Diodore de Sicile, Arabia (19-20), v. 25 av. n-è

De l’Arabie et premièrement des Arabes Nabatéens.

NOUS passerons maintenant aux autres peuples de l’Asie dont nous n’avons pas encore fait mention et nous commencerons par l’Arabie. Elle est située entre la Syrie et l’Egypte et elle enferme plusieurs peuples différents. Les Arabes qui sont du côté de l’orient se nomment Nabatéens. Leur pays est presque entièrement désert, stérile et sans eau. Ce sont des brigands qui ne vivent que du pillage qu’ils vont faire chez leurs voisins et qu’il est impossible de détruire car ils ont creusé dans leurs plaines des puits qui ne sont connus que d’eux et où ils trouvent le rafraîchissement dont ils ont besoin pendant que les étrangers qui les poursuivent meurent de soif dans ces sables arides ou sont fort heureux de revenir à moitié chemin, accablés de fatigues et de maladies. C’est par là que les Arabes Nabatéens toujours invincibles ont toujours conservé leur liberté et qu’il n’est point de conquérant qui les ait soumis.
Les anciens Assyriens, les Mèdes, les Perses et enfin les rois de Macédoine ont été successivement obligés d’abandonner l’entreprise de les subjuguer, après y avoir employé toutes leurs forces.
(Petra et Mer Morte)
Il y a au milieu de leur pays une espèce de forteresse escarpée où l’on ne monte que par un sentier étroit et dans laquelle ils vont mettre leurs captures. Ils ont aussi un lac qui produit du bitume dont ils tirent de grands revenus. Ce lac a près de cinq cents stades de long sur soixante de large. Son eau est puante et amère, de sorte que bien que le lac reçoive dans son sein un grand nombre de fleuves dont l’eau est excellente, sa mauvaise odeur l’emporte et l’on n’y voit ni poisson, ni aucun autre des animaux aquatiques. Tous les ans le bitume s’élève au‑dessus du lac et occupe l’étendue de deux arpents et quelquefois de trois. Ils appellent Taureau la grande étendue et Veau la petite. Cette masse de bitume nageant sur l’eau parait de loin comme une île. On prévoit plus de vingt jours auparavant le temps où le bitume doit monter. Car il se répand à plusieurs stades aux environs du lac une exhalaison forte qui ternit l’or, l’argent et le cuivre. Mais la couleur revient à ces métaux dès que le bitume est dissipé. Cependant les lieux proches du lac sont malsains et corrompus ; les hommes y sont languissants et vivent peu. Les palmiers néanmoins croissent parfaitement bien dans ce voisinage, surtout dans les champs traversés par des rivières ou par des ruisseaux. Il naît aussi du baume dans un vallon de cette partie de l’Arabie ; c’en est même la plus grande richesse : car on ne trouve en aucun autre endroit du monde cette plante dont on fait tant de cas et tant d’usage dans la médecine.
(Arabie Heureuse)
Les campagnes qui confinent à un pays si désert et si affreux en sont si différentes que l’abondance des fruits et des autres productions de la terre leur a fait donner le nom d’Arabie heureuse. C’est‑là que naissent le roseau, le schinus et un nombre infini d’autres plantes aromatiques où desquelles distillent des airs odoriférants. C’est au fond de l’Arabie qu’on va chercher de tous les endroits du monde la myrrhe et l’encens qu’on brûle dans les temples. Il y a là des plans ou pour mieux dire des forêts de coste, de cannelle et de cinnamome, si touffues et si épaisses que ces bois que l’on prend ailleurs au poids et à la mesure pour les mettre sur les autels des dieux ou que l’on garde comme des raretés dans les cabinets, servent là pour chauffer les fours et pour faire des lits d’esclaves. Le cinnamome surtout a des usages merveilleux. Nous ne parlerons point de la résine, ni du térébinthe qu’on trouve dans toute la contrée. Les montagnes sont chargées non seulement de pins et de sapins mais encore de cèdres, de genévriers et d’agyrées. Il y a plusieurs autres plantes qui répandent une odeur très suave et qui réjouit extrêmement ceux qui s’en approchent. Les vapeurs même de la terre ont quelque chose de semblable à la fumée qui s’élève sur un autel où l’on brûle de l’encens. En creusant la terre on trouve en certains endroits des veines de senteur qui conduisent à de grandes carrières. Les Arabes en tirent les pierres dont ils bâtissent leurs maisons. Dès que la rosée tombe dessus, elle forme avec la pierre qui s’amollit une espèce de ciment liquide qui découle dans les joints et qui étant desséché fait une liaison si étroite que le mur paraît n’être plus que d’une pièce. On trouve aussi dans l’Arabie des mines de cet or qu’on nomme apyre. On ne le tire point par grains et il n’est pas besoin de le purifier par le feu comme l’autre. Celui‑ci sort parfait de la mine et en morceaux aussi gros que des châtaignes. Sa couleur est si vive que servant à enchâsser des pierres précieuses, il fait avec elles le plus bel ornement qui soit possible de voir. Les bestiaux de toute espèce y sont en si grande abondance qu’ils suffisent à l’entretien de plusieurs troupes d’Arabes qui mènent une vie pastorale et qui ne mangent point de pain.
(Bestiaire)
Le côté qui confine à la Syrie est plein de bêtes farouches. Les lions et les léopards y sont en grande quantité et tous plus hauts et plus forts que ceux de la Libye. Il s’y trouve outre cela de ces tigres qu’on appelle babyloniens. Le pays nourrit encore des autruches dont le nom grec strutho‑camelus exprime fort bien qu’elles tiennent de l’oie et du chameau. Elles sont de la hauteur de ce dernier quand il est encore jeune. Elles ont la tête couverte d’un poil léger, les yeux grands, noirs et peu différents de ceux de cet animal, un long cou et un bec qui se recourbe en pointe. Leurs ailes sont assez faibles et couvertes de poil. Leur corps est posé sur deux jambes fort hautes qui n’ont chacune qu’un ongle fendu de sorte qu’elles ressemblent en même temps à des oiseaux et à des animaux terrestres. Leur pesanteur les empêche de s’élever en l’air mais elles courent très légèrement sur la terre et étant poursuivies par des chasseurs à cheval elles leur lancent des pierres avec les pieds, d’une si grande raideur et d’une si grande justesse qu’elles les blessent et les jettent par terre assez souvent. Quand elles sont sur le point d’être prises, elles cachent leur tête dans un arbre ou dans quelque fente non, comme disent quelques‑uns, par une stupidité qui leur fasse croire qu’on ne les voit pas parce qu’elles ne voient personne, mais par un instinct qui les porte à garantir leur tête comme la plus importante et la plus faible partie de leur corps. La nature qui est un excellent maître a enseigné aux animaux non seulement à se conserver eux‑mêmes mais encore à conserver leurs petits et par cet amour qu’elle leur inspire, elle se perpétue dans tous les temps. Il y a dans l’Arabie des chameaux‑léopards ainsi nommés des deux espèces qu’ils paraissent rassembler. Ils sont plus petits et ont les ongles plus courts que les chameaux mais ils ont l’épine du dos élevée comme eux. Du reste leur tête, leurs yeux, leur longue queue, la couleur de leur poil leur donne beaucoup de ressemblance avec les léopards.

Propriétés des pays chauds.

On trouve aussi dans l’Arabie des boucs‑cerfs, des buffles et plusieurs autres sortes d’animaux qui participent à deux formes différentes. Le détail en serait trop long: car comme ce pays approche fort de l’équateur, les rayons du soleil donnent à la terre une force et une fécondité particulière qui la rend propre à la production et à l’entretien de plusieurs espèces d’animaux remarquables par leur grandeur et par leur beauté. C’est par la même raison que l’Égypte a des crocodiles et des hippopotames, que l’Éthiopie et les déserts de la Libye enferment des éléphants, des serpents, des dragons et d’autres monstres énormes. La même vertu du climat entretient dans l’Inde, comme nous l’avons déjà vu, des éléphants extraordinaires par leur grosseur et par leur courage. Mais ce n’est pas seulement en animaux singuliers que les pays chauds sont abondants, ils produisent encore des pierres précieuses d’un éclat merveilleux. On y voit des cristaux qui ne sont autre chose qu’une eau fortement congelée, non par le froid, mais au contraire par la puissance miraculeuse de ce feu divin qui les rend incorruptibles et d’une liqueur spiritueuse qui leur donne des couleurs si vives et si variées. Les émeraudes et les béryls qui se tirent des mines de cuivre, reçoivent leur teinture et leur liaison du souffre qui les pénètre. Les chrysolithes prennent leur couleur de la vapeur brûlante que le soleil fait lever de la terre où ils sont formés ; comme l’on dit que les pseudo‑chrysès ou chrysolithes contrefaits sont des cristaux que l’on a fait passer par le feu ordinaire. Les escarboucles ne sont autre chose, à ce qu’on prétend, qu’une lumière ramassée et condensée et qui l’étant plus ou moins, fait aussi des escarboucles de différents prix. C’est à peu près ainsi que quelques‑uns expliquent les couleurs qui paraissent sur les plumes des oiseaux dont les unes sont toutes pourprées et les autres sont semées de taches différentes. Elles paraissent jaunes, de couleur de feu, de couleur d’émeraude, de couleur d’or, selon la manière dont elles se présentent au jour. Il naît quelquefois de tout cela des couleurs qu’on ne saurait nommer, semblables aux nuances dont l’aspect du soleil forme l’arc‑en‑ciel. Les physiciens conjecturent que bien que la chaleur essentielle et naturelle des corps leur donne la première teinture, l’ardeur efficace du soleil contribue beaucoup à perfectionner leur couleur. La variété de celle des fleurs vient de la même cause et s’explique par le même principe. Les arts, qui ont la nature pour modèle et pour maître, tachent de varier et d’embellir de la même manière tout ce qu’ils traitent. On conclut de là que la lumière fait les couleurs et que la chaleur du soleil a une très grande part aux odeurs des plantes et de leurs sucs, à la forme et à la grandeur des animaux ; en un mot à toutes les propriétés de la terre et de l’eau qu’il rend fécondes par ses rayons, comme étant le père de la nature. Le marbre de Paros et des carrières les plus fameuses n’en ont point de comparable à celui de l’Arabie, lequel est d’un blanc, d’un poids et d’un poli dont rien n’approche. C’est encore le soleil qui donne à ce marbre ces qualités en le pénétrant de sa lumière et en le purifiant par sa chaleur. Les oiseaux qui de tous les animaux sont ceux qui participent le plus à la chaleur du soleil, sont aussi plus variés en couleur et ont l’aile plus forte dans les pays les plus chauds. La Babylonie, par exemple, a des paons sur lesquels on voit cent couleurs différentes. Il y a dans les confins méridionaux de la Syrie des perroquets, des porphyrions, des méléagrides et un nombre infini d’autres espèces d’oiseaux remarquables par la variété de leurs plumages. Il faut dire à peu près la même chose de tous les pays du monde qui se trouvent dans le même climat ou dans la même position à l’égard du soleil, comme l’Inde, les côtes de la Mer Rouge, l’Éthiopie et une partie de la Libye. Cependant entre tous ces pays, comme les plus orientaux se trouvent avoir encore un terrain plus gras, ils produisent aussi des animaux plus forts et plus grands, car les animaux tiennent partout de la nature du lieu où ils sont nés.
(Palmiers)
Il en est de même des arbres ; les palmiers de la Libye, par exemple, palmiers secs et petits ; dans la Coelé Syrie au contraire, ceux qu’on nomme Cariotes sont admirables par leur hauteur, aussi bien que par le suc et par la douceur de leurs fruits. Mais les palmiers de l’Arabie et de la Babylonie portent des dattes qui sont encore bien plus exquises : elles sont longues d’un demi-pied, les unes jaunes, les autres rouges et les autres de couleur de pourpre ; de sorte qu’elles ne sont pas moins agréables à la vue qu’au goût. Le tronc de l’arbre est d’une hauteur étonnante et partout également droit et uni: mais la tête ou le bouquet n’est pas en tous de même forme. Quelques palmiers étendent leurs branches en rond et le fruit de quelques‑uns sort en grappe de l’écorce fendue vers le milieu. D’autres portent toutes leurs branches d’un seul côté et leur poids les abaissant vers la terre leur donne la figure d’une lampe suspendue. D’autres enfin séparent les leurs en deux parts et les faisant tomber à droite et à gauche les mettent dans une parfaite symétrie.

Des autres parties de l’Arabie. (Arabie Scenite)

L’Arabie heureuse est la plus méridionale. On en distingue une troisième plus enfoncée dans les terres et habitée par des pasteurs nommés Scénites, parce qu’ils vivent sous des tentes. Ils ont des troupeaux innombrables dans des campagnes à perte de vue. Ils sont séparés de l’Arabie heureuse par l’Arabie déserte dont nous avons déjà fait la description. La partie occidentale de ce pays est couverte de sables immenses et ceux qui la traversent sont obligés de se guider comme sur la mer par l’étoile polaire. Mais tout le reste du côté de la Syrie est un pays très cultivé et qui sert de rendez‑vous aux marchands de toutes les parties du monde. C’est là qu’ils font un échange avantageux de part et d’autre de ce qu’ils apportent chacun de leur pays et donnant ce qu’ils ont de trop pour avoir ce qui leur manque, ils entretiennent partout une abondance égale de toutes choses. La partie de l’Arabie qui borde l’océan est au‑dessus de l’Arabie heureuse. C’est un pays coupé par plusieurs belles rivières qui forment en divers endroits de grands lacs. Leurs eaux qui débordent souvent, jointes à celles des pluies qui tombent pendant l’été, font porter aux terres double récolte. Le pays nourrit aussi des troupeaux d’éléphants et d’autres animaux terrestres de deux formes réunies en une seule et d’une grandeur aussi monstrueuse que leur figure. On y voit des bestiaux de toute sorte, mais surtout des boeufs et des brebis qui ont de longues et grosses queues.
(Chameaux)
On y trouve plusieurs espèces de chameaux. Les uns sont sans poil et les autres sont velus. Ceux‑ci s’appellent dityles parce que leur dos est une fois plus élevé que celui des autres. Il y en a une espèce qui donne du lait et qui étant bonne à manger est d’un grand revenu dans le pays. Les chameaux de charge portent jusqu’à dix mesures de blé et cinq hommes couchés dessus. Les dromadaires sont plus petits et plus légers. Ils sont merveilleux à la course et fournissent de longues traites ; ce qui est avantageux surtout dans les lieux déserts et sans eau. On s’en sert aussi à la guerre. Ils sont commodes en ce qu’ils portent deux tireurs d’arcs assis dos à dos, dont l’un tire sur les ennemis qui les attaquent par devant et l’autre, sur ceux qui les prendraient par derrière. Voilà ce que nous avions à dire de l’Arabie sur laquelle nous nous sommes un peu étendus en faveur de ceux qui sont curieux de connaître tous les pays.

XXXI. Abrégé du livre où Iambule avait fait la description de son voyage (Soccotra)

[…] Iambule et son camarade se mettent en mer et après avoir été battus des flots pendant quatre mois, ils arrivèrent enfin dans l’île qu’on leur avait désignée. Elle est de forme ronde et elle a cinq mille stades de circuit. Dès qu’ils furent à la rade ils virent venir au‑devant d’eux des gens envoyés pour tirer leur barque à terre. Étant débarqués, tous les insulaires s’assemblèrent autour d’eux admirant leur entreprise et leur courage et s’empressant de leur apporter tout ce dont ils avaient besoin. Ce sont des hommes fort différents de tous les autres par leur manière de vivre et par la conformation même de leurs corps. Ils sont tous égaux de taille et ont un peu plus de six pieds de haut. Leurs os se plient et reviennent à leur situation ordinaire comme les parties nerveuses. Leurs corps paraissent faibles, mais leurs nerfs sont infiniment plus forts que les nôtres : car lorsqu’ils serrent quelque chose avec leurs doigts, il est absolument impossible de le leur ôter. Ils n’ont du poil qu’à la tête, aux sourcils, aux paupières et à la barbe : tout le reste de leur corps est si lisse et si uni qu’on n’y trouverait pas seulement un poil follet. Ils sont très beaux de visage et leur taille est admirablement proportionnée. Leurs oreilles sont beaucoup plus ouvertes que les nôtres et ils ont une languette dans le milieu. Leur langue a aussi quelque chose de particulier qui leur vient en partie de la nature et en partie d’une opération qu’ils y font. Elle est fendue dans sa longueur et paraît double jusqu’à la racine. Cela leur donne la faculté, non seulement de prononcer et d’articuler tous les mots et toutes les syllabes qui peuvent être en usage dans toutes les langues du monde mais encore d’imiter le chant ou le cri de tous les oiseaux et de tous les animaux, en un mot tous les sons imaginables. Ce qu’il y a de plus merveilleux est que le même homme entretient deux personnes à la fois par le moyen de ses deux langues et leur répond en même temps sur des matières très différentes sans se confondre. La température de l’air y est excellente, parce qu’ils sont sous l’équinoxial où ils n’éprouvent ni les grandes chaleurs, ni les grands froids et où ils jouissent d’un automne perpétuel, comme le dit Homère de l’île de Phéacie :

Aux fruits mûrs recueillis en ce lieu d’abondance,

Des fruits nouveaux succède aussitôt l’espérance.

Ils ont les jours égaux aux nuits toute l’année et ils n’ont aucune ombre à midi, parce que le soleil est toujours presque au‑dessus de leurs têtes. Toute la nation est partagée en plusieurs tribus, lesquelles ne contiennent jamais plus de quatre cents personnes qui vivent toujours ensemble. Ces peuples habitent dans des prairies où ils trouvent tout ce qui leur est nécessaire ; car la bonté du climat jointe à celle du terroir fait croître sans culture plus de fruits qu’il ne leur en faut. L’île produit sur tout une grande quantité de roseaux qui portent un fruit semblable au légume que nous appelons ers. Après qu’ils l’ont fait tremper dans l’eau chaude où il devient aussi gros qu’un oeuf de pigeon, ils le broient entre leurs mains avec une adresse particulière, ils le font cuire ensuite et en font un pain très savoureux. Ils ont des sources admirables d’eau chaude pour les bains de plaisir ou de remède et d’eaux fraîches excellentes à boire et merveilleusement saines. Les eaux chaudes ne se refroidissent jamais à moins que l’on n’y mette de l’eau froide ou du vin. Ils connaissent toutes sortes de science et d’exercices mais ils s’appliquent sur tout à l’astrologie. Ils se servent de sept caractères dans leur écriture mais chacun de ces caractères a quatre positions différentes, ce qui donne en tout vingt‑huit noms de lettres. Ils conduisent leurs lignes non de gauche à droite comme nous, mais de haut en bas. La durée de leur vie est très longue et ils parviennent ordinairement jusqu’à cent cinquante ans, la plupart sans avoir éprouvé de maladie. Une loi trop sévère condamne à mourir tous ceux qui naissent ou deviennent estropiés. Quand ils ont vécu le nombre d’années que nous venons de marquer, ils se donnent volontairement la mort d’une façon qui leur est particulière. Il croît chez eux une herbe dont il y a deux espèces. Toutes deux ont cette propriété, que lorsqu’on se couche dessus, on tombe insensiblement dans un doux sommeil dont on ne se réveille plus. Le mariage n’est point en usage parmi eux ; mais les femmes sont communes et ils élèvent avec une affection égale et générale tous les enfants qui en viennent. Lorsqu’ils sont à la mamelle on les change souvent de nourrices, afin que les mères mêmes oublient et méconnaissent ceux qui sont à elles. Bannissant par là toute prédilection, ils ne sont jamais exposés à la jalousie, ni pour eux, ni pour leurs enfants et ils passent leur vie dans une parfaite conformité de sentiments Leur île enferme une espèce d’animaux assez petits mais doués d’une forme et d’une propriété extraordinaire. Leur corps rond et à peu près semblable à celui des tortues, est chargé d’une croix jaune en forme d’X. Les quatre extrémités de cette X se terminent chacune à une bouche et à un oeil. Ainsi l’animal a quatre yeux et quatre bouches qui aboutissent à un seul gosier qui porte la nourriture à un seul ventre, Les entrailles et toutes les autres parties intérieures sont uniques. Ils ont plusieurs pieds sous la circonférence de leur corps, avec lesquels ils vont du côté qu’ils veulent. Leur sang a la vertu de recoller ou de faire reprendre dans l’instant les parties coupées d’un corps vivant comme la main ou le pied, lorsque la plaie est encore récente : ce qui ne s’étend pas néanmoins aux parties nobles et nécessaires à la vie. J’omets un grand nombre d’autres animaux dont les figures nous sont inconnues et que nous n’imaginerions jamais. On nourrit aussi une espèce particulière de grands oiseaux qui servent aux habitants à découvrir les dispositions naturelles de leurs enfants. Ils les mettent en présence de tout le peuple sur le dos de ces oiseaux qui les enlèvent aussitôt dans les airs. L’assemblée conserve les enfants qui soutiennent sans trembler la rapidité du vol mais elle rejette ceux qui ont montré quelque frayeur dans la pensée qu’ils ne sauraient vivre longtemps et qu’ils n’ont point le courage nécessaire pour ses événements de la vie. Le plus vieil homme de chaque classe en est comme le roi et tous les autres lui obéissent. Lorsqu’après avoir atteint cent cinquante ans il renonce à la vie suivant la loi, celui qui le suit immédiatement lui succède dans sa dignité. La mer qui est autour de l’île est toujours grosse, elle a un grand flux et reflux ; d’ailleurs son eau est douce comme de l’eau de fontaine. Ils ne voient point l’Ourse, ni plusieurs autres de nos constellations. Au reste, c’est moins une île que l’assemblage de sept îles placées dans la mer à distances égales les unes des autres, unies cependant par les mêmes lois et par les mêmes moeurs. Quoique la terre fournisse aux habitants sans aucun travail l’abondance de toutes sortes de biens, ils n’en usent point d’une manière désordonnée mais ils n’en prennent que ce qui leur est nécessaire et ils vivent dans une grande frugalité. Ils mangent à la vérité de la viande, et rôtie et bouillie, mais ils ne connaissent ni ces précis, ni tous ces raffinements que l’art de nos cuisiniers a mis en usage. Ils vont à la chasse de toutes sortes d’oiseaux et à la pêche de toutes sortes de poissons. Ils trouvent sur leurs arbres des fruits de toute espèce sans parler des oliviers qui leur fournissent d’excellente huile et des vignes qui leur donnent des vins exquis. L’île est pleine de serpents d’une grandeur excessive qui ne font aucun mal aux hommes et dont la chair est excellente à manger. Les habits se font d’une écorce de roseaux couverte partout d’un duvet fort doux et fort lustré. Ils ne laissent pas cependant de les faire passer encore par des teintures de différents coquillages d’où ils tirent même la couleur de pourpre. Tout ce qui regarde la manière de vivre est réglé chez eux. Ils ne mangent pas tous les mêmes choses mais les jours sont marqués auxquels les uns doivent manger du poisson, les autres de la volaille, d’autres se contenter d’olives et de fruits crus. Les fonctions utiles à la société sont aussi partagées entre eux : les uns s’appliquent à la pêche, les autres aux arts mécaniques, d’autres enfin rendent d’autres services à leur communauté ou à leur tribu. Ils exercent tour à tour les charges publiques dont on ne dispense que les vieillards. Ils adorent l’air, le soleil et tous les corps célestes et dans leurs fêtes ils leur adressent des voeux et des hymnes. Mais ils invoquent plus particulièrement le soleil auquel ils ont consacré leur île et seront consacrés eux‑mêmes. On ensevelit les morts sur le rivage quand la mer s’est retirée, afin que le sable qu’on a écarté et qu’elle ramène en revenant, leur élève comme un tombeau. Ils disent que leurs roseaux qui portent du fruit et dont la tête prend la forme d’une couronne, se remplissent de la nouvelle à la pleine lune et se vident quand ce astre est en décours.