande horde, erre ordinairement dans ce canton.

A 100 verstes, à l’E d’Ak-Masjid , est Kazak-li-cu-lak, petite ville sur le Sir ; on voit de loin l’extrémité N du Ala-Tagh, qui, en s’écartant du Sir, se perd dans la steppe, et porte le nom de Kara-tagh depuis les environs de Turkestan.

Su-sak est une petite forteresse, dans les montagnes. Turkestan fut, jusqu’en 1798, sous la dépendance des sultans Kirghiz. Tughay, le dernier, se réfugia en Bukharie 5 après avoir été détrôné par Yûnus-Hoca, khan de Tash-Kend.

Turkestan a un fort entouré d’un fossé large de 2,5 toises qu’on peut remplir d’eau à l’approche de Urumsi. Le Kara-çik, qui passe à 5 verstes de là, arrose les campagnes; la ville a 22 puits et environ 1000 maisons en terre ; elles portent des marques de vétuste.

Tash-Kend :

De tous les saints enterrés à Turkestan, Kara-Ahmad-Hoca est le plus révéré ; près de la Masjid qui porte son nom, est une immense marmite qui a au moins 2 toises de diamètre ; elle est posée sur 1 pied en fer fondu, et sert a faire cuire les aliments que les gens riches font distribuer certains jours aux pauvres. La population de Turkestan se compose de Kirghiz et d’un petit nombre d’Uzbek.

Tash-Kend, qui a au moins 3000 maisons, est entourée d’un mur en terre qui tombe en ruines, ainsi que les maisons; elles sont beaucoup plus mal construites que celles de Bukhara. Cette ville renferme 10 Madrasa ; 3 sont bâties sur le modèle de celles de Bukhara. Des canaux dérivés du çir-çik, qui coule a 20 verstes au sud de Tash-Kend, portent de l’eau à ville, et arrosent les champs.

Le territoire de Tash-Kend produit du coton et de la soie, tandis que celui de Turkestan n’en donne que très-peu.

L’artillerie du beg de Tash-Kend consiste en petits canons portes par des chameaux, comme en Perse. Autour de cette ville sont les villages de Citi-Kend, Sayram, Kara-Bura, Çinigha, Ikan, etc., etc., habités par les Ouzbeks; on n’y voit qu’un petit nombre de Tacik et de Turkestanis, et point de Juifs.

[…]

Ferghana :

Khocend est sur les bords du Sir ; il faut passer par cette ville pour aller d’Uratupa à Khôkhan ; on fait par là un grand détour, mais on évite un pays difficile et montagneux; il serait cependant possible de se rendre directement de Marghalan à Samarqand, si les Kirghiz-Çenshki, qui sont sous la domination de la Bukharie, ne dévalisaient les voyageurs dans cette contrée. Khocend est une forteresse entourée de champs et de jardins, comme Bukhara.

Khôkhan, située à 10 verstes du Sir, renferme au moins 6000 maisons ; cette ville est de la grandeur de Bukhara ; des canaux, dérivés du Sir, lui portent de l’eau. On ne voit point de mur autour de la ville , mais il y en a un autour du palais, bâti en terre. Ce mur a deux portes eu briques , l’une vers le marché de Kistan, l’autre s’appelle Kalmak.Khôkhan a 4 caravanseraïs ; un grand nombre de marchands étrangers y logent constamment; tout le commerce de Tash-Kend et Kash-Ghar avec Bukhara, se fait par Khôkhan. Les productions de la Bukharie sont communes au khanat de Khôkhan ; il est moins étendu et moins puissant. Les deux pays sont ennemis, et se font souvent la guerre. Depuis une dixaine d’années, les Bukhares se sont emparés d’Uratupa, qui était un canton indépendant.‘Umar, khan actuel de Khôkhan, fils de son prédécesseur Narbuta, est un prince estimé ; il vit en bonne harmonie avec le khan de Khiva, dont il est parent, ainsi qu’avec celui de Badakhshan , dont il a épousé la fille. Marghalan est, dit-on, de la grandeur de Khôkhan ; c’est une ville très-ancienne, de même qu’Andican et Namanghan.

Osh, située au bas du Takht-Sulayman, montagne qui signifie trône de Salomon, est moins considérable ; le concours des pélerins y fait venir beaucoup d’urgent. Ils y viennent pour visiter la montagne, qui est peu élevée, et sur laquelle se trouve une petite maison carrée ; suivant la tradition du pays, Salomon a égorgé près de ce lieu un chameau, dont on voit encore le sang tout rouge sur le rocher. Si l’on ressent des douleurs de rhumatisme, ou d’autres maux, on s’étend sur une pierre plate qui est là, et le mal passe infailliblement. Tous les voyageurs qui arrivent de ces pays parlent de ce but de pélerinage […]

Depuis Osh jusqu’à Kash-Ghar, on ne rencontre plus ni villes, ni champs cultivés ; le pays est montagneux; les Kirghiz noirs ou sauvages errent avec leurs troupeaux dans l’Ala-tagh.

Ces peuples ont les yeux encore plus rapprochés et le regard plus oblique que les autres Kirghiz leur physionomie se rapproche beaucoup de celle des Kalmuk. Ils sont braves, et leurs chevaux sont aussi rapides que ceux des Çerkes.

Des marchands chinois, réunis en petites caravanes, viennent commercer avec ces Kirghiz duAla-Tagh. Ils partent de Kash-Ghar ou de Kulca, et n’ont jamais rien à craindre de cette nation sauvage. Ces Kirghiz passent l’hiver dans les vallées entre les montagnes ; ils en sortent en été. Ils sèment de l’orge et du millet. Le territoire de ledi-sou, ou des sept rivières, est celui que ces Kirghiz fréquentent le plus volontiers.

Au printemps de l’année 1818, ils pillèrent qq villages autour de Tash-Kend ; cette incursion fut bientôt châtiée par 5000 Khôkhaniens, qui firent une expédition très-heureuse dans les montagnes de ces Kirghiz. Je tiens les renseignements relatifs à ces nomades-d’un Tartare qu’ils avaient fait prisonnier, et qui vécut pendant 7 ans dans leurs montagnes ; il m’a assuré que plusieurs sommets de l’Ala-tagh étaient continuellement couverts de neige, et que l’on voyait dans cette contrée des bois de bouleaux, et d’une espèce de sapins. Une fois ce Tartare fut échangé contre 13 chevaux; ensuite il fit partie d’une dot. Ayant réussi à s’enfuir avec des marchands chinois, il passa quelque temps à Kash-Ghar, puis il vint à Bukhara ; nous l’avons ramené en Russie.

De Kash-Ghar à Osh, ce Tartare a traversé à gué plusieurs rivières, et il a voyagé dans un pays très-montagneux ; il a vu de la neige sur les montagnes , bien qu’il n’en eût point trouvé sur le chemin ; les arbres étaient très-grands; mais il ne remarqua ni sapins ni chênes. La pente des montagnes qu’il a descendues était beaucoup plus longue que celle par laquelle il était monté ; le froid y était extrêmement vif.

Un antre voyageur m’a assuré qu’il régnait un hiver perpétuel sur le Terek ; bien qu’on ait le choix de 3 chemins pour traverser cette montagne, ajoutait-il, on ne peut guère marcher dans les vallées, parce qu’on y trouve trop de neige. Ces 3 chemins sont :

-celui de Belawli ou Tallig, au N de la montagne

-celui de Terek au centre

-celui de Shart au S.

SHAHR-I-SABZ

Il existe au centre de la Bukharie un khanat indépendant ; c’est celui de Shahr-i-Sabz , ainsi nommé d’après sa capitale : elle est située sur une rivière du même nom; c’est la même que la Kashka, qui passe a Qarshi, l’une des plus grandes villes de la Bukharie. Cette rivière a protégé prs fois l’indépendance du khanat de Shahr-i-Sabz, parce que, par le moyen de digues, on peut inonder au loin tout le pays qui environne la ville et sa forteresse, ce qui suffit pour empêcher les Bukhares de s’en emparer. D’ailleurs les Ouzbeks de Shahr-i-Sabz sont renommés pour leur courage.

Ce khanat, qui avait été réuni à la Bukharie par Muhammad-Rahim-Khan, s’en détacha à la mort de ce prince, en ????. La perte de ce territoire doit être très sensible aux Bukhares ; traversé dans toute sa longueur par une rivière, et riche en diverses productions, il envoie en Bukharie de très bon coton, et des racines propres àla teinture. Il en tire du fer, du cuir et d’autres marchandises qui viennent de Russie.

Le Khan de Shahr-i-Sabz peut mettre sur pied une armée, ou plutôt une levée en masse d’environ 20 000 cavaliers. Les villes qui dépendent de lui sont Kitab et Dwab, 2 forteresses, Cawz, Pitahanê, Iakabak, Uta-Kûrghan. Shahr-i-Sabz mérite d’ailleurs de fixer l’attention ; car cette ville a été élevée sur l’emplacement du village de Kish, où naquit le fameux Timour.

[…] Rien de plus variable que les limites d’un khanat en Asie; ainsi Balkh […] appartenait à un khan ; le shah de l’Afghanistan l’en chassa il y a une 15aine d’années; mais Kiliç-Atay, khan de Balkh, recouvra bientôt son indépendance. A sa mort, en 1820 , il recommanda ses 2 fils au Khan de Bukharie. L’année suivante, un certain Kataghan , chef de la tribu des Ouzbeks des Çehl-Minar (40 tours), fit une excursion heureuse sur le territoire de ces jeunes gens, et les en chassa. Alors le khan de Bukharie fit marcher contre Kataghan 12 000 hommes, qui le forcèrent à se réfugier dans le fort de Balkh, où l’on espérait bientôt le prendre ; les choses en étaient à ce point lorsque je partis de Bukhara.

La Bukharie étant un pays entouré de déserts, et en renfermant plusieurs, ne peut pas avoir des limites bien déterminées. La région cultivée le long de la route que nous avons suivie, ne s’étend qu’à une 40aine de verstes de Bukhar ; toutefois il faut reculer plus loin au N les frontières de cet Etat, puisque le khan pousse quelquefois ses avant-postes jusqu’à Aghatma, où une petite maison sert d’abri a ses soldats, les troupeaux de ses sujets vont souvent paître au N-E d’Aghatma, et les Taciks vont dans le NW arracher des broussailles, qu’ils amènent sur des chameaux au marché de Bukhara ; enfin les douaniers bukhares viennent jusqu’à Kara-Ghata, pour visiter les caravanes qui arrivent de Russie. Les Bukhares ne passent jamais Kara-Ghata, si ce n’est lorsqu’ils entreprennent un voyage lointain ; ce sera donc le point que je fixerai comme bornant au N la Bukharie.

Uratupa, au NE de Samarqand, étant une forteresse qui, de ce côté, sert de limite à la Bukharie , je tire une ligne droite de Caraghata à Uratupa, pour indiquer à peu près la frontière du N. De Kara-Ghata, je trace la frontière W par une ligne qui renferme Iç-Berdi, puits sur la route de Bukhara a Khiva , près duquel se trouve un avant-poste bukhare, Loyçi, village bukhare sur l’Amû-Daria ; Mawri, ville jadis fameuse, aujourd’hui déserte, est le lieu où, de ce côté, se trouve le poste bukhare le plus avancé.

Je trace les limites S de la Bukharie , en tirant une ligne de Mawri à l’Amû Daria, qui passe au nord d’Ankoy et de Balkh, khanats indépendants, et l’enclave Agh-çu ; je mène ensuite cette ligne vers Deynaw, ville frontière des états du Khan de Hissar. La limite E est à peu près indiquée par une ligne allant de Deynaw a Uratupa, et renfermant Fani, ville la plus éloignée de Bukhara dans l’est.

La Bukharie est comprise entre les 41e et 35e °de N, et les 61e et 66e ° E de Paris ; espace qui offre a peu près une surface de 10 000 lieues 2.

La partie E de la Bukharie est montagneuse ; les hauteurs se terminent au N de Bukhara, à l’W de Samarqand près de Qarshi, au sud vers l’Amû-Darya. Toute la partie W du pays est une plaine qui s’étend à perte de vue, et sur laquelle s’élèvent de petites collines isolées, ayant 1-3 toises de hauteur, sur jusqu’à 100 toises de longueur, et de largeur ; elles sont de nature argileuse, de même que le terrain des déserts, notamment de ceux que l’Amû traverse ; cette argile est couverte de sables mouvatns qui forment aussi des collines dont la forme est différente de celle des précédentes, et qui sont encore plus basses ; c’est ce que l’on observe dans le Kizil-Kûm.

Il n’y a en Bukharie que 2 rivières remarquables par leur grandeur et par le parti que l’on en tire pour l’agriculture ; ce sont la Zaraf-Shân et la Rashka. La première coule à une grande distance à l’E de Samarqand, on la nomme aussi Kûwan; elle passe à 12 verstes au N de Bukhara, où elle a environ 9 toises de largeur sur 3-4 p. de profondeur, après s’être partagée eu 2 bras, dont le plus septentrional va se perdre dans les champs à l’W de Yafkend. La Zarâf-Shân, près de Bukhara, se dirige au S, et forme, à une 40aine de verstes de l’Amû, le Kara-Kûl, lac dont la circonférence est a peu près de 50 verstes, et dont les eaux ne s’écoulent que par de petits canaux d’irrigation qui s’étendent jusqu’à Çar-Köy. La Zaraf-Shân fertilise aussi, par de nombreux canaux conduits de chaque côté à prs verstes, tout le pays compris entre Mûkaw, à l’E de Samarqand et Çar-Köy, et surtout le Myankal, canton qui s’étend de Bukhara à Samarqand, et qui est le plus peuplé, le plus riche et le-plus fertile de la Bukharie. Le plus considérable de ces canaux, qui a 5 toises de largeur, se prolonge jusqu’à 20 verstes de Bukhara de l’E au SW. Près de Samarqand, de petites rivières, comme le Kara-balek, poisson noir, qui descendent des montagnes, portent à la Zaraf-Shân le tribut de leurs eaux.

Le Nûra-Tagh, montagne très-haute, dont il a déjà été question, et qui est à 70 verstes au N de Bukhara, donne naissance à une petite rivière qui sèche en été. Plus la fonte des neiges sur le Nûra-Tagh est forte, et plus cette petite rivière grossit la ????Wabkend-déria, et contribue ainsi à augmenter la fertilité des campagnes voisines de Bukhara, qui dépend donc en grande partie de la quantité de neige tombée sur le Nûra-Tagh. Ce trait explique l’usage où l’on est de donner une récompense pécuniaire à celui qui, le premier, vient annoncer en automne que le Nûra-Tagh commence à se couvrir de neige. Le Nûra-Tagh étant la seule montagne qu’on aperçoit de Bukhara, les habitants n’ont pas manqué d’inventer a sou sujet une quantité d’histoires auxquelles ils ajoutent beaucoup de foi ; par exemple, ils racontent très-sérieusement que l’arche de Noé s’arrêta sur son sommet.

On se sert des eaux de la Kashka pour inonder les champs et les jardins qui environnent Qarshi; c’est une contrée très-fertile d’où l’on porte a Bukhara du riz, du coton et des fruits. Cette irrigation absorbe entièrement la Kashka. La Toupalak, la Zûhrab, qui près de Termez se jettent dans l’Amou, sont de peu d’importance.

Les oasis de la Bukharie offrent l’aspect le plus agréable et le plus riant ; on ne peut voir un pays mieux cultivé que ces plaines couvertes de maisons, de jardins et de champs partagés en petits carrés nommés tanab, dont les côtés, garnis de gazon, sont élevés d’1 pied, afin de retenir l’eau qu’on y amène pour les arroser. Des milliers de canaux d’irrigation entrecoupent la plaine, et ainsi que les chemins, qui sont fort étroits, ils sont ordinairement bordés d’arbres. Les eaux de cescanauxn’ayant pus toutes le même niveau, fermenta leur jonction de petites cascades, dont le murmure natte agréablement l’oreille. La grande quantité d’arbres plantés de tous les côtés forme des rideaux qui empêchent la vue de s’étendre au loin, et qui cependant plaisent à l’œil , parce qu’ils prouvent que les habitans du pays se sont occupés des moyens de le rendre fécond.

La multiplicité des habitations fait juger que la population est nombreuse, peut-être même est elle trop considérable pour que l’aisance soit généralement répandue. Ces habitations composent ordinairement des villages qui sont à demi cachés par les arbres fruitiers des jardins. J’ai vu des villages entièrement entourés de murs ; c’étaient des espèces de forteresses ; d’autres sont ouverts, les jardins seuls sont enclos ; et ces murs, souvent crénelés et flanqués de petites tourelles, contribuent, surtout de loin , à rendre l’aspect du pays pittoresque ; ils indiquent aussi que les habitans craignent d’être pillés ; en rappellant les fréquentes incursions des nomades dans le Mawar-an-Nahar, ces fortifications donnent lieu de présumer que leur existence n’est que l’effet d’une triste nécessité.

Un village bukhare renferme ordinairement une centaine de maisons bâties en terre, et séparées les unes des autres par des rues qui ne sont pas plus étroites que celles des villes. Au centre du village, se trouve souvent 1 puits ou 1 petit réservoir, dans lequel l’eau se renouvelle au moyen d’un fosse. Chaque village est situé auprès d’un canal, de sorte que les jardins peuvent être arrosés.

Le climat des contrées montagneuses de la Bukharie doit naturellement différer de celui de la partie occidentale de ce pays, qui est uni: je me bornerai à parler de ce qui concerne les plaines. Les saisons y sont très-régulières: a la mi-février, les arbres fruitiers commencent a fleurir ; les arbres bourgeonnent dans les premiers jours de mars; alors le beau temps commence, et les fortes pluies cessent, après avoir duré près de 3 semaines. Bientôt la chaleur devient accablante; elle est d’autant plus sensible, que l’atmosphère est rarement rafraîchie par des orages.

La belle saison se prolonge jusqu’en octobre, époque ou les pluies durent ordinairement 15 jours ou 3 semaines. En novembre et en décembre, de petites gelées, et parfois un peu de neige, annoncent l’approche de l’hiver; au 30 décembre, nous avons trouvé encore des melons dans les champs, ce qui indiquait que les gelées ne pouvaient pas avoir été fortes; le mois de janvier est le plus rigoureux ; le froid ordinaire est de 2 degrés ; il va quelquefois jusqu’à 8, l’eau gèle de 3-4 pouces d’épaisseur. On a vu la neige rester quinze jours sur la terre sans se fondre.

L’hiver que nous passâmes à Bukhara fut très doux, d’après le témoignage des habitants ; le froid n’eut assez d’intensité pour faire geler l’eau sur 2 pouces d’épaisseur, que pendant 4-5 jours : on se hâta de casser la glace, et ou la mit en grands tas, qu’on recouvrit de terre pour la conserver.

Les pluies recommencent entre le 7 et le 15 février, et elles durent jusqu’à la fin de ce mois. Tout verdit et fleurit peu de jours après, presque subitement. Rien ne prouve mieux la chaleur du climat de la Bukharie que l’ardeur du soleil, même en hiver. Au mois de janvier nous dînions en plein air ; la chaleur, à l’ombre, était de 10 degrés.

Des vents violents soufflent surtout en hiver et en été ; ils élèvent très-haut une poussière fine dont j’ai déjà parlé, qui cache tout à la vue, et qui donne a l’atmosphère une teinte grisâtre. Ces nuages de poussière, qui s’étendent sur tout, un canton, peuvent être aperçus à plus de 20 verstes de distance.

Le climat de la Bukharie est généralement salubre ; l’hiver et les saisons pluvieuses rafraîchissent et purifient l’air; il n’est vicié par aucune exhalaison de nature à occasionner des maladies. Les nombreux rhumatismes sont produits par l’humidité des maisons ; les fréquents maux d’yeux pourraient bien avoir pour cause ces vents violents, qui soulèvent si facilement la poussière, toujours pernicieuse pour la vue. La cécité doit être commune dans ce pays, car le père du khan actuel a fait construire à Bukhara le Fath-Abad, hôpital, ou plutôt monastère d’aveugles, où une cinquantaine de ces malheureux sont logés deux et trois dans de petites cellules rangées autour d’une mosquée.

Toutes les villes, en Bukharie, sont bâties auprès des rivières, et par conséquent entourées de champs cultivés ; souvent, en été, la sécheresse est telle, que les habitans ne peuvent se procurer de l’eau qu’en creusant des trous ; la plaine de Bukhara est si basse, qu’on en trouve partout à 5-8 pieds. Cette eau stagnante donne naissance à des vers qu’on avale sans s’en apercevoir ; il en résulte une maladie nommée Rishta par les Bukhares. Tout le corps se couvre de pustules qui occasionent des plaies très-douloureuses. Il sort de ces pustules des vers de la classe des annélides. Les Bukhares ne connaissent point de remède à ce mal.

Un prisonnier russe, esclave a Bukhara, en me parlant du manque d’eau qu’on y éprouvait, me dit, avec l’expression du dépit : « C’est un pays que Dieu a creé dans sa colère. » Les villes boukbares situées au S de l’Amou sont Kirki, Aghçou, Mawri et Çar-Köy.

Mawri appartenait autrefois aux Persans ; c’était une ville florissante ; Murad-Beg, père du khan actuel de la Bukharie, s’en empara; ce fut le résultat le plus brillant de ses nombreuses irruptions dans le Khorassan. Son fils, Amir-Haydar, craignant vraisemblablement le crédit dont son frère Nasir-Beg jouissait à Mawri, dont il était gouverneur, ordonna de transporter tous les babitants de cette ville dans l’intérieur de la Bukharie, au nombre de 25 000. Nasir-Beg s’eniuit a Mashhad en Perse, et Mawri devint déserte. Le khan Amir-Haydar tient à Mawri une garnison de 400-500 h , qui est renouvelée 3 fois par an. Mawri est regardée comme un lieu d’exil, car on y envoie les malfaiteurs qu’on ne veut pas punir de mort; cette ville a déjà 500 habitants sans compter la garnison ; les environs recommencent a être cultivés. L’on n’a dérivé qu’un petit nombre de canaux d’irrigation du Muhrab, rivière qui coule à vingt verstes de Mawri, et se perd probablement dans les sables situés au N. Pour empêcher que Mawri ne se repeuple, et que, profitant de leur position isolée, les habitans de cette ville ne se rendent indépendants, le le khan de Bukhara ne permet pas qu’on y amène beaucoup d’eau.

Çar-Köy, qui se compose d’à peu près 1000 maisons, contient une garnison assez forte, parce qu’on y craint toujours quelqu’attaque de la part des Khiviens ; on dit que dans l’automne de 1821 ils ont fait une tentative sur cette ville, et ont causé de vives inquiétudes a ses habitants.

Les villes qui environnent Bukhara sont Kara-Kûl, Khayr-Abad, Dû-Sham-Bê, Zenduni, Çarsh-Sham-Bê, Kamitan, Zarmitan, Penç-Sham-Bê-bazar, Wapkan ou Wal-Kend, Qurden-Zay…

Après Bukhara, Samarqand et Qarshi, Kara-Kûl est la plus grande ville de la Bukharie ; elle a environ 30 000 habitants.

Urden-Zay est 1 petite forteresse que j’ai vue quand nous retournions en Russie ; je ne pus obtenir la permission d’entrer dans la ville ; on nous en ferma les portes, vraisemblablement par ordre supérieur. On lui donne le nom de forteresse, parce qu’elle est entourée d’un mur en terre de 4 toises.

Le terrain cultivé finit à 5 verstes au N d’Urden-Zay; cependant nous traversâmes encore pendant huit verstes un canton sablonneux couvert de quelques monticules, de ruines de maisons eu terre, et de traces d’anciens canaux : tout indiquait un pays où la fertilité régnait encore il y a peu de temps. Ces vestiges, qui près de Kaghatan, où nous aperçûmes pour la première fois le pays cultivé, n’occupent que quelques centaines de pas, se prolongent donc bien plus loin au-delà d’Urden-Zay ; l’on ne saurait se figurer l’impression de tristesse que produit l’aspect de cette terre naguère féconde, et inculte aujourd’hui.  Le village ruiné qui est près de Kagathan, n’a été envahi que depuis 6-7 ans par des sables qu’un ouragan venu du N-E, amena et entassa en cinq jours. Le terrain qu’on cultivait près de Urden-Zay est plus septentrional que Kaghatan, et par conséquent plus exposé aux effets des vents de NE ; depuis 10 ans ce phénomène dévastateur fait la désolation des habitans. Durant notre voyage, ce vent se fit ressentir, et, quoiqu’il fut très-désagréable de l’éprouver, j’observai avec attention ses terribles effets.

Nous passâmes près de Ourdenzeï le 25 mars ; le vent soufflait avec force, il n’était pourtant pas impétueux. Mais, à peine après avoir quitté le terrain argileux, nous nous trouvions entre des monticules sablonneux, le vent parut devenir plus violent ; le sable s’éleva en l’air en formant des tourbillons, il pénétrait partout, je portais des besicles faites exprès pour me garantir de la poussière que je redoutais ; elles ne préservaient mes yeux qu’imparfaitement ; le sable, produisait une espèce de nuage qui voilait tellement la clarté du jour, qu’on ne voyait qu’à une petite distance, et nos conducteurs kirghiz ne reconnaissaient plus la route. Heureusement un cavalier bukhare de la garnison d’Ourdenzeï nous suivait pour découvrir si des esclaves russes s’étaient mêlés à notre escorte; nous le forçâmes, le pistolet sur la gorge, de nous servir de guide ; quoiqu’il nous rendît ce service bien malgré lui, il nous empêcha de nous égarer.

On ne peut rien imaginer de plus incommode que ce sable ; quoique fort gros, il pénètre dans les yeux, dans la bouche, dans les oreilles, nous en avions tous les yeux enflammés, et je conçois sans peine comment l’année de Nadir-Shah, en traversant pendant un ouragan’ les déserts situés à l’W de l’Amû, perdit beaucoup de monde par les suites d’une ophtalmie. C’est ainsi que les déserts situés auprès de la Bukharie lui servent de défense naturelle. Le sable, chassé par les vents, comble facilement les fossés , s’arrête près des murs, s’élève bientôt a leur hauteur, remplit les rues, et couvre les maisons, comme les cendres du Vésuve à Pompei. Auprès de Urden-Zay, le sable empiète annuellement sur le pays cultivé ; on a beau travailler à déblayer les fossés, on n’y réussit pas généralement, et il est même probable qu’un jour les fertiles et riantes oasis de la Bukharie deviendront arides et inhabitables comme celles du Sijistan, dont l’ancienne fertilité est attestée par de superbes ruines, et qui sont aujourd’hui des déserts couverts de sable et de gravier.

Les autres villes situées autour de Bukhara sont peu importantes ; elles renferment 300-500 maisons et 1 marché ; il s’y tient des foires. Le minaret de la mosquée de Wafkend est très-beau.

Ces villes ne se distinguent ordinairement des villages que par leur administration et par leur marché, où beaucoup de marchands de Bukhara vont faire leurs approvisionnemens des denrées qu’ils portent hors du pays.

[…] Toutes ces villes, étant situées dans un pays fertile, sont assez grandes; les Ouzbeks riches y ont des maisons où ils vont en été, pour se trouver au milieu de leurs troupeaux.

[…] Samarqand fait partie de la Bukharie depuis la prise de ce khanat par Abdullah, khan de Kerminê, fameux par les nombreux édifices qu’il fit construire : il régna de 1564 à 1592.

Le khan de Bukharie va tous les ans à Samarqand ; a son avénement au trône, il doit s’asseoir à Samarqand sur le Kûk-Tash ; c’est une pierre d’un marbre bleuâtre, qui est dans la Madrasa de Mirza-Ulûg-Beg. Elle est carrée, d’1,5 toises de long. Un feutre blanc recouvre cette pierre. On soulève 3 fois le khan sur ce feutre, dont les coins sont tenus par des Ulama, les Fuqara, les Fudzala et les Sayyid. On a dit-on, l’intention de faire un trône de cette pierre, qui est tirée du mont Ghaz-Gham.

A Samarqand on compte environ 50 000 habitants ; les masjid et les madrasa sont plus belles qu’à Bukhara ; elles sont construites en marbre blanc, dont il y a des carrières à peu de distance de cette ancienne résidence de Timour. Les façades de ces édifices sont eu tuiles vernissées, de même que celles de Bukhara, où elles sont, dit-on, moins belles. Le tombeau de Timour existe encore à Samarqand; il est en jaspe ; on cherche en vain dans cette ville les traces de l’observatoire d’Oloug-beg. La civilisation des Timourides a dû ceder a la barbarie des Ouzbeks.

M. J. Senkowsky

[…]

Qarshi ou Nakhshab est une ville importante par sa grandeur ; elle est située sur la principale route de commerce; une partie des caravanes qui viennent de Hérat ou de Kabûl, s’arrête a, Qarshi, ou se dirige de là vers Samarqand sans passer par Bukhara. Qarshi sert aussi d’entrepôt pour les peaux de fouines, de renards et d’agneaux avortés, qui viennent du S de la Bukharie, et qui se vendent ensuite dans la capitale. Qarshi expédie au-dehors beaucoup de fruits secs, du coton écru, du coton filé, du tabac et un peu de soie. Cette ville a toujours une garnison de 2000-3000 h.

A l’est de Qarshi, se trouvent Çaraghçi et Ghoussar, villes considérables; près de la première le khan a plusieurs domaines ; beaucoup d’Ouzbeks, demi-nomades, habitent près de la seconde ; c’est pourquoi la place de gouverneur de Ghoussar est une des plus importantes dukhanat ; Emir-Haïder l’occupait du vivant de son père ; Tauraka, fils aîné du khan actuel, était gouverneur, hakim. ou beg de Kerminéh, ville qui est principalement habitée par des Ouzbeks , également nombreux dans les environs. Il se broiùlla avec son père , qui le rappela.

Tirmidh, sur l’Amû, est une ville aujourd’hui ruinée […]on n’y voit que des monceaux de décombres et de pierres ; les habitations qui subsistent sont construites en terre. Tout prouve que la Sogdiane ou Mawar-An-Nahar était plus riche autrefois que la Bukharie ne l’est actuellement.

Pour terminer l’énumération des villes de la Bukharie, il ne me reste plus qu’à citer Bosïou et Chir-abad, situées au N de Termez. Un Bukhare m’a assuré qu’Ostrouch, ancienne ville, se trouvait à moitie chemin entre Balkh et Chehri-sebz. Cette ville n’est pas, d’après l’assertion du Bukhare, située sur l’emplacement où les géographes arabes fixent le pays d’Osrouchna. Personne n’a pu me donner de renseignements sur une caverne de l’Osrouchna, d’où s’élevait une vapeur qui, dans la nuit, paraissait enflammée ; mais, au surplus, le Ferghana ayant changé de nom, l’Osrouchna peut bien aussi ne plus être connu sous son ancienne dénomination.

AprÈs avoir parlé de plusieurs villes de la Bukharie, je vais décrire la capitale de ce pays. Le nom de Bukhara se trouve pour la première fois, m’a-t-on dit, mentionné par un auteur arabe du dixième siècle. Cet auteur parle d’un pays de Boharia, situé dans Je Mawarennahar; il dit qu’il fin subjugué, en 684, Par ^es Arabes, qui ne s’emparèrent de sa capitale qu’en 699.

Presqu’au centre-ville, s’élève la Nûmish-Kend, sur laquelle se trouve le palais du khan, un des plus anciens édifices de Bukhara. C’est une colline naturellequ’on a rehausséeà bras d’hommes ; elle a 35-40 toises de h ; sa surface extérieure forme un cône tronqué , et présente quelques parties de murs laits de briques séchées au soleil […] La circonférence de la base de ce cône tronqué peut avoir 400-500 pas ; l’élévation a été rehaussée du temps des Samanides. Il paraît que la porte du palais a été construite par Rahim khan en ??? on la nomme Nagara-Khani.

[…]

On sait combien les Orientaux ont entremêlé leur histoire de récits fabuleux ; les Bukhares ont de même, sur l’origine de leur capitale, une tradition qui n’est cependant pas dénuée de vraisemblance ; ils disent que dans les environs de Boukbara il y avait jadis un grand nombre de lacs. Les pêcheurs, attirés par l’abondance des poissons , s’enrichirent, et passèrent bientôt à l’état de cultivateur ; la population s’accrut successivement, des maisons remplacèrent les cabanes, une ville se forma ; ce fut Bukhara. Fameuse ensuite et révérée dans l’Orient à cause de ses nombreux collèges, de ses savants mollah, et des saints qui sont enterrés dans son enceinte, elle devint un lieu de pélerinage pour les musulmans ; c’est probablement ce qui lui a valu l’épithète de Sharîfa

En mongol Bûh signifie étude, et Ara trésor ; ainsi Bukhara voudrait dire trésor d’étude.

Abû-l-Ghâzi, dans son Ma‘jâm donne une étymologie semblable : homme savant, parce que tous ceux qui voulaient s’instruire dans les langues étrangères ou dans les sciences, allaient en Bukharîe. Plusieurs auteurs […]  soutiennent que la capitale du MWN se nommait By-Kend, et qu’on voit encore ses ruines près du Zaraf_Shân, vers Kara-Kûl, à une 30aine de verstes de Bukhara.

Les oasis de la Bukharie étant couvertes d’allées d’arbres et de nombreux jardins, la vue ne peut s’étendre au loin : l’on n’aperçoit donc Bukhara qu’a une distance d’environ 3 verstes, en venant de Waf-Kend. L’aspect en est frappant pour un Européen. Des dômes, des mosquées, les hautes pointes des façades, les madrasa, les minarets, les palais qui s’élèvent au milieu de la ville, la muraille crénelée qui l’entoure, un lac situé près des murailles et entouré de maisons à toits plats ou de jolies maisons de campagne ceintes de murs crénelés, enfin, des champs, des jardins, des arbres, et le mouvement qui règne toujours dans les environs d’une capitale , tout contribue à produire un effet fort agréable.

Mais l’illusion cesse aussitôt qu’on entre dans la ville; car, à l’exception des bains, des mosquées et des madrasa, on ne voit que des maisons en terre de couleur grisâtre, entassées sans ordre les unes à côté des autres, formant des rues étroites, tortueuses, sales, et tracées au hasard. Ces maisons, qui ont leurs façades sur des cours, n’offrent du côté des rues que des murs uniformes , sans fenêtres, sans rien qui puisse fixer l’attention ou récréer les regards des passants.

Tout ce qu’on rencontre dans cette ville si peuplée, semble annoncer la méfiance ; la physionomie de ses habitants n’est presque jamais animée par un sentiment de gaîté; jamais de fêtes bruyantes, jamais de chant ni de musique ; rien n’indique qu’on s’y divertisse quelquefois, rien ne montre qu’elle soit habitée par des hommes jouissant d’une existence agréable.

Aussi au mouvement de curiosité et d’intérêt que nous éprouvâmes d’abord à voir des édifices d’architecture orientale, succéda bientôt une impression de tristesse et de mélancolie. Les plus belles rues de Bukhara n’ont pas beaucoup plus d’une toise de largeur, et les plus petites ne peuvent servir qu’aux piétons ; car quelques-unes ont à peine trois à quatre pieds d’un mur d’une maison à celui d’un autre.

Des chameaux charges de broussailles, qui prennent beaucoup de place , font courir aux passans le risque d’être blesses dans les rues les plus larges ; celles – ci sont ordinairement remplies d’hommes , de chevaux , de chameaux et d’ânes ; lorsqu’on y passe à cheval, il faut crier continuellement Poch ! Poch !, pour pouvoir avancer. Le grand nombre de chevaux et de chameaux qui les fréquentent y laissent des traces profondes de leurs pieds, ce qui ajoute à la mal-propreté de ces rues et au désagrément qu’on éprouve à les parcourir: quelques-unes ont conserve des vestiges de leur ancienne splendeur ; c’est-à-dire que, pavées à demi, elles sont encombrées de grandes pierres qui gênent beaucoup les cavaliers.

Les maisons sont construites en terre mêlée de paille hachée. Pour donner à ce mélange plus de consistance , on place dans les murs, et surtout aux angles, des poteaux en bois de peuplier de 4-5 pouces d’épaisseur. Les plafonds sont ordinairement en bois dur ; on les recouvre de terre, et ils forment les toits, qui sont plats. Dans les belles maisons, les plafonds des pièces principales sont revêtus de planches peintes de differentes couleurs ; le plancher est en terre glaise chez les gens du commun, et en briques chez les gens riches. La façade et les fenêtres donnent toujours sur la cour; une seule porte conduit à la rue. Les fenêtres sont tantôt des ouvertures fermées simplement avec des volets de bois ( elles sont toujours ainsi au rez-de-chaussée) ; tantôt ce sont des ouvertures arquées qu’on ne ferme jamais, et qui ne sont couvertes que de treillis en plâtre.

Cette dernière espèce de fenêtres ne procure qu’un jour très-faible; ainsi, pour y voir suffisamment, il faut ouvrir les volets. Mais, en hiver, le froid est souvent de sept a huit degrés à Bukhara ; aussi les appartenons sans poêle , et où l’air extérieur pénètre, sont-ils froids et humides. Il n’est donc pas surprenant que les rhumatismes soient fréquens dans cette ville, surtout parmi les pauvres.

Pour se garantir du froid, les Bukhares se servent de brasiers au-dessus desquels ils posent . comme en Turquie, une petite table en bois recouverte d’un tapis ouaté ; on s’accroupit et on s’enveloppe avec ce tapis jusqu’au menton. La chaleur de la braise préserve eflectivement le corps du froid ; mais on ne peut écrire sans risquer d’avoir les mains a la glace.

[…]

Les habitations des gens riches sont composees de plusieurs petites maisons entourées d’un mur. Quoique la maison où nous demeurions eût coûté 16 000 roubles, ce qui est énorme pour cette ville, on n’y voyait ni un crampon en fer, ni un clou ; les portes et les volets laissaient toujours des ouvertures quand on les fermait. Plusieurs de nos chambres étaient blanchies en dehors et en dedans , et quelque sunes étaient ornées de dessins en stuc et coloriés.

Toutes les maisons de cette ville ont été construites pour les chaleurs brûlantes de l’été ; le bord des toîts forme une saillie considérable soutenue par des colonnes en bois, et empêche les rayons du soleil de darder dans les chambres.

Le mur qui entoure Bukhara a 4 toises de hauteur et d’épaisseur a sa base […] il est flanqué de distance en distance de tours rondes, et forme des angles saillants, […], un des côtés de ce mur ayant plus de deux verstes de long, il est évident que le hasard et l’emplacement des maisons dans la ville, ont déterminé la direction de ces remparts.

Bukhara a 11 portes nommées : Imayn, Samarqand, Manasar, Qarshi, Sabahan, Naniaz-Ghiya, Shah-Jelal, Kara-Kûl, Shir-Gharan, Tol-Palak et Ughlaw Elles sont toutes bâties eu briques, et ont une tour ronde de chaque côté, ordinairement gardées par un poste de soldats : elles s’ouvrent et se ferment au lever et au coucher du du soleil. Amir-Haydar a fait rebâtir ces portes, les a exhaussées et réparées.

Le mur ressemble à ceux dont la plupart des villes de la Perse sont entourées.

Un jour, j’ai fait a cheval le tour deBukhara, et j’ai trouvé que cette ville a environ 14 verstes de circuit ; on m’a dit qu’elle contenait près de 8000 maisons et à peu près 70,000 bab. ; les ¾ sont Tacik, la plupart artisans. Le reste de la population se compose d’Uzbeks, …

Juifs :

Les Juifs occupent à Bukhara 800 maisons; ils disent qu’ils y sont venus de Samarqand, il y a environ 700 ans, après avoir quitté Bagdad.

De toutes les villes de l’Asie centrale, Bukhara est celle qui contient le plus grand nombre de Juifs ; on peut la regarder comme leur chef-lieu dans cette partie de l’Orient, Mashhad a 300 maisons juives, Shahr-i-Sabz 30, Balkh 30, Samarqand et Hérat seulement 10, Khiva 4. Badakhshan, Rôkhan et Kash-Ghar n’ont pas d’habitants juifs.

Il ne teur est permis d’habiter a Bukhara que dans 3 rues : on ne compte parmi eux que 2 riches capitalistes ; les autres sont en général à leur aise, et pour la plupart fabricants, teinturiers, marchands de soie écrue et de soieries.

Les Juifs de Bukhara prétendent qu’ils y sont mieux traités que dans les autres villes d’Asie ; cependant ils sont méprises et vexés ; le gouvernement exige d’eux des impôts assez considérables. Par exemple, le Juif propriétaire d’une maison doit acquitter par mois une contribution de 4 Tonga-si (3 roubles). Parvenu à l’âge de 16 ans, un Juif qui a une fortune moyenne paie par mois 2 tongas : le pauvre la moitié ; ce qui produit un revenu d’environ 80 000 roubles/an.

Il est défendu aux Juifs de monter a cheval dans la ville et de porter des vêtements en soie ; leur bonnet doit avoir une bordure de peau de mouton noire qui ne peut être que de 2 pouces de large ; on ne leur permet pas de bâtir une nouvelle synagogue, et ils n’ont le droit que de réparer l’ancienne.

[…]

Les Juifs de Bukhara ont la tête fort belle, le visage un peu alongé, le teint très-blanc , les yeux grands, vifs et pleins d’expression.

Ayant appris que le gouvernement de Bukhara craignait l’arrivée de l’ambassade avec sa nombreuse escorte, ils nous regardaient comme des envoyés du ciel qui venaient peut-être pour alléger leurs peines. Que ne devaient donc pas espérer nos compatriotes esclaves ! Le malheur est toujours si confiant et si porté a l’espérance !

Les Juifs tremblaient de se compromettre aux yeux des Bukhares; toutes les fois qu’ils nous rencontraient, ils nous saluaient d’une manière prévenante , amicale, et néanmoins avec un sentiment de crainte.

Le rabbin de Bukhara, qui était natif d’Alger, et qui savait encore un peu d’espagnol, me raconta qu’à son arrivée en Bukharie, il avait trouvé ses coréligionnaires plongés dans la plus profonde ignorance ; un très-petit nombre seulement savait lire ; ils ne possédaient que 2 exemplaires de la Sainte-Écriture, et leur manuscrit ne contenait que les 3 premiers livres du Pentateuque. […] Ce Juif algérien, vieillard plein d’esprit, qui pleurait presque de joie de revoir des Européens, n’a rien négligé pour répandre l’instruction parmi les hommes de sa religion ; il a fondé une école, et a fait venir des livres de Russie, de Baghdad et de Constantinople; actuellement tous les Juifs de Bukhara savent lire et écrire ; ils étudient le Talmud. Le vieux rabbin goûtait un plaisir infini à m’entendre citer l’ouvrage de Benjamin de Tudela, qu’il avait ; il appelait cet auteur Mas’ûl-Ben-Yamîn.

Les Juifs bukhares s’écartent de quelques usages prescrits par le Talmud. Par exemple, ils ne lavent pas une poule dans l’eau chaude avant de la faire cuire ; ils ne coupent pas les cheveux à une fiancée, et ne lui posent pas sur la tête une espèce de drap pendant la cérémonie du mariage.

Tatars :

On compte a Bukhara près de 3000 Tatars, qui sont nés sujets russes ; ce sont en grande partie des malfaiteurs et des déserteurs ; d’autres viennent chercher fortune, et enfin a peu près 300 étudient leur religion.

Mongols :

Quelques centaines de Kalmûks habitent Bukhara ; quelques-uns possèdent des terres près de cette ville, mais la plupart sont militaires.

Indiens :

Depuis 4-5 ans, le nombre des Hindous s’est beaucoup accru a Bukhara; il y en a environ 300 qui sont négociants ; les uns y sont domiciliés, les autres vont et viennent avec les caravanes de Kabûl. Ils portent une marque orange -rouge, sur le front et entre les yeux ; elle est verticale chez les uns, horizontale chez les autres, suivant la secte a laquelle ils appartiennent ; la plupart de ces Hindous sont du Multan et de Kabûl; quelques-uns viennent de Shikar-Pûr ; ils apportent de l’indigo, qu’ils appellent Nil , quelques châles de Kashmîr, enfin des châles de Perse qu’ils achètent a Caboul.

Marchands :

Parmi les marchands qui viennent a Bukhara, il y en a de tous les pays, qui sont en relation avec cette ville ; on en voit de Russie ( excepté des Tatars), un petit nombre de Kôkhan, de Tash-Kend, de Perse, point de Chinois ni de Tibétains. Il y a quelques Kashmîrî qui se distinguent par leur belle figure

; l’un d’eux, grand et bien fait avait des yeux noirs superbes , un nez aquilin, une barbe magnifique. Je lui dis qu’il ressemblait a un beau juif ; il m’en sut trèsmauvais gré, comme j’aurais dû le présumer. Cependant j’avais raison ; cette ressemblance était si frappante, qu’a voir cet homme, on aurait volontiers partagé l’avis de ceux qui regardent les Kashmîrî comme une colonie juive.

Pashtuns :

Le nombre des Afghans a beaucoup augmenté a Bukhara, depuis 1817, par l’arrivée d’émigrés de Caboul, qui fuyaient les troubles de leur pays ; on en compte à peu près 2000.  J’ai trouvé dans les caravanseray de Bûkhara plusieurs Afghans des montagnes orientales de leur pays ; ces hommes avaient de belles figures, très-expressives , mais farouches. Quand on leur adressait la parole pour leur demander de quel pays ils étaient, on entendait une voix grossière qui semblait proférer des jurements. Ces Afghans, de même que les Kirghiz, s’embarrassent peu des ordonnances de la police. Un Afghan, esclave d’un Bukhare, s’étant un jour réfugié dans un caravanseray où se trouvaient plusieurs de ses compatriotes, son maître l’y découvrit bientôt, et voulut le reprendre ; les Afghans battirent le Bukhare, et firent un si grand vacarme que, malgré l’apparition de quelques officiers de police, tous les Bukhares décampèrent du caravanseray. La conduite de ces Afghans prouve quelle est leur audace dans un pays étranger ; ils avaient d’ailleurs le droit pour eux, parce qu’il est défendu aux musulmans d’avoir de vrais croyants pour esclaves, et que les Afghans sont sunnites comme les Bukhares. Les Afghans dont je viens de parler, sont vêtus d’une manière differente de ceux de Kabûl ; ils s’enveloppent d’une longue pièce de toile, comme les sénateurs romains de leur toge. D’ailleurs , quoique musulmans, ils ne se rasent que le haut de la tête ; leurs cheveux sont très longs près des oreilles et sur. la nuque ; aussi les Bukhares les appellent-ils kafîr.

Pélerins-Fous :

Les pélerins qui viennent à Bukhara, sont des mendiants fort bien mis, cependant d’une manière étrange, comme des sorciers Chamans ; ils font des contorsions et contrefont les fous, parce que le peuple attribue un certain degré de sainteté à ceux qui ont l’esprit dérangé.

Esclaves :

Chaque seigneur a des esclaves qui sont pour la plupart Persans ; il n’y avait pendant notre séjour dans la capitale , qu’un seul Siapûsh qui ne savait pas encore la langue du pays. On ne comptait qu’une dizaine d’esclaves russes ; plusieurs autres s’étaient rachetés, et exerçaient des métiers ; on les méprisait comme kafîr. La sincérité de ceux qui avaient embrassé l’islamisme était fort suspecte. On peut en général évaluer a plusieurs milliers le nombre des esclaves vivant à Bukhara.

Palais Royal :

L’édifice le plus remarquable de cette ville estle palais du khan ; les Bukhares le nomment ???. On dit qu’il fut bâti par Arslan-Khan il y a plus de 10 siècles ; il est sur une élévation, et entouré d’un mur de 10 toises, qui n’a qu’1 porte; l’entrée est en brique , et a de chaque côté 1 tour de 15 toises, ornée jadis de tuiles vertes et vernissées dont on voit encore quelques-unes. A cette porte aboutit un grand corridor, dont les voûtes ont l’air très anciennes. En suivant ce corridor, on arrive au haut d’un monticule sur lequel se trouvent les maisons en terre qui sont habitées par le khan et par sa cour. Cette enceinte renferme une mosquée, les habitations du khan et de ses enfants, le harem, entouré d’un jardin et caché par des arbres ; une maison dans laquelle le Kûsh-beghi travaille et donne ses audiences ; une autre où il demeure, ce qui est l’indice d’une haute faveur; et enfin les chambres pour les gardes et les esclaves, les écuries, etc.

Des cigognes ont placé leur nid sur le sommet des tours de la porte, ce qui produit un effet singulier pour un Européen, et ne répond pas a l’idée qu’il se forme du palais d’un souverain de l’Orient.

Après la prière du soir, les gardes du palais sont doublées, la grande porte se ferme; les portes de la ville sont aussi fermées a la même heure.

Mir-‘Arab-Minar :

Le minaret de Mir-Gharab est le monument d’architecture qui m’a paru le plus beau; c’est une tour bâtie par Timour ou, suivant d’autres, par Rizil-Arslan-Khan, entre une Madrasa de ce nom et la mosquee principale, ou Masjid- kalan. Le Mir-Gharab a 30 toises de haut, et à sa base environ 12 toises de circonférence; il diminue en s’élevant; ses proportions lui donnent une apparence de légèreté fort agréable à l’œil; les briques dont il est construit sont disposées avec goût, et, malgré son ancienneté, il est parfaitement conservé.

Mosquées :

On compte a Bukhara 360 mosquées ; il y en a une près ou vis-à-vis de chacune des 60 madrasa qui existent dans cette ville.

L’architecture des mosquées varie plus que celle des madrasa ; du reste toutes les constructions offrent, par la forme de leurs voûtes, des traces du style mauresque. Les nefs de quelques-unes ne sont voûtées que vers leur extrémité ; dans d’autres, le dôme se trouve placé au milieu de l’édifice ; d’autres enfin présentent un rang d’arcades qui longent les 4 murs, taudis que l’intérieur, pavé de grands carreaux de pierre, est découvert.

La Masjid de Namaz-Ghia, à une demi-verste de la ville, est bâtie en briques, et située dans un jardin entouré d’un mur ; elle est fort haute; le dôme, sous lequel se tient le ??? est très-beau; mais l’édifice n’a point de toit, et ne peut contenir qu’une centaine de personnes ; les autres se placent dans le jardin, au bas de l’escalier de la mosquée, qui, pour ainsi dire, ne consiste qu’en une façade.

La plus grande mosquée est celle que l’on voit vis-à-vis du palais, sur le marché et sur la grand’ place, nommée Registan. La façade de la mosquée principale est la plus ornée. Des tuiles de couleurs différentes y sont disposées de manière à former des dessins variés de bouquets de fleurs, et même à contenir plusieurs passages du coran. La couleur dominante de ces tuiles est le bleu ; les inscriptions sont en blanc. J’ai vu des dômes couverts de tuiles vertes, et des bouquets de fleurs dessinés en tuiles jaunes, bleues et vertes.

Outre les grandes Masjid, il y en a beaucoup de petites qui sont construites en-terre ; quelques unes sont en briques.

Madrasa :

Les madrasa diffèrent peu les unes des autres; ces édifices ont ordinairement la forme d’un parallélograme et 2 étages; les batiments entourent une cour ; leur profondeur est celle de 2 chambres, dont l’une a sa fenêtre et sa porte vers la cour, l’autre vers la rue. Le dessus de la porte d’entrée est toujours couvert d’ornements en stuc ou en tuiles de couleur, et surmonté d’un mur qui s’élève plus haut que le reste de l’édifice ; le milieu de chacune des ailes, sur l’interieur de la cour, a ordinairement un embellissement semblable. La plus jolie madrasa, et la mieux ornée de tuiles peintes, est celle de Subhan-Kûli-Khan, qui mourut, en 1702, à Bukhara. On peut citer ensuite celle de Mir-Gharab et celle de ‘Abdu-l-Ghâzi, ou ‘Abdu-l-Mu’mîn, Khan de Bukhara, en 165o. Celle-ci a un soubassement en marbre blanc ciselé, qui fut transporté par eau de Samarqand.

La plus grande madrasa est celle de Rokal-Tash, qui se compose de 3, dont une est nommée madrasa An-Nasar-Elçi. Cette école est due a la munificence de l’impératrice Catherine II, qui envoya 4o,ooo roubles en espèces pour la construire. Les habitants de Bukhara ne parlent de cette grande souveraine qu’avec respect et admiration.

Les voûtes des portails des madrasa sont souvent fendues à cause des fréquents séismes uxquels ces contrées sont sujettes.

J’ai vu, a 6 verstes de Bukhara, la madrasa, le couvent et le cimetière de Çehar-Bakr ; je regarde cet édifice comme le plus beau de Bukhara et de ses environs ; c’est un grand bâtiment auquel on a ajouté 2 ailes, qui font 2 masjids surmontées d’un dôme.

Ribât et boutiques :

Bukhara renferme 14 cavaranseray, qui sont ceux :

-‘Abdu-l-Llah-Can ; qui est le plus grand, a été bâti en 1819

Kûsh Beghi

Hindou

-Nogay

-Khoca-Jwybar (Kwybar ?)

-Tash-Kend

-Qarshi

-Mir-Aghûl

-Amir

-Kûllata

Fishana

-Dan-Culla-Shir

-Urghenc

 Ils sont tous construits sur un plan uniforme ce sont des bâtiments en carré autour d’une cour. On voit sur chacun des côtés des chambres ou boutiques, au-dessus desquelles s’élève ordinairement un étage. Le loyer d’une chambre est d’environ 16 fr/mois ; quoique très-petites, elles servent en même temps de magasin et de demeure. Les caravanseray étant ( pour la plupart ) fondés par des legs pieux ou Wuqûf, leurs revenus appartiennent à des madrasa ou à des mollah qui desservent une mosquée.

J’ai connu a Bukhara un marchand tatar qui louait un magasin dans un cavaranséraï et demeurait dans un autre, où il avait trouvé une chambre plus chaude et moins humide que celle où il tenait ses marchandises. J’ai eu l’occasion de voir chez lui combien il est désagréable d’être logé dans un caravanseray, où les oisifs courent de chambre en chambre pour faire la conversation et tuer le temps ; c’est un inconvénient auquel le locataire d’un caravanseray doit se soumettre, parce que l’usage ne permet pas de refuser sa porte à personne.

[…]

Çarshi :

Indépendamment des magasins qui se trouvent dans le caravanseraï, de grands bâtiments voûtés, à prs entrées, renferment des centaines d’armoires rangées les unes a côté des autres, et uniquement remplies de soies tissues dans la ville ; chaque marchand a une ou plusieurs de ces armoires. Un bâtiment semblable contient de petites cellules, dans lesquelles les marchands étalent sur des tables des marchandises étrangères ; plus loin, on voit de de riches et précieux brocarts des Indesde Perse et de Russie; et des toiles peintes, de Perse, de Russie, d’Angleterre et de l’Inde, propre à tenter le beau sexe.

Tous les jours, à 11 heures du matin, les marchandises sont apportées dans ces boutiques, et remportées à 3 h ap.mid. ; on en forme des ballots dont quelques-uns pèsent jusqu’à 120 livres ; un homme les porte sur son dos pour un modique salaire pendant une verste ou plus jusqu’au caravanseray, où il le dépose dans le magasin du marchand.

L’on voit à Bukhara des rues longues d’une demi – verste , couvertes, et bordées des deux côtés de boutiques ; une rangée contient uniquement des pantouffles de femme, une autre des drogueries et des aromates qui embaument l’air ; une troisième des pierreries, ordinairement de peu de valeur ; par exemple, des turquoises de Perse , des rubis tatars du lac de Badakhchan et d’Arabie ; des diadèmes en or ornés de turquoises médiocres pour les femmes kirghiz; de grandes voûtes ne sont remplies que de fruits secs et de tabac ; d’autres de pistaches confies dans de la manne, de prunes roses ou vertes, de raisins, de grenades, de melons suspendus le long du mur sur des cordes en roseaux ; parmi ces magasins se trouvent des boutiques de restaurateurs qui préparent du pilaui, souvent coloré en jaune avec du safran, et un autre mets qui consiste en viande hachée.

On voit aussi des boutiques dans des tentes de toutes sortes de couleurs; par exemple, sur une partie du Registan, autour d’un grand réservoir. Le reste de cette place sert de marché pour le bois, les légumes, le riz, l’orge, le cougara, la graine de coton, l’huile de kuncut, le pain pour les chameaux, fait en semence de kunjutdont on a exprimé l’huile ; enfin pour toutes sortes de fruits, pour le pain, la chandelle ct tout ce qui est nécessaire aux besoins journaliers d’une grande population.

Sur les autres places, on vend des toiles de coton, des toiles teintes, du foin, de la paille hachée, et tout ce qui sert à la nourriture des chevaux ; enfin il y a des carrefours couverts de grandes voûtes soutenues par de grosses colonnes. Sous cet abri se tiennent des marchands de soie teinte, de bonnets brodés , de rubans, de couteaux, de briquets, de mauvais thé, de couvertures de chevaux, de cottes de mailles, et de toutes sortes de choses.

Registan :

Le Registan étant un lieu très-fréquenté, on y fait les exécutions ; les malfaiteurs y sont pendus, et l’on y exposé les têtes des ennemis tués dans les combats.

Pendant mon séjour à Bukhara, 6 voleurs, esclaves persans de naissance, et deux Taciks y furent attachés à la potence ; des têtes de Khiviens, d’Ouzbeks de Kôkhan et des environs de Balkh, et d’autres, y furent posées sur des poteaux ou étalées à terre auprès du gibet. Le peuple, habitué a ce spectacle, continue son trafic sur la place, sans jeter un regard de compassion sur ces effroyables tableaux ; il n’en fut pas de même de nos soldats, qui pour la première fois de leur vie en étaient témoins.

Hammam :

Les bains sont bâtis en briques ; ils ont plusieurs chambres voûtées et disposées autour d’une grande cuve rectangulaire remplie d’eau, ce qui facilite aux baigneurs les moyens de s’en servir. Ces chambres, éclairées seulement par une petite lampe, ressemblent a nos prisons; les bains sont chauffés, comme en Turquie, par-dessous, de sorte que le plancher est presque brûant. Les bains publics sont au nombre de 14 et tous spacieux.

Réservoirs :

On compte à Bukhara 68 puits ; ce sont de petits réservoirs de 120 pieds de tour ; l’on y descend par une 12aine de marches en pierres de taille ; l’eau en est stagnante ; elle se renouvelle par le moyen d’un canal qui traverse toute la ville, et qui communique avec les puits par différents embranchements.

Tout annonce que Bukhara fut autrefois plus florissante qu’elle ne l’est aujourd’hui ; les madrasa et les mosquées s’écroulent en partie ou sont mal entretenues; j’ai vu de larges crevasses à des voûtes d’une madrasa toute neuve; on attribue ces accidents aux séismes ; je crois plutôt qu’il faut en accuser l’ignorance des architectes actuels. A 12 verstes de Bukhara, du côté de Waf-Kend, il existait sur le Zaraf-Shân un pont très-ancien en briques, avec une seule arche ; il s’est écroulé, et n’a pas été reconstruit ; les degrés en pierres qui mènent aux puits sont délabrés ; l’on ne s’occupe pas à les réparer; on ne sait plus faire de ces tuiles bleues qui ornaient les édifices publics; on ne construit aucun bâtiment nouveau qui indique le goût ou la richesse. Une partie des plus belles rues de Bukhara est encombrée de pierres qui autrefois formaient le pavé. Enfin, les maisons mêmes des particuliers, dont les anciennes seulement ont des soubassements eu pierres, prouvent que cette capitale n’est pas aussi riche ni aussi bien gouvernée qu’elle l’était autrefois.

 

La nation bukhare est divisée en 2 classes principales ; l’une conquérante et dominante, l’autre vaincue et sujette ; la première est composée d’Ouzbek, la seconde de Tacik ; ceux-ci se regardent comme les indigènes du pays, et descendent vraisemblablement des anciens Sogdiens.

Les Taciks ont en général la taille ramassée, les traits européens, un beau teint; ils sont beaucoup moins bruns que les Persans; ils ont les cheveux noirs.

Les Ouzbeks prétendent être venus d’Astrakhan, comme le dit aussi Abû-l-Ghâzi, se partagent en un grand nombre de tribus, parmi lesquelles celle des Mangût est la plus considérée à Bukhara ; cette dernière se divise en Kara-Mangût, Fok-Mangût et Aq-Mangût; les membres de cette tribu se glorifient de lui appartenir, et le Khân en est issu. Les autres tribus Ouzbek sont : Kabû, Kallûk, Kalmak, Nayman, Khitay, Kipçak, Kirk, Caï et Ming.

Indépendamment des 2 classes d’habitants dont nous venons de parler, la population de la Bukharie comprend aussi des Türkmen , des Arab, des Kalmûk, des Kirghiz, des Kara-Kalpak, des Afghan, des Lesghiz, des Juifs, des Bohemiens, et enfin quelques milliers d’esclaves pour la plupart Persans.

Il est difficile, je pense, de voir un aussi petit état renfermer tant d’individus d’origines différentes.

[…]

Les Türkmens, ayant la face plus large , et étant plus trapus que les Ouzbeks, ressemblent aussi davantage aux Kalmouks. Leur tribu la plus forte est celle de Teké; il sont tous nomades, et demeurent principalement sur la rive gauche de l’Amou-Deria depuis Kirki jusqu’aux frontières de la Khivie.

L‘irrigation le long de l’Amou étant très-facile en beaucoup d’endroits, les Türkmens cultivent en grande quantité le riz , qui exige beaucoup d’eau; ils ont aussi, à peu de distance de Mawri, des champs qu’ils regardent comme trop resserrés, ce qui ferait croire que le nombre des cultivateurs augmente. Ils ne sont pas aussi riches que les Kirghiz ; ils n’ont pas de troupeaux nombreux, puisque les plus considérables ne sont composés que d’une soixantaine de chevaux ; il est vrai que ces animaux sont chez eux d’un plus grand prix que chez les Kirghiz.

Les Türkmens ont des chefs qu’ils nomment Beg ; ils paient le Ghushûr et le Zakiat au Khan de Bukharie ; il les traiterait comme ennemis s’ils négligeaient d’acquitter ces tributs, qui indiquent la soumission d’une horde à un prince. Si la Russie, par exemple , accordant sa protection à la petite et à la moyenne horde des Kirghiz, les défendait contre toute incursion étrangère, elle pourrait exiger d’elles ces impôts prescrits par le coran. (SIC)

On reconnaît les arabes au premier coup d’œil, à leur teint très basané, ils demeurent dans des villages dont quelques uns sont voisins de Bukhara. Quelques Arabes nomades , et d’autres demi-nomades, errent près de Qarshi et du côté de Termez. Beaucoup d’Arabes, cultivateurs, ont des troupeaux qu’ils font paître dans les steppes; ce sont eux principalement qui fournissent au commerce les fameuses peaux d’agneaux avortées.

[…Kalmûks originaux ou venus en 1770 de la Volga]

Les Kirghiz de Bukharie sont des transfuges de la petite et de la moyenne horde, qui viennent chercher fortune dans de nouveaux déserts. Ne calculant jamais les distances, ils quittent quelquefois la Bukharie pour retourner dans leur steppe, dont ils s’eloignent ensuite. Ces voyages, longs et fatiguants, n’effraient jamais ces hommes d’un caractère vagabond. Un nomade s’établit partout où il trouve un espace libre. Nous voyons des Kirghiz au NE de la Bukharie, près de Qarshi, et au nord du Miankal, où ils rencontrent des Kara-Kalpaks qu’ils y traitent en compatriotes.

Une partie des Afghan et des Lesghiz de Bukharie descend des ôtages pris par Timour. On m’a dit qu’il y avait aussi dans ce pays des Khitay (Chinois) qui ont une origine semblable ; ces Lesghiz sont très-peu nombreux ; ils habitent autour de Samarqand ; ils parlent encore leur langue ; c’est ce que j’ai appris à Bukhara d’un Arménien qui la comprenait.

Les Bohémiens ou Ziugaris, nommés Mazané en Bukharie, ont une origine obscure ; on en rencontre dans toutes les parties du pays ; comme partout ailleurs, ils disent la bonne aventure, et font le métier de maquignons ; vivants réunis en hordes, ils traînent leur chétive existence sous des tentes ; leurs femmes, qui se montrent eu public sans être voilées, trafiquaient de leurs charmes lorsque la police bukhare était moins sévère qu’elle ne l’est aujourd’hui.

Un caractère rampant et dissimulé se fait remarquer chez les Bukhares comme chez tous les orientaux qui gémissent sous le joug du despotisme.

La physionomie du Tacik exprime toujours la douceur et le calme le plus parfait. Ainsi, quoiqu’il soit essentiellement faux, fripon et avide, on le suppose bon, honnête et obligeant. La soif de l’or étouffe en lui tout sentiment d’humanité ; après les Arabes bukhares, les Tacik sont les maîtres les plus impitoyables pour leurs esclaves. Ils sont d’ailleurs actifs et laborieux, et ont beaucoup d’intelligence pour les affaires ; ils sont marchands, artisans et cultivateurs ; la vie nomade n’a aucun charme pour eux; la plupart savent lire et écrire, et, à l’exception du clergé, ils forment la classe la plus civilisée de la nation bukhare. Un homme instruit en parlait en ces termes: « Les Tacik habitent la Bukharie depuis le siècle d’Iskander, sans avoir jamais eu de chef choisi » parmi eux : ils ne savent qu’obéir. » Leur pusillanimité va si loin, qu’un Tacik, attaqué au milieu des siens par un seul étranger, ne trouve jamais un défenseur parmi ceux qui l’entourent. Jamais un Tacik n’a pris les armes, jamais il n’a défendu sa patrie.

L’Ouzbek, au contraire, est essentiellement guerrier ; cet esprit se conserve chez lui par ses querelles fréquentes avec ses voisins. Le dernier des Ouzbek sent qu’il appartient a la classe conquérante et dominante ; tous ont conservé les traces de cette fierté particulière à la race turque, et qui, bien qu’elle dégénère souvent en arrogance, laisse toujours dans le cœur quelques germes de grandeur. Leur fierté nationale se manifeste surtout lorsqu’on demande à l’un d’eux s’il est Ouzbek ; le oui qu’il répond alors en se redressant est plein d’expression. J’ai entendu des Ouzbek se plaindre amèrement de ce que leur Khan ne leur permettait pas d’aller se venger des pillages commis sur leurs compatriotes par les Khiviens.

« Nous avons honte, disaient-ils, devant vous autres étrangers de nous laisser offenser ainsi ; nous sommes guerriers, nous sommes braves, nous avons des chevaux superbes, et si le Khan nous avait permis d’aller tirer vengeance de ceux qui nous insultent, nous aurions tué, noyé ou pris les Khiviens, comme nous le faisions il y a 10ans. »

Un Ouzbek auquel je demandai comment ses compatriotes considéraient les Tacik, me répondit :

« Nous les aimons assez, mais nous croyons valoir mieux qu’eux. »

Cet air de protection, cette amitié dédaigneuse, cet orgueil, dépeignent parfaitement les sentimens de l’Ouzbek à l’égard du Tacik.

La bravoure de ces guerriers les porte, comme les Turcs, a des coups hardis, à des actions d’éclat ; mais le courage réfléchi, le sang-froid, la valeur de l’Européen, dirigés par l’amour de la patrie et par le sentiment du devoir, leur sont étrangers.

Differents, sous bien des rapports, des Tacik, les Ouzbek s’en rapprochent sous plusieurs autres ; ces 2 peuples sont également avides et avares. Beaucoup d’Ouzbeks font le commerce ; ce sont surtout les employés du gouvernement ; l’appât du gain et la soif des richesses accroissent la vénalité, et multiplient les injustices ; de plus, l’esprit de délation, les intrigues, la jalousie si commune dans une cour orientale, exercent sur les mœurs des favoris du khan une pernicieuse influence ; ils connaissent l’art de tromper avec finesse et de ramper quand les circonstances l’exigent. Dans un pays où l’on considère la fausseté comme un talent, la méfiance comme un devoir la dissimulation comme une vertu, les douceurs de l’intimité ne peuvent exister, l’épanchement et la confiance n’y sont pas connus.

Il est fort difficile d’évaluer la population d’un pays habité par tant de peuples differens, dont une partie est nomade, et où l’on n’a jamais fait aucun dénombrement. Pour présenter à cet égard quelque chose de satisfaisant, nous avons consulté en Bukharie toutes les personnes qui pouvaientnous fournir des renseignemens propres à fixer nos idées. La partie cultivée du khanat peut être évaluée à 1200 lieues carrées ou 300 m carrés. Si l’on suppose chacun de ces milles carrés peuplé de 5000 ames, comme dans les plus riches contrées de l’Italie, on a pour résultat en Bukharie 1,5 M d’habitans vivants de l’agriculture, ou demi-nomades, et demeurant dans des villes ; et, en y ajoutant à peu près 1M de nomades, on trouve que la population de la Bukharie est de plus de 2M d’ames. Voici comment cette population peut se subdiviser :

Ouzbek 1,5M

Tacik 0,65M

Türkmen 0,2M

Arab 50 m

Persan 40 m

Kalmûk 20 m

Kirghiz et Kara-Kalpak 6 m

Juif 4 m

Afghan 4 m

Lesghiz 2 m

Bohémiens 2 m

L’agriculture est en Bukharie la source la plus abondante de la richesse nationale ; ses produits nombreux et variés, satisfont aux besoins de la population et alimentent le commerce. Cette branche d’industrie serait vraisemblablement plus florissante dans ce pays, si le caractère et les mœurs d’un grand nombre d’habitants, accoutumés à la vie nomade, ne s’opposaient à son amélioration. D’un autre côté, le principal obstacle qui s’oppose aux progrès de l’agriculture est la petite quantité d’eau qui se trouve dans le pays, tandis que la nature du sol et le climat, exigent des arrosements fréquents. De bonnes méthodes d’assolement pourraient diminuer ces inconvénients ; mais comment espérer des pertectionnemens si les lumières ne pénètrent pas dans cette contrée, si l’on continue à suivre une routine qui porte à une imitation servile, mais qui n’invente et ne devine rien, et si l’on s’obstine aveuglément à repousser les pratiques les plus utiles, les procédés les plus avantageux ?

La marche de toute industrie doit être ralentie dans un état où le gouvernement commet souvent des injustices, et où l’administration est toujours entre les mains d’hommes qui ne s’occupent qu’a vexer ceux auxquels ils commandent. Cependant l’habitude d’un pareil état de choses le rend moins pénible ; les orientaux gémissent sous le joug, sans penser à la possibilité d’un meilleur avenir.

La culture a laquelle se livrent les esclaves est plus productive en Bukharie qu’ailleurs, à cause de l’extrême fécondité des terres et du peu d’étendue des propriétés, en général très – divisées, et presque toujours disposées de manière à faciliter la surveillance du maître sur les ouvriers.

Les propriétés territoriales sont de 5 espèces :

-les domaines de l’état, les plus considérables

-les kharaj, qui sont les terres anciennement en litige entre le gouvernement et des particuliers, et cédées à ceux-ci moyennant une légère redevance en argent

-les fiefs donnés en équivalent de services militaires

-les milk ou propriétés particulières

-les waqf ou legs pieux.

Les domaines de l’état, ainsi que beaucoup d’autres terres, sont donnés à ferme ; le gouvernement prélève en nature 40% de la récolte du fermier.

Les canaux d’irrigation, sans le secours desquels les terres ne seraient pas fertiles, sont dérivés des rivières. Partout où ces canaux ne peuvent être amenés, le terrain reste inculte ; il n’a pas suffi de creuser des fossés pour arroser les champs, il a fallu eu combiner la largeur et la profondeur avec les distances où l’on voulait conduire l’eau , avec l’élévation du canton où le canal se termine, avec la masse d’eau qui est nécessaire pour arroser les terrains dans toute leur étendue ; voila pourquoi on voit en Bukharie des canaux profonds et larges de plus d’1 toise, d’autres 1/2, d’autres dérivés de ceux-ci, et dont quelques-uns n’ont pas 2 p de profondeur. Ces canaux s’encombrent facilement de sable ou d’argile; il faut alors les déblayer, et l’on porte la terre qu’on en retire, sur les champs trop bas. On a soin de maintenir un niveau convenable entre les champs et les canaux. Quelques terrains sont tellement imprégnés de sel, que le sol y est couvert d’une croûte blanchâtre, et qu’il serait stérile si on ne le mélangeait avec des terres de meilleure qualité ; telles sont les difficultés, que la nature oppose à l’agriculture, et qui n’ont pu être surmontées que parle travail persévérant d’une populalion industrieuse. Ce travail de nettoyer les canaux, de hausser ou de baisser les champs, d’amender les terres en les mélangeant, occupe les cultivateurs pendant l’hiver, depuis le mois de decembre jusqu’en mars. Les canaux se deblaient sous l’inspection d’un Mirab nommé, comme en Egypte, par le gouvernement.

C’est pendant les hautes eaux, ou de décembre à mi-mars, et en été, a la fonte des neiges sur les montagnes, que l’irrigation a lieu ; elle se fait avec un certain ordre ; on a égard à la hauteur des champs, à la quantité d’eau qui est dans le canal, et au besoin qu’en ont les champs. Les mirab doivent donc diriger ces irrigations; dès-lors les injustices et les vexations accompagnent l’exécution de la mesure la plus essentielle aux succès des travaux des champs. On fume aussi les terres ; mais, comme le cultivateur n’a que très-peu de bétail, à cause du manque de prairies et de la cherté du foin, le fumier est rare ; on le recherche avec d’autant plus de soin que beaucoup de Bukhares l’emploient au lieu de bois de chauffage. On ne répand le fumier sur les champs qu’après que le blé a poussé , et que le champ a été inondé, afin que l’eau ne lui ôte rien de son efficacité.

Le fer et le bois sont très-chers en Bukharie; les instruments d’agriculture sont solides et bien construits.

La herse est une grosse planche large d’environ 2 p. et percée de gros clous à pointes un peu recourbées.

La charrue, traînée ordinairement par des bœufs, ne consiste qu’en un timon fixé à une pièce de bois dont la pointe est de fer en forme de cœur ; quelquefois de fer fondu et fort large.

Les chariots n’ont que 2 roues très-hautes et très lourdes ; ils n’ont pas de ferrures, et ne s’emploient qu’aux travaux agricoles ; ils servent a transporter la terre d’un champ dans un autre, et la récolte à la maison du propriétaire. Cette voiture est commode, en ce qu’elle ne verse pas facilement lorsqu’on traverse de petits canaux. Les négociants de Khôkhân en emploient de semblables pour envoyer leurs marchandises à Bukhara, ce qui fait penser que le passage des montagnes entre Samarqand et Khocend ne doit pas être très-difficile.

Agriculture :

-Tanab de 60pas*60 pas digués

-froment d’hiver+pois d’été ou mash+Lubiya

-huile de sésame

-Jugara (mil) de mars à juillet, puis au vert fourrage, nourrit le sbêtes, mêlé au blé par les pauvres

-à intervalle on y cultive le chanvre (huile de chanvre)

-coton sur tanab à Jugara (fin-mars à automne, trois récoltes de capsules)ètanab à blé automne suivant

-riz de Shakhr-i-Sabz et même d’Inde

-herbe à fourrage, 5 récoltes

-jardins clots et pavillons sur étang

-la manne

Les champs sont partagés en tanab, qui comprennent chacun une surface de 3600 pas carrés ; leurs côtés, garnis en gazon, forment de petites digues qu’on perce facilement pour laisser écouler l’eau d’une de ces divisions dans une autre. Le prix des terres varie de 200 à 2 000 roublesle tanab, d’après la qualité du fonds, la facilité de les arroser, et la proximité des grands marchés et des grandes villes. Le prix commun est d’environ 600 roubles.

On sème le froment en automne, on le moissonne en juillet ; on laboure de suite le champ pour y semer des pois, qu’on récolte la même année. Outre les pois ordinaires, on en a une espèce nommée mash, qui est noirâtre et plus petite que des lentilles. Les pois, qui forment la nourriture du pauvre, se vendent à très-bon marché. Lorsqu’un Ouzbek veut se moquer d’un pauvre Tacik, il lui donne le sobriquet de ‘mangeur de mash’; et celui-ci, pour se venger appelle le nomade ouzbek ‘mangeur de krut’(fromage), qui n’a pas même de pain. Avec le Mash on sème ordinairement du Kuncit ou bien du Zaghar, variétés de sésame, dont les graines sont employées à faire de l’huile. Les Bukhares cultivent aussi des féves qu’ils nomment Lûbia. On sème l’orge du 1 au 10 mars, et on la récolte avant le froment ; elle tient lieu de l’avoine, dont on ne fait pas usage en Bukharie. Le Jugara (mil) est semé vers la mi-mars, et se récolte fin juillet après le millet et le froment; ses grains sont blancs, de la grandeur de petits pois farineux, et servent à la nourriture des chevaux, qui engraissent rapidement , mais sans devenir aussi robustes que s’ils avaient été nourris d’avoine ou d’orge. Cette graine est aussi réduite en farine, que les pauvres mêlent à celle du froment pour faire du pain. La tige du cougara a environ 5 pieds de haut, un pouce d’épaisseur près de la racine, et elle porte des feuilles longues d’un pied ; cette plante est un excellent fourrage pour le bétail ; c’est pourquoi on la sème souvent une seconde fois à la fin de l’été pour la couper en vert.

Le Jugara aime un terrain humide et un temps chaud ; il faut que les tiges soient séparées par un intervalle d’un pied au moins. On entoure communément les tanabs de Jugara et de quelques rangées de chanvre, dont les graines, ainsi que celles du coton, s’emploient a faire de l’huile.

Le Jugara, le froment et les melons sont les plantes qui épuisent le plus le sol.

On sème le cotonnier, fin mars, dans les tanabs où l’on a récolté le Jugara ; on cueille ses capsules jusqu’aux premières neiges, 3 fois l’an ; on laisse alors reposer cette terre jusqu’à l’automne suivant.

Le riz n’est pas cultivé autour de Bukhara ; on ne le récolte que dans le Miankal, qui en produit beaucoup ; il est de mauvaise qualité ; il en arrive en grande quantité de Shahr-i-Sabz, et même de l’Inde ; celui-ci est le plus recherché.

Comme il n’y a point de prairies dans les oasis de la Bukharie , on y sème, dans des tanabs, une herbe qui croît très-vite, qu’on fauche quatre ou cinq fois par an, qu’on met ensuite en bottes, et qu’on vend au lieu de foin. Cette herbe, extrêmement grasse, est très nourrissante ; l’on en a de fraîche pendant presque toute l’année.

Les jardins sont nombreux, et généralement très-vastes, parce que les fruits sont un objet considérable de consommation dans l’interieur et d’exportation dans les pays voisins. Les grands jardins sont ordinairement partagés en plusieurs enclos ; l’un renferme un verger, un autre un vignoble, un troisième un potager, un quatrième un parterre avec les meilleurs arbres fruitiers, et un pavillon, situé ordinairement près d’un petit étang carré, vers lequel aboutissent les canaux qui servent à arroser le jardin. Ces jardins sont de forme régulière ; des allées droites en longent les murs, d’autres mènent au pavillon; toutes sont bordées de plate-bandes couvertes de fleurs et d’arbrisseaux. Les fleurs sont : des roses de differentes couleurs, des iris bleus, des asters , des mauves, des pavots, des giroflées, des soleils.

Quant aux arbrisseaux, je n’ai vu que la boule de neige etle gainier ou arbre de Judee. On voit que les Bukhares ne connaissent que peu d’espèces de fleurs et d’arbrisseaux d’agrément.

Au mois de mars, les jardins offrent un spectacle enchanteur par le grand nombre de pêchers, d’abricotiers et de gainiers, qui y fleurissent en même temps. J’ai vu aussi près de Bukhara des cerisiers, des pommiers, des cognassiers, des poiriers, des pruniers, des figuiers et des grenadiers. Les fruits de ces arbres sont très sucrés, mais trop aqueux et sans parfum.

Il y a des raisins de différentes espèces, entre autres du kichmich ou raisin sans pepins. En hiver on couvre de terre la vigne et le grenadier.

La manne est très-abondante en Bukharie ; on l’emploie à differents mets et aux confitures ; 0n la trouve le matin après la rosee comme une poussière blanche sur le tikan, plante qui croît en grande quantité dans les déserts autour de Qarshi. Pour recueillir la manne, on étend un linge sous cette plante, qu’on secoue pour en faire tomber la poussière blanchâtre. La manne, a Bukhara, se nomme terencebïn; le sirop qu’on en fait rousta. Une livre de manne vaut à peu près sept sous.

Nous trouvâmes a Bukhara plusieurs plantes potagères connues en Europe, telles que des navets, des betteraves, des choux, qu’on n’a pas l’art de conserver ; des raves, des carottes courtes et grosses, des oignons, des concombres et d’excellents melons a écorce verte et à chaire blanche. Les pommes de terre et les artichaux sont inconnus en Bukharie.

-forêts des montagnes, transporté en radeau : saule, platane, mûriers, « orme » gujum

La partie occidentale de ce pays n’a pas de forêts, elle tire ses bois de construction des montagnes situées dans le territoire de Samarqand, où l’on forme des radeaux, qu’on fait descendre par le Zaraf-Shân jusqu’à Bukhara et a Kara-Kûl. Tous les arbres qu’on voit dans les oasis sont plantés ou semés, et ils croissent très-promptement ; ce sont des saules, des peupliers, des platanes, des arbres fruitiers, des mûriers et un arbre fort grand dont le feuillage est touffu et le bois dur; il orne parfaitement les jardins; on le nomme, en persan, gucum ou gujum narba. On ne brûle à Bukhara d’autre bois que les branches de ces différens arbres, et des broussailles amenées des déserts voisins, où on les détruit, parce qu’on les arrache avec leurs racines.

La chasse est du petit nombre des plaisirs des Bukhares; ils prennent, dans leurs déserts, avec des lacets, une grande quantité de fouines et de renards, dont ils envoient les peaux en Russie.

Bien qu’ils ne possèdent que des fusils à mèche, ils préfèrent à la chasse au tir, celle qui se fait au moyen de l’oiseau de proie ; ils ont aussi des levriers ordinairement noirs et à longs poils sur les oreilles, comme ceux de Crimée.

Rien ne paraissait plus surprenant aux Bukhares que de nous voir tirer un oiseau au vol, ou en tuer plusieurs d’un coup. Ils accouraient de tous côtes pour admirer ce prodige, et s’extasiaient en répétant leur exclamation favorite : « Barak allah ! Barak allah ! (que Dieu bénisse !) » Leur étonnement était naturel, parce qu’ils ne connaissent pas le petit plomb, et qu’il leur faut plusieurs minutes pour lâcher un coup de fusil ; car ils s’étendent à terre, posent leur arme, ordinairement très-longue, sur une fourche qui lui est attenante, et fout alors, par le moyen d’un ressort , frapper la mêche à plusieurs reprises sur le bassinet, jusqu’à ce que le coup parte.

Le produit de la pêche est insignifiant ; on trouve au marché de Bukhara quelques poissons amenés de l’Amû-Darya et du lac Kara-koul.

-mouton préféré, tribu Kungrad

-peau des avortons noirs

-commerce kirghize contre étoffes de soie, coton, aliments

-étalons arghamak et beurre turkmen

La Bukharie, entourée de déserts et de nomades, est riche eu bestiaux ; les bœufs n’y sont ni aussi grands, ni aussi forts que ceux des Kirghiz. Soit par suite d’un goût commun dans l’Orient, soit par économie, on préfère à Bukhara la viande de mouton ; c’est la seule qui se trouve au marché. Parmi les Ouzbeks, c’est la tribu des Kûnkrad qui est renommée pour élever les plus gros moutons de la même espèce que ceux des Kirghiz, à queue épaisse et grasse, nommée Kurcuk. Une seconde espèce de moutons est celle qu’on prétend être originaire d’Arabie, et elle a la laine très-lisée ??; et outre sa petite queue , l’animal porte une longue queue traînante. Ce sont les peaux des avortons d’agneaux noirs de cette dernière espèce qu’où vend de dix à seize francs la pièce, et jusqu’à cinquante lorsqu’ils sont gris. Les moutons étant plus chers en Bukharie qu’en Russie, le long de la frontière des Kirghiz, ceux-ci en amènent jusqu’à 100 000 à Bukhara, où ils les vendent environ seize roubles pièce. Ils achètent, avec le produit de cette spéculation, des khalaats en soie, de grosses étoffes en coton, du froment, de l’orge, du Jugara et des pois, et ils vendent dans la steppe, avec profit, ceux de ces objets qui excèdent leurs besoins.

Les Türkmen amènent à Bukhara des étalons, grands, bien faits, vifs, pleins de feu, d’une vitesse admirable. Ces grands chevaux , qu’ils nomment Arghamak, sont extrêmement soignés, et presque toujours enveloppés de deux épaisses couvertures, ce qui contribue peut-être à leur donner une peau lisse et lustrée.

Tous les matins, lorsque les seigneurs présentent leurs hommages au Khan, on voit à Bukhara, à la porte du palais, une trentaine de ces chevaux magnifiquement caparaçonnés ; ils s’y vendent de 800 à 2500 roubles pièce.

Les Türkmen, possédant beaucoup de bestiaux, approvisionnent Bukhara de beurre ; ils l’y apportent dans des peaux de moutons.

-métaux achetés en Russie

Les Bukhares n’exploitent point les métaux que sans doute leurs montagnes recèlent ; ils en achètent en Russie. L’or, extrait du sable de l’Amu Daria et du Darvazsh, n’est pas d’un produit considerable ; je crois que l’on n’en trouve pas dans de la Zaraf-Shân, dont le nom signifie cependant « rivière qui charrie de l’or ». Les pierres précieuses forment une petite branche de commerce avec l’Inde et la Perse. Le lapis-lazuli vient du Badakhshan ; un Tatar m’eu a montré un morceau trouvé dans le Nouratagh. L’alun et le soufre se tirent des environs de Samarqand ; le meilleur alun vient de Mechehed.

Le commerce intérieur de la Bukharie consiste principalement en denrées, en marchandises fabriquées dans le pays, et en produits de l’industrie et de l’agriculture étrangères.

-Aq-Saqal et Kush-Beghi

Les Bukhares ont peu de luxe et peu de besoins ; par conséquent leur commerce extérieur est plus important que celui de l’intérieur.

Les tribunaux de commerce sont remplaces, en Bukharie, par un Aq-Saqal, c’est-à-dire barbe blanche. Ce magistrat tâche de concilier les partis ; s’il n’y réussit pas, l’affaire est portée au Kush-Beghi, qui, avec l’aide de l’Aq-Saqal, décide en dernier appel.

Ce ministre est trop en faveur pour que le khan ait une autre opinion que la sienne, et trop puissant pour que quelqu’un ose s’en faire un ennemi.

MONNAIE :

-tella or  = 16/21 tonga argent = 55 pul cuivre

Valeur approximative des monnaies bukhares comparées à celles de Russie et de France.

Les Bukhares, comme ou voit, ont des monnaies d’or, d’argent et de cuivre. La première, appelée tella, vaut 16 fr ou 21 tonga d’argent. Le tonga équivaut à 55 Pûl qui sont en cuivre jaune. […]la valeur de l’argent, en Bukharie, est à l’or 1/14,7.[…] les khans ont toujours su en profiter plus qu’il n’est permis, et de manière a prouver leur cupidité et leur indifférence sur les plaintes de leurs sujets.

Sous Abû-l-Fayzi-Khan, le tella perdait 1 tonga ; sous son successeur ‘Abdu-l-Mu’min ou Rahim-Khan 2 tongas, et 3 sous Abû-l-Ghâzi-Khan. Comme le despotisme le plus absolu ne put parvenir à donner un cours forcé a une mauvaise monnaie , et qu’il n’y avait plus d’avantage à en fabriquer, le père du khan actuel en fit frapper de bon aloi ; son fils imite son exemple, Il prend 2% de frais de monnayage pour les tongas, et ½ tonga par tella, et, afin de faire ce gain, il force ses sujets à porter leur argent à la monnaie où il est frappé de nouveau, et acquitte le droit.

Les tellas du khan actuel ont porté différentes inscriptions qui nous font connaître les titres que ce prince s’est donnés successivement :

1)      Amîr Haydar

2)      Padishah

3)      AlM

4)      Sayd

5)      Amir Danial Ma‘sûm-i-Ghazi, « Daniel, protégé et victorieux »

6)      Ahmad Bay b. Ma‘sûm-i-Ghâzi

[…]

[…]

POIDS ET MESURES.

La monnaie nommée tella pèse un mithqal, le plus petit poid, (4,8g) ; 107 m. font une nimça (500g), 4 nimça un çarik, 8 çarik = 1 sîr (16,4kg), 8 sîr un batman (130 kg).

Le farsakh contient, dit-on, 12 000 hazê (mètres), ce qui me paraît douteux[…] d’après la distance de Bukhara au couvent de Baghw-ud-dîn, distance qu’on évaluait à un farsakh.

[…] On a dit plus haut que la mesure agraire se nomme tanab : elle contient 3600 pas 2

On ne trouve dans toute la Bukharie aucune grande manufacture ; nulle fabrique n’emploie plus de quatre ou cinq ouvriers à la fois.

Coton :

La mise en œuvre du coton, qui est une des principales productions du pays, emploie beaucoup de bras, surtout pour séparer le coton des graines, ce qui a lieu par le moyen d’une petite machine en bois d’1 pd de h sur 1,5 pd de l, composée de 2 cylindres d’1 pouce d’épaisseur et très rapprochés l’un de l’autre, qu’on fait tourner dans le même sens au moyen d’une manivelle. On place la capsule du cotonnier très près de ces cylindres, et, par leur mouvement, ils détachent du coton les graines, qui ne trouvent pas un espace suffisant pour passer.

40 livres de capsules de coton donnent 10 livres de fil ; il en résulte environ 20 kar de toile ; c’est l’occupation ordinaire des femmes, qui, par ce travail, paient les frais de leur entretien dans le sérail.

Une partie de cette toile de coton passe chez les teinturiers, une autre chez les imprimeurs, une 3è est envoyée au-dehors ; la plus grande partie est consommée dans le pays, où tout le peuple en est vêtu.

Les Türkmen fournissent Bukhara de couvertures rayées pour les chevaux, de médiocres tapis en laine, de tissus en poil de chameau, de feutres en poil de chèvre, pour tenir lieu de manteaux, et de cherkel, sorte d’étoffe de bonne qualité.

Soie :

On fabrique en Bukharie 2 espèces d’étoffes de soie, dont la qualité differe d’après la quantité de matière qu’elles contiennent. Il entre du coton dans chacune.

Une de ces étoffes est rayée en differentes couleurs d’après des dessins empruntés souvent aux étoffes russes.

La seconde est de differentes teintes qui se fondent les unes dans les autres, et parmi lesquelles le rouge domine. Celle-ci est d’un goût tout-a-fait bukhare ; elle se tisse avec des fils en soie, qui sont de différentes couleurs, à des distances déterminees.

La teinture de ces étoffes en renchérit beaucoup le prix. Pour les tisser, l’ouvrier bukhare tend d’un bout de la chambre a l’autre les fils en soie comptés et séparés d’après le dessin projeté. S’asseyant a l’une des extrémités, il fait, par le moyen d’une navette, passer transversalement les fils de soie et de coton, et se sert du peigne de tisserand pour les rapprocher.

Cette manière de travailler, qui ressemble assez à celle des ouvriers européens, produit des étoffes solides et dont les couleurs sont généralement durables.

Teinture :

Les teinturiers sont des juifs qui font aussi le commerce de la soie teinte. Les cuves dont ils font usage pour leurs opérations sont ordinairement de niveau avec le plancher. Quelques couleurs doivent être bouillies, d’autres seulement chauffées.

L’indigo est ce dont ils se servent le plus ; ils l’emploient même pour teindre en noir, ou plutôt en bleu très-foncé, car ils n’ont pas de véritable couleur noire.

Le bois de santal, dont les frais de transport d’Orenbourg à Bukhara montent à 100% de la valeur, sert aussi à teindre en bleu et en brun.

Comme il ne produit qu’une couleur qui pâlit facilement, on n’en fait pas usage pour les soieries.

La cochenille n’est usitée que pour la teinture de la soie ; on la laisse tremper dans une dissolution d’alun (zagh) pendant 12 heures afin que la couleur prenne bien. Pour la rendre plus belle, on mêle la cochenille avec une quantité triple de Bus-Ghönç ; ce sont de petites graines jaunâtres qu’on trouve, dit-on, sur le pistachier, et qui proviennent d’excroissances comme les noix de galle. Le Bus-Ghönç vient de Mashhad, et coûte un Tonga la livre.

IJispraik, que l’on apporte de Shahr-i-Sabz, est bouilli dans de l’eau, et produit une couleur jaune ; on s’en sert aussi pour teindre la soie, qu’il faut tremper dans de la dissolution d’alun pendant quatre a cinq heures pour que la couleur prenne.

On fait usage d’une partie du Saksawl, appeles Isckkar, pour obtenir la couleur blanche.

On fait bouillir le Ghili-mash-Sar, plante indigène en Bukharie, pour en tirer une couleur rose. Ou obtient un rouge foncé de la décoction des branches d’un arbrisseau nommé Ruzan que l’on mêle ensuite avec de la cochenille. Les Bukhares se servent peut-être aujourd’hui, pour teindre, des moyens employés jadis par les teinturiers de la Médie et de la Bactriane, contrées renommées pour ce genre d’industrie.

Tannerie :

L’art de la tannerie est encore dans l’enfance en Bukharie ; le cuir n’a aucune consistance, c’est pourquoi on y apporte en grande quantité des cuirs rouges de Russie, qui ont une si grande réputation même en Europe. Cependant, on fait à Bukhara d’excellent chagrin de toutes couleurs ; on l’y emploie surtout pour faire des galoches et des pantouffles, qui sont toujours vertes ou noires, et pour des fourreaux de sabre et des gaines de couteaux. Les fabricants de chagrin se servent de peaux de mouton, de bouc et d’âne, et les laisseni tremper dans de l’eau pendant plusieurs jours; quand elles sont bien amollies, ils les en retirent pour les parsemer de graines de millet, qu’ils enfoncent dans le cuir à coups de marteau : ils tendent ensuite fortement le cuir, qu’ils laissent sécher pendant plusieurs mois ; ils aplanissent ensuite la surface du cuir par le moyen d’un fer tranchant ; puis ils trempent ce cuir dans la couleur qu’ils veulent lui donner. Les endroits où le millet s’était enfoncé se gonflent ; on sèche le cuir ainsi préparé, et on le frotte d’huile pour donner plus d’éclat à la couleur. Ce chagrin s’appelle en Bukharie Sawrî.

-Coutellerie :

Quelques ouvriers bukhares travaillent fort bien l’acier : ils font des couteaux excellents qui n’ont point de charnières. Les grands couteaux de la meilleure qualité coûtent 1-3 Tella ; ils sont faits de lames de sabre cassées, dont les plus fines viennent de l’Hindustan. L’on achète un sabre bukhare pour 1 Tella ; les bons sabres persans se vendent 10 fois plus cher.

Les serruriers ne peuvent pas avoir beaucoup d’occupation ; les serrures, les mouchettes et autres menus objets en fer étant apportés de Russie. En général, le fer étant très-cher, on le ménage beaucoup. Par exemple, dans la construction des maisons, les arc-boutants sont extrêmement légers, et cependant très bons.

Les chaudronniers semblent très occupés, à en juger par le bruit qu’ils font continuellement.

Les orfèvres montent des couteaux et des sabres, des bagues en argent, des parures en or pour les femmes kirghizes, et des ornements pour les harnois des chevaux de selle ; ils n’exécutent bien que ce dernier genre d’ouvrage.

Les tourneurs tiennent leur instrument dans la main droite, tandis qu’ils font tourner avec la gauche le morceau de bois qu’ils veulent façonner ; usage qui me paraît également suivi chez les Turcs, car je l’ai retrouvé en Crimée où ils ont laissé tant de traces de leur séjour. Ces tourneurs, malgré leur adresse, ne savent rien faire de bien compliqué.

Les menuisiers font des portes, des berceaux et des coffres dont les plus beaux sont garnis en forts rubans de soie.

Les cordonniers et les savetiers, très-nombreux à Bukhara, exécutent avec beaucoup de talent des dessins, avec de petits clous, sur les semelles des grosses galoches bukhares. Ils font pour les femmes de jolies bottes en velours bigarré, fabriqué dans le pays.

Les boulangers bukhares, ainsi que les Persans, donnent au pain une forme circulaire et une épaisseur de quelques lignes seulement, et le cuisent dans de grands vases sur les parois desquels ils l’appliquent. Au lieu de bois, ils se servent d’une herbe epaisse qui croît dans les déserts, et qui est connue en Russie sous le nom de bouriane.

Dans les 2 briqueteries, qui sont auprès de Bukhara , on remplace cette même herbe, par d’autres combustibles moins chers.

Les armuriers fout des canons de fusils en fer damassé ; mais ils ne savent pas encore faire des batteries, et tous leurs fusils sont à mèches.

Les brodeurs, et surtout les brodeuses, sont très-occupés à Bukhara. Une grande partie des petits bonnets que les hommes portent sous le turban sont brodés en soie ; il en est de même des collets en cuir, des ceintures, des housses, et d’autres objets. Les dames bukhares se font de la broderie un agréable passe-temps ; elles brodent pour leurs maris de jolis mouchoirs en soie, qu’elles ornent d’inscriptions en vers tirés des poésies de Hafiz, et propres à exprimer les sentiments de leur cœur.

Les beaux-arts sont encore moins florissants à Bukhara que les arts mecaniques, ce qui est dû principalement à l’influence de l’Islam, dont les préceptes défendent l’imitation de tout objet animé. Ainsi la peinture et la sculpture ne peuvent atteindre à aucun degré de perfection.

Peintre-relieurs-miniaturistes

Il y a deux ou trois peintres qui représentent grossièrement, sur les murs des appartements des fleurs entremêlées de dessins bizarres ; les couleurs en sont trèsvives : le bleu du lapis-lazuli et les dorures s’y font particulièrement remarquer.

Ces peintres sont en même temps relieurs ; ils savent embellir, avec assez d’art, les couvertures des livres, de guirlandes et d’autres dessins, et y tracer des caractères, ainsi que cela se pratiquait en Europe anciennement. La défense d’avoir des dessins d’objets animés a excité chez les Bukhares le désir d’en posséder. J’ai vu à Bukhara un exemplaire du Shah-naméh, orné d’une cinquantaine de dessins faits a Cachemire sur parchemin, représentans des sujets tirés du poème. Les contours étaient durs, les attitudes roides, mais les détails rendus avec un soin admirable ; tout, dans ces productions, prouvait l’enfance de l’art, imitateur servile et maladroit d’une nature sans grâce et sans noblesse. Quelques-uns de ces dessins sont très-mal copiés par des peintres bukhares, qui cependant vendent leurs ouvrages assez cher : les dessins obscènes sont les plus recherchés.

La sculpture est réduite a l’art de tailler en parallèlipipède, des pierres destinées à couvrir les tombeaux. Les belles mosquées construites à Samarqand du temps de Timour, et celle d’Abû-l-Ghâzi a Bukhara, ont leurs soubassemens revêtus en marbre blanc, sur lequel sont ciselées des guirlandes. Ces belles productions de l’art sont regardées aujourd’hui comme des prodiges qui ne pourraient plus se renouveler.

Un seul graveur en pierres fines se trouvait de mon temps à Bukhara ; c’était un Kashmiri. L’art de polir ces pierres y est connu, mais il est et encore très-imparfait.

Les édifices modernes de Bukhara sont sans mérite sous le rapport de l’architecture ; les architectes actuels sont vraisemblablement incapables de construire des bâtimens avec des voûtes aussi grandes et aussi élégantes que celles des mosquées qui datent de 3-4 siècles, et qu’on admire à Bukhara.

Il résulte de ce que nous venons de dire, que les Bukhares ne savent fabriquer que des étoffes grossières ; qu’ils excellent dans l’art de les teindre ; que leurs cuirs, excepté le chagrin, sont mauvais ; que leurs ouvrages en acier sont inférieurs à ceux des Persans, et, qu’en général, les arts et les métiers sont encore dans l’enfance parmi eux.

Transport de la terre :

C’est dans la culture de la terre que les Bukhares ont déployé le plus d’intelligence et d’activité. Des espaces, qui s’étendent à perte de vue, sont tenus avec un soin admirable ; on n’y voit pas un pied carré de terre laissé inculte ; on va chercher au loin de pesantes charges de terre pour exhausser ou abaisser un tanab ; transportée au lieu de sa destination, cette terre est disposée en tas, qui servent à lever des digues et à clorre le terrain cultivé.

La main-d’œuvre est à très-bon marché: des portes-faix se chargent pour qq Pûl de transporter à 1 verste un fardeau de 320 livres. Peu de jours, après notre arrivée, il s’établit un marché auprès du jardin où cantonnait notre convoi, a 2 verstes de la ville ; des hommes se tenaient en-dehors, attendant qu’on les chargeât d’une commission , et couraient par le plus mauvais temps pour gagner quelques liards.

Pendant l’hiver que je passai à Bukhara, le beau temps occasionait les plaintes des savetiers. En travaillant une journée entière, ils ne gagnent que 45 Pûl. Le pain que mange l’homme le plus pauvre absorbe plus de la moitié de cette somme ; il lui faut de plus pour 10 Pûl de riz. Ainsi, sans manger de viande, il ne restait à ces artisans que cinq sous de France par jour pour se vêtir et se loger.

Ce bas prix de la main d’œuvre serait favorable à l’établissement des manufactures, si elles n’exigeaient pas des lumières encore étrangères aux Bukhares. Il convient cependant de remarquer que leur activité est de la même nature que celle des Juifs et des Tatars : elle se dirige uniquement vers le trafic.

Les Bukhares éprouvent beaucoup d’aversion pour tout ce qui exige un trop grand emploi de forces physiques; c’est pourquoi les porte-faix sont des étrangers qui viennent des montagnes ; les gens qui portent de la terre dans les champs sont des esclaves, parmi lesquels les Russes sont les plus estimés a cause de leur constitution vigoureuse, et de leur constance au travail.

Le commerce, depuis les temps les plus reculés, contribua a établir des relations suivies entre les différents états de l’Asie centrale, surtout lorsque, longtemps après les expéditions d’Alexandre, les guerres des rois de la Bactriane et les ravages des Parthes , c’est-à-dire depuis le troisième jusqu’au septième siècle de notre ère (226-688 ),le Mawerennahar respira.

La puissance des califes et l’étendue immense de leur empire, ne pouvaient produire que d’heureux effets sur les transactions commerciales. Bukhara s’enrichit particulièrement sous les Samanides ; et le commerce avec les peuples voisins et même avec la Chine, prit un essor inconnu depuis. Cet heureux résultat fut amené par la bienfaisante influence du lamisme sur les Mongols sauvages. Les préceptes de cette religion, qui recommande surtout la douceur, la patience, et l’abnégation de soi-même, produisirent un changement singulièrement avantageux dans les mœurs et le caractère de ces peuples ; changement qui contribua beaucoup à assurer la tranquillité des personnes, et à établir sur de solides bases le droit de propriété.

Le commerce florissant de cet état, interrompu par les ravages de Çinghis-khan, ne se ranima que deux siècles après, par les soins de Timour, qui accorda son puissant secours aux caravanes, et fit recueillir des renseignemens utiles par des commerçans et des voyageurs qu’il envoya en Europe , en Arabie, aux Indes et en Chine.

Alors la Bukharie vit arriver chez elle les marchands de tous les états qui l’avoisinent, et devint ainsi l’entrepôt du commerce de l’Asie centrale, et de celui de l’Orient avec l’Occident. Malgré les nombreuses révolutions qui ont produit de si fréquens changemens dans ces pays, nous voyous cependant le commerce y suivre toujours les mêmes directions. Dès le temps d’Alexandre, il était question de la grande route que suivent encore aujourd’hui les caravanes qui vont de Bukhara, par Samarqand, a Cachghar, et qui passent par le Khôkhan, (le Ferghana des Arabes) et le Takht-Suleïman.

L’ancienne route du commerce de l’Inde avec la Transoxane est la même que’le commerce de ce pays prend encore aujourd’hui. Altok , Pei-r chawer, Caboul en sont les étapes principales. Enfin les routes que l’on tenait dans le moyen âge, et qui etablissaient une communication entre le Mawerennahar, la Bukharie et Astrakhan, sont celles que les caravanes bukhares suivent encore.

Soif de l’Or, esprit mercantile

Ainsi la position géographique de la Bukharie, la nature du terrain, le climat et les productions des états voisins, créent, pour ainsi dire, ou du moins facilitent le commerce étendu qui a toujours enrichi ce pays. A ces avantages naturels de la Bukharie, vient se joindre l’amour des richesses, plus généralement répandu parmi ses habitants que chez les Tatar en général. Les Tacik ont le génie mercantile; ils mettent autant d’intelligence et d’activité dans leurs opérations commerciales que de parcimonie dans leur manière de vivre ; ces diverses causes expliquent comment la Bukharie est devenue un pays essentiellement marchand.

La soif de l’or y est si ardente que les principaux fonctionnaires publics se livrent avec ardeur au commerce, et bravent aisément le préjugé qui accorde moins de considération à l’état de négociant qu’à celui de militaire. A commencer par le khan, chacun préfère les cadeaux pécuniaires à tous les autres ; l’avidité pour l’argent y passe toute croyance. Qui pourrait s’imaginer, par exemple, que lors de la première audience accordée par le grand – visir bukhare à M. de Negri, l’entretien roula uniquement sur la valeur des présents dont celui-ci était porteur, et que ce premier ministre supplia le chargé d’affaires de ne rien garder de ceux que l’empereur de Russie envoyait au khan ?

D’ailleurs, où l’or pourrait-il être plus honoré que dans un pays où la richesse tient lieu de vertu ? Le Bukhare riche est qualifié de Beg, titre qui commande le respect, ou du moins qui fait supposer que celui qui le porte jouit d’une haute considération.

NEGOCE INTERNATIONAL :

Le gouvernement ne prélève aucun droit sur les marchandises qui sortent du pays ; il n’en exige que de très-modérés sur celles qui entrent. Le commerce est presque entièrement libre, de manière que les Taciks peuvent s’adonner entièrement a leur goût pour les spéculations.

Le négoce le plus important pour la Bukharic est celui qu’elle fait avec la Russie, parce que cet empire est le débouché principal et presque le seul des productions de ce pays, et que d’ailleurs plusieurs marchandises tirées de Russie alimentent le commerce de transit que font les Bukhares.