René Caillié, Voyage à Tombouctou, texte complet, 1828

JOURNAL D’UN VOYAGE A TEMBOCTOU ET A JENNÉ, DANS L’AFRIQUE CENTRALE. PRÉCÉDÉ D’OBSERVATIONS FAITES CHEZ LES MAURES BRAKNAS, LES NALOUS ET D’AUTRES PEUPLES ; PENDANT LES ANNÉES 1824, 1825, 1826,1827, 1828: PAR RENÉ GAILLIÉ. VEC UNE CARTE ITINERAIRE, ET DES REMARQUES GEOGRAPHIQUES, PAR M. JOMARD, MEMRRE DE L’iNSTITUT.

Si j’ose offrir à Votre Majesté le faible récit de mes voyages en Afrique, c’est moins comme un livre digne de ses regards que comme un gage de dévouement au service de Votre Majesté et au bien de mon pays. Ce sentiment seul m’a soutenu durant de pénibles épreuves : j’ambitionnais, comme la plus belle de toutes les récompenses, l’honneur d’offrir un jour à mon Roi le fruit de quelques découvertes tentées dans des pays inconnus qui furent le tombeau de voyageurs illustres. La bonté qu’a Votre Majesté d’en agréer l’hommage met le comble à mes vœux, et ajoute à ma reconnaissance et à mon dévouement pour l’Auguste Monarque à qui la France doit sa gloire et sa prospérité.

 

Je suis, avec le plus profond respect, De Votre Majesté, SIRE, Le très humble et très fidèle sujet,

 

R. CAILLIÉ.

 

Je livre enfin au public la relation de mon voyage dans l’intérieur de l’Afrique, qui devait paraître depuis long-temps; plusieurs causes en ont retardé la publication jusqu’à ce jour, depuis plus de quinze mois que j’ai revu le sol natal. Je n’ai rapporté, des régions que j’ai parcourues, que des

notes fugitives, très laconiques, écrites en tremblant et pour ainsi dire en courant; elles fussent devenues contre moi une pièce de conviction inexorable, si j’avais été surpris traçant des caractères étrangers, et dévoilant pour ainsi dire aux blancs les mystères de ces contrées. En Afrique, et surtout dans les pays occupés par les Foulahs et les Maures, l’hypocrisie religieuse dans un étranger est le plus sanglant des outrages, et il vaut cent fois mieux peut-être y passer pour chrétien que pour un faux musulman ; de sorte que si mon système de voyage avait ses avantages, bien justifiés d’ailleurs par le succès, il avait aussi de terribles inconvéniens. Je portais toujours dans mon sac un arrêt de mort, et combien de fois ce sac a dû être confié à des mains ennemies! A mon arrivée à Paris, les notes écrites le plus souvent au crayon se sont trouvées tellement fatiguées, tellement effacées par le temps, mes courses et ma mauvaise fortune, qu’il m’a fallu toute la ténacité, toute la scrupuleuse fidélité de ma mémoire, pour les rétablir et les reproduire comme la base de mes observations et les matériaux de ma relation.

 

Mais cette scrupuleuse fidélité même qui doit présider à la rédaction des voyages, et que je considère comme le plus grand mérite de la mienne, exigeait que j’y consacrasse le temps nécessaire pour ne rien omettre d’essentiel et pour présenter les faits dans l’ordre même où je les avais observés et notés. Une autre cause non moins légitime de ce retard est une maladie longue et dangereuse qui vint m’accabler quelques mois après mon arrivée en France, et me ravir les forces que n’avaient point épuisées de longues fatigues et les privations de 17 mois de voyage sur un sol brûlant et tant de fois funeste à l’intrépidité de nos voyageurs européens. Il faut y joindre l’étendue même de ces matériaux, s’élevant à près de trois volumes, mon peu d’habitude dans l’art d’écrire, et la résolution que j’avais formée de ne pas recourir à une plume

étrangère, excepté pour quelques incorrections de style qui devaient naturellement m’échapper dans la plus difficile et la plus délicate des langues; car je voulais offrir au public une rédaction qui m’appartînt, non moins que le fond même de mes observations, une rédaction qui fût, sinon élégante et étudiée, du moins simple, claire, franche, et reproduisant avec sincérité tout mon voyage et le voyageur sous les traits qui lui sont propres. On n’y trouvera point, je le regrette, des considérations d’un ordre élevé sur les institutions politiques ou religieuses, sur les mœurs des peuples que j’ai traversés ; quand même mes études antérieures eussent porté mon esprit vers ce genre de réflexions, le peu de ressources dont je pouvais disposer, et par conséquent la nécessité d’un passage rapide, ne m’eussent pas permis de séjourner assez longtemps pour donner à mes recherches une base solide. Mon but principal était de recueillir avec soin, avec exactitude, tous les faits qui tomberaient sous mes yeux, de quelque nature qu’ils fussent, et de me livrer spécialement à tout ce qui me paraissait intéresser les progrès de la géographie et de notre commerce en Afrique.

 

Un séjour prolongé dans nos établissemens et nos colonies du Sénégal, et peut-être aussi ma propre expérience, m’avaient appris combien ce commerce depuis si longtemps languissant, avait besoin de débouchés et de relations nouvelles dans l’intérieur du continent ; mais, pour établir ces nouvelles relations, pour imposer aux populations lointaines le tribut de notre industrie, il fallait de nouvelles découvertes, de nouvelles connaissances géographiques absolument indispensables pour les efforts que tenterait le Gouvernement et les encouragemens qu’il prodiguerait à nos comptoirs delà côte. Le vif sentiment de cette nécessité, de ce besoin urgent qui presse notre commerce d’Afrique, devint en quelque sorte l’âme de mes informations et des directions que j’ai prises, surtout dans une certaine partie de mon voyage ; j’étais convaincu de l’influence puissante qu’exerceraient tôt ou tard sur nos colonies et sur nos relations commerciales, des renseignements nets et positifs, puisés aux sources mêmes, et déposés entre les mains du gouvernement du Roi, protecteur zélé et éclairé d’intérêts aussi importans, et qui, surtout aujour d’hui, touchent de si près à la prospérité du royaume, et peut-être à son repos intérieur. Ai-je été assez heureux pour réaliser sous ce rapport les vœux que je formais, les espérances que j’osais concevoir, avec mes anciens compatriotes du Sénégal, pour remplir cette partie de la tâche que je m’étais imposée, et payer ainsi mon tribut au gouvernement de mon pays? C’est à mes juges naturels, aujourd’hui dépositaires du fruit de mes recherches, c’est au succès des entreprises qu’elles doivent provoquer, de répondre pour moi à cette question. Quant aux progrès que les sciences géographiques et naturelles peuvent devoir à mon voyage, il ne m’appartient pas davantage de les apprécier; j’en dois abandonner le jugement à ceux qui les représentent si dignement dans la capitale du monde civilisé, et dont il meut été si doux, si utile surtout de posséder les lumières et les talens, lorsque, seul et livré à mes faibles moyens, je me trouvais chaque jour sur le théâtre d’un monde inconnu et vierge encore des regards de la curieuse et scientifique Europe. Armé de ces connaissances et des instrumens que nous leur devons, j’eusse pu espérer de répondre plus complètement aux vœux de la Société de géographie, de me rendre plus digne de l’accueil flatteur et bienveillant qu’elle m’a accordé, des distinctions et des récompenses que son patriotisme sait décerner à ceux qui secondent ses efforts, de cette société qui poursuit avec tant de zèle et de succès le perfectionnement de la science, et dont les programmes, jetés sur les plages africaines et tombés entre mes mains, achevèrent de me confirmer dans l’importance que j’attribuais déjà aux voyages dans l’Afrique centrale, et m’encouragèrent dans le projet que je nourrissais dès -lors de tenter un jour la découverte de Temboctou.

 

En rendant ces hommages à la Société de géographie, je ne dois pas oublier un de ses membres les plus distingués, M. Jomard, président de sa commission centrale et membre de l’Institut, qui depuis mon arrivée en France n’a cessé de m’honorer de ses conseils précieux et de ses bontés particulières, qui n’a pas dédaigné d’associer son nom au mien, et a bien voulu concourir au succès que peut avoir cette relation, en l’enrichissant d’une carte dressée sur mes notes, et de recherches géographiques sur un continent dont l’étude lui est depuis longtemps familière, et comme voyageur, et comme écrivain. Qu’il veuille bien recevoir ici un témoignage public de ma vive reconnaissance !

 

INTRODUCTION.

 

Ayant eu, dès ma plus tendre enfance, un goût prononcé pour la carrière des voyages, j’ai toujours saisi avec empressement les occasions qui pouvaient me faciliter les moyens d’acquérir de l’instruction ; mais, malgré tous mes efforts pour suppléer au défaut d’une éducation soignée, je n’ai pu me procurer que des connaissances imparfaites. L’entière conviction que j’avais de l’insuffisance de mes moyens m’affligeait souvent, quand je songeais à tout ce qui manquait pour remplir la tâche que je m’étais imposée ; toutefois, réfléchissant aux dangers, aux diffi

cultés d’une telle entreprise, j’espérais que les notes et les renseignemens que je rapporterais de mes voyages seraient reçus du public avec intérêt : je ne renonçai donc pas un seul instant à l’espoir d’explorer quelque pays inconnu de l’Afrique ; et par la suite, la ville de Temboctou devint l’objet continuel de toutes mes pensées, le but de tous mes efforts ; ma résolution fut prise de l’atteindre ou de périr. Aujourd’hui que j’ai été assez heureux pour accomplir ce dessein, le public accordera peut-être quelque indulgence au récit d’un voyageur sans prétention, qui raconte simplement ce qu’il a vu, les événemens qui lui sont arrivés, et les faits dont il a été le témoin.

 

Je suis né en 1800, à Mauzé, département des Deux-Sèvres, de parens pauvres ; j’eus le malheur de les perdre dans mon enfance. Je ne reçus d’autre éducation que celle que l’on donnait à l’école gratuite de mon village; dès que je sus lire et écrire, on me lit apprendre un métier dont je me dégoûtai bientôt, grâce à la lecture des voyages, qui occupait tous mes momens de loisir. L’histoire de Robinson surtout enflammait ma jeune tête ; je brûlais d’avoir comme lui des aventures; déjà même je sentais naître dans mon cœur l’ambition de me signaler par quelque découverte importante.

 

On me prêta des livres de géographie et des cartes : celle de l’Afrique, où je ne voyais que des pays déserts ou marqués inconnus, excita plus que toute autre mon attention. Enfin ce goût devint une passion pour laquelle je renonçai à tout : je cessai de prendre part aux jeux et aux amusemens de mes camarades; je m’enfermai les dimanches pour lire des relations et tous les livres de voyages que je pouvais me procurer. Je parlai à mon oncle, qui était mon tuteur, de mon désir de voyager : il me désapprouva, me peignit avec force les dangers que je courrais sur mer, les regrets que j’éprouverais loin de mon pays, de ma famille ; enfin il ne négligea rien pour me détourner de mon projet. Mais ce dessein était irrévocable ; j’insistai de nouveau pour partir, et il ne s’y opposa plus.

 

Je ne possédais que 60 francs ; ce fut avec cette faible somme que je me rendis à Rochefort, en 1816. Je m’embarquai sur la gabare la Loire, qui allait au Sénégal.

 

On sait que ce bâtiment marchait de conserve avec la Méduse, sur laquelle se trouvait M. Mollien, que je ne connaissais point alors, et qui devait faire des découvertes si intéressantes dans l’intérieur de l’Afrique. Notre gabare s’étant heureusement écartée de la route que suivait la Méduse, arriva sans accident dans la rade de Saint-Louis. De là, je me rendis à Dakar, village de la presqu’île du Gap Vert, où furent conduits les malheureux naufragés de la Méduse, par la gabare la Loire. Après un séjour de quelques mois dans ces tristes lieux, lorsque les Anglais eurent remis la colonie aux Français, je partis pour Saint-Louis.

 

Au moment où j’y arrivais, le gouvernement anglais formait une expédition pour explorer l’intérieur de l’Afrique, sous la direction du major Peddie : lorsqu’elle fut en mesure, elle se dirigea sur Kakondy, village placé sur le Rio-Nunez. Le major mourut en y arrivant. Le capitaine Campbell prit le commandement de l’expédition, et se mit en route avec sa nombreuse caravane pour ‘traverser les hautes montagnes du Fouta-Diallon : en peu de jours il perdit une partie des animaux de charge, et plusieurs hommes ; cependant il se décida à poursuivre sa route ; mais à peine était-il arrivé sur les terres de l’almamy du Fouta-Diallon, que l’expédition fut retenue par l’ordre de ce souverain. Il fallut payer une forte contribution à l’almamy pour obtenir la permission de faire la retraite, de retourner sur ses pas, traverser de nouveau des rivières dont le passage avait été déjà très pénible, et endurer des persécutions telles, que, pour les faire cesser et rendre sa marche moins embarrassante, le commandant fit brûler les marchandises sèches, briser les fusils et jeter la poudre dans la rivière. Dans ce retour désastreux, le capitaine Campbell et plusieurs de ses officiers perdirent la vie, aux mêmes lieux où était mort le major Peddie : ils furent enterrés au même endroit que lui, au pied d’un oranger, dans la factorerie de M. Betmann, négociant anglais.

 

Le reste des troupes de l’expédition du capitaine Campbell mit à la voile pour Sierra-Leone.

 

Quelque temps après, on forma une nouvelle expédition qui fut confiée au major Gray. Les Anglais n’épargnèrent ni les soins, ni l’argent, afin de la rendre encore plus imposante et plus nombreuse que la première. Pour éviter le terrible almamy de Timbo, on se dirigea par mer vers la Gambie, et l’on remonta la rivière. Dès que l’expédition eut pris terre, elle traversa le Oulli et le Gabou, et arriva enfin dans le Bondou : mais le Bondou est habité par un peuple semblable à celui du Fouta-Diallon, aussi fanatique, aussi méchant, et dont le roi ne se montra pas moins malveillant pour les Anglais; ses prétentions étaient encore plus déraisonnables que celles de l’almamy de Timbo. Sous le prétexte de je ne sais quelle dette anciennement contractée envers lui par le gouvernement anglais, il exigea tant de marchandises, que le major Gray se trouva bientôt épuisé, et qu’il fut obligé, comme on le verra plus bas, d’envoyer un officier au Sénégal pour s’en procurer d’autres, espérant, par ce moyen, obtenir le passage.

J’ignorais ces fâcheuses nouvelles, lorsque l’on me parla de l’expédition anglaise; et ne doutant pas que le major Gray, ayant besoin de monde, n’accueillît l’offre de mes services, quoique je fusse pour lui un étranger, je me décidai à gagner la Gambie par terre. Je partis de Saint-Louis, accompagné de deux nègres qui retournaient à Dakar, et pris le chemin qui conduit de Gandiolle à la presqu’île du Cap Vert. Nous voyagions à pied : j’étais encore bien jeune, et j’avais pour compagnons deux vigoureux marcheurs, ce qui m’obligeait à courir pour les suivre. Je ne puis exprimer la fatigue que j’éprouvai sous le poids d’une chaleur accablante, marchant sur un sable brûlant et presque mouvant. Si du moins j’avais eu un peu d’eau douce pour apaiser la soif qui me dévorait ! mais on n’en trouve qu’à quelque distance de la mer; et pour marcher sur un terrain plus solide, nous étions forcés de ne pas quitter la plage. Mes jambes étaient couvertes d’ampoules, et je crus que je succomberais avant d’arriver à Dakar : cependant nous atteignîmes enfin ce village; je n’y séjournai pas, et pris de suite passage sur un canot, qui me porta à Gorée.

 

Les tourmens que je venais d’endurer me firent réfléchir aux souffrances bien plus vives encore auxquelles j’allais m’exposer : les personnes qui s’intéressaient à moi, et particulièrement M. Gavot, n’eurent donc pas de peine à me détourner de mon projet ; et pour satisfaire en quelque chose à mon désir de voyager, ce digne officier me procura un passage gratuit sur un navire marchand qui faisait voile pour la Guadeloupe.

 

J’arrivai dans cette colonie avec quelques lettres de recommandation, et j’obtins un petit emploi que je ne gardai que six mois. Ma passion des voyages commençait à se réveiller; la lecture de Mungo-Park vint ajouter une nouvelle force à mes projets; enfin, ma constitution venant de résister à un assez long séjour, tant au Sénégal qu’à la Guadeloupe, me donnait l’espoir de les exécuter cette fois avec succès.

Je quittai la Pointe à Pitre pour passer à Bordeaux, et de là retourner au Sénégal. Arrivé à Saint

Louis à la fin de 1818, avec peu de ressources (car je les avais extrêmement diminuées par des

courses inutiles), rien ne me découragea; tout sembla possible à mon esprit aventureux, et le hasard parut servir mes desseins.

 

M. Adrien Partarrieu, envoyé par le major Gray pour acheter à Saint-Louis les marchandises exigées par le roi de Bondou, se disposait à rejoindre l’expédition.

 

Je me rendis près de M. Partarrieu, et lui proposai de l’accompagner sans appointemens et sans

engagemens d’aucune espèce pour le moment. Il me répondit qu’il ne pouvait rien me promettre pour la suite; mais que j’étais libre de me joindre à lui, si je le voulais. Je fus bientôt décidé : heureux de saisir une occasion aussi favorable de parcourir des contrées inconnues, et de participer à une expédition de découvertes !

 

La caravane de M. Partarrieu se composait de 60 à 70 hommes, tant blancs que noirs, et de 32 chameaux richement chargés.

 

Nous partîmes, le 5 février 1819, de Gandiolle, village du royaume de Cayor, situé à peu de distance du Sénégal. Le damel (ou roi), que nos présens nous avaient rendu favorable, donna l’ordre que nous fussions bien traités ; nous reçûmes par-tout l’hospitalité, et dans plusieurs endroits on porta la générosité jusqu’à nourrir tout notre monde, sans vouloir accepter aucune rétribution. Arrivés sur les frontières du Cayor, nous trouvâmes un désert qui le sépare du Ghiolof. On sait qu’autrefois ces deux pays appartenaient au même souverain, qui les gouvernait sous le titre de bour (ou empereur), et que le damel n’est qu’un vassal indépendant : nous reçûmes le même accueil des peuples soumis au bour de Ghiolof.

 

Peu de temps s’était écoulé que nous regrettions déjà la généreuse hospitalité des Ghiolofs. En quittant leur pays, nous entrâmes dans un désert, où, pendant cinq jours de marche, nous fûmes exposés à mille maux : on me pardonnera d’entrer dans ces détails, les seuls qui aient pu se graver dans la mémoire d’un tout jeune homme, voyageant moins pour observer que pour chercher des aventures.

 

Nos chameaux étaient si chargés de marchandises, que nous n’avions pu emporter qu’une très -petite quantité d’eau ; bientôt on fut obligé de n’en distribuer à chacun qu’une légère portion : la mienne n’était pas plus abondante; pouvais-je me plaindre, moi, bouche inutile, attaché à l’expédition par la seule condescendance du chef? je n’avais pas le droit de réclamer, mais je souffrais extrêmement delà soif.

 

Je fus quelquefois à l’extrémité; car, n’ayant pas de monture, j’étais obligé de suivre à pied : on m’a dit, depuis, que j’avais les yeux hagards, que j’étais haletant, que ma langue pendait hors de ma bouche; pour moi, je me rappelle qu’à chaque halte, je tombais par terre, sans force, et n’ayant pas même le courage de manger. A la fin, mes souffrances excitèrent la pitié de tous, et M. Partarrieu eut la bonté de partager avec moi sa portion d’eau, ainsi qu’un fruit qu’il avait trouvé. Ce fruit ressemble à la pomme de terre ; la pulpe en est blanche et d’une saveur agréable : depuis nous en trouvâmes beaucoup ; ils nous furent d’un grand secours.

 

Un matelot, après avoir inutilement employé tous les moyens pour apaiser sa soif, s’étant mis à chercher des fruits, fut trompé par la ressemblance avec celui que m’avait donné M. Partarrieu; il en mangea un qui lui mit la bouche en feu, comme si c’eût été du piment : aux envies de vomir, et aux tranchées qu’il éprouva, on le crut empoisonné ; chacun s’empressa de prendre sur sa part pour lui apporter à boire ; mais il parut soulagé si promptement, que j’ai pensé depuis que cette maladie n’était qu’une feinte pour intéresser et se procurer un peu plus d’eau.

Je n’étais pourtant pas le plus malheureux, puisque j’en vis plusieurs boire leur urine. Enfin nous arrivâmes à Boulibaba, village habité par des foulahs pasteurs, qui passent une partie de l’année dans les bois, et ne se nourrissent que de lait assaisonné du fruit du baobab. Boulibaba fut pour nous un paradis ; nous y trouvâmes des sources limpides, et en abondance : l’eau que nous bûmes avec avidité nous parut excellente ; mais nous la payâmes fort cher, car les foulahs chez qui nous la trouvions étaient pauvres et fort intéressés. Nous campions près du village, dont les maisons en paille sont en forme de pain de sucre tronqué par le haut ; la porte en est si basse, qu’on n’y entre qu’en rampant.

 

Dès qu’on sut notre arrivée, tout le village sortit pour nous voir : un foulah vint me trouver au pied de l’arbre où je reposais, et me demanda en ouolof, que j’entendais, un grigri pour avoir des richesses; je le lui écrivis, et en reconnaissance il me donna une jatte de lait. Mais je n’en fus pas moins sa dupe; car à peine était-il parti que je m’aperçus qu’il m’avait volé une cravate de soie noire.

 

En sortant de Boulibaba, nous avions un autre désert sans eau à traverser ; avant d’y entrer, on jugea à propos de se remettre des fatigues qu’on avait éprouvées, et de rester quelques jours chez les pasteurs foulahs. On fit provision d’eau; les guides furent arrêtés, et nous partîmes.

 

Après avoir marché une demi-journée, nous arrivâmes à Paillar, où nous fîmes une nouvelle provision d’eau. Il n’eût pas été prudent de traverser le Fouta-Toro, dont les habitans sont fanatiques et voleurs ; nous l’évitâmes en tournant un peu au sud. Les précautions que nous avions prises pour ne pas manquer d’eau rassuraient nos esprits. Le pays nous parut généralement beau; nous voyions avec admiration des arbres d’une grande élévation, d’un feuillage touffu, couverts d’oiseaux de diverses espèces qui, par leur ramage, animaient ces solitudes. Ce fut sans doute aux sensations agréables que nous fit éprouver ce spectacle, que nous dûmes en partie l’oubli de nos fatigues, bien que notre marche durât depuis le lever du soleil jusqu’à près de dix heures du soir, ne prenant dans la journée que quelques instans de repos. Cependant le cinquième jour nous étions tous exténués ; nous souffrions de la soif, et notre eau touchait à sa fin. L’industrie européenne vint à notre secours ; on nous distribua des pastilles de menthe, et nous fûmes aussitôt soulagés. Le manque d’eau et de fourrage fit souffrir beaucoup nos chameaux, qui n’eurent pour toute nourriture que de jeunes branches d’arbre coupées çà et là.

 

Nous atteignîmes enfin un hameau, où des nègres s’empressèrent de nous apporter quelques calebasses d’eau : on ne la prodigua pas ; et c’était sagesse, vu la quantité d’hommes et d’animaux qu’il fallait désaltérer; pour ma part, je n’en reçus que la valeur d’un grand verre. Mais à peine commencions-nous à boire, que des essaims d’abeilles s’abattirent sur les vases qui contenaient l’eau, et, nous la disputant, s’attachèrent même à nos lèvres : supplice affreux, douleurs cuisantes, auxquels nous avons été plusieurs fois exposés dans notre voage ! J’ai vu souvent les outres couvertes d’abeilles ; on ne pouvait les chasser qu’en allumant du bois vert dont la fumée les éloignait.

 

Enfin, nous sommes dans le Bondou. M. Partarrieu, qui redoutait extrêmement la rencontre de l’almamy, voulait éviter Boulibané, sa résidence ordiaire, pour gagner promptement et directement Bakel; mais les habitans de Potako, second village que nous trouvâmes, manifestèrent la volonté de s’opposer à ce projet. Il fallut donc camper pour entrer en palabre. Les pourparlers duraient toujours; nous étions près des puits, et l’on ne nous donnait ni eau ni provisions; personne n’apportait de mil; on commençait la guerre par la famine. Ce système d’attaque contre nous était le pire de tous et le plus dangereux ; il fallait y opposer la fermeté et la résolution. M. Partarrieu, qui n’en manquait pas, se disposa à continuer sa route directement vers Bakel.

Nous allions donc partir, lorsque M. Gray, commandant de l’expédition, et qui venait au-devant de nous, parut à cheval, et nous annonça que nous irions à Boulibané, dans l’idée que l’almamy lui tiendrait parole, et qu’après avoir reçu les marchandises, il nous laisserait passer : M. Gray était un peu crédule. Au reste, les habitans ne nous virent pas plus tôt changer de route, qu’ils s’empressèrent de nous laisser puiser de l’eau, et de nous apporter en abondance des provisions de toute espèce. La paix faite, tout le monde d’accord, les échanges commencèrent.

 

Le lendemain de l’arrivée du major Gray, nous reçûmes ordre de partir et de suivre la route de Boulibané : il nous fallut obéir ; mais pour que les habitans de cette capitale ne remarquassent pas la grande quantité de marchandises que nous transportions, nous n’y entrâmes que la nuit. J’étais à l’arrière-garde avec quelques soldats anglais montés sur des ânes: ces pauvres soldats étaient épuisés de fatigue ; jamais ils n’avaient fait une si rude campagne ; ils voulaient rester en route : je les en empêchai, et nous rejoignîmes enfin, quoiqu’un peu tard, la tête de la caravane, que nous trouvâmes déjà endormie dans le camp qu’elle avait formé en -dehors de la ville : ce camp n’était qu’un groupe de huttes en paille, entourées d’une palissade de quatre pieds de hauteur, que formaient des troncs d’arbres entrelacés de branches.

 

On avait eu la maladresse de ne pas enfermer les puits dans l’enceinte du camp, négligence impardonnable qui pouvait nous exposer aux plus cruelles privations. A leur arrivée, les chefs de l’expédition allèrent saluer le vieil almamy, et lui portèrent en même temps de riches présens, pour le disposer en notre faveur.

 

Ce ne fut pas tout ; on continua à lui en faire chaque jour de nouveaux, car le cupide almamy demandait sans cesse. Curieux de voir ce roi, je me rendis à sa résidence ; j’y pénétrai facilement, et je trouvai le souverain du Bondou, assis sur une natte étendue par terre, occupé à regarder un maçon nègre de notre expédition, qu’il nous avait demandé pour se faire construire une poudrière en pierre, destinée à renfermer les munitions de guerre qu’il avait reçues de nous en présens.

 

L’almamy de Bondou, âgé de 70 ans, avait les cheveux tout blancs, la barbe très longue, et le visage sillonné par les rides. Il était vêtu de deux pagnes du pays, et couvert d’amulettes jusqu’au bas des jambes. Il me regarda d’un air indifférent, et parut beaucoup plus occupé du travail du maçon que de ma présence, ce qui me donna le loisir de l’examiner sans qu’il s’en offensât.

 

Après être resté quelques jours à Boulibané, pendant lesquels nous avions été en bonne intelligence avec les habitans, le major Gray fit ses dispositions pour quitter cette résidence royale. Mais avant de partir, il crut devoir aller offrir à l’almamy un présent d’adieu; il était composé d’une pièce de guinée et de quelques bagatelles. Soit que le prince en fût peu content, soit qu’il craignît que les Anglais ne se joignissent aux Français pour attaquer ses états, soit enfin qu’il eût juré de ne pas nous laisser passer, il déclara avec un regret simulé qu’il ne pouvait nous permettre de nous rendre à Bakel ; qu’il souffrirait bien que nous allassions à Clégo, mais en traversant ses états et ceux du Kaarta; qu’autrement, nous n’aurions qu’à prendre la route du Fouta-Toro, pour gagner le Sénégal. Ces deux routes étaient également pénibles et dangereuses pour nous, puisque nous étions sûrs de rencontrer dans ces deux pays des peuples aussi fanatiques et aussi barbares que les habitans du Bondou. Le dessein de l’almamy était évidemment de nous faire piller et peut-être massacrer.

Notre position devenait affreuse ; elle motiva un conseil; l’indignation qu’avait excitée la conduite de l’almamy décida à prendre le parti violent de s’ouvrir par la force un passage vers Bakel. Aussitôt on charge les animaux, et l’on se dispose à partir, mais notre projet est à peine connu, que des soldats du roi, au nombre de cinquante, armés de lances et de fusils, viennent occuper les puits, et cerner notre camp. Nous avions peu d’eau, par suite de l’imprévoyance que j’ai signalée plus haut ; et malgré l’économie avec laquelle nous l’employions, nous étions sur le point d’en manquer tout-à-fait. En Afrique, il est plus aisé de prendre une place par la soif que par la famine.

 

Ce danger n’était pas le seul qui nous menaçait ; déjà les tambours de guerre retentissaient de tout côté : au bruit de ce tocsin d’alarme, des hommes armés se rendaient en foule à l’appel de leurs chefs ; partout on entendait un vacarme effroyable. En moins de deux heures, une armée nombreuse fut sur pied, prête à fondre sur nous : la résistance devenait impossible, puisque nous n’étions que cent trente personnes; malgré l’ardeur et le désespoir qui nous animait tous, on ne pouvait espérer de résister à tant d’ennemis réunis. Il était donc inutile de songer à se battre, et il ne fallait plus aviser qu’à détourner, par de nouvelles négociations, les malheurs qui nous menaçaient : ce fut le sentiment des chefs de l’expédition; ils pensèrent qu’un combat ne pouvait avoir qu’une issue très malheureuse ; qu’indépendamment de la perte des hommes et du pillage des marchandises, il rendrait à l’avenir les blancs un objet d’horreur et d’exécration dans l’intérieur de l’Afrique. Ces réflexions sages déterminèrent notre chef à demander un palabre ; nos ennemis l’accordèrent, mais avec la supériorité et la hauteur de gens sûrs de la victoire.

 

L’almamy n’accepta rien de ce qu’on lui proposa, et dicta arrogamment les conditions de la paix; tout ce qu’on put arracher de lui, à force de sollicitations et de présens, fut la permission de se rapprocher le plus possible du Sénégal, afin de ne pas manquer d’eau : mais il ne céda pas sur la route que nous devions tenir ; le Fouta-Toro, ou point d’eau, fut sa dernière réponse. On souscrivit à tout avec reconnaissance ; notre obéissance une fois assurée, il fit signe aux soldats qui gardaient les puits de s’éloigner, et nous pûmes boire avec sécurité. L’anxiété dans laquelle

nous étions pendant tous ces pourparlers, jointe à la chaleur, nous fit regarder la permission de l’almamy comme un bienfait, surtout pour nos animaux chargés depuis le lever du jour, sans boire ni manger.

 

Le départ pour le Fouta-Toro fut remis au lendemain. Ce jour-là, notre caravane ressemblait à une longue file de prisonniers : une foule d’hommes à cheval voltigeaient sur nos ailes, pour nous empêcher de nous écarter. L’almamy y veillait mieux que personne : le traître, pour être plus sûr que cette riche proie n’échapperait pas à ses alliés du Fouta-Toro, nous suivit jusqu’à notre première halte, et ne nous quitta qu’après avoir reçu un nouveau présent ; mais, en s’éloignant, il remit le soin d’éclairer notre marche à plusieurs princes de sa famille, qui nous accompagnaient avec une escorte nombreuse de soldats à pied ou à cheval. La nuit étant arrivée, pour ne plus être embarrassés par le bagage qui retardait notre marche, on alluma un grand feu, et chacun reçut l’ordre d’y jeter tout ce qu’il possédait, à l’exception des vêtemens absolument nécessaires. Ce sacrifice utile s’accomplit sous les yeux des foulahs, qui nous supplièrent inutilement de le faire cesser. Dans notre juste fureur contre eux, nous nous serions plutôt fait tuer, que de leur laisser retirer du feu même un mouchoir.

 

Le lendemain au jour, nous entrâmes dans le Fouta-Toro, précédés d’une fâcheuse réputation. Les habitans du Bondou nous avaient si bien recommandés des visages ennemis et des dispositions hostiles ; nulle part on ne nous laissait puiser de l’eau qu’après en avoir réglé le prix : croira-t-on que souvent elle nous revenait à six francs la bouteille ? Si nous nous écartions de la route tracée par nos conventions avec l’almamy du Bondou, aussitôt on s’emparait des puits, et, sous peine de mourir de soif, il fallait rentrer dans le chemin convenu. Une autre fois, dans un village, on voulut, au contraire, nous obliger de quitter la route que nous suivions, pour nous forcer à en prendre une qui nous éloignait du Sénégal. Je ne sais comment nous aurions pu résister à cette nouvelle violence, puisque les puits ne devaient nous être livrés qu’à l’affreuse condition de suivre cet autre chemin, que nous étions déjà tous aux abois et nos forces épuisées; deux misérables espingoles n’eussent pas suffi pour faire le siège des puits. Heureusement M. Partarrieu parvint à gagner un chef, qui nous procura deux outres pleines d’eau : elles coûtèrent près de dix francs la bouteille ; mais notre soif apaisée, nous reprîmes assez de courage, et nous nous éloignâmes.

Sortis de ce mauvais pas, nous gagnâmes un autre village, situé à peu de distance du Sénégal, afin de pouvoir, à la première occasion, nous rapprocher de ce fleuve. Nous nous arrêtâmes là pour tenir conseil ; on résolut d’y coucher, et de se mettre en marche secrètement au milieu de la nuit, pour atteindre les bords de la rivière. Cette résolution de M. Partarrieu trouva un contradicteur dans M. Gray ; il objecta que nous pouvions être attaqués en route, et qu’après avoir manqué à la convention, nous serions traités en déserteurs, et sûrement massacrés ; il ajouta qu’il valait mieux que, suivi d’un domestique, il se rendît seul au comptoir français de Bakel, pour y demander du secours. En vain M. Partarrieu chercha-t-il à lui faire comprendre l’inconvénient d’un pareil projet, et le danger où nous laisserait son absence :

 

« Quand les foulas, ajouta-t-il, sauront que nous n’avons plus notre chef, ils nous regarderont comme un corps sans tête, et ne balanceront plus à nous attaquer. »

 

Tout fut inutile, M. Gray n’écouta rien, et se mit en route. Au jour, les foulahs s’aperçurent de son absence ; ils vinrent en foule, en criant à la trahison, et avec des menaces terribles; ils allaient même faire feu, lorsque M. Partarrieu eut l’heureuse idée de répondre qu’il était brouillé avec M. Gray, et qu’il aimerait mieux mourir que de le recevoir encore parmi nous : on le crut ; les foulahs s’apaisèrent, et nous permirent d’aller à un village voisin du fleuve.

 

M. Gray était donc parti pour Bakel, où il obtint quelques hommes noirs, avec lesquels il se mit en route pour revenir nous trouver : mais il fit comme nous la faute de partir sans eau ; n’ayant pu s’en procurer sur le chemin, il se dispersa avec les siens pour en chercher. Non-seulement ils n’en trouvèrent pas, mais encore ils s’égarèrent dans les bois, où ils rencontrèrent les foulahs, qui, avertis de leur départ, étaient allés en force pour s’opposer à leur jonction avec nous, et qui les firent aisément prisonniers. On tira, dans cette affaire, quelques coups de fusil : plusieurs noirs français furent dangereusement blessés, et l’un d’eux eut même la cuisse cassée ; Donzon lui fit plus tard l’amputation à Bakel.

 

La nouvelle de ce désastre nous parvint bientôt; sans perdre de temps, M. Partarrieu se rendit au village où le major Gray était détenu ; prières, présens, menaces, rien ne put engager les foulahs à le relâcher; et la joie que nous éprouvâmes de pouvoir continuer à ne pas trop nous éloigner de la rivière, fut empoisonnée par la douleur de voir M. Gray conduit à cheval, et sous bonne escorte, par une route opposée à la nôtre. Les foulahs ne l’emmenaient que pour nous déterminer à le suivre, et à retourner en arrière; mais comme nous savions que notre dévouement pour le major n’aurait eu d’autre résultat que celui de notre perte, nous nous gardâmes bien, en donnant dans le piège qu’on nous tendait, de courir la chance d’augmenter inutilement le nombre des victimes pour une imprudence qu’aucune sollicitation n’avait pu empêcher le major de commettre.

 

Nous continuâmes à nous diriger vers le nord. Après avoir éprouvé, dans divers endroits, les mêmes tourmens, nous atteignîmes Adgar, village qui n’est qu’à une journée et demie de Bakel. M. Partarrieu s’y arrêta, et campa tout près, comme s’il eût voulu y demeurer long-temps ; puis il alla trouver le chef, lui parla de faire conduire ses malades à Bakel, afin de pouvoir plus aisément se rendre ensuite dans le Fouta-Toro : mais s’apercevant que ce projet contrariait le chef du village, il eut recours à une ruse, pour obtenir son consentement; il lui dit que, n’ayant pas assez d’animaux pour porter tout son bagage, il allait lui laisser une partie de ses marchandises. Le chef, apercevant dans cette proposition le moyen de s’emparer plus tard d’un riche butin, consentit à tout. Aussitôt M. Partarrieu fit remplir de pierres une partie des coffres qu’on chargeait ordinairement sur les chameaux; et ayant fermé ces coffres à clef, il les fit porter chez le chef du village ; puis il mit à part les caisses qui renfermaient nos marchandises. On sait que les chameaux ont l’habitude de crier quand on les charge ; pour obvier au danger que ce cri, signal de notre départ, aurait pu nous faire courir, nous eûmes soin, pendant plusieurs nuits de suite, de faire crier nos chameaux, pour que les habitans du village ne connussent pas le moment de notre fuite.

 

Lorsque tout fut disposé, on choisit une nuit obscure; et dès que nous jugeâmes tout le monde endormi, nous partîmes, laissant debout tentes, cabanes et palissades, sans éteindre les feux que nous avions allumés, sans même déranger les marmites qu’on avait placées pour notre souper, afin que les habitans ne s’aperçussent de notre départ que le plus tard possible ; calcul d’une bien sage prévoyance, et dont la justesse ne tarda pas à nous être démontrée.

 

Une partie de la caravane prit les devans, par un chemin qu’elle se fraya; je restai avec l’arrière-garde, dirigée par M. Partarrieu et par un sergent anglais chargé du bagage ; elle se mit en route une heure plus tard.

 

Nous avions une telle crainte d’être découverts, et nous sentions si bien l’imminence du danger, que notre marche ressemblait plutôt à une déroute qu’à une retraite. On ne voyait partout que des coffres, des ballots abandonnés ; les animaux mêmes, comme s’ils eussent deviné le péril, et qu’ils fussent intéressés à l’éviter, étaient plus indociles que jamais, et couraient à travers champs, après s’être débarrassés de leur charge. Nous passâmes plus de deux heures à trouver ceux qui nous avaient précédés. Grand Dieu ! quelle inquiétude nous éprouvâmes pendant ces deux mortelles heures! A peine osions-nous demander ce qu’étaient devenus nos compagnons, à peine osionsnous y penser; on les croyait pris, et, dans cette idée, nous avions à redouter le même sort. De temps en temps on sonnait du cor ; ce signal de détresse, au milieu du silence des nuits et de l’horreur de la solitude, avait quelque chose de lugubre, qui nous faisait tous frissonner: encore si nous avions entendu quelqu’un y répondre ! mais pas le moindre bruit, pas même le cri d’un oiseau nocturne, n’animait le bois que nous traversions à la hâte. Bientôt nous ne vîmes de tout côté que des embûches; chaque buisson, chaque arbre, se transformait pour nos esprits frappés, en ennemis armés ; chaque branche était prise pour un fusil braqué. Enfin nous eûmes recours à un moyen extrême, pour nous faire entendre de loin ; on tira un coup de fusil ! l’écho, en le répétant plusieurs fois, augmenta notre trouble, sans nous donner l’espérance d’avoir été entendus. Je comparais alors notre situation à celle des victimes du radeau de la Méduse, abandonnées sur le banc d’Arquin, sans espoir d’être secourues ; l’excès de la frayeur nous donna le courage du désespoir, et nous fîmes avec nos cors un tel bruit, que la troupe qui

nous avait précédés parvint à nous entendre et nous répondit. Avec quelle alégresse on doubla le pas pour la trouver! enfin nous la joignîmes, au moment où le jour allait paraître ; on délibéra vîte sur le parti qu’on avait à prendre. Les dangers nous entouraient de toute part, mais au moins, en continuant de nous éloigner du village que nous avions quitté la nuit, nous nous rapprochions du Sénégal. Ce fut le projet qu’on adopta unanimement ; et pour qu’il réussît mieux, on abandonna bagages, animaux, effets de toute espèce, car un esprit de terreur s’était emparé de

tout le monde.

 

Le jour parut, et nous montra un village qui était tout près de nous; mais heureusement les habitans reposaient encore, et nous ne fûmes pas aperçus. Bientôt nous entrâmes dans un chemin pierreux, qui nous annonçait le voisinage du fleuve; l’espoir de nous y désaltérer rendait notre soif plus ardente, et troublait nos esprits, au point que nous allions toujours en avant sans savoir où nous étions ; et nous aurions continué ainsi, sans un nègre que nous rencontrâmes, et que nous forçâmes de nous conduire au fleuve : il nous fit d’abord passer près d’un champ, où plusieurs nègres, occupés à la culture, s’enfuirent à notre aspect vers leur village. Enfin, à dix heures du matin, nous arrivâmes à une bourgade située sur la rive gauche du Sénégal, à peu de distance de Bakel. On ne s’y arrêta point, et l’on s’empressa de profiter d’un gué peu éloigné pour traverser le fleuve ; quoique les eaux fussent encore basses, cependant on en avait jusqu’au cou en certains endroits, et chacun était obligé de porter ses effets sur la tête, de peur de les mouiller.

 

Nous voilà sur la rive droite de la rivière ; il était temps, car quelques-uns d’entre nous la traversaient encore, lorsque des nuées de foulahs parurent de l’autre côté, armés de piques et de flèches. Nous étions perdus s’ils nous eussent rencontrés dans les bois ; car c’étaient les voisins de notre camp, furieux d’avoir été les dupes de notre stratagème. Ils n’osèrent traverser ,1e fleuve; mais, croyant à notre simplicité, ils firent signe à M. Partarrieu de venir les trouver pour s’expliquer avec eux. Celui-ci leur fit répondre qu’à Bakel il leur donnerait audience, qu’ils n’avaient qu’à venir l’y joindre. Cette invitation ne pouvait être de leur goût ; aussi ils n’y vinrent pas, et retournèrent sur le-champ dans leur bourgade.

 

Après avoir passé la rivière, nous n’étions pas encore à Bakel; il nous restait une journée de

marche : quoiqu’il eût été plus sage de la faire tout de suite, cependant nous étions tous si accablés de fatigue, qu’il fallut camper en route avant la nuit. Nous dormîmes avec la sécurité la plus complète, dans l’idée que les sentinelles qu’on avait placées feraient bonne garde ; mais les sentinelles ayant éprouvé les mêmes fatigues que nous, elles s’endormirent, et personne ne veilla ; cependant il ne nous survint rien de fâcheux, et le lendemain nous arrivâmes de bonne heure à Bakel.

 

On peut juger de notre joie en entrant dans ce fort, surtout quand nous vîmes l’empressement généreux avec lequel MM. Dupont et Dusseault, qui y commandaient, vinrent à notre secours. Rien ne nous manqua, soins affectueux, rafraîchissemens de toute espèce; et notre joie fut au comble, lorsque nous vîmes revenir le major Gray : les nègres lui rendirent la liberté, dès qu’ils reconnurent qu’il ne pouvait leur servir d’otage pour nous ramener chez eux ; bien mieux, leurs envoyés, plus traitables sous le canon du fort de Bakel, nous rendirent une partie des objets que nous avions abandonnés en fuyant, et qu’ils avaient ramassés.

 

La saison des pluies, dans laquelle nous entrions, me fut aussi funeste qu’aux autres; j’eus la fièvre: elle prit bientôt un caractère si alarmant, que je quittai l’expédition, et m’embarquai sur le Sénégal, pour descendre à Saint-Louis. J’avais espéré me rétablir dans cette ville, par les secours de la médecine et sous l’influence d’un meilleur climat; mais mon mal était si vif, que ma convalescence fut longue et pénible. Pour me rétablir tout-à-fait, je ne vis d’autre moyen que de retourner en France, et je partis pour Lorient.

 

J’y appris que le major Gray, après avoir fait de nouveaux achats de marchandises au Sénégal pour continuer son voyage dans l’intérieur, avait échoué dans toutes ses tentatives, non sans nuire au commerce français, genre de succès qui l’aura bien peu dédommagé de la perte énorme qu’il fit supporter à l’Angleterre ; car son entreprise, celles de Peddie, de Campbell et de Tucken, ont, dit-on, coûté ensemble 18 millions de France.

 

En 1821, je revins au Sénégal pour tenter fortune avec une petite pacotille, dont M. Sourget, négociant d’un mérite très distingué, m’avait fait l’avance; il me montra des sentimens paternels dont je conserve toujours le souvenir.

 

Je n’ai pas besoin de dire qu’au fond du cœur je nourrissais toujours mon projet de visiter l’intérieur de l’Afrique ; il semblait qu’aucun obstacle ne pouvait plus m’arrêter, en voyant surtout à la tête de la colonie M. le baron Roger, dont la philanthropie et l’esprit éclairé me promettaient un protecteur de toutes les entreprises grandes et utiles.

 

Je lui demandai donc l’autorisation de voyager dans l’intérieur, avec l’appui et sous les auspices du gouvernement du Roi : mais M Roger, avec une bonté extrême, chercha à refroidir mon zèle ; il me représenta que le négoce auquel je me livrais, offrait des chances de fortune qu’il était imprudent de sacrifier, que ma jeunesse et mon inexpérience pouvaient d’ailleurs exposer sans fruit mon avenir, et peut-être ma vie. Ces représentations lui obtinrent des titres à ma reconnaissance, mais ne changèrent rien à ma résolution.

 

J’insistai pour partir, et j’ajoutai que, si le gouvernement n’accueillait pas mes offres, je voyagerais plutôt avec mes seuls moyens. Cette détermination fit impression sur l’esprit du gouverneur, qui m’accorda quelques marchandises pour aller vivre chez les Braknas, y apprendre la langue arabe et les pratiques du culte des Maures, afin de parvenir plus tard, en trompant leur jalouse défiance, à pénétrer plus facilement dans l’intérieur de l’Afrique.

 

CHAPITRE PREMIER.

 

Voyage à pied depuis Saint-Louis jusqu’à Neyré. — Passage à N’ghiez. — Mœurs des habitans. — Pierre miraculeuse. — Départ. — Les voleurs. — Manière de faire la pêche au filet. — Le bateau à vapeur. — Mon arrivée chez lesBraknas. — Entretien avec Mohammed Sidy-Moctar, grand marabout du roi. — Réception du roi.

 

Le mardi 3 août 1821, à quatre heures du soir, je partis de Saint Louis, accompagné de deux hommes et d’une femme, tous trois habitans de N’pâl ; ils devaient me servir de guides jusqu’à ce village. A sept heures, nous arrivâmes à Leybar, village situé à deux lieues SE de Saint-Louis. Nous y passâmes une nuit bien fatigante, à cause des moustiques qui nous dévorèrent. Le temps fut orageux ; le tonnerre se fit entendre toute la nuit; la pluie tomba par torrens.

Nous nous étions couchés en arrivant : à dix heures on nous réveilla pour souper; on nous servit d’assez bons couscous au poisson.

 

Le 4 au matin, nous nous mîmes en route. Mes compagnons de voyage éprouvèrent un petit incident qui retarda notre marche ; un mouton, destiné à célébrer la fête du Tabasky, s’échappa des mains d’une négresse qui le conduisait; nous fûmes obligés de courir après : ayant fait pour le reprendre plusieurs tentatives inutiles, nous continuâmes notre route. Nous arrivâmes à Gandon à dix heures du malin ; ce village n’est éloigné de Leybar que d’une lieue E.  SE La campagne la plus riante s’offrit à nos regards; je vis beaucoup de champs de coton, que les nègres cultivent avec succès; l’indigo y croît sans culture ; on trouve peu de mil aux environs du village.

 

Nous allâmes nous asseoir sous un gros arbre, où les voyageurs vont ordinairement se reposer, en attendant que quelqu’un vienne leur offrir l’hospitalité : ce jour -là il y en avait un grand nombre ; ils me prirent pour un Maure, parce que j’en portais le costume; mais détrompés par mes guides, qui leur dirent que j’allais me convertir à l’islamisme, ils m’adressèrent des félicitations.

 

Mes compagnons, que la perte de leur mouton affectait beaucoup, retournèrent à sa recherche. Je me reposai environ une heure; puis, me dirigeant à l’est, je pris seul la route de N’ghiez. Entre ces deux villages, le voyageur attentif à saisir les beautés de la nature reste comme en extase à la vue des groupes de verdure répandus dans la plaine. On voit des mimosas dont les rameaux vigoureux soutiennent les tiges grêles et flexibles des asclepias et de différentes espèces de cynanchum qui, après avoir atteint leur sommet, retombent en s’entrelaçant en guirlandes, et, par la diversité de leurs fleurs, sont d’un effet admirable. Souvent elles se rencontrent avec d’autres plantes : ces tiges s’embrassent, s’unissent étroitement par les replis tortueux de leurs nombreux rameaux, et forment une voûte aérienne, à travers laquelle l’œil plonge pour apercevoir dans le lointain d’autres groupes, quelquefois bizarres, mais toujours merveilleux. La plaine est couverte d’un tapis de verdure dont l’aimable uniformité est rompue par de nom

breux arbrisseaux, tous différemment décorés par les plantes grimpantes qui croissent autour.

 

Le parinarias senegalensis, très -répandu dans la plaine, vient encore embellir la scène, et rendre le spectacle plus intéressant pour le voyageur qui se repose à l’ombre de son épais feuillage. Tant de beautés dans la nature forcent famé à se reporter vers son créateur, et à admirer la profondeur de son intelligence.

 

Ces plaines charmantes sont coupées de marécages dans lesquels croissent une infinité de plantes aquatiques; la route passant à travers ces marécages, j’avais de l’eau jusqu’aux genoux. J’arrivai à N’ghiez vers une heure après midi : je ne m’y reposai qu’un instant ; puis, me dirigeant à l’est, je traversai quelques champs de mil ; ensuite la route me conduisit dans une plaine déserte, assez riche en végétation, et j’arrivai à N’pâl au coucher du soleil, bien fatigué du chemin que je venais de faire pieds nus et portant mon bagage sur la tête. J’allai loger chez une femme de Saint-Louis, qui avait sa famille à N’pâl : je fus très bien reçu; grâce à ses soins, je passai une bonne nuit, qui me dédommagea de celle que j’avais passée la veille.

 

Le 5, je séjournai. J’employai le jour à visiter les environs du village, situé dans une belle position, au milieu d’une plaine immense, fertilisée par les pluies du tropique. Les habitans récoltent abondamment tout ce qui peut suffire à leurs besoins : accoutumés à mener une vie extrêmement sobre, ils ont souvent du superflu, qu’ils vont vendre à Saint-Louis; en échange ils en tirent des armes pour leur défense, de l’ambre, du corail et des verroteries pour parer leurs femmes. Ce village est réputé le plus riche des environs de Saint -Louis. Sa population peut être évaluée à deux mille habitans, tous marabouts. Les avantages naturels à leur pays influent visiblement sur leurs mœurs : moins paresseux, moins insolens et moins perfides que les nègres des autres contrées, ils exercent l’hospitalité sans ostentation, et toujours d’une manière généreuse qui en rehausse le prix. Tout étranger y trouve un asile sûr.

 

Placé entre le pays de Cayor et celui de Ouâlo, à vingt milles à l’est de Gandon, ce village, entièrement indépendant, est gouverné par un marabout qui en est le souverain maître. A sa mort, l’aîné de ses fils lui succède ; s’il meurt sans enfans, le pouvoir suprême revient à son plus proche parent. Ce chef perçoit des impôts sur le mil, qui lui sont payés en nature lors de la récolte, et qui consistent dans la dixième partie. Les habitans sont armés de fusils et de lances. Lorsque les villages voisins sont menacés d’un pillage du damel, roi de Cayor, leurs habitans se réfugient à N’pâl, où non seulement on les reçoit, mais où ils trouvent encore de généreux alliés qui prennent leur défense.

 

Dans toute cette contrée, les cases sont petites, mal faites et extrêmement sales; la porte en est si basse, qu’on ne peut y entrer qu’en rampant. La résidence de chaque famille est composée de plusieurs cases entourées d’une enceinte de haies vives plantées au hasard et sans goût ; quelquefois cette enceinte n’est formée que de simples piquets ou de tapades, espèce de palissades en paille. Les rues sont très étroites, tortueuses et sales; c’est le dépôt de toutes les ordures. Les hommes et les femmes sont très malpropres, comme dans tous les villages nègres de cette contrée; ils se mettent beaucoup de beurre sur la tête.

 

On voit chez eux peu d’oisifs. Les hommes s’occupent de la culture de leurs champs pendant la

saison des pluies, et des défrichements nécessaires à la nouvelle récolte pendant la saison de sécheresse : les femmes sont chargées des soins du ménage ; elles filent le coton ; quelques unes teignent des pagnes en bleu avec l’indigo que le pays leur fournit presque sans culture ; enfin les plus intelligentes trafiquent des produits du pays, qu’elles se procurent en échange de verroteries, d’ambre et de corail qu’elles achètent à Saint-Louis, en allant y vendre les grains et les pagnes sur lesquels elles font un grand bénéfice.

 

Quoique meilleurs que les autres nègres leurs voisins, ils ne sont pas exempts de superstition : la rareté des pierres dans les environs a donné lieu à une fable qui, bien accréditée, peut servir long temps à la conservation de leur pays. Une seule se trouve à un quart de mille, à l’E. i/A SE du village. Les contes absurdes que j’entendis débiter sur cette pierre me donnèrent envie de la voir. Elle est située sur le bord d’un chemin ; sa longueur est d’un pied et demi sur huit pouces de large ; sa crête excède le sol d’environ quatre pouces ; elle est de couleur ferrugineuse, et comme volcanisée : je voulus en casser un morceau, mais le nègre qui m’accompagnait s’y opposa. D’après un ancien usage, tous les habitans, lorsqu’ils passent près de cette pierre, tirent un fil de leur pagne, qu’ils jettent dessus ; c’est une sorte d’offrande qu’ils lui font.

 

Les marabouts prétendent et se tiennent très assurés que, quand le village est menacé de quelque danger, comme d’un pillage, cette pierre fait, la veille, pendant la nuit, trois fois le tour de l’enceinte, en signe d’avertissement. Alors tous les guerriers se mettent sous les armes. Voici deux faits qu’ils racontent pour prouver la vertu de leur pierre. Les Maures, réunis aux habitans du Ouâlo, vinrent aux environs de N’pâl pour le piller; c’était dans la saison de la sécheresse : la pierre, après avoir fait le tour du village dans la nuit, fit pleuvoir en abondance, et sortir de terre des flammes bleuâtres en si grande quantité, que les Maures en furent épouvantés ; ils prirent la fuite ; les habitans, s’étant mis à leur poursuite, en firent un massacre épouvantable, et prirent beaucoup de noirs du Ouâlo, qu’ils vendirent pour être exportés aux

colonies.

 

Une autre fois, ils furent attaqués par deux rois maures, qui emmenèrent avec eux quelques habitans comme esclaves. Les deux rois, disaient-ils, tombèrent subitement malades, et moururent en route; on ne manqua pas d’attribuer leur mort au pouvoir de la pierre : mais cependant les esclaves furent enlevés, et n’ont jamais reparu. Enfin, la vénération qu’inspire cette pierre a toujours été si grande, qu’il y a dix ans elle était encore l’objet d’une sorte de culte religieux. On célébrait une fête où tous les habitans étaient obligés de se rendre : le soir, on déposait près de la pierre, des calebasses remplies de couscous bien préparés; et comme ils se trouvaient toujours mangés par les animaux, on croyait qu’un génie résidait dans la pierre; on regardait comme un heureux présage lorsqu’il acceptait l’offrande. La plus grande partie de la journée se passait en prières ; quand elles étaient Unies, à un signal que donnaient les grands marabouts, tout le monde prenait la fuite. Si quelqu’un, pendant cette course, venait par hasarda tomber, cette chute était toujours regardée comme l’annonce de sa fin prochaine.

 

Comme je l’ai déjà dit, la plaine que traverse la route de N’ghiez à N’pâl n’est pas cultivée, quoique le terrain soit susceptible d’une grande fertilité. Les bois sont composés principalement de mimosas, et la nombreuse quantité de cjramen qui couvre le terrain y attire abondamment du gibier de toute espèce. Le sol des environs de N’pâl est de deux natures: on y remarque des bas-fonds où l’eau des pluies séjourne, ce qui les rend bien supérieurs au reste de la plaine ; ils sont composés de sable noir, engraissé par le limon qu’y dépose cette eau, et par les résidus des végétaux qui y pourrissent; ce sont les terrains les plus productifs.

L’autre partie du sol, quoique de moindre qualité, est très fertile; elle renferme des champs d’une étendue considérable, cultivés avec le plus grand soin; chaque marabout a le sien, où il travaille lui-même avec ses esclaves. Les habitans recueillent abondamment du mil, du coton, des pastèques, et une sorte de haricots dont ils font une grande consommation. Ils ont des troupeaux de bœufs, de moutons, de chèvres; ils élèvent beaucoup de volaille, des canards sauvages et domestiques, des pintades, et plusieurs sortes de gibier, dont ils ramassent les petits dans les champs.

 

L’eau qu’ils boivent est mauvaise; ils la recueillent dans des mares pendant la mauvaise saison ; car les puits sont très éloignés du village, et donnent eux-mêmes de l’eau peu agréable : j’avais l’intention de les visiter; mais un violent orage m’empêcha de faire cette excursion.

 

Le 6, je me proposais de partir; mais c’était le jour de Tabasky, et je ne pus me procurer de guide. Il s’en présentait un pour le lendemain, lorsque je fus pris d’un accès de fièvre, qui me retint au lit; j’éprouvais des douleurs dans tous les membres, au point de ne pouvoir les remuer. Dans la saison des pluies, tous les nègres sont sujets à cette maladie, contre laquelle ils n’emploient aucun remède.

 

Enfin, le 9 j’allais partir, lorsqu’on me dit que mon guide était un voleur; qu’il me dévaliserait, ou bien chargerait quelque affidé de le faire. L’impossibilité de m’en procurer un autre me fit remettre mon départ au lendemain.

 

Le 10, je profitai de l’occasion de quelques personnes qui allaient à leurs champs, situés sur la limite du Ouâlo, et qui me promirent de me mettre dans mon chemin. Nous nous dirigeâmes au N. E l’espace de trois milles: là ils m’indiquèrent la route que je devais tenir; puis ils se mirent à leur travail. Je m’arrêtai un instant; ensuite je m’acheminai seul au NE vers le Ouâlo. A midi, j’arrivai bien fatigué à Sokhogne, village du pays de Ouâlo; la route que j’avais suivie était couverte de bois. Les environs de ce village ne sont pas cultivés.

 

Après m’être reposé sous un tamarinier, j’achetai du lait et du couscous. J’allai voir le chef du village, qui me proposa de me conduire à Mérina, où il allait pour s’assurer des bruits que l’on faisait courir, d’une guerre des Peulhs avec son pays. Je le suivis, malgré la fièvre, qui ne m’avait pas quitté; nous y arrivâmes à trois heures du soir. Ce village est éloigné de N’pâl de 18 milles NE Nous marchâmes toujours dans les bois. J’étais extrêmement fatigué; je me couchai à l’ombre d’une case dont on m’avait refusé l’entrée. Celui qui m’avait servi de guide vint m’avertir

que le même soir il partait deux hommes pour Mail, et m’engagea à saisir cette occasion : il me demanda si je pourrais bien marcher de nuit, ajoutant que j’avais autant de chemin à faire pour me rendre à Maîl, que j’en avais fait pour venir de N’pâl à Mérina ; et il m’as sura que je ne trouverais pas de guide le lendemain.

 

Dès lors je me décidai à suivre ceux que le hasard me présentait : je m’arrangeai avec l’un d’eux pour porter mon bagage; il y consentit moyennant deux mains de papier et quatre têtes de tabac ou trois feuilles. Au coucher du soleil, nous nous mîmes en route.

 

La direction était le NE L’un de mes conducteurs était à cheval; nous marchions au grand pas. Dans l’obscurité le chemin était très pénible; je me mis tant d’épines dans les pieds, que je ne pouvais plus avancer : je proposai, pour monter à cheval, le même prix que je payais pour porter mon bagage; le nègre accepta, et me fit mettre en croupe. J’étais placé si incommodément, que je fus aussi fatigué que si j’eusse marché; seulement le mal de mes pieds n’augmenta pas.

 

Une heure avant d’arriver au village, nous entrâmes dans de très -beaux champs de mil, que nous aperçûmes à la faveur de la lune. Nous étions à Mail vers une heure du matin; au bruit que firent les chiens à notre approche, quelques habita us se levèrent, pour savoir qui nous étions. Un bon vieux marabout m’offrit sa case : mes pieds étaient tellement enflés et si douloureux, que je ne pouvais faire un pas seul; un nègre me donna le bras; et le bonhomme, n’ayant fait entrer, me dit de me coucher sur son grabat. Sans cette attention du bon vieillard, j’aurais été hors d’état de continuer ma route le lendemain.

 

Après avoir retiré de mes pieds une très grande quantité d’épines, je me croyais en état de partir, lorsque je fus pris subitement d’une très vive douleur au bras gauche, qui m’obligea à passer cette journée et celle du 1 2 dans ce village. Je vis le lac du Panié-Foul ou de N’gher; il a dans cet endroit un demi mille de largeur.

 

Le 13, au lever du soleil, je partis de Mail avec mon vieux marabout, qui voulut m’accompagner

jusqu’à Nieye 1, éloigné d’environ trois milles. Tout l’intervalle qui sépare ces deux villages est très bien cultivé. Il était huit heures du matin lorsque je me séparai de mon guide : je fis route au N. ; et, vers dix heures, j’arrivai à Neyré. J’allai loger chez le chef du village, auquel m’avait adressé le vieux marabout de Mail; je fus très bien reçu. Questionné sur le but de mon voyage, je répondis à ce chef que j’allais me convertir à l’islamisme : il m’approuva beaucoup, et tâcha de me faire comprendre que Dieu me faisait une belle grâce, en me délivrant, par ce moyen, des flammes auxquelles étaient destinés les chrétiens. Mon déguisement trompa quelques personnes; car, étant le soir à la porte de la case à prendre le frais, j’entendis une contestation

entre deux femmes, dont l’une prétendait que j’étais Maure.

 

Le lendemain, je me joignis à un Maure et à trois Mauresses qui faisaient la même route que

moi ; ils étaient montés sur des bœufs porteurs. A la distance de trois milles environ, nous rencontrâmes une troupe de Maures et de nègres du Ouâlo qui voulurent me voler : un des Maures mit la main dans mon paquet, placé sur un bœuf; il en retira un rouleau de papiers, dans lequel se trouvaient des lettres qui m’étaient très précieuses, et les emporta. Je courus après: je luttai longtemps pour les lui reprendre; mais plusieurs nègres s’en mêlèrent, et me terrassèrent; enfin, le Maure qui me servait de guide vint à mon secours, et me fit restituer mon rouleau. Après quelques débats, ils me laissèrent : cependant ils voulaient me forcer de leur donner le tabac qu’ils avaient vu dans mon paquet; j’aurais fait volontiers un plus grand sacrifice pour me débarrasser d’eux, mais ces provisions m’étaient nécessaires, et je persistai à ne rien leur donner. Ils nous quittèrent, et nous continuâmes notre route sans autre accident, jusqu’au camp où se rendaient mes guides; nous y arrivâmes vers deux heures après midi. Pendant la route, j’avais beaucoup souffert de la soif : je me désaltérai avec du lait et de l’eau, et je me reposai environ une heure sous une tente, après avoir fait marché avec un homme pour me conduire sur un bœuf porteur jusqu’aux établissemens français, moyennant cent clous de girofle.

 

Je partis, et à cinq heures du soir j’arrivai à Richard-Tol, où j’attendis une occasion pour remonter lus loin. Le 18, je m’embarquai sur le cutter Actif, pour aller à Daqana. La nuit que je passai à bord fut aussi pénible que celle que j’avais passée à Leybar : dans cette saison, il est impossible de reposer sur ces petits navires, si l’on n’est muni d’une moustiquière ; les moustiques, en quantité innombrable, s’attachent à la peau, et causent des douleurs inexprimables. J’arrivai, le 19 au soir, à Dagana, où je séjournai huit jours : pendant ce temps, je fis des promenades aux environs, sur -tout vers le marigot voisin, à l’E. du village, où j’eus l’occasion de remarquer la manière ingénieuse dont s’y prennent les nègres du Ouâlo pour pêcher le poisson, qui est très abondant dans les marigots. Ils ont un filet de huit ou neuf pieds en carré, dont l’un des côtés est cousu ; deux grands bâtons flexibles sont solidement attachés par les bouts aux côtés latéraux du filet, qui s’y trouvent également fixés, de manière à pouvoir ouvrir et fermer le filet à volonté ; le côté supérieur reste ouvert, ou n’est cousu qu’à moitié; enfin, les deux bâtons étant réunis avec la main, le filet a la forme d’un sac. Les nègres enfoncent une ligne de piquets dans l’eau, de manière à couper le marigot; ces piquets sont assez rapprochés pour ne permettre qu’aux très petits poissons de passer; ils attachent sur ces piquets, à deux pieds sous l’eau, des traverses en bois, sur lesquelles ils posent les pieds. Pour prendre le poisson, ils enfoncent doucement le filet jusqu’au fond de l’eau, en tenant les bâtons écartés, c’est-à-dire le filet ouvert; puis, rapprochant les bâtons, ils le ferment et le retirent de feau : de cette manière, le poisson se trouve pris comme dans un sac. Pour manœuvrer plus facilement, ils ont soin que les bâtons dépassent de deux pieds le haut du filet, et ils appuient ces bouts sur leurs épaules; alors les mains lui impriment le mouvement à volonté. Ils ont un morceau de bois d’un pied de long, avec lequel ils assomment le poisson, puis l’enfilent à une corde en coton, au moyen d’une aiguille en fer, et le suspendent à l’un des piquets, de manière qu’il trempe dans l’eau, jusqu’à ce qu’ils aient fini leur pêche, qui est toujours très abondante. Les filets sont faits avec du fil de coton retors, de la grosseur du fil à voile.

 

Les pêcheurs fendent le poisson, et le font sécher, pour aller le vendre dans les villages éloignés des bords du fleuve ; ils en font un commerce assez étendu.

Le 2 h août, le bateau à vapeur que j’attendais pour me rendre à Podor arriva ; et le 2 y, à sept heures du soir, nous partîmes ; le 29, à deux heures de l’après-midi, nous y débarquâmes. C’est un ancien établissement français, dont il ne reste plus que quelques traces. J’allai loger chez Moctar-Boubou, chef du village, et ministre de Hamet-Dou, roi des Braknas, auprès duquel je desirais me rendre pour faire mon éducation arabe, afin de pénétrer plus facilement dans l’intérieur du pays, et visiter toutes les parties de cet immense désert, sur lequel on possède à peine quelques renseignemens incertains.

 

Je trouvai chez ce marabout les agens de Hamet Dou, qui venaient de Saint -Louis recevoir les coutumes que le gouvernement paie annuellement à ce prince. Ils apprirent avec plaisir que j’avais l’intention de me convertir à l’islamisme, m’en félicitèrent longuement, et m’encouragèrent à persister dans ma résolution. Ils me promirent aussi de me servir de guides pour me rendre chez leur roi; mais, le 1er septembre, lorsqu’ils se mirent en route, ils refusèrent de me conduire, prétextant que le camp était éloigné de dix jours de marche, et que je ne pourrais supporter la fatigue du voyage. Je compris le motif qui les faisait agir ainsi : je proposai deux gourdes (10 fr) à Boubou-Fanfale, chef de la petite troupe; il consentit à m’emmener, et nous partîmes à huit heures du matin. Nous fîmes deux milles en redescendant le Sénégal, vers l’escale du Coq ou des Braknas. Mes guides appelèrent; deux nègres nous amenèrent de l’autre rive une grande pirogue, dans laquelle on chargea les marchandises; puis nous nous y embarquâmes : nous étions dix. On fit suivre les bœufs à la nage, en les tirant par la corde qu’on leur passe dans le nez ; de cette manière, nous arrivâmes sans accident sur la rive droite du fleuve. On chargea les bœufs, et vers onze heures nous fûmes prêts à nous mettre en route. Les deux nègres nous accompagnèrent jusqu’au marigot de Koundy. Notre route traversait un terrain argileux, noir, et engraissé par les débris des végétaux qui le couvrent ; de grands mimosas forment une futaie épaisse, sous laquelle croît en quantité le zizyplius lotus. Ce sol serait susceptible de la plus grande fertilité, s’il était cultivé.

 

Rendus sur le marigot, les nègres se disposèrent à chercher leurs pirogues, qu’ils avaient cachées

sous l’eau; elles étaient très petites, et ne purent transporter le bagage qu’en six voyages, ce qui retarda beaucoup notre marche.

 

Lorsque les nègres nous quittèrent, les Maures voulurent m’obliger à retourner avec eux, espérant sans doute que je leur ferais un nouveau cadeau : mais je tins ferme; et rappelant à Boubou Fanfale l’engagement qu’il avait pris en recevant mes deux gourdes, je persistai à les suivre. Nous nous remîmes en route à deux heures. Nous fîmes halte à deux milles NE de Koundy, sur un joli coteau couvert de verdure. Le sol était composé de sable rougeâtre, et très découvert ; les bœufs y trouvèrent un pâturage abondant : on les laissa paître jusqu’à cinq heures, et nous repartîmes en nous dirigeant au NE i/4 N. Nous marchions de nuit ; les bœufs étaient déjà très fatigués : fun d’eux se coucha; et les Maures, n’ayant pu le faire relever en le frappant, prirent un moyen que j’ai vu souvent employer depuis, et qui leur réussit toujours très bien; ils lui lièrent fortement le nez avec une corde, de manière à lui arrêter la respiration, et le laissèrent tranquille. L’animal se débattit un instant, puis se releva ; alors on lui ôta la corde, on le rechargea, et il suivit les autres. Nous fîmes neuf milles dans la même direction, et à onze heures du soir nous nous arrêtâmes.

 

Un orage nous menaçait; le ciel était en feu du côté de l’E. ; le tonnerre grondait continuellement.

Les Maures firent de grands trous, où ils mirent leurs marchandises pour les préserver de la pluie, qui paraissait devoir être très -abondante. Le vent soufflait de l’E. avec violence ; il élevait des nuées de sable qui, en retombant, nous incommodaient beaucoup. Enfin le vent ayant cessé, l’orage se dissipa sans pluie.

 

Le calme étant rétabli, les Maures préparèrent notre souper, qui consistait en un peu de couscous, que nous mangeâmes sans sel, car mes guides avaient oublié d’en faire provision à Podor; mais n’ayant rien pris de la journée, l’appétit suppléa à l’assaisonnement. Le sol était de même nature qu’à notre halte précédente.

 

Le 2 septembre, à cinq heures du matin, nous nous mîmes en marche, nous dirigeant au NE

Notre chemin traversait un pays agréable : le terrain, entrecoupé de coteaux couverts de verdure, présentait, avec ses nombreuses vallées riches en végétation, un aspect du plus bel effet. Le gibier y est très abondant ; les bois sont peuplés de sangliers et de gazelles. Je vis un chat sauvage qui, nous ayant aperçus, fit entendre de grands cris, puis s’enfuit.

L’opinion généralement reçue, que le désert abonde en bêtes féroces, n’est pas exacte; car non-seulement je n’en ai point vu pendant mon séjour chez les Maures Braknas, mais encore je n’ai entendu parler d’aucun accident qui annonçât leur présence. J’ai remarqué depuis, pendant mon voyage à Temboctou, que ces animaux ne sont pas plus nombreux dans l’intérieur. C’est dans les pays habités ou voisins des lacs et des rivières, que se tiennent les lions et les léopards ; c’est là qu’ils attaquent les troupeaux, et quelquefois, mais trèsrarement, les hommes.

 

Nous fîmes halte, à une heure, près d’une mare sur laquelle s’élève un gros baobab (adansonia digitata ) ; l’eau en était si bourbeuse, qu’il était presque impossible de la boire ; les Maures, pour la rendre moins désagréable, y mêlent un peu de mélasse.

Nous avions fait neuf milles dans notre matinée. A trois heures on fit la prière, et nous continuâmes notre route, l’espace de douze milles, au NE, sur un terrain assez gras, couvert de zizyphus lotus et d’une espèce de graminée dont les graines hérissées de piquans s’attachent aux habits et entrent dans les chairs ; j’en avais les pieds remplis, et je ressentais des douleurs cuisantes. Cette plante croît abondamment dans les terres sablonneuses ; elle est nommée khakham par les nègres du Sénégal. Il n’est personne qui n’ait visité les environs de ce fleuve sans en avoir été cruellement incommodé. Cependant la fatigue me fit oublier mes souffrances, et je m’endormis profondément.

 

Le 3 septembre, vers une heure du matin, on me réveilla pour manger un peu de sanglé l, et deux heures après commencèrent les préparatifs du départ ; à cinq heures nous nous mîmes en route. Pendant la journée, la chaleur fut excessive; elle était encore augmentée par un vent d’E. brûlant. Ma soif était insupportable, lorsque j’aperce vais un groupe d’arbres, j’y courais, croyant trouver de l’eau, mais inutilement; j’aurais infailliblement succombé, si je n’eusse rencontré sur le chemin beaucoup de cirewia, dont le fruit jaune, de la grosseur d’un pois, est très glutineux : quoiqu’il soit peu agréable au goût, j’en mâchais constamment, ce qui me soulagea beaucoup.

Enfin, vers une heure, nous arrivâmes près d’une mare, où nous nous reposâmes jusqu’à trois heures. Je m’y désaltérai, et mes compagnons s’y baignèrent : nous avions fait neuf milles au NE i/4 N., sur un sol tout à fait sablonneux.

 

Ayant repris notre route au NE i/4 E., nous trouvâmes un terrain solide, couvert de petits cailloux d’un rouge brillant, qui incommodaient beaucoup notre marche. Nous aperçûmes plusieurs mares ; j’en remarquai une sur les bords de laquelle étaient six baobabs d’une grosseur prodigieuse. A dix heures, nous étions près d’un ravin où il y avait de l’eau; nous nous y arrêtâmes pour passer la nuit. Le soir, nous avions été plus heureux que le matin ; car l’eau ne

manqua pas, et nous trouvâmes en quantité une plante que je pris pour une anone, haute d’un pied, d’un feuillage très vert: son fruit est gros comme un œuf de pigeon, et renferme plusieurs semences ; la pulpe, légèrement acide, est très bonne à manger. Les Maures se jetèrent sur ces fruits, et les dévorèrent ; je les imitai, et m’en trouvai très bien : ils rafraîchissent et désaltèrent parfaitement.

 

La route m’avait beaucoup fatigué ; le gravier tranchant sur lequel nous avions marché avait mis mes pieds en très -mauvais état. Vainement j’avais prié les Maures de me permettre de monter un instant sur l’un des bœufs ; aucun ne voulut me céder sa monture; j’étais obligé de les suivre à pied. Aussi, dès que nous nous fûmes arrêtés, je me couchai par terre, et m’endormis, malgré l’orage qui survint.

 

Le l\ septembre, une heure avant le lever du soleil, nous partîmes en nous dirigeant à l’E. ; à trois milles de là, nous trouvâmes les traces d’un camp qui nous parut avoir été levé le matin. Nous marchâmes environ un mille au S. pour nous rendre à un petit camp occupé par des esclaves d’Hamet-Dou, qui avaient été envoyés dans cet endroit pour cultiver du mil. En un instant je fus entouré par les habitans du camp, qui se pressaient autour de moi pour m’examiner; c’était la première fois qu’ils voyaient un Européen. Un vieux marabout, qui paraissait être le chef de ces esclaves, les fit retirer, et m’adressa de nombreuses questions relativement à ma conversion à l’islamisme; après m’avoir fait répéter quelques mots du Coran, il ordonna qu’on fît du sanglé. Chaque famille nous en apporta une petite calebasse ; mais il fallait être affamé autant que nous l’étions pour le manger; car, outre qu’il n’y avait pas de sel, ces malheureux n’avaient pas même de lait pour l’arroser. L’aspect du camp ne donnait pas une haute opinion de la magnificence du prince qui en était le maître : les cases étaient petites et mal faites ; à peine si l’on y était à l’abri du soleil. Deux tentes assez mauvaises servaient sans doute de logement aux marabouts chargés de surveiller les esclaves : ceux-ci n’avaient pour tout vêtement qu’une peau de mouton qui les couvrait depuis la ceinture jusqu’aux genoux; ils étaient environ cinquante, et logeaient dans quinze cases.

 

Une esclave ouolofe i m’ayant entendu parler sa langue, s’approcha de moi pour me demander si je connaissais son pays; je profitai de cette circonstance pour avoir quelques renseignemens sur leurs occupations. Elle m’apprit que les Maures riches envoient chaque année des esclaves semer du mil, et qu’après la récolte, ils retournent au camp de leurs maîtres. Je visitai leurs champs et les trouvai mal cultivés. Les nègres étaient occupés à sarcler le mil ; ils effleuraient seulement la terre, qui, par sa nature argileuse et compacte, eût demandé à être profondément remnée et divisée,

 

A deux heures, nous continuâmes notre route à l’E. i/4 NE ; à huit milles de là, nous traversâmes un ruisseau où nous avions de l’eau jusqu’à la ceinture ; son courant très -rapide porte au N. N. O. On me dit que ce ruisseau descend des montagnes qui se trouvent très près de Galam, dont on me montra la direction à l’ESE Au dire des Maures, il se perd dans un lac, situé à trois jours de marche du lieu où nous étions.

 

Au-delà du ruisseau, mes guides changèrent de direction; nous fîmes cinq milles à TE., sur un terrain couvert de khakhames, qui in incommodèrent beaucoup. Le sol devenant pierreux et montueux, nous fîmes un mille au N. pour trouver de l’eau ; il était onze heures environ quand nous arrivâmes près d’une mare dont l’eau était assez bonne. On alluma du feu pour faire cuire notre souper; il était préparé lorsqu’il survint un grand orage. Les Maures ôtèrent leurs coussabes (espèces de tuniques) et les mirent dans des chaudières pour les préserver de la pluie ; j’en fis autant, de sorte que nous étions tous nus. On ramassa du bois pour faire un grand feu ; nous nous réunîmes tous autour, et dans cette position nous reçûmes la pluie qui tomba par torrens pendant deux heures ; elle était très froide, et, comme on le croira aisément, nous étions fort mal à notre aise. L’orage étant calmé, nous revêtîmes nos coussabes, que nous trouvâmes très -secs; une pluie fine qui dura toute la nuit nous incommoda beaucoup. Le mauvais temps nous ayant empêchés de souper, dès le point du jour nous déjeûnâmes avec beaucoup d’appétit, quoique notre sanglé eût été exposé à la pluie pendant toute la nuit. Au lever du soleil, nous étendîmes les marchandises pour les faire sécher : toutes avaient été mouillées; le sol, composé de roches ferrugineuses, étant trop dur, il nous avait été impossible de creuser des trous pour les mettre à l’.abri.

 

Le 5 septembre, à midi, nous nous remîmes en route, marchâmes au NE pendant l’espace de douze milles, et, à dix heures du soir, nous arrivâmes près d’un camp situé sur le bord d’un ruisseau ; nous nous y arrêtâmes un moment, et un de nos gens alla prévenir les marabouts de notre arrivée : il revint bientôt après, et nous entrâmes au camp. Je fus aussitôt entouré ; les marabouts m’obligèrent à répéter la formule ordinaire des prières des musulmans, II n’y a qu’un seul Dieu, Mahomet est son prophète ; je lus obsédé, et toute la soirée je ne pus obtenir un moment de repos. Les femmes, accroupies derrière les hommes, passaient la tête entre leurs jambes pour me voir; mais à chaque mouvement que je faisais, elles se retiraient en jetant de grands cris, et au risque de renverser les hommes en retirant leur tête ; elles mettaient la confusion dans la fouîe, qui allait toujours en augmentant. Averti par mes conducteurs de ne point quitter le milieu du camp, pour éviter d’être volé, je me couchai par terre, et me couvris d’une pagne, espérant que les Maures se retireraient; mais cette précaution ne me servit à rien ; on continua à me tourmenter : les femmes, enhardies, me découvraient ; les enfans, à leur exemple, me tiraient l’un par un pied, l’autre par un bras; d’autres me frappaient du pied, ou me piquaient avec des épines. N’y pouvant plus tenir, je me levai en colère ; alors mes persécuteurs prirent la fuite : je cherchai Boubou-Fanfale, et lui témoignai mon mécontentement de sa conduite envers moi. Je lui représentai que j’allais me faire musulman, qu’à cette considération il devait me protéger et me procurer un peu de repos. Il s’adressa à un vieux marabout, qui eut beaucoup de peine à faire écarter la foule ; ensuite j’accompagnai mon protecteur à la prière, et je revins me coucher sur une natte. Pour souper, on me donna une calebasse de lait, qui contenait environ quatre pintes, et l’on m’en offrit encore d’autre, si je n’en avais pas eu assez. C’était la saison des bons pâturages ; le lait était en abondance ; on nous en donna plus que nous ne pûmes en boire.

 

Le 6 septembre, à sept heures du matin, nous nous disposâmes à partir. Les femmes et les enfans s’étaient réunis autour de moi; pendant plus d’une demi-heure la canaille du camp fut à ma suite; les femmes, la figure cachée dans le bout de toile de Guinée qui leur sert de vêtement, affectaient de ne pas vouloir me voir, et tournaient la tête quand je les regardais, tandis que les enfans me jetaient des pierres, en criant : Tahâle-ichouf el-nosrani ! « Venez voir le chrétien ! » Je me retournais quelquefois ; alors tous prenaient la fuite ; mais ils revenaient le moment d’après, plus acharnés qu’auparavant. Enfin mes guides, ennuyés eux-mêmes de ces importunités, chassèrent la foule, qui reprit le chemin du camp.

 

Il était neuf heures lorsque nous arrivâmes au camp de Sidy -Mohammed; nous nous y arrêtâmes pour prendre des bœufs, car les nôtres étaient extrêmement fatigués. Tout le camp s’empressa autour de moi, et j’eus à souffrir tous les désagrémens de la veille. On nous apporta, pour nous désaltérer, une grande calebasse de lait aigre, coupé de trois quarts d’eau : cette boisson agréable et saine est nommée clieni par les Maures, et est en usage dans toutes les contrées arabes que j’ai visitées. On nous prêta deux bœufs porteurs, et à dix heures nous nous remîmes en route. Depuis Podor jusqu’ici, j’avais toujours marché; mais comme le nombre de nos bœufs était augmenté, j’obtins la permission d’en monter un.

 

Après avoir fait huit milles au NE sur un sol pierreux, nous entrâmes dans un petit camp composé de quinze tentes et de quelques cases en paille mal faites, où logeaient des esclaves. Le bagage fut déposé dans une tente, et je fus invité à me retirer dans une autre. Pour éviter les visites fâcheuses, je feignis de dormir : mais ce fut inutilement ; toute la soirée j’eus à souffrir les mêmes persécutions dont j’avais été l’objet dans les camps précédens. On soupa fort tard; notre repas consista en sanglé, arrosé de lait doux. Ayant remarqué que les grains qui composaient ce mets étaient entiers, j’en demandai le motif; on m’apprit que ce n’était pas du mil, mais du luaze, et que dans cette saison les marabouts emploient leurs esclaves à le ramasser. Ce grain est très commun et croît naturellement, sans culture. On me montra des esclaves occupés à cette récolte : c’étaient des femmes; elles étaient munies d’un petit balai et de deux corbeilles; l’une de celles-ci, plus petite que l’autre, est de forme ovale, et surmontée d’une anse. Lorsque le haze est commun et qu’il n’a pas encore été foulé par les troupeaux, elles marchent en balançant cette corbeille à droite et à gauche, de manière à froisser sur les bords l’épi des graminées en le frappant ; de cette manière les graines mûres cèdent et tombent au fond ; quand elles en ont une certaine quantité, elles la versent dans la grande, destinée à contenir la récolte. Cette méthode donne le grain. beaucoup plus propre que la seconde, mais elle en donne moins abondamment, car on conçoit que tout Je grain battu ne tombe pas dans la corbeille. Lorsque l’herbe a été foulée, ou qu’une première récolte a été faite comme je viens de le dire, elles coupent la plante avec un couteau dentelé qu’elles ont à cet effet, puis balaient le grain par terre, en font de petits tas qu’elles enlèvent ensuite; et comme, par ce moyen, il se trouve plus de terre que de grain, elles l’en séparent avec le layot 1, ce qui demande beaucoup de temps. Lorsqu’elles rentrent, elles retirent de leur récolte (qui peut être évaluée à cinq livres de haze pour une jour

née) ce qui leur est nécessaire pour leur souper, et déposent le reste dans la tente de leur maître. Le haze ne se pile pas comme le mil; on rémonde de sa paille, on le lave plusieurs fois pour en ôter toute la terre, puis on le fait crever : ce grain gonfle beaucoup, et fait un sanglé très blanc, mais peu nourrissant. Quand on veut le réduire en farine, on jeté un peu d’eau dessus; on le laisse tremper un instant, puis quelques coups de pilon suffisent pour le moudre.

 

Nous passâmes une partie de la journée du y décembre dans ce camp, parce que nous approchions de celui du roi, et que mes guides ne voulaient y arriver que la nuit. A deux heures nous le quittâmes. Nous fîmes trois milles au N., sur un sol composé de sable noir, couvert de pierres ferrugineuses. Des îlots de verdure sont disséminés çà et là, et servent de pâturages aux troupeaux.

 

Il était près de trois heures lorsque nous arrivâmes au camp de Mohammed Sidy Moctar, grand

marabout du roi, et chef de la tribu de Dhiédhiébe. Il avait été prévenu de mon arrivée; il m’attendait, dit-il, avec impatience : il vint au-devant de nous, me prit la main, et, m’ayant conduit devant sa tente, me fit asseoir sur une peau de mouton. Il parut très satisfait, s’assit près de moi, et, ayant fait venir Boubou-Fanfale, qui parlait ouolof, pour nous servir d’interprète, il m’interrogea, me demanda quels étaient les motifs qui m’engageaient à changer de religion, ce que je faisais à Saint-Louis, de quel pays j’étais, si j’avais des parens en France, et enfin si j’étais riche. Il me fallut répondre à ces questions; car je remarquai, à l’air dont elles m’étaient faites, que ce marabout concevait sur moi des soupçons que, pour ma sûreté, il était important de détruire: je lui répondis donc qu’ayant lu une traduction du Coran en français, j’y avais reconnu de grandes vérités dont j’avais été pénétré ; que dès-lors j’avais désiré de me convertir à l’islamisme, et m’étais sans cesse occupé des moyens d’y parvenir, mais que mon père s’y était opposé; que depuis mon séjour au Sénégal, où j’étais établi marchand, j’avais appris sa mort; qu’alors j’étais retourné en France pour recueillir sa succession ; et que, me trouvant libre de mes actions, j’avais tout vendu dans mon pays pour acheter des marchandises, afin d’exécuter mon projet. J’ajoutai qu’au Sénégal j’avais entendu vanter la haute sagesse des Braknas, et que je m’étais décidé à venir habiter parmi eux; mais qu’en entrant au Sénégal, le navire sur lequel j’étais avait fait naufrage, et que je n’avais sauvé qu’une petite partie de mes marchandises; que je les avais déposées chez M. Alain (habitant de Saint-Louis, avantageusement connu d’eux), et que je destinais ce reste de pacotille à l’achat de troupeaux pour me fixer dans leur pays, sitôt que mon éducation serait achevée. Il parut satisfait de mes réponses; l’article des marchandises fut celui qui lui plut davantage, et je m’applaudis d’avoir employé cette ruse. Dès-lors il fut convenu que je resterais avec lui, qu’il se chargerait de mon éducation, pourvoirait à mes besoins; et il ajouta d’un air d’intérêt qu’il me comptait déjà au nombre de ses enfans.

 

Plusieurs jeunes gens, dans le but sans doute d’éprouver ma vocation, m’invitèrent à les accompagner à la prière; mais le grand marabout s’y opposa, alléguant que je n’étais pas encore musulman. Un des fils de mon hôte vint me demander si je voulais manger à mon souper de la viande ou du sanglé; sur ma réponse que tous les mets me plaisaient également, il me quitta, et à neuf heures du soir on m’apporta un grand plat de viande baignée de beurre fondu : j’ai su depuis que chez eux ce mets est d’un grand luxe. Après souper, Mohamed Sidy-Moctar m’apprit que le lendemain nous partirions pour le camp du roi, et qu’il était nécessaire de me baigner avant d’être présenté à ce prince; j’y consentis avec d’autant plus de plaisir, qu’un bain était pour moi très -salutaire, et devait me soulager des fatigues du voyage.

 

Le 8 septembre, lorsque je fus levé, je sortis de mon sac quelques marchandises que j’avais apportées avec moi, et les offris en cadeau à mon hôte, qui en parut très flatté et les reçut avec plaisir. On nous servit un peu de lait, puis il me fit monter avec lui sur un chameau, et nous partîmes pour le camp du roi. Nous marchions au NE ; des roches ferrugineuses s’élevaient dans toute la plaine : on trouve par intervalle de petites îles de sable remarquables par leur verdure ; elles sont cultivées par les Maures, qui y sèment du mil. Nous trouvâmes sur notre chemin quelques camps de zénagues ou tributaires, mais à de grandes distances les uns des autres.

 

Je vis quelques esclaves occupés à sarcler le mil ; ils se servaient d’un instrument de la forme d’une raclette de ramoneur, ayant un manche d’un pied de long; ils se tenaient à genoux pour travailler.

La fatigue que me causait le mouvement du chameau m’obligea à descendre. Le pays était découvert, entrecoupé de ravins; un sable rouge fort dur composait le sol, sur lequel je remarquai quantité de gros blocs de marbre blanc; j’en examinai plusieurs pour m’assurer de leur nature. Nous fîmes halte dans un petit camp composé de sept tentes; le marabout me fit donner de l’eau et du lait pour me désaltérer. Nous y passâmes la chaleur du jour; puis mon marabout m’ayant fait faire le salam, nous continuâmes notre route, toujours dans la même direction. Avant d’arriver au camp du roi, nous passâmes près d’une mare dans laquelle mon guide me fit laver de nouveau par un Maure zénague, pour me purifier, disait-il.

 

Il était trois heures quand nous arrivâmes au camp du roi; nous avions fait 24 milles, et en

assez peu de temps, car notre chameau marchait vite. Le camp était placé dans un endroit que l’on nomme Guiguis, près d’une mare qui servait à abreuver les bestiaux.

 

Tout le monde était prévenu de mon arrivée ; aussi je ne tardai pas à être environné d’une foule nombreuse. Il y avait au camp beaucoup de marabouts étrangers qui attendaient des présens de ce prince ; ils me firent un bon accueil : l’un d’eux, Sidy Mohammed, chérif, Kount de nation, me proposa d’aller habiter son camp, me promettant de me considérer comme son fils. Je le remerciai, et lui dis, pour reconnaître son obligeance, que si je n’avais pas engagé ma parole à MohammedSidy -Moctar, ce serait lui que j’aurais choisi de préférence. Je desirais être présenté de suite à Hamet-Dou; mais on me dit que ce prince reposait, et que je ne pourrais le voir qu’à

son réveil: effectivement, au bout d’un quart d’heure, il me fit appeler; je trouvai près de lui un nègre qui parlait mi peu français et lui servait d’interprète.

Lorsque j’entrai sous la tente du roi, il me tendit la main en souriant, et m’adressa la salutation ordinaire, Salam aleikoum, puis m’adressa de suite en français ces mots, qu’il avait entendu dire aux escales :

« Comment vous portez-vous, Monsieur ? bien, merci, Monsieur. »

Il se chargeait tout à -a fois de la demande et de la réponse, sans comprendre le sens des mots qu’il prononçait; il les répéta plusieurs fois : il m’adressa ensuite plusieurs questions, me demanda des nouvelles des négocians de Saint-Louis qu’il connaissait, et enfin me parla de ma vocation. Je lui débitai le même conte que j’avais fait la veille à Mohammed-Sidv Moctar ; il en fut satisfait, et je m’aperçus que, de même que chez ce dernier, l’idée que j’avais quelques richesses était ce qui lui plaisait le plus. Il réitéra ses questions pour voir si mes réponses seraient les mêmes, et finit par m’assurer de sa protection dans ses états, particulièrement près de son grand marabout. Il me dit aussi de ne pas avoir peur de ses sujets ; je lui répondis que je ne craignais que Dieu. Cette réponse lui plut ; il me prit la main d’un air de satisfaction, en me disant : Maloum, Ahd-allahi (c’est bien, Abd-allahi) ; puis me congédia, en me disant d’aller rejoindre mon mentor et de ne pas le quitter. Mais comme il était nuit et que je ne savais où trou

ver Mohammed-Sidy-Moctar, on me logea dans une tente des gens du roi, où je fus suivi de beaucoup d’entre eux.

 

Je n’étais pas encore habitué au genre de vie des Maures; le peu de lait que j’avais bu le matin ne pouvait me rassasier; d’ailleurs il était tard; je souffrais horriblement de la faim. Je me hasardai donc à demander à manger à ceux qui m’entouraient. L’un d’eux alla le dire au roi, qui me fit appeler de nouveau, me fit répéter une prière, puis ordonna à un esclave de traire une vache pour moi. Je m’attendais à un dîner plus succulent; aussi quand on me présenta le lait, je dis à Hamet-Dou que je mangerais bien quelque chose avant de boire ; que j’étais plus tourmenté de la faim que de la soif. Mes paroles causèrent un rire inextinguible à tous ceux qui étaient sous la tente; le roi lui-même rit aux éclats, puis me dit qu’il ne pouvait m’offrir autre chose, que lui-même ne prenait jamais que du lait pour nourriture. J’en bus un peu, et retournai à la tente qui m’était destinée. Vers dix heures du soir, un Maure m’apporta quelques morceaux de viande de mouton ; il les tenait dans sa main : c’était mon marabout qui me les envoyait; le porteur s’assit sur une natte, et se mit sans façon à manger avec moi. Cette viande était bouillie

et remplie de sable ; cependant la faim me la fit trouver bonne.

 

Dans la nuit du 8 au 9, Boubou-Fanfale arriva ; on n’attendait que lui pour lever le camp.

 

Le 9, dès le matin, on fit les préparatifs du départ. La reine me fit appeler, et me donna un peu

de lait pour mon déjeûner. Au lever du soleil, les esclaves baissèrent les tentes, et les chargèrent sur les chameaux avec les piquets; chacun de ces animaux n’en portait qu’une : les effets furent chargés sur des bœufs porteurs, et les femmes furent placées sur des chameaux particuliers. Les selles de ceux-ci sont surmontées d’une espèce de panier ovale, assez grand pour que deux personnes puissent s’y asseoir, et garni d’un joli tapis; pour que le voyage soit plus agréable aux dames mauresses, leur siège est surmonté d’un berceau, recouvert de belles étoffes pour les préserver de l’ardeur du soleil.

 

La selle de la reine était garnie d’écarlate et de drap jaune, avec une bousse en drap de plusieurs

couleurs brodée en soie. La bride de sa monture était garnie de trois morceaux de cuivre, qui s’élevaient en pyramides sur le nez de l’animal. Toutes les princesses ont un chameau très orné : elles se placent sur leur selle, les jambes pliées comme celles d’un tailleur ; elles ont une telle habitude de se tenir dans cette posture, qu’elles ne peuvent rester assises autrement, même sur leur lit, où elles restent toute la journée. En route, elles font conduire leur chameau par un esclave ; celui que montait Hamet-Dou était conduit de même. Les selles des hommes sont autrement faites que celles des femmes ; c’est un siège élevé, beaucoup moins large, où se place un homme seul, les jambes alongées, et croisées sur le cou de l’animal : lorsque plusieurs hommes montent le même chameau, un seul est sur la selle, les autres sont en croupe; c’est ainsi que je montai avec mon marabout.

 

La marche du camp offrait l’aspect d’une déroute; tout y était en confusion. Les troupeaux avaient pris les devans, et étaient conduits par des hommes montés sur des bœufs porteurs; on entendait de toute part le mugissement lugubre de ces animaux, les cris des hommes, et le glapissement des femmes. Là, un chameau avait renversé sa charge avec la femme placée au-dessus; ici, un bœuf indocile refusait de marcher; plus loin, un cheval épouvanté menaçait de jeter son cavalier par terre, et, en bondissant, heurtait bœufs et chameaux ; les femmes perdaient

l’équilibre par l’effet du choc, et roulaient par terre en jetant de grands cris. C’était un vacarme affreux; on ne s’entendait pas. Enfin, après avoir fait trois milles au N., on s’arrêta pour camper, et le tumulte cessa. Les esclaves déchargèrent les bestiaux, dressèrent des tentes; et comme il n’y avait pas d’eau dans cet endroit, on retourna en chercher à la mare de Guiguis, que nous venions de quitter. Les esclaves chargés du soin des troupeaux s’occupèrent de couper des épines, afin de former des parcs pour les veaux ; d’autres allèrent chercher du bois, pour allumer du feu devant les tentes. Ce combustible est si rare dans cette contrée, que, lorsque le campement se prolonge dans un même lieu, ces malheureux sont obligés d’aller jusqu’à deux milles du camp pour s’en procurer.

 

Les Maures font toujours du feu devant leurs tentes. Cette habitude a plusieurs inconvéniens : le jour, la chaleur qu’il produit est très incommode, et une multitude de sauterelles et d’insectes de toute espèce, dont le pays abonde en cette saison, se réfugient dans les tentes et fatiguent beaucoup.

 

Le 10 septembre, le roi s’absenta du camp, pour porter un cadeau à son frère Sidy-Aïbi, chef d’une tribu des Braknas ; il se fit accompagner par mon marabout ; en partant, il me fit loger chez sa tante, Fatmé Anted-Moctar, à laquelle il me recommanda.

Je ne la connaissais pas encore ; elle me témoigna beaucoup de bienveillance, ainsi que deux de ses nièces qui logeaient avec elle. Elles avaient l’attention de renvoyer les curieux qui venaient sans cesse m’obséder.

 

A midi, on me donna du sanglé; c’était la première fois que j’en mangeais depuis mon arrivée au camp du roi. Je dus sans doute à la protection de Hamet Dou la tranquillité dont je jouis dans son camp. Les femmes furent bien moins désagréables que dans les campagnes que j’avais traversées dans ma route; si leur curiosité me fut quelquefois à charge, au moins je n’eus pas à supporter les tourmens dont j’avais été l’objet ailleurs.

 

Le vent souffla avec force ; il éleva une quantité prodigieuse de sable qui, retombant en pluie, nous incommoda beaucoup pendant une demi -heure ; il était impossible de rester dehors. Dans la soirée, il plut un peu; je respirai plus librement.

 

Le 12 septembre, le roi fut de retour au camp ; et le i5, nous nous disposâmes à partir, car on n’avait séjourné dans cet endroit que pour donner à HametDou le temps de visiter son frère.

 

Nous fîmes neuf milles à TE. i/A NE, sur un terrain pierreux, couvert de buissons épineux, et

abondamment fourni de pâturages. A midi, nous campâmes dans le voisinage d’une chaîne de montagnes qu’on me dit se nommer Zirè ; mais j’ai appris, par la suite, que ce mot signifie montagne.

 

CHAPITRE II.

 

Je suis forcé de faire la médecine. — Défiance des Maures. — Jeûne rigoureux. — Description du camp du roi â Lam-Khaté. — Les écoles. — Divertissement des femmes.

 

Le i 6, le roi fut indisposé ; il me fit venir auprès de lui, et me demanda si je connaissais quelques plantes qui pussent lui procurer du soulagement. Je lui promis de faire un tour dans la campagne pour en chercher : en effet, je parcourus la plaine, et j’y trouvai beaucoup de basilic, plante qui croît spontanément dans un terrain gras; je recueillis aussi beaucoup de graines, que je cachai avec soin dans un coin de ma pagne. Je rentrai, et je donnai du basilic au roi, en lui recommandant d’en faire du thé; il en but et s’en trouva bien. La propriété de cette plante était tout-à-fait inconnue aux Maures; aussi cette grande nouvelle fit -elle beaucoup de bruit dans le camp. Tous les princes m’appelèrent dans leurs tentes, pour me consulter sur les différentes maladies dont ils étaient attaqués, et me demander des remèdes. Un charlatan eût profité de cette circonstance pour mettre leur crédulité à contribution, et certes un de leurs marabouts aurait saisi cette occasion; mais, lorsque j’étais forcé de prescrire quelque traitement, je donnais toujours des remèdes innocens, et que je savais incapables de faire du mal. Cependant je fus content de cette confiance momentanée; car elle me procura l’avantage de me promener dans la campagne sans éveiller le soupçon, et sous le prétexte de chercher des plantes médicinales.

 

Le 20 septembre, avant le lever du soleil, je me mis en route pour aller visiter la chaîne de montagnes; elle se trouvait à deux milles à l’E. du camp. Pour m’y rendre, je traversai une plaine dont le sol très gras était composé de sable noir, entrecoupée de ravins, et dont la végétation était très -belle. Je gravis au sommet de la plus haute ; elle est élevée d’environ 350 pieds ; des rochers de granit noir s’en détachent, et la hérissent de tout côté. Parvenu sur son plateau, je vis que cette chaîne s’étend au loin dans le NE, sur une largeur N. et S. d’environ trois milles. Les autres montagnes qui la forment sont toutes moins élevées que celle où je me trouvais : je découvris parmi les roches quantité de cotonniers dont les feuilles sont très découpées ; les capsules et les graines sont beaucoup moins grosses que celles du cotonnier que l’on cultive sur nos établissemens du Ouâlo. J’en pris des graines, ainsi que de beaucoup d’autres plantes que je trouvai à maturité, et je les cachai dans un coin de ma pagne : je ramassai aussi quelques plantes.

 

Comme je redescendais la montagne, je rencontrai deux chasseurs maures; ils parurent surpris de me voir, et me demandèrent ce que je venais chercher si loin du camp; je leur montrai mes plantes, en leur disant que je venais chercher quelques médicamens pour Hamet Dou, qui était malade ; ils parurent me croire, me firent voir de petites pintades qu’ils venaient de prendre, et me quittèrent. Je gravis sur une autre montagne, composée de roches quartzeuses couleur de chair, et moins grosses que celles que j’avais remarquées sur la précédente. J’en trouvai plusieurs ressemblant beaucoup à du marbre. Les intervalles qui séparent les rochers sont remplis par du sable rougeâtre pur.

 

En retournant au camp, je parcourus la plaine, espérant y trouver du coton semblable à celui qui croît sur les montagnes, mais je n’en trouvai pas un seul pied.

 

Les deux Maures que j’avais rencontrés, arrivés avant moi au camp, avaient rendu compte de mon excursion : cette nouvelle étant parvenue au roi, éveilla ses soupçons ; et dès qu’il sut que j’étais de retour, il me fît appeler. Je n’avais pas eu le temps de cacher mes graines : quand j’entrai dans sa tente, il me demanda, d’un air de mécontentement, d’où je venais, et pourquoi je m’éloignais ainsi seul du camp; qu’il croissait assez de plantes aux environs, sans en aller chercher si loin. Plusieurs Maures qui m’entouraient s’aperçurent que j’avais un nœud à ma pagne ; ils le saisirent, et me demandèrent ce qu’il contenait; et sans me donner le temps de répondre, ils le dénouèrent:

 

« Que veux -tu faire de cela, me demandèrent-ils ? C’est pour porter aux blancs quand tu retourneras à l’escale ? »

 

Et sans me laisser le temps de dire un mot, ils jetèrent les graines au loin. Je tâchai de leur persuader que ces plantes avaient des vertus médicinales, et que je les avais recueillies pour plusieurs d’entre eux. Ne pouvant leur en imposer par ce moyen, je leur représentai, pour les apaiser, qu’en venant chez eux, j’avais rompu mes relations avec les blancs, et que je ne pouvais plus retourner dans leur pays.

 

Dans la soirée, me trouvant sous la tente d’un marabout instituteur, je profitai d’un moment où je pouvais me procurer de l’encre, pour mettre mon journal à jour; je me cachai, et j’avais déjà écrit une page, lorsque je fus surpris parle chérif Kount. Il me prit le papier des mains: étonné de ne voir aucun caractère arabe, il me demanda ce que j’écrivais là. J’avais d’abord l’intention de lui dire que c’étaient des prières que je voulais me graver dans la mémoire ; mais réfléchissant que je n’en savais pas encore assez pour remplir une page, je lui dis que c’était une chanson, et je me mis à chanter un couplet pour le lui persuader. Mais le défiant chérif ne parut pas y croire, et m’apostropha en me disant que j’étais venu espionner ce qui se passait chez eux pour en rendre compte aux chrétiens. Il m’importait de détruire cette idée ; j’y réussis en affectant une grande indifférence pour ce que je venais d’écrire; et lui remettant le papier entre les mains, je lui dis en riant :

« Va à l’escale, tu feras lire cet écrit, et tu verras si je mérite l’outrage que tu me fais. »

Cette ruse eut l’effet que j’en attendais ; il me rendit le papier, en me priant de lui lire encore ce qu’il contenait: je chantai un autre couplet; mon chérif parut persuadé, et me quitta, à ma grande satisfaction, car ses soupçons me mettaient dans un cruel embarras. Je remerciai Dieu d’en être quitte à si bon compte, et me promis bien d’être plus prudent à l’avenir. Depuis ce moment, quand je voulais écrire, je me mettais soigneusement à l’écart derrière un buisson, et, au moindre bruit, je cachais mes notes et m’emparais de mon chapelet, faisant semblant d’être en prière. Cette dévotion affectée me valait des applaudissemens de ceux qui me surprenaient ; mais combien il m’était pénible de jouer un tel rôle !

 

Depuis trois jours, le vent d’E. soufflait avec force ; les pâturages s’épuisaient; on envoya vers le nord, pour savoir s’ils étaient plus abondans. Dans la soirée, il éclata un orage affreux : le tonnerre faisait un bruit épouvantable et la pluie tombait par torrens ; le vent renversait toutes les tentes ; le plus grand désordre régnait dans le camp. L’orage avait surpris tout le monde ; on n’avait pas eu le temps de baisser les tentes : les cases mêmes ne résistèrent pas, elles furent emportées; les épines qui formaient les parcs aux veaux furent également enlevées, et blessèrent plusieurs personnes. Les Maures, quoique habitués à ces sortes d’évènements, paraissaient très effrayés. On n’entendait de toute part que des cris d’hommes et de femmes se recommandant à Dieu : ce tumulte était encore augmenté par les mugissemens lugubres des troupeaux, qui, blessés par les épines que le vent emportait, erraient à l’aventure autour du camp. C’était la première fois que je voyais un violent orage dans le désert: la consternation générale que je remarquais me lit craindre un danger pressant ; je partageai un moment la terreur des Musulmans ; mais au bout de trois quarts d’heure, le vent diminua, et la pluie cessa bientôt après. Alors on s’occupa de relever les tentes et de rallier les troupeaux épars ; puis on ralluma les feux que le vent avait éteints, et chacun sécha ses vêtemens ; car les Maures ont l’habitude de n’en avoir qu’un. Il me restait une pagne sèche, dont je me couvris ; plus de dix personnes me la demandèrent pour se changer; mais j’en avais un trop grand besoin pour la leur prêter, ce qui me fit encourir leurs reproches. Je remarquai que le roi avait été, comme tout le monde, exposé à la pluie, et qu’il n’avait pas plus de vêtemens pour changer que ses sujets, car il conserva toute la nuit ses habits mouillés.

 

J’ai dit que l’orage avait surpris tout le monde: ordinairement quand les Maures en sont menacés, ils baissent les tentes pour éviter qu’elles ne soient renversées ; on ne laisse que les plus petites, qui résistent presque toujours, et servent d’abri au roi et à la famille royale ; tout le peuple reste dehors exposé à la pluie : mais dans cette journée, le vent fut si fort, que les plus petites tentes furent enlevées, et que les princes et princesses partagèrent le sort commun.

 

Le 2 1 septembre, il arriva au camp un marabout trarzas qui venait de Portendik ; on m’appela pour me faire voir plusieurs effets qu’il en rapportait : je vis un pantalon à pieds, en basin piqué, que je crus reconnaître pour avoir appartenu à M. Lacaby, qui se trouvait à bord de la goélette la Rose Virginie, lorsqu’elle fit naufrage sur le banc d’Arguin. Il possédait encore un petit nécessaire pour homme, fort joli, et des bottes de marin, dont il se servait pour se garantir des épines et des khakhams. J’aurais désiré lui adresser quelques questions; mais je n’osai, de peur d’éveiller des soupçons. D’ailleurs les circonstances de ce naufrage m’étaient connues avant mon départ de Saint-Louis, où j’avais vu les naufragés.

 

Le 23 septembre, les gens que l’on avait envoyés pour chercher des pâturages revinrent, et dirent qu’ils n’avaient pas trouvé d’eau dans les lieux qu’ils avaient parcourus ; on se décida à se porter vers le NE, où l’on espérait être plus heureux.

 

Le 24, on leva le camp. Le chameau de mon marabout était malade ; je fis la route à pied. Nous traversâmes les montagnes : à six milles environ du lieu que nous venions de quitter, nous rencontrâmes une mare nommée Lakliadou, et environnée d’une belle plaine, dont le sol est argileux et couvert de végétation ; nous nous y arrêtâmes, pour y passer quelques jours. Cette mare était agréablement ombragée de grewia.

 

Depuis trois jours, Fatmé Anted-Moctar avait cessé de me donner un repas de sanglé, comme elle en avait l’habitude; je ne recevais plus d’elle qu’un peu de lait soir et matin; je souffrais horriblement de la faim. Le roi m’avait bien dit de lui demander tout ce dont j’aurais besoin; mais je n’en obtenais pas davantage; et ce lait, au lieu de me rassasier, me causait des coliques et m’affaiblissait beaucoup.

 

Dans la soirée, un Maure nommé Moxé arriva au camp : il est l’interprète ordinaire du roi lorsqu’il va aux escales; il parle parfaitement le français. Hamet Dou me fit appeler pour m’interroger de nouveau; je lui fis les mêmes réponses que précédemment. Moxé me dit qu’il arrivait de Galam, où il avait obtenu de l’agent de la société commerciale une pièce de guinée et un fusil; qu’il se proposait d’y retourner bientôt, et il me proposa de l’accompagner, ajoutant que quatre ou cinq jours suffiraient pour nous y rendre. J’aurais été bien aise de faire ce trajet; je pris prétexte du besoin que j’avais de renouveler mes vêtemens. Je demandai au roi s’il voudrait me prêter un chameau pour faire la route : il me le promit, mais pour l’époque où les eaux seraient descendues; car, disait-il, les chemins étaient impraticables pendant cette saison. Le soir il me fit donner un morceau de mouton pour mon souper.

 

Le 25 septembre, étant à la prière, je me trouvai mal de besoin ; Moxé me demanda si j’avais la fièvre. Je lui dis la cause de ma faiblesse, et j’ajoutai que j’avais bien de la peine à supporter le genre de vie des Maures; que cependant j’espérais m’y habituer avec le temps. Après la prière, le roi me fit offrir un mouton, me recommandant de le préparer moi-même, parce que, si je le confiais aux Maures, ils me le mangeraient tout entier : j’acceptai; mais il craignit sans doute que je ne suivisse pas ses conseils, et, pour ne pas m’exposer à la rapacité de ses sujets, il ne m’envoya pas le mouton. Je dus peut-être ce bon office à Moxé, car Fatmé-Anted Moctar me dit qu’il avait voulu me desservir près de Hamet-Dou. Je sus qu’il lui avait fait entendre que ce n’était pas l’amour de Dieu qui m’avait conduit parmi eux, mais bien la curiosité, et que je n’y resterais pas longtemps. Heureusement quelques marabouts prirent ma défense, et le roi dit lui-même qu’il ne pouvait croire que la curiosité seule m’eût porté à venir parmi eux pour y éprouver d’aussi grandes privations; qu’il fallait que Dieu eût fait un miracle en ma faveur en opérant ma conversion. Je crus reconnaître un trait de jalousie dans la conduite de Moxé, qui craignait que ma présence près de son maître ne rendît la sienne moins nécessaire lorsque j’aurais appris l’arabe. Ce fut sans doute aussi ce qui porta le nègre dont j’ai déjà parlé, celui qui avait interprété mon premier entretien avec le roi, à dire que je n’avais pas fait naufrage, mais que j’avais commis quelque crime atroce chez les blancs, et que j’en avais été chassé. Bien que le roi rît de ces propos, ils ne laissaient pas de diminuer la confiance qu’on avait en moi; je m’apercevais que chaque jour je perdais de la considération que j’avais inspirée d’abord. Je désirais vivement quitter le camp du roi, non -seulement sous ce rapport, mais parce que je ne pouvais m’y instruire, puisqu’il n’était habité que par des harabis ( guerriers ), qui ne s’occupent nullement d’études, et mon marabout avait trop d’affaires pour pouvoir me donner des leçons. J’en parlai à ce dernier, qui entra dans mes vues, et m’engagea à demander au roi une monture pour me rendre à son camp, où ses fils se chargeraient de mon instruction. Hamet-Dou me dit d’attendre encore quelques jours, qu’il m’y ferait conduire.

 

Le 3o septembre, on leva le camp ; nous fîmes neuf milles au N., sur un terrain sablonneux, couvert de khakham. Comme les Maures, je portais des sandales pour chaussure : je souffrais extrêmement des piqûres de cette plante; j’avais les pieds et les jambes ensanglantés. Je priai plusieurs Maures de me prendre en croupe sur leurs chameaux ; ils me répondirent que leurs montures étaient fatiguées, que je pouvais aller trouver le roi qui m’en ferait donner une. Mais le roi avait pris les devans, et j’avais perdu de vue mon marabout; il ne me restait d’espoir que dans la pitié de ceux près de qui je me trouvais. J’essayai encore une fois de les fléchir, car j’étais épuisé de fatigue et de douleur; mais ce fut inutilement : je n’obtins pour prix de mes prières que des railleries ; on me répondait qu’en souffrant ainsi et avec résignation, je gagnerais le ciel. Ils disaient vrai; mais je suis convaincu qu’aucun d’eux n’eût voulu prendre ma place et le gagner à ce prix. Encore s’ils m’eussent laissé à mes souffrances, j’eusse été moins malheureux; mais les jeunes princes, qui montaient de fort beaux chevaux, venaient caracoler autour de moi, me heurtaient, et me raillaient sur mon costume, qui ne consistait qu’en un coussabe 1 fait d’une mauvaise pagne bleue qui tombait en lambeaux. Je trouvai sur la route quelques pastèques ; j’en mangeai pour me désaltérer ; et lorsque ma soif était trop pressante, il me fallait mendier un peu d’eau, le chapelet à la main : alors quelquefois j’en obtenais une petite portion.

 

Enfin, vers onze heures, on s’arrêta près d’une mare nommée Tobaïti. J’aperçus la tente du roi, qui était déjà dressée; j’y allai pour me reposer. Plusieurs marabouts vinrent retirer les nombreuses épines qui m’étaient entrées dans les pieds. Le roi parut fâché de l’état de souffrance dans lequel il me voyait; il m’assura que s’il m’avait trouvé en route, il m’aurait fait donner une monture, et il ordonna que l’on apportât du lait et de l’eau pour me rafraîchir. Quand je fus un peu reposé, je me rendis à la tente de Fatmé-Anted-Moctar, résidence que l’on m’avait choisie. Le soir, à l’heure ordinaire, on fit la distribution du lait pour le souper. Ayant reçu ma part, je m’informai si je ne pourrais trouver personne qui voulût me l’échanger pour un peu de sanglé; on me montra une vieille esclave bambara qui en avait presque toujours. Elle accepta ma proposition, m’en donna un peu, et me promit de m’en fournir autant chaque jour. De mon côté, je lui promis une récompense. Cette malheureuse allait, quand ses maîtres n’avaient plus besoin d’elle, ramasser du haze pour sa nourriture; car elle ne recevait que le lait d’une vache pour ration, et l’on avait soin de choisir une de celles qui en donnaient le moins. Cependant, malgré sa misère, elle trouva encore le moyen d’adoucir mon sort. Tant il est vrai que les plus malheureux sont les plus compatissans ! Pendant sept jours que je restai encore au camp, elle ne manqua pas une seule fois de m’apporter une petite calebasse de sanglé.

 

Le 7 octobre, je priai le roi de me faire conduire au camp de mon marabout, comme il me l’avait promis. Il me donna un bœuf porteur pour monture, et un esclave pour guide. Nous partîmes à neuf heures du matin; mais à peine avions -nous fait un quart de mille, que le bœuf s’arrêta et ne voulut plus marcher. Nous fûmes obligés de retourner au camp.

 

Le 8, Hamet-Dou m’ayant fait donner un autre bœuf, je partis à six heures du matin, me dirigeant au S. O. ijk 0. sur un sol sablonneux, couvert de khakham. Notre marche fut bien pénible, à cause de la soif que nous éprouvâmes ; il n’y avait pas d’eau sur la route. A deux heures, nous trouvâmes les traces d’un camp; nous les suivîmes. En gravissant sur des dunes de sable mouvant, nous aperçûmes au S. un ruisseau qui s’étendait de l’O. au S. O. ; ses bords étaient garnis de mimosa, de zizyphus lotus et de nauclea, qui conservaient toute leur verdure. Mon guide m’apprit que ce ruisseau s’appelait el-Hadjar, et qu’il inondait la plaine dans la saison des pluies. Je crus que c’était le même que j’avais passé avec Boubou-Fanfale. Je vis s’élever près des bords du ruisseau des colonnes de fumée, ce qui me parut être l’indice de la proximité d’un camp ; je m’en réjouissais, en pensant que j’allais bientôt me désaltérer : mais, après avoir fait quelques pas, je vis la plaine toute embrasée; c’étaient des herbes sèches auxquelles on avait mis le feu. Des oiseaux de proie voltigeaient autour des flammes, pour attraper les insectes et les reptiles qui se sauvaient de l’incendie. Lorsque nous atteignîmes les bords du ruisseau, nous trouvâmes des esclaves occupés à ramasser du haze; quelques Maures les surveillaient. Je m’approchai d’eux, et en obtins un peu d’eau pour boire. L’un des Maures me prit la main, et me dit qu’il était enchanté de me voir. Il me fit réciter une courte prière ; puis, ayant demandé une petite chaudière où il avait du sanglé, il me conduisit près d’une mare qui se trouvait à quelques pas de là, dans le lit du ruisseau, à sec dans cette saison; elle était ombragée par le feuillage vert et touffu d’un très -bel arbre, qui conserve à l’eau sa fraîcheur.

 

En partageant le sanglé de ce Maure, j’appris de lui que, quand l’herbe est trop courte pour la couper, ils y mettent le feu pour ramasser ensuite le haze.

 

Nous avions fait vingt-trois milles depuis le matin, et il nous restait encore trois milles à faire pour nous rendre au camp de Mohammed Sidy, lakariche ou prince. Après nous être désaltérés et reposés, nous fîmes route au N. 0. Le chemin que nous parcourûmes était entrecoupé de dunes de sable mouvant. Nous arrivâmes au camp à quatre heures du soir.

 

A peine y étais-je entré, que je fus, comme dans les premiers camps, l’objet de la curiosité publique : tout le monde se réunit autour de moi ; on me fit réciter des prières pendant une partie de la soirée. Plusieurs femmes me demandèrent si je voulais partager leur lit ; sur ma réponse affirmative, elles s’en allèrent en riant aux éclats. Une d’entre elles voulut me visiter pour savoir si j’avais subi la loi du prophète; mais je ne jugeai pas à propos de la satisfaire. Le lieu où était situé le camp se nomme Lam-Khaté. On ne me donna pour mon souper qu’un peu de lait; je n’eus pas, comme aucamp du roi, la faculté d’y joindre du sanglé. Pendant la nuit, il fit un coup de vent de l’E. qui renversa toutes les tentes, et nous empêcha de reposer.

 

Le 9 octobre, le guide que m’avait donné Hamet Dou refusa de me conduire plus loin. J’employai tous les moyens que j’avais en mon pouvoir pour le retenir : je ne pus y réussir; il voulut retourner au camp de son maître. Je vais m’arrêter à Lam-Khàté pour faire la description du camp du roi.

 

Ce camp comprend la tribu de Oulad-Sidy, que l’on nomme lakariches ( princes ) ; c’est de cette tribu que sortent tous les rois des Braknas. Dans quelques circonstances, le camp se divise en deux ou trois parties, qui toutes portent le même nom, en les distinguant pourtant par le nom du chef qui les commande. Le camp d’Hamet-Dou pouvait contenir, lors de mon séjour, à-peu-près cent tentes, et de quatre à cinq cents habitans. Lorsque le roi reçoit les droits accoutumés, son camp est rempli d’étrangers qui viennent lui demander des cadeaux. J’en ai vu qui y étaient depuis trois mois, dans l’espoir d’obtenir dix coudées de guinée, ce qui représente une valeur

de dix francs. Ces parasites vont se loger dans la première tente où l’on veut bien les recevoir; et deux fois le jour, le matin et le soir, un chapelet d’une main, un satala (seau à lait) de l’autre, vont de porte en porte mendier un peu de lait. Pendant la journée, ils se promènent deux à deux dans le camp, se réunissent sous les tentes pour faire la conversation, et s’endorment le plus souvent en se débarrassant mutuellement de la vermine qui les ronge. J’étais pour eux un sujet de distraction; lorsqu’ils se réunissaient autour de moi, ils y passaient une partie de la journée à me faire des questions ou à me tourmenter. En général, ce sont les hassanes (Ou hassanyèh. Les Maures nomment hassanes ceux qui portent les armes et font la guerre ; on les nomme encore Harabi, guerriers) qui m’ont fait le plus souffrir. Fanatiques, paresseux, ignorans, ils n’étaient satisfaits que quand ils pouvaient me faire éprouver des mortifications, joignant toujours à leurs insultes un rire ironique insupportable. A chaque instant ils me demandaient si je voulais me faire circoncire. Je répondais que j’attendais là -dessus la décision de mon marabout; mais, à ma grande satisfaction, celui-ci déclara que cette opération n’était pas nécessaire, que d’ailleurs elle serait dangereuse à mon âge, et que cela ne m’empêcherait pas d’aller au ciel.

 

Les marabouts (prêtres) n’habitent pas ordinairement le même camp que les hassanes ; quatre seulement habitaient celui de Hamet-Dou. J’en vis un fort pauvre qui tenait une école ; il instruit les garçons et les filles; et lorsque leur éducation est achevée, les parens lui donnent en cadeau un coussabe ou un bœuf. Le soir et le matin, les enfans vont ramasser du bois pour faire du feu ; c’est toujours le soir à la nuit et le matin avant le jour qu’ils étudient. A la lueur d’un grand feu, ils récitent en chantant très -haut des versets du Coran que le maître écrit sur leur planchette, et qu’ils sont obligés d’apprendre par cœur. A une heure du soir, ils se réunissent encore sous la tente du maître pour réciter leur leçon. Pendant la classe, le maître se promène autour du feu, en chantant lui-même pour donner le ton à ses élèves ; il tient une longue baguette à la main ; et lorsqu’il aperçoit quelqu’un qui n’étudie pas, il le frappe vigoureusement.

Quand un élève sait sa leçon par cœur, il la répète en faisant le tour du camp, ce qui lui attire de nombreux applaudissemens.

 

Les Maures ont une grande vénération pour le Coran; jamais ils ne le posent par terre, ni même sur une natte, sans mettre une pagne dessous. Avant de le toucher, ils font toujours l’ablution, en se mettant les deux mains sur la tête, puis se les passant sur la figure et les bras ; celui qui en agirait autrement serait méprisé et regardé comme un infidèle.

 

Les enfans ne sont admis à l’école qu’après avoir été circoncis ; avant cette époque, il leur est défendu de manier le livre sacré. Les esclaves n’y portent jamais la main, étant regardés comme impurs. Lorsqu’ils prennent les planchettes, ils ne doivent le faire que par la corde qui sert à les suspendre, et avoir bien soin de ne pas les retourner du haut en bas, ni de leur laisser frôler la terre : quand la classe est finie, on les pose sur des épines ; si un esclave se permettait d’y toucher, il serait fouetté impitoyablement.

 

L’éducation des filles est très bornée; on leur apprend à faire le salam et quelques prières, mais rarement à écrire ; cependant il s’en trouve d’assez instruites. Les garçons apprennent le Coran par cœur; mais ce sont toujours les marabouts dont l’éducation est la plus soignée. Il y en a qui sont très -instruits des préceptes de leur religion, et ils ont la prétention de nous croire moins instruits qu’eux sur l’histoire sainte.

Ils furent très surpris que je connusse la Bible, et la citation de quelques traits de la vie des patriarches me valut de nombreux applaudissemens : mais ils s’étonnaient bien davantage que je susse l’histoire de Mahomet; ce fut surtout ce qui me mérita tout-à-fait leur bienveillance.

 

Tant que l’éducation des enfans n’est pas achevée, ils sont mal vêtus ou même nus; les garçons n’ont qu’un coussabe fait d’une pagne; les filles sont ordinairement nues jusqu’à l’âge de puberté; les uns et les autres ne portent de la guinée qu’après qu’ils sont sortis de l’école, ou lorsqu’ils font de rapides’progrès; alors c’est pour eux une marque de distinction.

 

Le père devient rarement l’instituteur de ses enfans, à moins qu’il n’y ait pas d’école dans le camp qu’il habite; dans ce cas, il instruit ses filles, car il n’est pas dans l’usage de les envoyer à l’école hors du camp. Le père n’achève pas l’éducation de ses fils; mais c’est ordinairement de lui qu’ils apprennent les premiers élémens ; puis ils sont envoyés chez un marabout maître d’école. Les parens leur donnent à chacun deux vaches, dont le lait leur sert de nourriture. Le maître ne reçoit de salaire qu’après avoir fini l’éducation de son élève. Les hassanes apprennent rarement à écrire ; leur principale ambition consiste à savoir bien monter à cheval et se battre.

 

Les Maures font la prière cinq fois par jour; le roi y assiste toujours. La mosquée, chez les Braknas, consiste en un entourage d’épines, quelquefois recouvert d’un mimosa, s’il s’en rencontre un dans la place où elle est située. Les Maures s’y réunissent pour parler politique ou affaires de commerce ; souvent ils y passent toute la journée à causer de choses indifférentes.

Ce lieu saint est interdit aux femmes; elles font le salam devant leurs tentes. Les hommes mêmes, lorsqu’ils y entrent, observent une sorte de cérémonie religieuse; elle consiste à mettre le pied droit en avant, et à le tenir en arrière en sortant; en entrant dans la mosquée, les Maures font l’ablution. Ils n’ont point de crieurs publics, comme j’en avais vu chez les nègres, pour appeler à la prière, mais, par un ancien usage, c’est l’un des plus vieux marabouts qui appelle, en criant Allah akbar; souvent plusieurs marabouts font cet appel avant d’entrer. Ce n’est point une obligation, mais ils paraissent s’en faire un devoir.

 

La tente du roi n’a rien qui la distingue de celles de ses sujets ; elle a vingt pieds de long sur dix de large ; elle est faite comme toutes les autres en tissus de poil de mouton ; elle est garnie, à chaque bout, de huit cordes en cuir, avec autant de piquets, qui servent à la tendre. Deux montans de dix ou douze pieds de long, croisés par le bout, et s’ajustant dans une petite traverse d’un pied de long sur six pouces de large, se placent au milieu, et servent à l’élever; cette traverse surmonte les montans, et empêche que leurs bouts ne crèvent la tente. Un tapis fait dans le pays,

en poil de mouton, entoure la tente intérieurement ; quatre piquets sont plantés à l’un des bouts, et soutiennent deux traverses où l’on passe une corde ou une courroie en manière de filet, sur laquelle on place le bagage. Les effets sont contenus dans des sacs de cuir carrés en forme de malle, dont l’ouverture est placée à l’un des bouts; ces sacs ont un couvercle fermant à cadenas.

 

Les harnais des chevaux et des chameaux entourent la tente. Le lit du roi est fait comme celui des nègres; c’est une claie garnie de nattes, supportée sur des piquets et des traverses, à environ un pied de terre. Une natte étendue par terre remplit le vide de la tente, et sert de lit à la suite du roi. Le commun du peuple couche par terre sur des nattes sous lesquelles ils étendent quelquefois un peu de paille. Pour préserver les effets d’être volés, on dresse une natte autour, vers le bout de la tente. La provision d’eau est gardée dans des outres placées sur des piquets dans l’intérieur ; elle est réservée pour les besoins des maîtres, et pour abreuver les veaux. On en refuse aux esclaves, et celle même qui a eu la peine d’aller la chercher n’en obtient un peu qu’à force de prières, et après avoir subi toute sorte de mortifications.

 

La vaisselle du roi consiste en six ou huit plats creux et ronds, en bois ; ils contiennent environ six litres chaque, et servent à mettre le lait et les autres alimens; trois chaudières en fonte, et deux pots en terre qu’ils tirent du Fouta, forment la batterie de cuisine et complètent l’ameublement. Cette description de la tente du roi convient également à toutes ; seulement, chez les pauvres, les tapis sont remplacés par des nattes.

 

Hamet-Dou est presque toujours entouré de guéhués, ou chanteurs ambulans. Il y en a un grand nombre parmi les Maures; ils marchent toujours à la suite des princes, dont ils obtiennent tout ce qu’ils veulent, en employant tantôt les plus basses adulations, tantôt les menaces. Chaque prince en a un attaché à sa suite; celui de Hamet-Dou le suit partout où il va. Souvent, assis dans la tente, il chante ses louanges, et lui débite les flatteries les plus outrées ; il faut être roi africain pour les entendre sans rougir : sa femme et ses enfans l’accompagnent ordinairement, et répètent en chœur les sottises qu’il vient de chanter. Cette secte de parasites a trouvé le moyen de se faire craindre autant qu’elle est méprisée des Maures; elle possède au plus haut degré le talent de la persuasion ; et bien que les guéhués soient connus pour des imposteurs, et voués par l’opinion publique au feu éternel, leurs calomnies sont si adroites, qu’elles influent toujours sur la réputation de ceux contre lesquels elles sont dirigées. Les marabouts sont ceux qui les méprisent

le plus; mais ils les reçoivent toujours bien lorsqu’ils passent chez eux, par la crainte que leur inspirent les faux rapports qu’ils seraient capables de faire contre ceux qui ne les auraient pas traités avec assez d’égards.

 

Les guéhués ont deux sortes d’instrumens dont ils s’accompagnent en chantant. L’un, fait en forme de guitare, n’est autre chose qu’une petite calebasse ovale, recouverte d’une peau de mouton très bien apprêtée ; un bâton d’un pied de long la traverse horizontalement près de ses bords, et sert à monter les cordes de l’instrument, qui sont au nombre de cinq, faites de plusieurs brins de crin tordus ensemble : cet instrument se touche, et rend des sons très -agréables. Le second est une sorte de harpe à quatorze cordes de boyaux de mouton, montées sur un bâton de deux pieds de long, placé obliquement dans une calebasse ronde, beaucoup plus grande que la première. Une corde en cuir, tendue horizontalement sur la peau qui recouvre la calebasse, sert à fixer les cordes par le bas ; quelquefois c’est à un morceau de bois placé en travers qu’elles sont attachées. A l’extrémité de la calebasse et sous la dernière corde se trouve un morceau de fer très plat et ovale, de cinq pouces de long, garni de petits anneaux également en fer; et lorsqu’on touche la harpe, ils font un cliquetis qui accompagne agréablement le son de cet instrument déjà assez harmonieux. Ces musiciens ne négligent jamais de demander quelque chose aux princes dont ils chantent les louanges; et comme ils sont rarement refusés, ils ont tous de nombreux troupeaux et de bonnes montures. Souvent ils font eux-mêmes des cadeaux aux marabouts pour obtenir leur amitié ; ceux-ci acceptent, mais ne les en méprisent pas moins.

 

Pendant un mois que Je suis resté au camp du roi, je ne l’ai pas vu une seule fois prendre une nourriture solide, mais toujours boire du lait. Lorsque je lui demandai pourquoi il ne mangeait ni sanglé, ni viande, il me répondit qu’il préférait le lait à toute autre nourriture. Pour se distinguer des autres Maures, le roi et tous les grands ne boivent que du lait de chameau, dont ils disent préférer le goût ; mais j’ai toujours pensé qu’ils ne lui trouvaient d’autre avantage sur le lait de vache, que la difficulté de se le procurer : étant plus rare, les esclaves ne peuvent en avoir; c’est donc une sorte de distinction à laquelle ils attachent de l’importance.

J’ai vu la reine plusieurs fois manger de la viande trempée dans du beurre fondu.

 

Les Maures en général ne prennent pour nourriture, pendant la saison des pluies, que du lait, qu’ils ont en abondance à cette époque de l’année. Les plus riches tuent quelquefois un mouton, mais cela arrive rarement. Un jour le guéhué du roi en avait tué un et l’avait fait cuire dans la braise; je me trouvais sous sa tente, lorqu’une trentaine de Maures y entrèrent alléchés par l’odeur qu’exhalait la viande; et semblables à des bêtes carnassières, ils attendaient l’instant de satisfaire leur vorace appétit. Le guéhué crut en être quitte pour quelques morceaux qu’il leur distribua : mais à peine commença1il à manger avec sa femme, qu’il ne fut plus le maître ; les Maures se précipitèrent sur la viande, l’enlevèrent dans un instant, s’arrachant les uns aux autres les morceaux des mains et de la bouche; ils se disputaient même les os, et dévorèrent le mouton du pauvre guébué sans qu’il lui restât à peine de quoi en goûter. Il me semblait voir des chiens se disputer un morceau de viande que l’un d’eux aurait volé; et bien que j’eusse été invité à manger ma part du mouton, je ne fus pas plus heureux que le propriétaire ; ce qui me contraria beaucoup, car j’avais une faim dévorante. On m’assura que cette scène n’aurait pas eu lieu chez tout autre que chez un guéhué, et qu’on n’oserait se permettre de tels excès chez une personne un peu élevée en dignité.

 

Je représentais quelquefois aux Maures qu’ils pourraient augmenter leur nourriture, en faisant ramasser du haze par leurs esclaves, pour faire du sanglé; mais leur amour-propre en paraissait blessé; ils me répondaient :

« C’est la nourriture ordinaire du peuple et des esclaves; nous nous croirions humiliés d’en «faire usage.»

 

Ceux qui ont un peu de mil de reste de leur provision, le conservent pour le retour de la sécheresse, époque où le lait devient rare.

 

Les Maures ont de nombreux troupeaux de bœufs et de chameaux; ils élèvent aussi de très beaux chevaux, dont ils prennent le plus grand soin. Lorsque le lait est abondant, ils leur en donnent à boire soir et matin. Quand un cavalier arrive clans un camp, il le parcourt, en quêtant du lait, et de l’eau pour son cheval.

 

La garde des chameaux est confiée aux Haratines (Les Haratines sont des enfans issus de Maures et d’esclaves négresses ; ils sont esclaves, mais ils ne sont jamais vendus: fiers de leur origine, souvent ils refusent d’obéir à leur maître. C’est une race intermédiaire entre les Maures et les esclaves ) ou aux zénagues, rarement aux esclaves nègres. Quand il naît un chameau, on lui lie les jambes sous la poitrine, pour l’habituer de bonne heure à se tenir couché pendant qu’on le charge. Lorsqu’il est en état de porter, un mois suffit pour lui apprendre à se relever chargé, et à maintenir son fardeau en équilibre.

 

Quand on veut le sevrer, on lui passe une broche de bois dans le nez, à laquelle on attache des épines qui, en piquant la mère, empêchent qu’elle ne se laisse téter ; on met de plus à celle-ci sur les mamelles une toile qu’on lui noue sur le dos. Les esclaves noirs sont chargés du soin des bœufs ; vers sept heures du matin, ils les mènent aux champs, et les rentrent au coucher du soleil. On ne trait les vaches que sur les dix heures du soir, après la dernière prière : ce sont les gardiens qui sont chargés de ce soin. Ils ont un pot en bois qu’ils ne lavent jamais; ils l’exposent audessus du feu pendant environ dix minutes ; c’est la flamme qui le nettoie : mais, par ce moyen, il contracte un goût de fumée qu’il communique au lait, ce qui le rend très -désagréable à boire. Les Maures ont l’habitude de laisser téter leurs veaux; ils prétendent qu’une vache privée de son veau ne donnerait plus de lait. Un enfant est chargé de les faire sortir l’un après l’autre, à mesure que l’on trait. Le veau court à sa mère ; on le laisse téter un moment, puis on l’attache par la tête à une des jambes de devant de la mère, qui, trompée, se laisse traire sans difficulté. On laisse les veaux quelque temps avec leurs mères ; puis on les enferme dans un petit parc entouré d’épines, où ils passent le reste de la nuit et tout le jour.

 

Chez les princes, ce sont les esclaves favorites qui reçoivent le lait dans des calebasses, pour le distribuer ensuite à leurs maîtres. La beauté, chez les Mauresses, consiste dans un extrême embonpoint : on force les jeunes filles à boire du lait avec excès ; on voit celles qui sont déjà grandes en boire volontairement une énorme quantité ; mais les enfans y sont forcés par leurs parens, et souvent par une esclave chargée de leur faire avaler leur ration. Celle-ci profite du moment d’autorité qu’on lui accorde sur ces êtres faibles, pour se venger, avec une sorte de cruauté, de la tyrannie de ses maîtres. J’ai vu de malheureuses petites filles pleurer, se rouler par terre, même rejeter le lait qu’elles venaient de prendre ; ni leurs cris, ni leurs souffrances n’arrêtaient la cruelle esclave, qui les frappait, les pinçait jusqu’au sang, et les tourmentait de mille manières, pour les obliger à prendre la quantité de lait qu’elle jugeait convenable de leur donner. Si leur nourriture était plus substantielle, un tel système aurait les suites les plus graves

mais loin de nuire à la santé des enfans, on les voit se fortifier et engraisser sensiblement. A l’âge de douze ans, elles sont d’une grosseur énorme ; mais parvenues à vingt ou vingt-deux ans, elles perdent beaucoup de leur embonpoint; je n’ai pas vu une seule femme, à cet âge, être d’une corpulence remarquable.

 

Les femmes les plus grosses sont réputées les plus belles. Les Maures ne s’attachent ni aux agrémens de la figure, ni à l’esprit; au contraire, ce qui est un défaut essentiel chez nous, est un attrait chez eux ; ils aiment que leurs femmes aient les deux dents incisives de la mâchoire supérieure saillantes et en -dehors de la bouche ; aussi les mères coquettes emploient-elles tous les moyens possibles pour forcer les dents de leurs filles à prendre cette direction.

 

Les hommes, comme je l’ai dit, se nourrissent aussi de lait ; mais ils en boivent beaucoup moins que les femmes. Les esclaves ont pour toute nourriture le lait d’une vache, et, dans la saison où le lait est rare, une petite mesure de grain de trois quarts de livre environ, et sans lait ; alors ils ne font qu’un repas, le soir, à onze heures, après que leurs maîtres ont soupe. Ceux des Maures qui ont de petits esclaves de dix ou douze ans, les font tenir près de l’entourage où sont les veaux pendant qu’on trait ; et à chaque vache, on leur laisse boire mie gorgée de lait : c’est toute la nourriture qu’ils reçoivent ; aussi souffrent-ils beaucoup de la faim.

 

Lorsque tout le monde a soupe, on met le reste du lait dans un sac en cuir qu’ils appellent soucou, pour le faire cailler. Le matin, après qu’on a trait, on déjeûne comme on a soupe, c’est-à-dire, avec du lait; la seule différence, c’est qu’il est moins abondant, parce qu’on laisse téter les veaux dans la matinée.

 

A midi, une esclave bat le lait pour faire du beurre ; elle remplit de vent le soucou qui le contient, puis l’agite sur ses genoux pendant un quart d’heure. Quand le beurre est fait, on le met en petites boulettes de la grosseur d’une noix, et l’on ajoute trois quarts d’eau au lait, qu’on verse dans des calebasses, pour être distribué à dîner. On met les boulettes dans la portion destinée aux femmes, et elles les avalent en buvant; cette boisson de lait coupé d’eau est ce qu’ils nomment cheni.

 

Les Maures sont naturellement malpropres ; mais ils semblent choisir de préférence l’esclave la plus sale pour faire le beurre et distribuer le cheni. J’ai vu de ces femmes, faisant des boulettes de beurre avec leurs mains, s’essuyer les doigts à leurs cheveux, puis reporter la main dans la calebasse où étaient ensemble le beurre et le lait. Cette malpropreté me révoltait au point que souvent j’aimais mieux endurer la faim que de prendre une boisson aussi salement préparée.

 

Si les esclaves sont maltraités chez les hassanes, ils le sont encore plus chez les marabouts. On a vu que chez les hassanes ils ont la faculté d’aller ramasser du haze pour eux, ce qui adoucit beaucoup leur sort, tandis que les marabouts les y envoient pour leur compte, et ne leur en donnent qu’une très -petite mesure, et sans lait.

 

Les troupeaux des hassanes sont moins nombreux que ceux des marabouts ; ils n’ont ordinairement dans leurs camps que des vaches à lait et quelques bœufs porteurs ; le reste des troupeaux, les chameaux exceptés, est remis entre les mains des zénagues ou tributaires, qui les leur ramènent quand ils en ont besoin, et en sont responsables. Chaque tribu a une marque par

ticulière pour ses troupeaux, à laquelle les propriétaires ajoutent une contre-marque. Ce sont leurs ouvriers qui font les pots en bois dont ils se servent pour traire : ils prennent un morceau de tronc d’arbre, de la grosseur convenable ; ils le couvrent de bouse de vache, ne laissant à découvert que la grandeur qu’ils veulent donner à l’embouchure; puis mettant du feu dessus, ils soufflent à force de soufflet, en chassant toujours la flamme vers le fond; de cette manière, le bois se creuse, et l’humidité que produit la bouse de vache qui enduit le dehors empêche le pot de brûler sur les côtés.

 

Ils font aussi des entonnoirs en bois par ce moyen, qui est très long; mais ils n’en connaissent pas d’autre.

 

J’ai dit plus haut que j’étais sur le point de continuer mon voyage, et que mon guide m’avait quitté à Lam-Khaté. Le 10 octobre, un des fils de Mohammed-Sidy, lakariche, me donna un esclave pour me conduire : nous nous mîmes en route à sept heures du matin; nous fîmes un mille à l’O., en suivant le bord d’une mare très -considérable, sur laquelle je vis beaucoup de canards, de sarcelles et de poules d’eau ; le terrain qui l’environne est argileux et gras ; j’y remarquai des tiges de mil de l’année précédente. Après avoir passé cette mare, nous nous dirigeâmes au S. O. ; nous fîmes quinze milles sur un terrain pierreux, couvert de gramen. Je n’avais rien pour conserver de l’eau; aussi je souffris beaucoup de la soif. Nous rencontrâmes en route un marabout monté sur un bœuf: je lui demandai un peu d’eau, en accompagnant ma demande d’une courte prière en arabe ; il m’en donna d’assez mauvaise grâce, en me disant que je n’en aurais pas eu sans la prière que j’avais répétée. A midi, nous arrivâmes au camp de Boubou -Fanfale, situé sur le bord du el-Hadjar : il parut satisfait de me voir, et me donna un morceau de mouton pour dîner. Mon guide s’en retourna, et Boubou me donna un de ses fils pour me conduire au camp de mon marabout. A deux heures, nous repartîmes, en nous dirigeant au S. O, sur un sol pierreux. Après avoir parcouru l’espace de dix milles, nous arrivâmes, à six heures du soir, à Ténèque, camp de zénagues, appartenant au roi : nous y passâmes la nuit. J’obtins de mon hôte, pour mon souper, une calebasse de sanglé, qui me fit le plus grand plaisir. Dans la soirée, j’eus la visite de toutes les femmes du camp.

 

Le 1 1, à cinq heures du matin, nous continuâmes notre route, toujours dans la même direction. Il se trouva un marabout qui faisait le même chemin que nous; nous marchâmes de compagnie. Le sol, composé de sable jaune, était couvert de khakhames. Nous passâmes près de huit à dix tombeaux; du plus loin que mes compagnons les aperçurent, ils s’écrièrent:

« Salam-aley-coam la allah lia allahou ! ( Que la paix soit avec vous; il n’y a qu’un seul Dieu. ) »

Nous nous arrêtâmes pour prier, ce qui me donna le temps d’examiner ces tombeaux. Des tertres sont élevés au-dessus des corps, et à la tête de chacun, il y a une pierre plate, sur laquelle est écrit le nom du défunt. Après une courte prière, nous jetâmes chacun une petite branche d’arbre sur les tombeaux ; puis mes compagnons se rendirent à celui d’un grand marabout très révéré, à la tête duquel se trouvait un trou d’un pied de profondeur; ils y prirent de la terre, s’en frottèrent le front, le ventre et le dos, et m’invitèrent à en faire autant. Je jugeai que tout passant devait s’acquitter de ce devoir superstitieux.

 

A onze heures, après avoir parcouru dix milles, nous trouvâmes un camp de la tribu de Dhiéolebeu, dont mon marabout était le chef. Nous nous y reposâmes pour laisser passer la grande chaleur du jour; on ne nous donna qu’un peu d’eau pour nous rafraîchir. A deux heures, nous nous remîmes en route, à l’O., sur un terrain argileux, noir et gras; nous trouvâmes encore le ruisseau ; et à six heures, nous fîmes halte à el-Khara Hett-Louhed-lahi.

 

Un peu avant d’arriver, nous fûmes aperçus d’une troupe de femmes rassemblées autour d’un tambour, que deux jeunes gens battaient avec chacun une baguette ; ces femmes marquaient la mesure en battant des mains ; elles chantaient, et faisaient mille contorsions avec leur corps, sans néanmoins changer de place. Dès qu’elles m’aperçurent, elles quittèrent leur récréation pour me tourmenter : elles entourèrent aussitôt le bœuf sur lequel j’étais monté ; elles me tiraient par les pieds, me pinçaient, et jetaient des cris effroyables, au moindre mouvement que je faisais. En vain le marabout qui m’accompagnait chercha-t-il à les écarter, assurant que j’étais musulman ; elles s’acharnèrent après moi, en criant : el-nosrani! el-nosrani ! (le chrétien! le chrétien! ), tandis que les enfans me jetaient des pierres. L’une d’elles mit ma patience à bout ; elle alla jusqu’à me frapper d’une baguette : je la lui arrachai, et lui en appliquai un si vigoureux coup sur le visage, que toutes les autres furent effrayées et prirent la fuite.

 

Nous descendîmes chez une connaissance de mon guide, où je fus très -bien reçu : on me donna, pour mon souper, du couscous qui me parut délicieux ; c’était la première fois que j’en mangeais depuis que j’étais chez les Maures. Je m’attendais à être tourmenté pendant la soirée ; mais je jouis d’un repos parfait: le coup de baguette avait effrayé les curieuses.

 

Le 1 2 octobre, à six heures du matin, nous fîmes route au S. Le sol, pierreux en quelques endroits, était de très bonne qualité. Je remarquai, sur la route, quelques pieds d’indigo d’une très grande beauté; chaque plant avait quatre pieds de haut; les Maures n’en connaissent pas la propriété. Nous fîmes six milles, et vers neuf heures nous arrivâmes au camp de mon marabout; tous les habitans me revirent avec joie.

 

Le 1 3, le plus jeune des fils de Mohammed Sidy Moctar me coupa les cheveux, puis me fit une culotte de mon coussabe, et de la pagne que j’avais il lit un coussabe.

 

Le î k, nous allâmes visiter sa tante, dont le camp était voisin du nôtre. Tous les marabouts me firent accueil, et je vis avec plaisir que je serais moins tourmenté chez eux que chez les hassanes. Un marabout m’amena une esclave qui avait un cancer au sein, et me pria de lui indiquer quelque plante qui pût la guérir; il m’offrit six bœufs pour ma récompense : je lui fis observer que les plantes étaient toutes sèches, et qu’il était impossible de s’en procurer dans cette saison. Il fut suivi d’une quantité d’autres malades, qui tous me priaient de leur procurer du soulagement ; j’en remarquai de très souffrans, et j’éprouvais une peine extrême de ne pouvoir les soulager.

 

En vain je leur disais que je n’étais pas médecin, et que je n’avais aucun médicament; ils renouvelaient leurs instances, et je ne pus me soustraire à cette scène de douleur, qu’en quittant le camp. IL était une heure, lorsque je rentrai à celui de mon marabout.

 

J’ai remarqué que les Maures en général ne sont pas sujets à de graves maladies, ce qu’ils doivent sans doute à leur grande sobriété ; mais ils sont très sensibles aux souffrances ; le moindre mal les accable. Un homme, pour un léger mal de tête, se plaint comme un enfant. Voici les remèdes dont l’usage est le plus répandu parmi eux. Dans toutes leurs maladies, ils observent la diète, et ne prennent qu’un peu de lait pour nourriture ; mais quand ils sont convalescens, ils ne mangent que de la viande pour accélérer leur rétablissement. Lorsqu’ils ont mal à la tête, ils se la serrent avec un bandeau, le plus fortement qu’ils peuvent. Pour le rhume ils s’introduisent du beurre fondu dans le nez, au moyen d’un petit vase auquel est adapté un tuyau; ils prétendent en obtenir beaucoup de soulagement, surtout pour le rhume de cerveau.

 

 

Quand ils ont des maux d’estomac, ils font une tisane composée d’un demi-verre d’urine de chameau, mêlée dans deux bouteilles d’eau. L’écorce de mimosa brûlée et réduite en poudre sert pour toute sorte de coupures, brûlures, contusions, etc. ; on en fait un onguent en la mêlant avec du beurre, et l’on en frotte la partie malade deux fois par jour. Ils traitent les douleurs avec la feuille du bauhinia pilée, mêlée avec de la gomme réduite en poudre et un peu d’eau: ils en mettent une couche sur la partie affectée ; la gomme en séchant forme une croûte qu’ils laissent tomber d’elle-même ; ils font quelquefois brûler la gomme pour s’en servir. Le froid leur occasionne souvent des douleurs à la figure : ils ont pour cette partie du corps un remède particulier; c’est une pierre rouge, fort dure, qu’ils trouvent sur les montagnes ; ils la broient en la frottant fortement sur un caillou ; ils en obtiennent une poudre avec laquelle ils frictionnent à sec la partie malade. On voit souvent des personnes qui ont la moitié de la figure rouge, quelquefois un œil ou un coin de la joue. Ils nomment cette pierre làliméré; je crois que c’est une espèce de sanguine: ils en font de l’encre rouge en la délayant avec de l’eau gommée.

Je desirais en rapporter un échantillon; mais je l’ai cherchée inutilement, et n’ai jamais pu obtenir d’eux de m’en donner. Ils sont sujets à la fièvre : ils n’y connais sent point de remède ; mais quand ils en sont atteints, ils boivent du lait gommé. J’ai vu une femme qui l’avait depuis un mois, se frotter la tête avec du beurre très chaud, dans lequel on avait mis du girofle pilé.

 

Les purgatifs sont rarement employés, quoiqu’ils en connaissent l’usage. Ils ramassent le séné, qu’ils appellent falagé; lorsqu’ils veulent s’en servir, ils le pilent dans un mortier avec quelques fruits de zizyphus lotiis, délaient la poudre dans une bonne quantité d’eau, et la donnent à boire au malade. Ils ont encore une autre plante qu’ils emploient comme purgatif, et dont l’effet est moins puissant.

 

La gale, si commune chez les nègres, est assez rare chez les Maures. Quand quelqu’un en est attaqué, il évite tout le monde ; l’entrée de la mosquée lui est interdite ; une natte placée dans un coin de la tente lui sert de lit et personne ne boit à sa calebasse, jusqu’à sa parfaite guérison. On le traite avec de la poudre à tirer, détrempée dans l’eau, dont il se frotte tout le corps. Tels sont les traitemens que j’ai vu employer chez les Maures, et dont ils tirent bien peu de soulagement. J’ai vu, pendant mon séjour, un seul homme attaqué de l’éléphantiasis, un seul aveugle, et aucun lépreux ; il paraît que cette maladie n’y est pas connue. Je n’y ai jamais rencontré de boiteux.

 

De retour au camp, je priai le fils de mon marabout, âgé de 18 ans, de me dicter quelques

versets du Coran, que je desirais écrire pour les apprendre par cœur : à la seconde ligne, il ne voulut plus continuer, disant qu’il ne fallait pas écrire le langage de Dieu avec une main profane; cependant il consulta un marabout qui, mieux instruit, l’engagea à continuer.

 

En me promenant dans le camp, je remarquai des pierres noires détachées du sol et très -pesantes; j’en cassai une, et reconnus qu’elle contenait beaucoup de fer; j’en ai envoyé un échantillon à M. le commandant et administrateur. Les Maures fondent ce fer ; ils en font des serrures, des entraves et différens ouvrages. Pour le fondre, ils creusent dans la terre un trou d’un pied et demi de profondeur, au-dessus duquel ils élèvent un four, en forme de pyramide, d’environ cinq pieds de haut, en laissant à la base quatre ouvertures pour y adapter des soufflet. Ils remplissent le fourneau de minerai concassé en petits morceaux, puis le chauffent avec de la fiente de mouton qui, lorsqu’elle est séchée, fait un feu très ardent. Quatre hommes, placés aux ouvertures du fourneau, soufflent continuellement jusqu’à ce que le fer soit fondu, puis le laissent refroidir sans lui donner aucune forme, ce qui le rend très difficile à travailler; aussi préfèrent-ils beaucoup celui que nous leur vendons.

 

Le 1 5 octobre, les pâturages étant épuisés, nous levâmes le camp pour le transporter à quatre milles S. O. i/4 0. sur une presqu’île formée par le lit du ruisseau; elle se nomme Guigué, et était couverte de pâturages qu’il inonde dans la saison des pluies ; les arbres y sont plus beaux qu’ailleurs.

 

Le 21, j’eus des coliques qui me firent beaucoup souffrir. L’un des fils de mon marabout fit des prières, et me cracha sur le ventre, en m’assurant que c’était un très bon remède; il en fit autant sur le lait que je devais boire : quelque rebutant que cela fût pour moi, j’eus la patience de le laisser faire sans le contredire, pour ne pas choquer ses opinions.

 

Dans la soirée, une caravane allant dans le Fouta échanger du sel contre du mil, s’arrêta dans le camp; elle s’établit au milieu; on y porta des nattes qui servirent de lit aux voyageurs qui la composaient. A dix heures du soir, on apporta de tout côté, chez mon marabout, des calebasses de sanglé et de lait, qui furent ensuite distribuées aux ziafis (voyageurs ).

 

Quand la caravane n’est pas nombreuse, une partie du camp seulement contribue à ses besoins, et à tour de rôle; lorsqu’elle est nombreuse, tout le camp y contribue. Si elle arrive pendant le jour, le chef du camp, en se rendant à la mosquée pour faire la prière, quête pour les ziafis, et chacun envoie une ou deux mesures de grains, suivant le nombre des voyageurs.

 

Une esclave est chargée de le piler, et de préparer le sanglé. Quand un voyageur arrive seul, il se rend dans la tente qu’il veut choisir, et le propriétaire le nourrit sans recourir à ses voisins. Comme ils préfèrent toujours les tentes qui ont le plus d’apparence, il en arrive souvent cinq ou six jours de suite dans la même. Souvent ils séjournent dans le camp; on les nourrit pendant deux ou trois jours; mais passé ce temps, on est en droit de leur refuser des vivres. Les voyageurs hassanes sont détestés, à cause du ton qu’ils mettent à exiger ce qu’ils veulent. Si on ne les sert pas assez vite, ils font du bruit, menacent, traitent leurs hôtes d’infidèles, et c’est la plus grande insulte qu’on puisse faire à un marabout. Mais quand un voyageur passe chez eux, il est mal traité, mal nourri; aussi évite-t-on leurs camps, et la charge retombe entièrement sur les marabouts.

 

Les Maures, comme on vient de le voir, se donnent mutuellement l’hospitalité; mais ils ne méritent pas pour cela l’épithète d’hospitaliers, car rien ne leur fait autant de peine que lorsqu’ils aperçoivent des ziafis. Ce n’est pas par humanité qu’ils les reçoivent, mais bien par crainte, surtout lorsque ce sont des hassanes, qui, s’ils étaient mal reçus, ne manqueraient pas de les piller. Ils accordent rarement l’hospitalité aux voyageurs nègres : quand ceux-ci passent dans un camp, ils vont matin et soir, le jatala à la main, lorsqu’on trait les vaches, quêter un peu de lait ; mais ils en reçoivent si peu, qu’ils sont souvent obligés de parcourir deux ou trois camps, pour avoir de quoi faire un repas.

 

Beaucoup de nègres du Fouta-Toro vont chez les Maures pour étudier le Coran ; ils y restent souvent cinq à six mois, et n’ont d’autre moyen d’existence que de demander l’aumône. Quoique musulmans, ils sont très -mal vus, et généralement méprisés des Maures, qui disent qu’ils ne sont bons qu’à faire des esclaves. Les nègres ne portent jamais de marchandises avec eux, parce qu’ils seraient sûrs d’être dévalisés par les hassanes ; ils vont toujours à pied, et portent sur leur dos une petite planchette sur laquelle sont écrits des versets du Coran.

 

Il existe chez les Maures un genre de vagabonds nommés ouadats ; ce sont les hassanes les plus malheureux, qui n’ont souvent ni tentes pour se loger, ni bestiaux pour subvenir à leurs besoins ; trop paresseux pour travailler, et d’ailleurs regardant le travail comme un déshonneur, ils préfèrent courir de tente en tente et mendier honteusement leur nourriture.

Ces parasites incommodes sont d’une insolence sans égale : quand ils arrivent dans un camp, ils y mettent le désordre ; on entend de toute part les disputes qu’ils occasionnent par leur exigence. Malgré leur ton arrogant, on leur accorde tout ce qu’ils demandent ; car s’ils allaient se plaindre dans leurs tribus que tel camp les a mal reçus, les hassanes voleraient les troupeaux de ce camp pendant qu’ils seraient à paître dans les bois, et \es marabouts seraient obligés de payer plusieurs têtes de bétail pour recouvrer le reste. Les troupes de ouadats sont composées de femmes et d’enfans; on y voit rarement des hommes : ils vont à pied ou montés sur des ânes ; c’est toujours chez le chef du camp qu’ils se présentent, et celui-ci est chargé de leur procurer des vivres. Lorsqu’on ne veut pas qu’ils séjournent, on leur donne pour trois ou quatre jours de provisions, et on les congédie : alors ils vont dans un autre camp, où ils mendient encore ; et comme ils savent qu’on leur fournira toujours à manger, quand ils ont reçu des denrées au-delà de leurs besoins présens, ils les vendeiît pour de la guinée, et souvent même aux personnes qui leur donnent l’hospitalité. S’ils n’ont point de bestiaux pour porter ce qu’on leur donne, on leur en prête pour aller jusqu’au camp voisin. Ils ne s’arrêtent que chez les marabouts; les hassanes et les zénagues ne voulant pas les recevoir.

 

Lors de la récolte des gommes, ces mendians vont chez les marabouts, les suivent dans les forêts, s’en font nourrir, et en tirent, à force d’importunités, de bonnes parties de gomme, qu’ils portent aux escales et qu’ils vendent pour de la guinée. Les marabouts n’osent les refuser, car les ouadats se réuniraient, les battraient et pilleraient leur gomme. Tel est le genre de vie de ces sortes de gens. Il est bon d’observer qu’étant chez les marabouts, ils sont très soigneux de faire le salain ; mais ils cessent de s’y astreindre dès qu’ils ne sont plus sous leurs yeux.

 

Il y avait neuf jours que j’étais chez Mohammed-Sidy Moctar, et l’on ne parlait pas de me faire étudier. Je m’adressai à l’aîné de ses fils, qui me traça l’alphabet arabe sur une planchette et me dit de l’apprendre par cœur : comme je ne le pouvais pas seul, je le priai de me l’enseigner; je m’adressai aussi à ses frères ; mais je les trouvais rarement disposés à se déranger pour moi ; ils préféraient rester couchés sous leur tente à causer ou dormir.

 

Du reste, ma situation était plus agréable qu’au camp du roi; je ne souffrais pas autant de la faim; on me donnait ordinairement du sanglé deux fois par jour, avec un peu de lait dessus ; c’était à midi et à dix heures du soir que je recevais ma ration : cependant à midi le sanglé était souvent remplacé par du cheni ; quelquefois aussi il était arrosé de cheni et de beurre ; mais ce ragoût était toujours si dégoûtant, que je me passais souvent de dîner à cause de la malpropreté avec laquelle le beurre est préparé: et cependant il est d’un grand luxe chez les Maures ; les plus riches seuls en mangent, et encore très rarement. Les marabouts vivent mieux que les hassanes, parce qu’ils emploient leurs esclaves à ramasser le haze : les hommes mangent du sanglé une fois par jour, et boivent du lait le soir; les femmes ne vivent que de lait. Dans la saison sèche, où le lait devient très rare, les marabouts vont dans le Fouta acheter du mil en échange pour des bestiaux et de la guinée. Ceux qui n’ont pas les moyens d’en acheter, se contentent de leur lait; et certes ils sont très malheureux, car j’ai vu, dans les mois de février et mars, les meilleures vaches n’en donner tout au plus gue deux bouteilles par jour.

Les indigens gui n’ont pas de troupeaux sont nourris par leur tribu ; chaque habitant du camp leur donne tour-à-tour le lait d’une vache : mais cet usage n’a lieu gue chez les marabouts.

 

Ceux dont les troupeaux sont nombreux tuent quelquefois un bœuf ou un mouton ; mais cela arrive si rarement, gue, dans l’espace de sept mois gue j’ai habité le camp de Mohammed-Sidy-Moctar, je n’en ai vu tuer que dix, et seulement pendant la saison sèche ; car ils n’en tuent jamais quand le lait est abondant, ainsi qu’après la récolte du mil.

 

Les hassanes les plus riches mangent de la viande une fois par jour; cependant j’ai vu que, par économie, ils restaient plusieurs jours sans en manger. Ils sont extrêmement gourmands; mais s’ils voulaient assouvir leur appétit, leurs troupeaux ne pourraient subvenir à leurs besoins. Ce n’est qu’en voyage qu’ils satisfont leur voracité, lorsqu’ils peuvent faire contribuer leurs hôtes.

 

CHAPITRE III.

 

Manière de cultiver le mil et de remployer. — Caractère des hassanes ou guerriers. — Le balanites œgyptiaca : son fruit ; manière d’en extraire de l’huile. — Querelle suscitée par une femme. — Manière de se préserver du froid dans l’intérieur des tentes. — Récolte de la gomme. — Mariages des marabouts ; ceux des hassanes. — Successions. — Manière de tanner le cuir — Costume des Maures.

 

C’est à la fin de mai que se fait la récolte du mil ; alors les marabouts reçoivent du grain de leurs esclaves ; et les hassanes, de leurs zénagues ou tributaires. Ce mil les soutient jusqu’au mois de juillet, époque où commence la saison pluvieuse, et où ils s’éloignent des bords du fleuve, pour ne plus vivre que de lait ; alors ceux qui ont du mil de reste, le conservent pour le retour de la sécheresse.

 

Au mois de novembre, quand les eaux du fleuve commencent à baisser, les Maures envoient leurs esclaves ensemencer les terres qui ont été submergées par les pluies ou par le débordement du fleuve. C’est aussi à cette époque que les zénagues se rendent près du fleuve pour y cultiver le mil. Les esclaves d’un même camp se réunissent pour le logement, et établissent leurs cultures dans le même canton; chaque champ est limité, et la récolte de chacun gardée soigneusement à part. La manière dont ils cultivent est extrêmement vicieuse; mais elle leur donne peu de peine. Ils ont un grand piquet avec lequel ils font des trous de six pouces de profondeur; ils mettent trois ou quatre grains de mil dans chaque trou, puis le recouvrent d’un peu de sable ou de terre légère. Ils ne donnent aucune préparation à leurs terres ; seulement ils sarclent l’herbe après que le mil est levé. Pour éviter le travail, ils choisissent un sol maigre, parce que le sol gras, produisant plus d’herbes, les obligerait à un sarclage de plus, et qu’ils sont naturellement enclins à la paresse. Quand leurs champs sont ensemencés, ils attendent en repos que le mil soit levé ; alors ils l’éclaircissent et nettoient autour du pied, pour lui donner de l’air; beaucoup n’y font rien de plus, et laissent croître l’herbe entre les rangs.

 

Quand l’épi commence à paraître, ils se tiennent continuellement dans le champ, pour en chasser les oiseaux, qui dévoreraient le grain avant sa maturité : cette occupation ne leur laisse pas un moment de repos ; ils vont sans cesse d’un bout du champ à l’autre, en criant, jetant des pierres, et la nuit ils y couchent pour veiller aux gazelles, aux porcépies et aux sangliers, qui leur feraient de grands dégâts.

 

Lorsque le mil a atteint sa maturité, on coupe l’épi, on l’égrenne en frappant dessus avec des bâtons. Le grain est mis dans des sacs de cuir et transporté dans les camps; ceux qui en récoltent au-delà de leur consommation probable, portent l’excédant aux escales et le vendent aux traitans.

 

Le 4 novembre, le gendre de Mohammed Sidy Moctar vint au camp. Gomme il ne logeait pas chez son beau-père, je crus qu’ils étaient brouillés -.j’allai lui faire ma visite. Il me témoigna beaucoup d’amitié, et me fit nombre de questions sur la résolution que j’avais prise; il m’en félicita; puis il me dit qu’il craignait beaucoup que les chrétiens ne gardassent mes marchandises, ou bien que, si je retournais les chercher, ils ne me retinssent de force. Je m’empressai de détruire une erreur qui lui était suggérée par les principes mêmes de sa religion. Je l’assurai que les chrétiens me laisseraient toujours libre de mes actions ; et quant à mes marchandises, qu’elles étaient aussi en sûreté entre leurs mains qu’entre les miennes.

 

« Les blancs, lui dis -je, ne volent personne; leurs lois punissent sévèrement ce crime, et ils rendraient justice au dernier musulman comme au premier des chrétiens ; ils sont égaux devant la loi. »

 

Je saisis cette circonstance pour lui demander pourquoi les musulmans tenaient envers les chrétiens une conduite aussi contraire à la religion; pourquoi, lorsqu’ils se hasardent à voyager chez eux pour affaires de commerce, ils les maltraitent ou les font esclaves, quoiqu’ils n’en reçoivent aucune insulte.

 

« Je ne crois pas, ajoutai-je, qu’un Dieu bon et miséricordieux approuve une pareille conduite. Si vous desirez la conversion des chrétiens, ce n’est qu’à force de relations, et en les surpassant en justice et en bonté, que les musulmans parviendront à les persuader, et non en les maltraitant. D’ailleurs, la majeure partie d’entre eux n’ont jamais entendu parler du prophète. Moi, je suis musulman, mais je n’approuverai jamais celui qui fait du mal à son semblable. »

 

Le marabout convint de la vérité de ce que je lui disais; mais il répondit qu’il était indigné de voir que quand un musulman parle du prophète à un chrétien, celui-ci lui rit au nez; qu’il n’y a que des infidèles qui puissent en agir de la sorte, et qu’il serait méritoire pour lui de le tuer, parce qu’alors ils iraient tous deux dans le ciel. J’eus intention d’entrer dans quelques détails sur la religion chrétienne ; mais je craignais de me laisser emporter trop loin par un zèle imprudent : je me contentai de lui dire que les chrétiens adoraient le même Dieu que les musulmans.

 

Oui, dit-il, je le sais : mais ils ne prient jamais; ils boivent du vin et de l’eau -de -vie, ce qui déplaît à Dieu ; enfin, de toutes les religions, celle de Mahomet est la seule qui lui soit agréable,

et il condamne au feu éternel ceux qui ne la suivent pas. Il me demanda ensuite si je voulais faire le voyage de la Mecque ; je lui répondis que c’était le devoir de tout bon musulman, et que j’espérais bien m’en acquitter. Il me prit la main en me disant :

 

« C’est bon, Abd-allahi, vous aimez Dieu et le prophète. »

 

Ce fut Boubou -Fanfale qui nous servit d’interprète pendant cet entretien.

 

Le même jour, un jeune Maure m’engagea à le suivre dans les bois, où il avait rendez -vous avec les autres jeunes gens du camp. Lorsque nous fûmes parvenus dans un lieu très épais, on s’assit ; et un moment après, un esclave amena un mouton : ce nègre ramassa du bois et alluma du feu, après avoir creusé un trou en terre, en forme de fourneau. Un marabout ayant égorgé le mouton (Chez les Maures et même chez les nègres, c’est toujours un marabout qui coupe la gorge à l’animal ; ils ne mangeraient pas de la viande qui aurait été tuée par un esclave, ou même par un homme qui ne serait pas marabout), l’esclave le dépouilla. Les marabouts prirent les boyaux, les vidèrent en les pressant entre les doigts et sans les laver, firent des andouilles avec toutes les tripes, ensuite ils les mirent sur le feu et les mangèrent, quand elles furent à moitié cuites. Lorsqu’il y eut beaucoup de braise, on l’ôta du trou : on y plaça le mouton ; puis on 3 e recouvrit de braise et de cendre, et on ralluma du feu par dessus.

 

Au bout d’une demi-heure, mes compagnons jugeant qu’il était assez cuit, le retirèrent, donnèrent la tête et un morceau du cou à l’esclave, puis dépecèrent le reste en autant de parts que nous étions de personnes ; ensuite on jeta les pièces pour déterminer celle de chacun. Ces sortes de réunions sont en usage parmi les Maures : cinq ou six jeunes gens se rassemblent, fournissent à tour de rôle chacun un mouton, et vont le manger dans les bois, pour éviter les importunités auxquelles ils seraient exposés dans le camp. Quand ils sont rassasiés, ils portent le reste de leur part à leurs parens ; mais cela se réduit toujours à très peu de chose, souvent à rien. C’est avec la peau des moutons et des chèvres qu’ils font leurs sacs en cuir et leurs outres. Pour cela, ils fendent la peau de l’animal depuis la saignée jusque près des épaules ; ils dégagent la peau avec la main, la retournent et sortent toute la chair par cette ouverture.

 

Le 6 novembre, on leva le camp ; on se rendit à trois milles 0. i/4N. 0., en suivant toujours les bords du ruisseau, où les pâturages sont abondans. Une partie du camp resta, et ne nous rejoignit que le 8. Un marabout m’apprit que Mohammed-Sidy-Moctar était en route pour se rendre à son camp.

 

Les terrains qui environnent el-Hadjar sont partout de très bonne qualité, couverts d’une riche végétation. Le débordement périodique du ruisseau y dépose un limon qui les fertilise, et ils sont encore engraissés par le séjour des nombreux troupeaux que les pâturages y attirent. Cette terre vierge n’attend que la main du cultivateur pour produire en abondance toutes les plantes qu’on voudrait y cultiver. Mais on le proposerait en vain aux Maures, et l’éloignement de ce lieu ne permettra jamais aux Européens de s’y établir. A une demi -lieue de ses bords, la nature du terrain change ; le sol devient ferrugineux ; on ne voit de végétation que sur de petits îlots de sable jaune, fort dur, où les pluies font germer quelques graminées.

 

Le 9 novembre, plusieurs Maures vinrent me trouver pour que je leur indiquasse la manière de prendre le basilic : l’aîné des fils de la maison me dit que je ne devais la leur indiquer qu’après m’être fait donner un coussabe ; je répondis que, si j’étais assez heureux pour pouvoir rendre quelques services aux Maures, je le ferais pour l’amour de Dieu, et n’en retirerais jamais aucun paiement. Je rapporte ce fait pour faire voir combien ces peuples sont peu généreux.

 

J’ai dit plus haut que les fris de mon marabout ne me donnaient que rarement des leçons ; je ne négligeai pas pour cela de m’instruire ; je m’adressai aux autres marabouts, qui m’apprirent des versets du Coran par cœur; j’appris aussi par les mêmes à connaître les caractères arabes. Mais la nouvelle de la prochaine arrivée de leur père rendit mes hôtes plus attentifs; ils me donnèrent une planchette d’écolier, et matin et soir je fus soumis à chanter les louanges de Dieu et du prophète, à la lueur d’un petit feu.

 

Le 10, j’étais à faire bouillir un peu de lait pour mon déjeuner : deux hassanes qui venaient d’arriver au camp s’approchèrent de moi; l’un d’eux jeta un chiffon sale dans mon lait, puis fit semblant de gronder son camarade, comme pour me faire croire que ce n’était pas lui qui l’avait jeté, et qu’il prenait intérêt à moi. Ce trait et celui que je vais raconter donneront une idée du caractère de cette classe. Ces deux hommes se trouvaient encore au camp le 1 2, au moment où l’on se disposait à aller plus loin. Ils trouvèrent un malheureux haddad ( ouvrier en fer), et voulurent le forcer à leur donner un coussabe ; ce malheureux n’en avait pas pour lui-même, car il était nu : ils le frappèrent, lui firent des menaces, puis lui mirent une corde au cou, et l’attachèrent à un chameau pour l’emmener avec eux; mais au moment de partir, un marabout obtint sa grâce à force de prières.

Comme je demandais la cause de tant de cruauté, on me dit que c’est ainsi que les hassanes traitent les zénagues (tributaires), quand ils veulent leur extorquer quelque chose ; qu’ils leur font suivre leur chameau à la course, en les frappant impitoyablement, et qu’ils ne les lâchent qu’après en avoir obtenu ce qu’ils demandent.

 

Les ouvriers sont toujours des zénagues ; ils sont généralement méprisés des autres classes, et sans cesse exposés au pillage des hassanes. Quand ils ont gagné quelque chose par leur travail, ils le donnent à garder à un marabout, car ils ne pourraient le conserver chez eux. Ils sont ou cordonniers ou forgerons : les cordonniers font tous les ouvrages en cuir, sandales, porte -feuille s, selles, etc : les forgerons font les serrures, les entraves, les poignards, et généralement tous les ouvrages en fer; ils sont, de plus, orfèvres, et travaillent avec beaucoup d’adresse ; ils ont peu d’outils, et font des ouvrages étonnans. On leur fournit ordinairement le métal, et on leur donne en paiement du mil, du lait, ou de l’étoffe pour faire des vêtemens.

 

Il était huit heures lorsque le camp se mit en route. Nous fîmes six milles au N. N. 0., sur un terrain couvert de pierres ferrugineuses, et trois milles sur un sable jaune. L’arbre nommé balanites œgyptiaca y croît en abondance ; les nègres du Sénégal l’appellent soump. Les Maures ramassent le fruit de cet arbre ; et de l’amande qu’il renferme, ils font un sanglé qu’ils aiment beaucoup, parce qu’il est très -gras. Cette amande contient beaucoup d’huile ; quelques habitans du Sénégal en font pour leur consommation, quand l’huile d’olive est rare. J’en ai mangé à Saint-Louis, et l’ai trouvée passablement bonne ; je pense qu’elle pourrait être beaucoup meilleure, si l’on apportait plus de soin à la récolte du fruit et à la fabrication de l’huile. Si le gouvernement accordait des encouragemens à ce genre de culture, ce fruit pourrait devenir une branche de commerce importante. Cet arbre croît dans tous les terrains du Sénégal. Quand les habitans veulent en extraire l’huile, ils pilent les amandes dans un mortier -, lorsqu’elles sont réduites en pâte, ils font un trou au milieu : l’huile coule promptement et abondamment dans ce trou; ils la puisent à mesure, jusqu’à ce qu’il n’en vienne plus ; alors ils pressent la pâte dans les mains, et elle fournit encore beaucoup d’huile; mais elle est moins limpide que la première. Deux litres d’amandes donnent ordinairement une bouteille d’huile; on peut juger de la quantité qu’on en retirerait en employant un meilleur procédé.

 

Les nègres mangent la pulpe du fruit crue (le balanites aegyptica), ou cuite sous la cendre ; le tronc du balanite fournit un bois jaune, facile à travailler, et solide ; les Laobés (Nation errante répandue dans toute la partie occidentale de l’Afrique. Les Laobés sont charpentiers et brocanteurs : ce sont les Juifs de cette contrée.) en font des mortiers, des pilons, des baganes ( grandes sébiles), et divers autres ouvrages.

 

Le 6 novembre, je fus témoin d’une scène qui m’amusa beaucoup. J’aperçus hors du camp quantité de femmes qui poussaient des cris glapissans, et des enfans qui jetaient des pierres; je m’approchai par curiosité. Je vis une femme en pleurs, enveloppée dans ses vêtemens, et soutenue par ses amies : comme je m’informais du sujet de son affliction, je vis plus loin plusieurs hommes disputant à une foule de femmes la charge de deux bœufs porteurs ; trois esclaves armés de courroies rossaient les femmes qui s’approchaient des bœufs ; celles ci, avec des bâtons, ripostaient et renversaient les charges. Tandis que les hommes s’occupaient à les relever, elles en arrachaient ce qu’elles pouvaient, puis l’emportaient en chantant vers le camp, comme un trophée de leur victoire. Cette lutte dura plus de deux heures, et le bagage était sensiblement diminué, lorsque la femme et la fille du grand marabout s’en mêlèrent : elles s’assirent sur le reste du bagage, et les deux partis commencèrent s’entendre.

 

La belle éplorée était née dans ce camp, et était mariée depuis quelque temps à un marabout d’un camp éloigné ; désirant voir ses parens, elle avait engagé son mari à l’accompagner à leur camp. Quelques jours après leur arrivée, le mari voulut repartir, mais à la prière de sa femme, il retarda son départ : cependant ses affaires l’appelant, il s’était décidé à se mettre en route, lorsque sa femme, voulant le retenir encore, lui suscita une querelle, le frappa même, et attroupa les femmes du camp contre lui. Celles-ci, comme des furies, s’acharnèrent sur le mari, qui fut secouru par quelques-uns de ses amis : mais lorsqu’ils voulaient relever les effets que les femmes jetaient par terre, elles les poussaient, les tiraient par leurs vêtemens, les faisaient rouler avec les ballots ; quatre fois les bœufs furent déchargés et rechargés en ma présence. Trois vigoureux nègres, esclaves du mari, avaient beau fouetter les femmes par ordre de leur maître, ils ne purent venir à bout d’écarter la foule; ils reçurent eux-mêmes des coups de bâton; et les enfans, toujours amis du désordre, faisaient pleuvoir une grêle de pierres sur eux et sur les marabouts.

 

Enfin, la fille et la femme du grand marabout s’étant emparées du bagage, on capitula : elles furent priées de faire écarter la foule, et les marabouts promirent de ramener les effets au camp jusqu’au lendemain. Mais quand tout le monde se fut éloigné, ils chargèrent les bœufs, et s’en allèrent emportant tout au plus le quart de leurs effets. Dans la soirée, la femme se mit en route pour rejoindre son mari.

 

Les femmes mauresses ont beaucoup d’ascendant sur leurs maris, et souvent elles en abusent. La polygamie n’est pas en usage chez les Maures de cette partie de l’Afrique; leurs femmes ne souffriraient pas qu’ils eussent des concubines. Le roi lui-même n’a qu’une femme, comme ses sujets.

 

Le 20 novembre, un hassane vola les bœufs d’un marabout de notre camp, ce qui causa une grande rumeur ; tout le monde fut sur pied toute la soirée : deux amis de celui qui avait été volé partirent pour le camp du hassane, afin de réclamer les bœufs. On me dit que si le roi s’était trouvé là, le voleur aurait été sévèrement puni.

 

Le même soir, Mohammed Sidy Moctar arriva : je m’attendais à voir éclater la joie dans sa famille; je fus fort surpris qu’on n’allât pas même au-devant de lui. Il entra dans la tente, salua tout le monde : on lui rendit froidement son salut ; sa fille seule se leva, et lui posa respectueusement les mains sur la tête, sans aucune démonstration d’amitié.

 

Je n’ai jamais vu les Maures s’embrasser : un amant même n’embrasse pas sa maîtresse; il lui pose la main sur la bouche, puis la reporte à la sienne pour recueillir sans doute le baiser qu’elle y a déposé.

 

Le lendemain, les marabouts qui étaient allés réclamer les bœufs, revinrent sans les avoir obtenus.

 

Le 2 8 novembre, le grand marabout alla lui-même les réclamer, et les fit rendre ; mais il eut beaucoup de peine, et ce ne fut que le 6 décembre qu’il revint ; les bœufs arrivèrent peu de temps après lui.

 

Les Maures ont des lois très sévères contre le vol ; mais elles sont rarement exécutées. Si le voleur est pris en présence du roi, sa majesté peut, sans aucune forme de procès, lui faire appliquer cinquante ou 60 coups de fouet sur le dos ou lui faire couper les oreilles. La peine de mort est quelquefois infligée aux tributaires, mais jamais aux hassanes ni aux marabouts.

 

Suivant la loi de Mahomet, le voleur doit avoir le poignet coupé : mais tous ont intérêt à l’adoucir ; car si elle était rigoureusement exécutée, tous les Maures seraient manchots. Cette loi n’est pas applicable à ceux qui volent les chrétiens; au contraire, ils font une bonne action : aussi saisissent-ils toutes les occasions de les piller.

 

Le 1 o décembre, le camp se transporta à douze milles O. \/k N. O., et se trouva éloigné de trois milles E. du lac Aleg, où l’on alla chercher de l’eau pour les besoins du camp. Ce sont les femmes qui sont chargées de ce soin ; elles mettent les outres sur des ânes : elles partaient du camp à neuf heures et revenaient à une heure.

 

Le froid commençait à se faire sentir; le vent du nord soufflait avec force, et rendait les nuits très pénibles. Les Maures, dans cette saison, ont l’habitude de tendre le varroi : c’est une grande couverture faite de peaux d’agneau tannées, et cousues solidement ensemble ; ils la tendent dans leurs tentes sur des piquets, les côtés retombant à terre, de manière à les garantir de l’air pendant la nuit. Ils ont en outre des couvertures ou manteaux en laine, qu’ils achètent des marchands kounts qui les apportent de Ouâlet ou autres grandes villes de l’intérieur; ils s’enveloppent dans ces couvertures pendant la nuit, et même le jour lorsque le froid est vif. Les esclaves couchent

aussi sous le varroi, parterre, et n’ont d’autre couverture que la peau de mouton qui leur sert de vêtement.

 

Le 11, je vis tuer un bœuf. Des esclaves lui lièrent les quatre pieds, et l’abattirent, puis lui plantèrent un piquet à travers la peau de la gorge pour l’empêcher de remuer la tête ; un marabout le saigna, et les esclaves le dépouillèrent. La viande, coupée en tranches étroites, fut exposée sur des traverses en bois soutenues par quatre piquets, pour la faire sécher. On fit un entourage d’épines pour en écarter les chiens, et on la couvrit de nattes pour l’empêcher de se corrompre au soleil. Un esclave coucha auprès jusqu’à ce qu’elle fut séchée, et entretint la nuit un petit feu au-dessous pour chasser l’humidité. Cette viande ainsi séchée fut mise dans des sacs en cuir pour être conservée. Lorsqu’elle est bien préparée, elle peut se garder longtemps sans se corrompre et n’a pas de goût désagréable. Les Maures la mangent ordinairement sans autre préparation et sans la faire cuire. Les esclaves qui ont dépouillé le bœuf reçoivent le cou et quelques os; la tête est donnée aux haddads ; le reste des os est distribué en cadeaux.

 

Les Maures n’invitent jamais leurs amis, ni même leurs parens, à manger ils ont, ils la conservent pour eux. Quelquefois plusieurs se réunissent, fournissent chacun un bœuf qu’ils tuent l’un après l’autre, et mangent la viande en commun, comme je l’ai déjà dit pour les jeunes gens qui tuent des moutons. C’est pour eux une sorte de carnaval, auquel ils donnent un nom qui signifie partie à manger de la viande.

 

Le 1 2 décembre, j’allai visiter le lac Aleg -, il était entouré de camps de marabouts ; c’est le rendez-vous ordinaire de tous ceux qui vont sur les bords du fleuve. Les environs sont entrecoupés de petits monticules couverts de pierres ferrugineuses. Le boscia integrifolia croît abondamment dans la plaine ; on en récolte le fruit qu’on mange cuit avec delà viande : les Maures le nomment izè. Les bords du lac sont couverts de mimosa y de zizyphus lotus et de nauclea africana. Sa largeur n’excède pas trois milles ; il s’étend du S. au N. et se termine en tournant au N. 0. ; son circuit peut être évalué à douze lieues. Il déborde périodiquement comme le fleuve, et inonde les terrains qui l’environnent à un mille au large; ces terrains sont très fertiles, et sont cultivés par les Maures après la retraite des eaux. Le lac est alimenté par le el-Hadjar, et par une infinité de ravins qui lui apportent les eaux des pluies dans la mauvaise saison.

 

L’époque de récolter la gomme était arrivée ; chacun s’occupait de ses préparatifs : je montrai le désir de me joindre à ceux qui devaient y aller, mais je ne pus en obtenir la permission. J’attribuai ce refus opiniâtre à leur défiance; car ils s’imaginent que les Européens cherchent à s’emparer de leur pays, qu’ils croient le meilleur et le plus beau du monde. Ne pouvant satisfaire le désir que j’avais d’observer moi-même la manière dont se fait cette récolte, je tâchai au moins de me procurer là-dessus des renseignemens positifs.

 

Le 13, les esclaves destinés à ce travail partirent sous la conduite de quelques marabouts; ce ne fut que les jours suivans que j’obtins de la femme de mon hôte les détails que je vais rapporter.

 

On a cru mal à propos jusqu’à ce jour qu’il se trouvait des forêts de gommiers dans le désert; cette erreur a été accréditée par tous les voyageurs qui ont écrit sur des renseignemens inexacts tirés des Maures, qui, pour élever leur pays, répondent toujours que tout s’y trouve en abondance. L’acacia qui fournit la gomme, croît isolément dans toutes les parties élevées du désert, jamais dans les terrains argileux ou d’alluvion, mais sur un sol sablonneux et sec ; il est très rare sur les bords du Sénégal. Ce n’est pas le mimosa gummifera des botanistes, que j’avais

appris à connaître sur nos établissemens ; ses feuilles, également pennées, ont les folioles plus larges, plus épaisses et d’un vert plus foncé : il se rapproche davantage, par son port et sa forme, de l’acacia cultivé en France.

 

Des puits creusés dans l’intérieur, où se fait ordinairement la récolte, donnent leur nom à la contrée où ils se trouvent; telle a été l’origine des noms qu’on a donnés aux forêts supposées. C’est près de ces puits que les marabouts s’établissent. Les esclaves coupent de la paille pour faire des cases : un même marabout surveille les esclaves de toute sa famille ou de plusieurs amis; il les réunit tous, souvent au nombre de quarante ou cinquante, sous la même case. Chaque

marabout envoie ce qu’il a d’esclaves disponibles; il s’y joint quelquefois des zénagues malheureux. Le propriétaire donne à chacun de ses esclaves une vache à lait pour le nourrir, une paire de sandales, et deux petits sacs en cuir. Le marabout surveillant emmène deux vaches et emporte un sac de mil pour sa provision.

 

Lorsqu’il se joint un zénague aux esclaves, il s’adresse à un marabout, qui lui fournit une vache et ce qui lui est nécessaire ; puis, à la fin de la récolte, il reçoit la moitié de la gomme qu’il a ramassée. Les zénagues ne sont admis à la récolte qu’à cette condition ; s’ils y allaient pour leur compte, ils seraient pillés par les hassanes. Chaque escouade est munie d’une poulie, d’une corde pour les puits, et d’un sac en cuir qui sert de seau pour tirer de l’eau. On m’a assuré que ces puits sont très profonds : les cordes que j’ai vues avaient de trente à quarante brasses de longueur. On

fixe la poulie à deux piquets plantés de chaque côté du puits et réunis à leur extrémité : le bout de la corde passé dedans est attaché au cou d’un âne, qui, chassé par un marabout, enlève le seau ; un autre reste pour le recevoir et le verser dans une auge en bois, où ils abreuvent leurs vaches. Ce sont les marabouts surveillans qui sont chargés de cette fonction. Les esclaves, chaque matin, remplissent d’eau l’un de leurs sacs de cuir, et, armés d’une grande perche fourchue, vont courir les champs en cherchant de la gomme : les gommiers étant tous épineux, la perche leur sert à détacher des branches élevées les boules qu’ils ne pourraient atteindre avec la main. A mesure qu’ils en ramassent, ils la mettent dans leur second sac de cuir. Ils passent ainsi la journée sans prendre d’autres alimens qu’un peu d’eau pour se désaltérer. Au coucher du soleil, ils reviennent à la case ; une femme prépare le sanglé pour le souper du marabout : une autre trait les vaches, et chacun boit le lait de celle qui est destinée à le nourrir. Lorsque la gomme est abondante, chaque personne en ramasse par jour environ six livres ; ce qui prouve que les gommiers sont isolés, et non réunis en forêts, comme ils le disent ; car alors ayant moins à courir, ils en ramasseraient davantage. Le marabout surveillant reçoit une rétribution qu’il prélève sur la gomme : les esclaves travaillent pendant cinq jours pour leur maître, et le sixième est au bénéfice du surveillant ; de cette manière, celui ci se trouve avoir la meilleure part de la récolte. Les Maures n’ont ni vases ni sacs pour emporter la gomme ; quand ils en ont une certaine quantité, les esclaves de chacun font un trou en terre, et y déposent celle qu’ils ont ramassée. Lorsque les trous sont pleins, on les recouvre de peaux de bœuf, de paille et de terre : on a soin, en recouvrant, d’imiter le sol qui est autour ; car si la cachette était découverte, la gomme serait

volée par d’autres Maures. Quand on change de lieu, on fait une marque, soit à un arbre, soit à une pierre des environs, et la récolte reste là jusqu’à ce qu’on la transporte aux escales pour la vendre ; alors elle est mise dans de grands sacs de cuir, et chargée sur des bœufs et des chameaux.

 

Les gommiers n’ont pas de propriétaires particuliers ; tous les marabouts ont le droit d’y envoyer

autant d’esclaves que bon leur semble, sans être assujettis à aucune formalité ni à payer aucune rétribution. Ce pourrait être, pour quelques-uns d’eux, une source de grandes richesses, s’ils entendaient mieux leurs intérêts ; mais par suite de leur indolence naturelle, non seulement ils ne cherchent pas à augmenter le nombre de leurs esclaves, mais encore ils négligent d’en envoyer autant qu’ils le pourraient à la récolte.

 

Leurs besoins sont très bornés ; un seul vêtement leur suffit.

 

Le 12, un jeune homme d’une tente voisine, ayant une maîtresse dans un camp de la tribu de Oulad Biéry, m’engagea à l’accompagner chez sa prétendue, avec quelques-uns de ses amis : ce camp était à un mille au N. du nôtre ; j’acceptai, car je recherchais toujours les occasions qui pouvaient me fournir quelque trait du caractère ou des usages de ce peuple. Je fus très bien reçu : toutes les femmes se réunirent autour de moi, m’entretinrent longtemps, me firent beaucoup de questions ; et comme notre conversation était assez gaie, elles me demandèrent si je voulais me marier ; sur ma réponse affirmative, elles m’engagèrent à choisir une femme parmi elles, et me pressèrent de leur dire à laquelle je donnerais la préférence. Je leur répondis que le choix m’embarrasserait trop; que je préférais les épouser toutes, car je les trouvais toutes également belles et aimables. Cette plaisanterie les amusa beaucoup ; elles parurent m’en savoir gré, et m’adressèrent même des remerciemens. M’étant aperçu de l’absence du marabout amoureux, je demandai où il était ; mais je ne pus le savoir : on me répondit simplement qu’il ne reviendrait qu’à la nuit. Plusieurs femmes étaient occupées à parer la fiancée ; elles venaient de lui mettre le henné, pour la rendre plus belle aux yeux de son amant.

 

Le henné, lawsonia inermis, croît abondamment dans l’intérieur ; les Mauresses pilent ses feuilles, qui procurent une couleur rouge pâle, en usage pour leur parure. Les feuilles étant pilées et réduites en pâte, cette pâte est appliquée sur la partie du corps que Ton veut colorer; on la préserve de faction de l’air en la couvrant, et on l’arrose souvent avec de l’eau, dans laquelle on a fait macérer de la fiente de chameau. La couleur est cinq à six heures à se fixer ; après ce temps, on enlève le marc, et la partie qui en a été recouverte reste teinte d’un très beau rouge. Elles se mettent le henné sur les ongles, sur les pieds et dans les mains, où elles se font toute sorte de dessins; je n’en ai jamais vu mettre à la ligure. Cette couleur reste un mois sans s’altérer, et ne s’efface qu’au bout de deux mois. C’est, chez les Maures, non seulement un très bel ornement, mais encore un usage consacré par la religion, pour les femmes qui se marient. Lorsqu’on a mis le henné à une femme, elle affecte de le faire voir ; elle a soin, en parlant, de faire remarquer ses mains et ses pieds, pour qu’on lui fasse compliment. Partout les femmes sont coquettes.

 

La parure des Mauresses ne consiste pas seulement dans le henné. Notre fiancée se fit aussi coiffer : ses cheveux, enduits d’une pommade faite avec du beurre, du girofle pilé et de l’eau, furent mis en tresses qui lui retombaient sur les épaules, et garnies de boules d’ambre, de corail et de verroteries de diverses couleurs. C’était la première fois que je voyais une Mauresse ainsi parée.

 

A la fin du jour, je cherchai l’amant ; un jeune Maure m’accompagna. Nous le rencontrâmes près du camp : je crus qu’il se rendrait directement chez sa future ; mais au contraire, il évita de passer devant sa tente, et alla chez un de ses amis. Je lui en témoignai mon étonnement ; il me dit qu’il évitait de voir ceux qui allaient devenir ses parens. Nous eûmes sur ce sujet une conversation très étendue ; en voici le résumé.

 

Lorsqu’un jeune homme devient amoureux d’une fille et qu’il veut l’épouser, il cherche en secret à obtenir son consentement. Dès qu’il en est assuré, il charge un marabout de négocier les conditions du mariage avec les parens de la fille; celui-ci convient des présens que devra faire le prétendu, du nombre de bœufs qu’il donnera à sa belle mère, etc. Quand les conditions sont réglées, le négociateur en instruit les autres marabouts, lorsqu’ils se réunissent à la prière et en présence de l’amant. Dès ce moment, il est privé pour toujours de voir le père et la mère de celle qui doit être son épouse ; il a grand soin de les éviter; ceux-ci, quand ils aperçoivent leur gendre futur, se couvrent la figure ; enfin, de part et d’autre, les liens de l’amitié semblent rompus : coutume bizarre dont j’ai en vain tâché de découvrir la source; on m’a toujours répondu : C’est l’usage.

 

Il serait pénible de penser qu’une alliance détruisît les sentimens d’amitié et d’estime entre les familles ; c’est ce dont je cherchai à m’assurer avec le plus grand soin. Je parlais quelquefois d’un gendre à son beau-père, et réciproquement : j’ai toujours remarqué que l’indifférence n’était que feinte; ils conservent les mêmes sentimens d’affection, et tâchent au contraire, dans la conversation, de rehausser le mérite l’un de l’autre.

 

Cet usage ne concerne pas seulement les parens ; mais quand l’amant est d’un camp étranger, il se cache à tous les habitans, excepté à quelques amis intimes, chez lesquels il lui est permis d’aller. On lui fait ordinairement une petite tente sous laquelle il se tient renfermé toute la journée ; et lorsqu’il est obligé de sortir ou de traverser le camp, il se couvre le visage.

Il ne peut voir sa future pendant le jour ; ce n’est que la nuit, quand tout le monde repose, qu’il se glisse dans la tente qu’elle habite, y passe la nuit avec elle, et ne s’en sépare qu’à la pointe du jour. Cette manière peu décente de faire l’amour dure un ou deux mois ; puis le mariage est célébré par un marabout. La mère de la mariée donne une fête ; elle tue un bœuf, si elle en a les moyens ; puis fait faire beaucoup de couscous et de sanglé pour régaler les convives, qui sont toujours nombreux. Les femmes se réunissent autour de la jeune épouse, chantent ses louanges, et se divertissent toute la journée. Je ne les ai jamais vues danser.

 

Les hassanes ne s’assujettissent pas à l’usage de se cacher des parens; ils continuent de se voir après comme avant le mariage. Leurs fêtes sont aussi plus gaies et plus brillantes; ils y admettent les guéhués. Enfin, quels que soient les usages dans l’une ou l’autre classe, la femme y est soumise, comme son mari, envers les parens de ce dernier.

 

Lorsque le mariage est célébré, si le mari possède un chameau, il peut emmener de suite sa femme : alors sa belle-mère se charge de l’équipement de la monture; elle fournit le berceau et le tapis qui le recouvre; elle pare sa fille de ses plus beaux ornemens, lui donne une natte pour se coucher, et une couverture en peau de mouton; le mari conduit le chameau, et se tient la figure cachée jusqu’à ce qu’il soit hors du camp. S’il n’a point de chameau, il laisse son épouse dans le camp jusqu’à ce qu’il en ait acquis un; car ce serait un grand déshonneur pour une femme de se rendre au camp de son mari montée sur un bœuf. Quelquefois il se fixe dans le camp de sa femme; alors il fait venir ses troupeaux, devient habitant du camp, et cesse de se cacher.

 

Il arrive souvent que les époux ne peuvent s’accorder ensemble, ou désirent de se séparer : alors l’un d’eux suscite une querelle à l’autre, et ils se quittent sans avoir recours aux marabouts qui les ont unis. Celui qui veut rompre, fait un cadeau à l’autre. Quand il y a des enfans, les garçons suivent le père, les filles restent avec la mère ; si elle est enceinte, et que, lors de l’accouchement, il naisse un garçon, il est envoyé à son père, qui le fait allaiter par une femme zénague.

 

Si le mari vient à mourir, la femme prend le deuil, et le porte quatre mois et dix jours ; pendant tout ce temps, elle se couvre de ses plus mauvais vêtemens, ne reçoit sous sa tente que ses plus proches parens, et ne sort que le visage couvert. Le mari ne porte point le deuil de sa femme, et peut se remarier dès le lendemain, si cela lui plaît. Voici comment se règlent les successions.

 

A la mort d’un homme, sa femme reçoit le quart de son héritage ; la mère du défunt retire le dixième des trois autres quarts, ensuite le père prend encore le quart du reste : la part des enfans, ainsi réduite de moitié, est partagée de manière que la part de chaque garçon soit double de celle de chaque fille. Si le mari succède, il prend la moitié de la succession de sa femme, et l’autre moitié est partagée entre les aïeuls et les petits-enfans dans les proportions ci-dessus. Si les deux époux meurent sans enfans, la succession retourne aux ascendans ; les collatéraux n’héritent jamais.

 

Après la mort de l’un des époux, les enfans sont confiés à un oncle du défunt, qui en prend soin jusqu’à l’âge de 18 ans, âge auquel ils deviennent majeurs ; jusque-là, leurs bœufs sont déposés chez leurs aïeuls. Ceux qui sont encore à la mamelle, sont mis chez les zénagues jusqu’à l’âge de deux ans, puis reviennent chez leur oncle.

 

Les Maures ne s’affligent de la mort de personne; ils trouveraient au contraire très mauvais qu’on pleurât sur le défunt, dans la persuasion que son ame monte droit au ciel. On lui rase tout le corps, à l’exception de la barbe ; on l’ensevelit dans un linceul blanc, après l’avoir lavé exactement; puis on le laisse exposé sous sa tente pendant quatre jours, durant lesquels les marabouts se réunissent près de lui, et chantent le Coran.

 

Si les parens du défunt sont riches, ils tuent un bœuf pour régaler les chanteurs; s’ils sont pauvres, ils leur donnent seulement du sanglé chaque soir. Le cinquième jour, on fait une fosse de deux pieds et demi de profondeur ; on met le corps dedans, couché sur le côté et la face tournée du côté de la Mecque. On garnit d’épines le dessus de la fosse pour en écarter les bêtes

féroces. Si le défunt est d’un rang distingué, on tapisse de nattes le dedans de la fosse. Le tombeau recouvert, on y place une inscription; les marabouts font le salam, puis s’en retournent au camp.

 

Les hassanes et les zénagues n’enterrent pas eux-mêmes leurs morts ; ils ont recours aux marabouts, qui se chargent de les inhumer moyennant une légère rétribution. Les femmes n’assistent jamais à l’enterrement des hommes, et réciproquement.

 

Lorsqu’il naît un enfant, on lui frotte tout le corps avec du beurre frais; on en fait prendre à l’accouchée ; on en frotte aussi sa figure, et on ne la nourrit que de viande jusqu’à son entier rétablissement. Le mari a soin de s’absenter lors des couches de sa femme; car dès qu’elle ressent les premières douleurs, elle pousse des cris horribles, et adresse à son mari les injures les plus grossières et les plus indécentes : c’est encore un usage. Quand l’enfant a acquis un peu de force, on attache une pagne par les quatre coins, en forme de hamac, pour lui servir de lit et de berceau.

C’est ordinairement la mère qui allaite son enfant.

 

Le pays des Braknas est situé à environ 60 lieues E. NE de Saint-Louis; il a pour limites, au S. le fleuve du Sénégal, à l’E. le pays des Douiches, au NE celui des Kounts (Tagant ?), au N. la tribu de Oulad Lême (W. Dulaym), à laquelle s’est réunie une autre tribu voisine : elles forment à elles deux un corps de nation redouté, à cause des brigandages qu elles exercent ; elles ne suivent pas la religion mahométane. La tribu des Labôs 1 se trouve au NE, et à l’O. les Trarzas.

 

Ce royaume est formé de plusieurs tribus, les unes de hassanes, les autres de marabouts. Les principales sont : ( Hassanes ), Oulad-Sïlii, Oulad-Aly, Oalacl Hamet, Oalacl- Makliso, Oulad-Abdallali, Oalad-Baccar, Ouhd-Pis-nem-Nematema; (Marabouts), Dhiédhiébe-Touaryk, Oulad-Tandora et Oulad-Biéry-Togatt.

 

Chacune de ces tribus a son chef particulier et indépendant. Hamet-Dou est reconnu roi par le gouvernement français; c’est à lui que on paie les coutumes pour favoriser la traite de la gomme : il reçoit celles que paient les navires traitans ; mais les marchandises qui en proviennent sont partagées entre tous les chefs et princes, et ceux-ci les distribuent ensuite à leurs sujets. Les marabouts ne reçoivent rien des princes. Ces tribus se font souvent la guerre entre elles, et peuvent l’entreprendre sans le consentement du roi. La couronne n’est héréditaire qu’autant que le roi laisse en mourant un fils majeur: s’il meurt sans enfans, ou même s’il ne laisse que des fils mineurs, la couronne revient à son frère, qui la conserve jusqu’à sa mort; alors, s’il y,a eu des fils mineurs du roi précédent, l’aîné rentre dans ses droits, et reprend la couronne de son père. La population des Braknas n’est pas très nombreuse; elle se divise en cinq classes déjà nommées : les hassanes, les marabouts, les zénagues, les laratines et les esclaves.

 

Les hassanes sont regardés comme les premiers du pays. Ce sont eux qui font la guerre : leurs armées se composent d’eux et de leurs esclaves ; les zénagues s’y joignent aussi par l’appât du pillage. La même cause y attire quelquefois le commun du peuple, c’est-à-dire, les hassanes pauvres; mais ils y vont toujours volontairement, car les princes n’ont pas le droit de forcer les hommes libres de les suivre à la guerre.

 

Lorsqu’un chef de tribu est dur ou injuste envers ses sujets, ou même peu généreux, chacun est libre d’enlever ses troupeaux et d’aller se joindre à telle autre tribu qu’il lui plaît : aussi rien de moins régulier que la population d’une tribu; elle augmente ou diminue suivant le caractère et la générosité de son chef; celle du roi même n’est pas exempte de désertion.

 

Lorsque les Maures ont la guerre entre eux, ils ne font pas de prisonniers ; si quelques-uns de leurs ennemis tombent entre leurs mains, ils les mettent à mort sur-le-champ; les dépouilles du vaincu appartiennent au vainqueur. Ils ne se battent qu’en tirailleurs, et n’attaquent que par surprise. Les chefs de tribu se battent comme leurs soldats. Cependant on m’a dit que quand Hamet-Dou va à la guerre, il se fait toujours accompagner d’un de ses ministres, qui a soin de le retenir à une distance respectueuse par son coussabe, qui, ajoute-t-on, n’a jamais été déchiré : c’est peut-être une calomnie. Ce sont toujours les hassanes qui font des descentes chez les nègres pour les piller et faire des esclaves ; rarement les zénagues les accompagnent. Ils sont hautains et fiers : ils traitent inhumainement leurs malheureux tributaires, et les méprisent au point que la plus grande insulte qu’on puisse faire à un hassane, c’est de l’appeler zénague. Les hassanes sont paresseux, menteurs, voleurs, gourmands, envieux, superstitieux ; enfin ils réunissent toutes les mauvaises qualités. Un hassane qui possède un cheval, un fusil et un coussabe, se regarde comme le plus heureux des hommes.

 

La saleté chez eux paraît être une vertu. Les hommes sont couverts de vermine, et ne se nettoient jamais. Les femmes sont dégoûtantes : continuellement étendues sur leur lit, les cheveux oints d’une couche de beurre que la chaleur fait fondre et ruisseler sur leur visage et sur tout leur corps, elles exhalent une odeur infecte, capable d’incommoder un Européen. La paresse est poussée encore plus loin chez elles que chez les hommes : elles ne se lèvent même pas pour prendre leurs repas; elles s’appuient sur les deux coudes pour recevoir le lait que leur présente l’esclave, et lui rendent la calebasse lorsqu’elles ont bu.

 

Le commerce des Braknas est entre les mains des marabouts. Ce sont eux qui récoltent toute la gomme, sans payer aucun droit; lorsqu’ils l’ont livrée aux Européens, ils vont dans les pays éloignés vendre les fusils et les guinées qu’elle leur a produits. Ils s’arrêtent souvent à Adrar, à sept journées N. du lac Aleg : cette ville donne son nom à un petit royaume ; elle est habitée par des marabouts qui ne s’occupent que de culture et élèvent de nombreux troupeaux. Le pays fournit beaucoup de dattes ; leurs champs sont entourés de dattiers. Ils ne vivent pas sous des tentes comme les Braknas ; ils ont des maisons construites en terre surmontées de terrasses, et qui n’ont que le rez-de-chaussée. Ces marabouts changent leurs dattes et leur mil contre la guinée et les fusils des Braknas : la guinée leur sert à faire des vêtemens; ils ne cultivent pas le coton. Ils ont beaucoup d’esclaves, qu’ils emploient à la culture du riz et du mil et à garder leurs troupeaux. Les pâturages sont peu abondans autour de la ville; ils sont obligés d’envoyer paître leurs bestiaux fort loin : on dit que les esclaves qui les gardent sont souvent un mois ou deux absens. Cette nation est paisible; elle ne prend les armes que pour défendre son pays contre les rapines de ses voisins. C’est pendant la saison des pluies que les Braknas entreprennent ce voyage ; ils traversent, pour y arriver, un désert de quatre jours de marche. Ces détails m’ont été fournis par des marabouts qui ont visité plusieurs fois ce pays. Je me proposais de les accompagner le printemps suivant, si j’étais resté parmi eux.

 

Les marabouts braknas sont aussi paresseux que les hassanes ; ils ne font d’autre exercice que d’aller à la mosquée, et leur seule distraction est la lecture du Coran. Quelquefois ils font la conversation, couchés sur le sable, et s’endorment en causant religion ou politique.

 

De toutes les classes des Maures, les marabouts sont ceux qui donnent le moins et demandent le plus. Leur qualité de prêtres les faisant considérer comme les dipensateurs de la grâce, on ne les refuse jamais, dans la persuasion où sont les autres Maures de gagner le ciel par ces libéralités. Ce n’est pas seulement aux hassanes qu’ils adressent leurs demandes ; ils s’obsèdent aussi entre eux : mais c’est surtout envers les zénagues.

 

Cette classe, méprisée de toutes les autres, est harcelée par toutes : si les marabouts ne les maltraitent pas comme le font les hassanes, ils les menacent des foudres de la religion et du feu éternel ; ainsi le malheureux tributaire, dans l’espoir d’une autre vie plus heureuse, se dépouille pour satisfaire la cupidité de ses insatiables maîtres. Ceux des marabouts qui n’ont pas d’esclaves pour ramasser la gomme, trop paresseux pour se liver eux-mêmes au travail, resteraient sans vêtemens, si les zénagues ne leur fournissaient les moyens d’en acheter; c’est encore de ces malheureux qu’ils obtiennent un sac de beurre qu’ils vont vendre aux escales pour de la guinée. On pensera peut-être qu’ils savent reconnaître tant de bienfaits, et apprécier les privations que s’impose le crédule zénague pour les satisfaire : non, l’ingratitude est encore un de leurs vices ; à peine ont -ils obtenu ce qu’ils désirent, qu’ils décrient leur bienfaiteur, le maudissent, et le vouent au feu éternel.

 

Quelques-uns des plus misérables, qui n’ont aucun moyen d’existence, se fixent dans les camps

zénagues pour instruire les enfans ; outre leur nourriture, ils reçoivent comme paiement des moutons, du beurre, des cuirs tannés, ou de l’étoffe pour faire une tente.

 

Les marabouts ne sont pas plus susceptibles d’amitié que de reconnaissance. Un jour que je témoignais à Mohammed-Sidy-Moctar le désir d’aller voir son gendre, il voulut m’en détourner, en me disant qu’il n’était pas bon.

 

« S’il était bon, me dit-il, il vous aurait donné un bœuf, quand vous êtes allé le voir la première fois, et il ne vous a pas même donné un coussabe : il ne me donne jamais rien ; je ne l’aime pas. »

 

Je lui demandai s’il aimait Hamet Dou, qui lui avait fait des cadeaux en ma présence :

 

« Ah ! dit-il, Hamet-Dou est riche, etc. »

 

Je me souviens qu’en quittant le camp du roi, je donnai une pagne à l’esclave qui avait eu soin de me fournir du sanglé : mon marabout, qui s’en aperçut, lui ôta la pagne en la grondant sévèrement. J’insistai pour que ce cadeau lui fût rendu ; mais il ne céda pas, me gronda à mon tour, et me dit de me souvenir qu’un marabout ne doit jamais donner, et toujours recevoir. Il remit le pagne à mon guide, pour la joindre à mes autres effets. Ce trait peint bien leur caractère.

 

S’ils sont ingrats, ils ne sont pas moins inhumains Ils traitent leurs esclaves avec barbarie ; ils ne leur donnent que des noms insultans, les frappent, exigent d’eux beaucoup de travail, ne leur fournissent que trèspeu de nourriture, et, pour tout vêtement, une peau de mouton. Je me récriais quelquefois sur la dureté avec laquelle on commandait à ces malheureux; on me répondait :

 

« Ce sont des esclaves, des infidèles ; vous voyez qu’ils ne prient jamais ; ils ne connaissent ni

Dieu ni le prophète. »

 

J’en ai vu cependant qui faisaient régulièrement la prière, et qui n’étaient pas mieux traités ; cela n’empêchait pas qu’on ne ne les appelât du nom flétrissant d’esclave.

 

Les fonctions que remplissent les marabouts les rendent plus dissimulés que les hassanes : ils se montrent moins cruels et plus hospitaliers ; mais j’ai eu mille occasions de reconnaître que c’est toujours avec humeur qu’ils reçoivent les étrangers, et que la crainte des représailles ou du pillage, plus que l’humanité, les porte à en agir bien avec eux.

 

Un voyageur européen qui ne prendrait pas le parti de feindre, comme je l’ai fait, s’il échappait à la fureur fanatique des hassanes, ne serait peut-être pas assassiné par les marabouts ; mais ils lui interdiraient l’entrée des tentes, et ne lui accorderaient aucun secours ; ou s’ils lui donnaient un peu de lait pour l’empêcher de mourir de faim, ce serait dans l’espoir d’en tirer une riche rançon. Si un chrétien tombait entre les mains des hassanes ou des zénagues, il n’est sorte de tourmens auxquels il ne fût exposé.

 

Les marabouts s’éloignent moins des bords du fleuve que les hassanes ; ils lèvent le camp moins

souvent ; ils ne changent de place que pour se procurer des pâturages.

 

Les zénagues ou tributaires sont les plus malheureux des Maures : ce sont les serfs des hassanes ; ces derniers en ont tous, plus ou moins. Ils exigent d’eux des contributions annuelles, qui consistent ordinairement, pour chaque zénague, en un matar de mil ( le quart d’une barrique ), une calebasse de beurre, quelques peaux de mouton tannées, et une laize d’étoffe pour tente, ou une vache et une calebasse de beurre. Le tributaire paie exactement son maître ; mais celui-ci, injuste et exigeant, demande toujours plus qu’il ne lui est dû, et fait endurer au malheureux les tourmens les plus atroces pour lui extorquer ce qu’il veut. On a vu plus haut comment il est traîné à la queue d’un chameau. La cruauté va plus loin encore : si, après lui avoir fait souffrir les plus grands tourmens, il ne peut rien obtenir, souvent le barbare le poignarde. Ils ne sont nulle part à l’abri des persécutions : les hassanes les poursuivent jusque dans leurs camps ; ils vont s’y établir pour plusieurs jours, et se font nourrir comme ils le veulent.

 

Les zénagues ont peu de bœufs, mais de nombreux troupeaux de moutons et de chèvres, qui leur produisent beaucoup de lait avec lequel il font du beurre, qu’ils vont échanger aux escales contre de la guinée. On leur permet la possession de quelques esclaves, qu’ils emploient à la culture et à garder leurs troupeaux ; mais ils ne peuvent pas les envoyer à la récolte de la gomme; les hassanes les leur voleraient. Ils s’écartent peu du fleuve, et campent toujours au milieu d’un bois épais, pour se soustraire autant que possible aux visites importunes des hassanes et des voyageurs. Ils préfèrent habiter les pays marécageux, parce que leurs troupeaux y trouvent une nourriture plus abondante. Ils ont beaucoup de lait ; mais il est désagréable à boire, à cause du goût qu’il retient des herbes fortes que mangent les brebis et les chèvres ; il est si mauvais, que quand les hassanes et les marabouts passent chez eux, ils n’en boivent qu’avec répugnance et quand ils ne peuvent s’en procurer d’autre.

 

Aussitôt après la retraite des eaux, ils descendent vers le fleuve pour semer le mil ; ils travaillent à leurs champs avec leurs esclaves.

 

Les femmes zénagues, laborieuses par besoin, filent et tissent le poil de mouton et de chameau, pour faire des tentes, ce sont elles aussi qui les cousent. Elles tannent le cuir, font les varrois, en un mot tous les ouvrages, excepté ceux en fer. Voici leur manière de tanner : si c’est un cuir de bœuf, elles le coupent par le milieu ; elles font un trou en terre, le garnissent de bouse de vache ; elles mouillent le cuir et le frottent avec de la cendre, le mettent dans la fosse, le recouvrent exactement de cendre ; après avoir versé de l’eau sur la cendre jusqu’à ce qu’elle soit bien délayée, elles ferment la fosse avec une couche de bouse de vache. On laisse le cuir ainsi pendant six ou huit jours, au bout de ce temps, on le racle avec un couteau pour enlever le poil, puis on le lave bien, afin d’en ôter toute la cendre. Quand il est nettoyé, on le met dans une grande calebasse avec l’écorce de boscia et de la graine de mimosa (la même qui est connue dans le commerce sous le nom de babeh, et au Sénégal sous celui de nem-nem), avec l’attention de bien le frotter et le mêler ; on verse de l’eau dessus jusqu’à ce qu’il trempe bien, et on le laisse dans cette calebasse pendant quatre jours au plus; puis on le retire pour le racler de nouveau, afin d’ôter le poil qui pourrait être resté à la première opération. Lorsqu’il est bien nettoyé, on le remet dans la même calebasse, en augmentant la quantité de graine réduite en poudre, et mouillant toujours convenablement. Quatre jours suffisent pour achever de le tanner parfaitement. Alors on le lave bien, et on l’écharne avec des coquilles tranchantes, que les Maures se procurent sur les bords de la mer. Les peaux de chèvre et de mouton se tannent de la même manière, mais beaucoup plus promptement, étant moins épaisses. Le cuir tanné de cette manière a exactement la même couleur que le nôtre, et est d’un bon usage. Ils l’emploient ordinairement sans autre apprêt ; mais lorsque l’usage auquel ils le destinent exige une grande souplesse, ils le graissent avec du beurre avant de s’en servir.

 

Les femmes font aussi du savon avec du suif de bœuf et de la lessive : ce savon est très mauvais, blanchit mal, et communique une odeur très désagréable au linge.

 

Quand un tributaire a trop à souffrir avec son maître, il peut s’en donner un autre. Il conduit ses troupeaux et tout ce qu’il possède, chez celui auquel il veut se donner, et tâche de lui couper une oreille s’il le trouve endormi, ou de tuer son cheval : dès ce moment, il est le tributaire de ce nouveau maître, qui a sur lui d’immenses droits, tandis que son ancien maître perd tous les siens.

 

Mais si le fugitif est repris avant qu’il ait pu couper l’oreille ou tuer le cheval, il est fouetté, dépouillé de tout ce qu’il possède, et chassé sans miséricorde. Alors il devient extrêmement malheureux : rarement on lui accorde l’hospitalité ; sa vie n’est plus qu’une longue angoisse ; souvent il succombe sous le poids de sa misère, sans qu’aucun de ses semblables daigne jeter sur lui un regard de pitié. J’en ai vu un dans le camp où j’étais; il était absolument nu : il vint demander l’aumône et l’hospitalité; mais loin d’obtenir le moindre rafraîchissement ou même le moindre signe de pitié, on le chassa en le frappant inhumainement, et l’on excita tous les chiens du camp à sa poursuite. Que devint ce malheureux, et sur quoi reposait une telle cruauté? Parce qu’il avait voulu changer d’oppresseur, avait-il pour cela perdu la qualité d’homme? Avec quel plaisir je me serais privé de mon souper pour le lui offrir! mais ses impitoyables compatriotes

ne me laissèrent pas cette satisfaction.

 

On m’a dit que, dans les temps de disette, les zénagues mangent les sauterelles, après les avoir fait sécher simplement au soleil : mais je crois que c’est un conte que l’on m’a fait pour rabaisser cette race à mes yeux; car, cultivant le mil et nourrissant des troupeaux, ils vivent généralement mieux que les autres tribus, et, en temps de disette, ils doivent moins souffrir que les classes fainéantes. D’ailleurs, dans le cours de mes voyages, quoique j’aie vu des peuplades bien misérables, je n’ai jamais vu nulle part les Maures manger des sauterelles.

 

Les haddads (ouvriers en fer) sont de cette classe, et peut-être plus malheureux encore que ceux qui se livrent à la culture et au soin des troupeaux. Ils ne peuvent habiter de camp particulier ; les hassanes les pilleraient; ils sont obligés, pour se soustraire à la rapacité, de se tenir dans les camps des marabouts, et de les faire dépositaires de ce qu’ils possèdent.

 

Malgré tous mes efforts, je n’ai rien pu découvrir sur l’origine de cette race, ni savoir comment elle avait été réduite à payer tribut à d’autres Maures : lorsque j’adressais des questions à ce sujet, on me répondait que Dieu le voulait ainsi ; que c’étaient des infidèles qui faisaient rarement le salam. Seraient-ce les restes de tribus vaincues, et comment ne s’en conserverait-il aucune tradition parmi eux? Je ne puis le croire; car les Maures, fiers de leur origine, n’oublient jamais les noms de ceux qui ont illustré leurs familles; et les zénagues, formant da partie majeure de la population, et étant d’ailleurs exercés à la guerre, se soulèveraient sous la conduite d’un descendant de leurs anciens chefs, et secoueraient le joug de la servitude, en exterminant leurs oppresseurs. Ils le pourraient; ils sont assez nombreux.

 

La quatrième classe de la population se compose des enfans nés d’un Maure et d’une esclave noire; on les nomme laratines.

Quoique esclaves par leur naissance, ils ne sont jamais vendus; ils ont des camps particuliers, sont traités à peu près comme les zénagues, et assujettis aux travaux.

 

Les Haratines fils de hassanes sont guerriers; ceux qui sont fils de marabouts reçoivent de l’instruction, et embrassent la profession de leur père. Fiers du privilège attaché à leur naissance, ils sont peu soumis à leurs maîtres ; ce n’est que par la force que ceux-ci peuvent les contraindre à leur payer la rétribution qui leur est due. Ils ne possèdent que peu de bestiaux; car, dans la crainte qu’ils s’affranchissent s’ils devenaient riches, on ne leur permet pas d’augmenter leurs troupeaux. Ce sont eux et les zénagues qui prennent soin des troupeaux de bœufs et de chameaux que les hassanes font garder hors de leur camp.

 

Les esclaves forment la cinquième classe, et sont tous nègres. Ils sont chargés de tous les travaux du camp, du soin des troupeaux, de la provision d’eau et de bois, et de la culture des champs. Les femmes pilent le mil, préparent les alimens, servent leurs maîtresses, abreuvent les veaux, vont chercher de feau, et, chez les marabouts, vont à la récolte du haze et de la gomme. En voyage, les esclaves portent sur leur tête ce qui ne peut être chargé sur les bœufs. Ils sont, comme je l’ai déjà dit, mal traités, mal nourris, et fouettés au moindre caprice du maître, sans même avoir commis la plus légère faute. Rarement on les appelle par leur nom, mais par celui d’esclave. En un mot, il n’est sorte de vexations qu’on ne leur fasse endurer.

 

Les Maures quittent les bords du fleuve au commencement de la mauvaise saison, c’est-à-dire, au commencement d’août; car, outre que les inondations les incommoderaient beaucoup, ils y seraient exposés à toutes les maladies qu’elles occasionnent, et leurs troupeaux seraient dévorés par les moustiques. Ils vont dans le NE, sur les confins du grand désert, où ils trouvent des pâturages abondans, un climat sain et exempt des incommodités qu’ils auraient à redouter aux environs des marécages. Ils s’en rapprochent à la retraite des eaux, et y passent tout le temps compris entre les mois de mars et d’août.

 

Le costume des Maures consiste, pour les riches, en un drâh, tunique de guinée qui leur descend aux jarrets, et dont les manches, aussi larges que le corps, tombent jusqu’à terre. Une culotte faite de dix coudées de guinée les couvre depuis la ceinture jusqu’aux genoux: une pagne complète le vêtement; ils la mettent par-dessus la tunique, et quelquefois sur leur tête, en turban ; ils portent rarement des sandales. Ceux qui n’ont pas les moyens d’acheter une tunique, portent simplement un coussabe fait de cinq coudées de guinée. On nomme coussabe une pièce d’étoffe de deux aunes de long sur trois quarts au moins de large, pliée en deux, et les laizes cousues ensemble, en laissant par le haut des ouvertures pour passer les bras ; on en fait une autre au milieu de l’étoffe pour passer la tête. C’est une chemise sans col et sans manches.

 

Les Maures se rasent toutes les parties poilues du corps, excepté la barbe, qu’ils laissent croître, et pour laquelle ils ont une grande vénération. Une belle barbe est la plus belle parure d’un musulman.

 

Les femmes ont pour vêtement une demi-pièce de guinée ( environ sept aunes ), dans laquelle elles s’enveloppent à triple tour. Dans l’un des bouts, avec le tiers environ de l’étoffe, on pratique une sorte de coussabe, ouvert d’un côté, en repliant l’étoffe sur elle-même, et cousant les lisières à deux endroits, de manière à former trois ouvertures, une pour la tête et deux pour les bras. On voit que les ouvertures ne sont pas sur le côté comme aux coussabes des hommes ; mais l’étoffe retombe de chaque côté en se drapant, et ne gêne point les mouvemens : à l’endroit de la couture, sur chaque épaule, se trouve une agrafe d’argent, qui sert à soutenir le second tour de l’étoffe ; le troisième leur passe sur la tête, et leur sert de coiffure. Pendant le deuil, ou en présence des étrangers, des chrétiens surtout, elles se l’entortillent autour de la tête, de manière qu’on ne leur voie que les yeux. Ce vêtement se nomme malafé : jamais elles n’en ont de rechange ; elles le portent deux ou trois mois sans le laver, et sont souvent deux ans sans pouvoir le renouveler.

 

Elles ont de beaux cheveux, qu’elles réunissent en tresses sur leur tête, en forme d’ovale ; deux! petites tresses, se joignant au-dessous de chaque oreille, sont garnies de verroteries, et leur tombent de chaque côté de la tête. Quelques-unes placent à côté deux autres tresses plus longues, auxquelles elles suspendent un collier mélangé d’ambre, de corail et de verroteries, qui leur tombe sur la poitrine ; d’autres enfin multiplient les tresses à l’infini, en les garnissant toujours d’ornemens. Celles qui ne suspendent pas leur collier à leurs cheveux, l’attachent aux agrafes de leur vêtement; elles n’ont pas l’habitude de le porter autour du cou. Une bande de guinée, de cinq pieds de long sur cinq à six pouces de large, complète leur coiffure; elles s’en enveloppent la tête à plusieurs tours. Tous les jours elles se graissent les cheveux avec du beurre ; cet usage conserve très bien les cheveux, mais leur communique une odeur de rance insupportable,

 

Les jeunes filles ont une grande boucle en or au bas de chaque oreille, et quatre autres à la partie supérieure, que leur poids force à se renverser. Les femmes de vingt-quatre ans n’en mettent plus qu’une petite en haut.

 

Les enfans vont tout nus jusqu’à l’âge de douze ou quatorze ans; on leur rase la tête, en y faisant des dessins, ou laissant des touffes de cheveux ; souvent ils n’ont que la moitié de la tête rasée. A 12 ans, on laisse croître les cheveux des filles, et à 18 on rase totalement la tête des garçons. L’opinion de quelques voyageurs, accréditée au Sénégal par des récits populaires sur la manière de couper les cheveux aux jeunes gens, en leur laissant plusieurs touffes que l’on retranche à mesure qu’ils se distinguent par quelque action d’éclat, est absolument fausse, au moins chez les Braknas.

 

J’ai eu plusieurs occasions de me convaincre que ces touffes de cheveux sont de pure fantaisie, et que le nombre dépend de la volonté de celui qui rase ou de celle du jeune homme.

C’est une mode qui varie suivant le goût de chacun ; il est rare de voir deux têtes rasées de la même manière, excepté chez les hommes au-dessus de l’âge de 18 ans, qui se la tondent entièrement.

 

J’ai déjà dit que les femmes mauresses ont beaucoup d’ascendant sur leurs maris; je le répète ici, pour détruire une erreur dans laquelle M. Durand est tombé, et qu’il a pu transmettre à ses lecteurs. Le mari n’a d’autre autorité sur sa femme que celle que lui donne une raison plus éclairée; je dirai même que les Mauresses conservent plus d’empire sur leurs maris que nos dames françaises. Rarement elles les servent; il faudrait qu’elles n’eussent pas d’esclaves; et encore j’ai toujours vu que, dans ce cas, une voisine prêtait une femme pour piler le mil et faire le sanglé. J’excepte les femmes zénagues; mais si celles-ci servent leurs maris, c’est quand leurs esclaves sont occupées, et d’ailleurs elles travaillent ordinairement. M. Durand dit encore que les femmes ne sont jamais admises aux repas de leurs époux : j’ai été témoin du contraire; je les ai vues manger avec leurs fils et leur mari; rarement, à la vérité, mais j’ai remarqué que cela dépendait de l’usage qu’ont les femmes de ne boire que du lait, qu’on leur sert dans de petites calebasses.

 

Il est encore inexact de prétendre que la mère porte respect à son fils, et que le père et la mère affectent de l’indifférence pour leurs filles : le fils est toujours soumis à sa mère et l’honore infiniment ; et si les parens ont quelque préférence pour les garçons, ils n’en chérissent pas moins leurs filles. D’ailleurs, je n’ai jamais vu de réjouissances, ni à la naissance d’un garçon, ni à celle d’une fille.

 

La majeure partie des Maures croient que nous habitons sur la mer, et que nous n’avons que quelques petites îles semblables à celle de Saint -Louis : sous ce rapport, ils s’imaginent que nous voulons nous emparer de leur pays, qu’ils estiment être le meilleur du monde. Cependant les marabouts ne partagent pas cette erreur ; ils savent que nous habitons une terre infiniment meilleure que la leur. Aussi me disaient-ils souvent qu’ils étaient fâchés de n’avoir rien de bon à m’offrir; mais que Dieu me récompenserait des privations que je m’imposais volontairement, en abandonnant l’heureux pays des chrétiens pour habiter parmi eux. Cependant ils n’ont aucune idée de nos arts ni de nos manufactures. Ils m’interrogeaient souvent pour savoir à quel usage nous employions la gomme; mais ils ont toujours cru que je les trompais : ils sont persuadés que nous la transformons en ambre, dont la couleur s’en rapproche un peu, et en autres marchandises de grand prix ; que nous ne pouvons-nous passer de gomme, et que sans elle nous ne pourrions exister. Il m’a été impossible de les détromper sur ce point ; aussi, quand il y a quelques discussions aux escales ou marchés, ou qu’on refuse ce qu’ils demandent, ils menacent de ne plus apporter de gomme.

 

CHAPITRE IV.

 

Difficulté pour aller au marché. — Vol de bœufs par une peuplade voisine. — Le ramadan. — La circoncision. — La fête de tabasky. — La traite de la gomme avec les Européens. — Mon retour à Saint-Louis.

 

Nous séjournâmes sur les bords du lac Aleg jusqu’au 20 janvier. Les vents du N. souillaient avec force et étaient très -froids : pendant une partie du temps qu’ils durèrent, je fus retenu dans ma tente par la fièvre. Dans le courant du mois, on envoya des esclaves à quelque distance avec une partie des troupeaux, parce que l’herbe diminuait autour du camp ; on ne garda que les vaches à lait indispensablement nécessaires à la nourriture des habitans : ils emploient ce moyen quand ils ne veulent pas encore transporter leurs tentes ailleurs.

 

Le 21 janvier 1825, les pâturages étant entièrement épuisés, nous levâmes le camp, et nous fîmes deux milles à l’E. sur un sol hérissé de monticules ferrugineux. Le lieu où nous fîmes halte était de même nature, et cependant couvert d’herbes. On allait chercher de l’eau au lac; les esclaves partaient le matin et ne revenaient que le soir; le camp restait sans eau jusqu’au coucher du soleil : heureusement qu’il ne faisait pas chaud, car nous aurions beaucoup souffert. Le 6 février, nous retournâmes vers l’O. : à trois milles 0. S. 0. de là, nous traversâmes le ruisseau, et ce ne fut qu’à neuf milles plus loin que nous campâmes sur un sol sablonneux, fort dur, et couvert de fourrages. J’avais remarqué sur les bords du ruisseau quelques zizyphus lotas; ici, il ne se trouvait que des balanites œcjyptiaca. On continuait d’envoyer au lac chercher de l’eau; elle était très -rare au camp, à cause de l’éloignement : souvent elle manquait pour préparer les repas.

 

Je n’avais encore vu jusque-là que quelques ouadats isolés; je ne les avais pas vus en troupe. Le î o, il en arriva une grande quantité, qui vint descendre devant la tente de mon marabout. Cette bande était toute composée de femmes : elles demandèrent à me voir ; on le leur refusa ; mais on oublia de m’en prévenir, et malheureusement je sortis de la tente. Alors elles m’environnèrent, et me firent souffrir plus de tourmens que je n’en avais encore enduré. Je voulus rentrer sous la tente pour me soustraire aux insultes de toute espèce qu’elles me faisaient; mais elles s’y opposèrent, et ce ne fut pas sans peine que je parvins à m’échapper et à me cacher dans une tente voisine. Elles m’avaient tant maltraité, que les habitans, indignés de leur conduite, ne leur permirent pas de séjourner; on leur lit leur provision de mil, et on les congédia. Le 1 9, les hommes et les bagages du camp du roi avaient passé près de nous pour se rendre sur

les bords du Sénégal, et le 21 février nous délogeâmes de nouveau ; on avait fait provision d’eau

pour deux jours, car nous devions être cet espace de temps sans en trouver sur la route.

 

Nous traversâmes un pays sablonneux, où l’on remarquait de très beaux balanites et quelques mimosas. La provision d’eau n’était pas abondante ; d’ailleurs, la meilleure partie était réservée pour les veaux : nous souffrîmes horriblement de la soif pendant les deux jours que nous passâmes en route. Ce même jour, nous fîmes quinze milles 0. S. 0. Les troupeaux étaient restés derrière, et tout le monde se passa de souper. Le 2 2, nous fîmes douze milles dans la même direction, et nous arrivâmes à trois heures

du soir au lieu marqué pour la halte : nous nous trouvions à trois milles SE d’el-Awanil, mare où l’on envoya chercher de l’eau. Le 29, pour me distraire, j’allai visiter cette mare; je suivis les esclaves qui y allaient puiser : le sol qui l’environne est légèrement argileux, et produit beaucoup de zizyphas lotus, de mimosa et de nauclea.

 

Dans cette promenade, je vis avec plaisir les esclaves jouir d’un moment de bonheur. Ces malheureuses, si tristes, si mornes en présence de leurs cruels maîtres, profitant de l’instant de liberté que leur procurait 1* éloigneraient du camp, se livrèrent à leur joie naturelle, et passèrent une heure à danser, chanter et folâtrer. Je jouissais autant de leur plaisir qu’elles-mêmes, car j’étais tous les jours témoin des cruautés qu’on exerçait envers elles. Leurs jeux finis, elles remplirent leurs outres, et reprirent la route du camp, nous y arrivâmes à deux heures.

 

J’espérais que le camp continuerait à s’approcher du fleuve; mais on me dit qu’il n’avancerait pas plus à l’O. J’étais dans un état de dénuement complet; mes vêtemens étaient en lambeaux ; il me répugnait infiniment de vivre d’aumônes, comme je l’avais fait depuis mon arrivée chez les Maures. Je desirais informer M. le commandant et administrateur du Sénégal de ma situation, et lui demander des secours ; mais je ne pouvais y parvenir qu’en allant à l’escale. Je

témoignai donc à mon marabout le désir que j’avais de faire ce voyage, prétextant le besoin de renouveler mes vêtemens, et de faire venir mes marchandises. Il y consentit d’abord ; puis, après avoir réfléchi un moment, il me proposa de me conduire au camp du roi, d’où j’écrirais, et l’on enverrait ma lettre par un fils de Moctar Boubou, chef de Podor, qui me rapporterait mes marchandises. Cette proposition ne pouvait me convenir : j’affirmai que cela ne pouvait se faire

ainsi; qu’on ne remettrait pas mes effets à un envoyé, et qu’il était indispensable que j’écrivisse à l’escale; que d’ailleurs, j’avais besoin d’y aller pour me procurer des vêtemens. Il fit encore des difficultés qui n’étaient que l’effet de ses soupçons. Je m’en aperçus, et lui déclarai que, si mon voyage le contrariait, j’y renoncerais, et abandonnerais plutôt mes marchandises que de faire quelque chose contre son gré. Cette déclaration lui inspira de la confiance, et il me promit de me procurer les moyens de m’y rendre ; mais ce ne fut pas sans y apporter beaucoup d’hésitation et de lenteur, car je ne pus partir que le 9 mars. Les préparatifs de mon départ ne furent pas longs, mais très embarrassans pour moi, car je n’avais aucun moyen de cacher mes notes, les graines que j’avais recueillies, et quelques échantillons de minerais que je voulais emporter. J’imaginai d’emprunter à la femme de mon marabout deux sacs en cuir, pour mettre, lui dis-je,

les marchandises que je rapporterais de l’escale ; mais quand je voulus prendre le mien, Fatmé s’y opposa, en me disant que je n’en avais pas besoin : j’en sortis quelques unes de mes notes, et lui dis que tous ces papiers étaient l’inventaire et les reçus de mes marchandises, et qu’ils m’étaient indispensables pour faire mes réclamations : elle me les abandonna. Je mis par-dessus les sacs qu’elle m’avait prêtés et une pagne ; et quand des curieux voulaient voir ce que je portais, je leur faisais voir ces derniers objets, sans que le reste fût aperçu.

 

Le 9 mars, à neuf heures du matin, je partis accompagné d’un des fils de mon marabout. A six milles 0., nous rencontrâmes le marigot de Koundy, que j’avais passé huit mois auparavant avec Boubou -Fanfale ; nous le franchîmes à gué, et continuâmes notre route à travers un bois épais, en suivant un vallon magnifique par la végétation des plantes qui le bordaient.

 

Tous les terrains inondés qui se trouvent entre le marigot et le fleuve sont ensemencés de mil parmi les arbres, sans que la terre ait été remuée, et sans même qu’on ait ôté les branches mortes qui l’obstruent. Tous les bas -fonds sont de nature argileuse ; j’ai remarqué en plusieurs endroits des roches ferrugineuses.

 

Nous avions fait trois milles depuis le marigot, lorsque nous aperçûmes de la fumée dans le plus épais du bois : quelques voyageurs qui nous avaient joints en route allèrent voir ce que c’était; ils me dirent à leur retour que des zénagues avaient fait du feu pour faire cuire de la viande. Ils regrettèrent longtemps de n’y être pas arrivés assez tôt pour mettre ces malheureux à contribution; ils n’avaient trouvé que les traces, les zénagues s’étant sans doute cachés à leur approche. Nous sortîmes du vallon pour nous rendre à un camp qui se trouvait à un demi-mille S. dans un lieu si boisé qu’il y avait à peine de la place pour tendre les tentes : ce lieu se nomme Ténèque.

Nous y passâmes la nuit : on nous donna pour notre souper du lait de brebis d’un goût détestable ; mais il fallut le boire, n’ayant pas autre chose, et nous mourions de faim, car nous n’avions rien pris de toute la journée. Il nous restait neuf milles à faire pour nous rendre sur le bord du fleuve ; et le lendemain, dès le point du jour, nous nous remîmes en route. Nous rencontrâmes beaucoup de voyageurs qui venaient de Podor et de l’escale. A deux heures, nous arrivâmes sur le bord du fleuve, que nous traversâmes en pirogue. Nous descendîmes chez Moctar Boubou, où j’avais déjà logé en me rendant chez les Maures. Nous y restâmes trois jours, pendant lesquels

mon conducteur ne cessa de me détourner d’aller à l’escale; il craignait que, dès que j’y serais arrivé, je ne le quittasse pour retourner chez les chrétiens.

 

Les Braknas ne mangent pas de poisson; ils l’ont en horreur : il n’est cependant pas défendu par Mahomet; mais l’odeur forte qu’ils lui trouvent leur est très désagréable. Le marabout qui m’accompagnait resta trois jours sans manger de couscous, plutôt que de goûter à celui qu’on avait fait avec du bouillon de poisson. Ce goût n’est pas général chez les Maures ; j’en ai vu manger aux Trarzas ; et j’ai entendu dire que ceux qui avoisinent les côtes sont pêcheurs. Je fis ces observations à mon compagnon de voyage; il me répondit que les Trarzas, étant plus rapprochés des chrétiens, s’habituent facilement à manger de tout, même à boire du vin, et que ce sont des infidèles.

 

Le 1 k, mon conducteur se décida enfin à me conduire à l’escale ; nous y arrivâmes de bonne heure. Je me rendis à bord de la goélette la Désirée, appartenant à un négociant de Saint -Louis : j’empruntai de son traitant une pièce de guinée, du sucre, du tabac et un peu de papier ; puis j’écrivis à M. le commandant, pour lui faire connaître ma position, et le prier de donner ses ordres pour qu’on me délivrât quelques marchandises dont j’avais le plus pressant besoin. Comme il eût été trop long d’attendre à l’escale la réponse, et que les inquiétudes du Maure qui m’accompagnait allaient toujours croissant, je résolus de ne pas m’y arrêter, et de retourner au camp; et à sa grande surprise, je lui dis que nous allions repartir : mais il me pria d’attendre au lendemain; nous passâmes la nuit à bord.

Le 15 mars, nous retournâmes à Podor prendre notre monture, et nous repassâmes le fleuve à deux heures. Un hassane de la tribu de Oulad-Sihi se joignit à nous: en route, nous rencontrâmes un Haratine auquel il demanda du tabac ; celui-ci n’en avait pas ; le hassane voulut lui prendre son coussabe ; l’autre refusant de le lâcher, il tira son poignard pour en frapper le Haratine. Cette action me révolta, et m’indigna d’autant plus que nous sortions de faire la prière; je ne pouvais comprendre comment un homme qui se flattait d’être musulman, pouvait passer d’un devoir religieux à un acte de brigandage. A ma prière, mes compagnons allèrent au secours de ce malheureux. Je ne pus m’empêcher de réprimander l’agresseur je le menaçai de rendre compte de sa conduite à Hamet-Dou ; mais il me répondit d’un ton arrogant, que je pouvais le dénoncer, qu’il ne me craignait pas. Ce fait prouve assez combien les gens de cette classe méprisent l’autorité; aussi ne connaissent-ils d’autre droit que celui du plus fort. Mes réprimandes l’irritèrent, et je crois que, sans mon caractère de marabout, j’aurais payé cher mon zèle imprudent.

 

Cette scène me fit faire de pénibles réflexions ; je me disais : s’ils agissent ainsi envers les membres de leur nation, comment serait traité un étranger, un chrétien, dénué de protection, dans un pays où il n’y a point de lois qui défendent le malheur, et où ce titre même semble le dévouer davantage à leurs persécutions?. . . Que deviendrais-je, si mon secret était découvert? Une prompte mort serait le plus grand bien que je pusse obtenir de leur haine pour les chrétiens.

 

Cependant mon retour m’attirait de nombreuses et franches félicitations. Tous les Maures, lors de mon départ, étaient persuadés que je ne reviendrais jamais, et que je m’enfuirais de l’escale ; plusieurs avaient conseillé à Mohammed-Sidy-Moctar de ne pas me permettre d’y aller. Mais lorsqu’ils me revirent, tous firent éclater leur joie; ils ne doutèrent plus de ma conversion; c’était à qui me fêterait le mieux.

 

Nous passâmes la nuit dans un camp de marabouts qui surveillaient la culture de leurs champs. Je remarquai une grande quantité de graines de nymphœa que l’on faisait sécher ; j’appris que cette graine était employée comme assaisonnement dans le sanglé : j’en mangeai ; son goût n’a rien de désagréable. Ils se nourrissent aussi de la racine bulbeuse cuite à l’eau ; le goût en est moins bon, et elle est légèrement astringente. Cette plante, le plus bel ornement des lacs et marigots, croît avec profusion dans tous les terrains profondément inondés, et est d’un très  grand secours pour les Maures qui habitent les bords du fleuve. J’ai su depuis qu’aux environs de Saint-Louis, les nègres font aussi usage de cette plante : ils en mangent la racine bouillie, et emploient la graine plus particulièrement à l’assaisonnement du poisson.

 

Le 16, nous arrivâmes à notre camp, où je reçus de nouvelles félicitations. Le grand marabout surtout était fier de mon retour; il semblait l’attribuer à l’effet qu’avait produit sur moi sa haute sagesse : comme il n’était pas dans mes intérêts de le détromper, je le laissai se bercer tout à son aise de cette erreur.

 

Hamet-Fal, son fils aîné, me prit à part pour m’interroger sur la réception qu’on m’avait faite à bord des bâtimens. Je lui dis (ce dont son frère avait été témoin) qu’on m’avait engagé à retourner parmi les blancs, mais que j’avais repoussé leurs propositions, que j’aimais mieux ne manger qu’un peu de sanglé chez les musulmans que de retourner chez les chrétiens vivre dans l’opulence, et que j’espérais que ce sacrifice serait agréable à Dieu. Il me prit la main, la porta à son front, et me dit avec transport :

« N’en doutez pas, Abdallah ; tous les biens de la terre ne sont rien en comparaison de ceux qui vous attendent dans le ciel ; tout est passager dans ce monde, mais « les richesses que Dieu réserve aux fidèles ne finissent jamais. Les chrétiens sont riches, ils ont de tout en abondance, ils mangent beaucoup, boivent du vin et de l’eau de vie ; ils ne veulent pas reconnaître le prophète ; ils iront dans l’enfer : ce monde est leur paradis. Nous, nous n’avons que des bœufs, des moutons ; nous ne mangeons qu’un peu de sanglé et ne buvons qu’un peu de lait ou d’eau : mais nous prions Dieu, qui nous donnera la récompense dans le ciel. Rien n’est comparable aux jouissances qu’on y éprouve; elles se renouvellent à toute heure, à toute minute ; on n’a besoin que de souhaiter pour obtenir en abondance ce qu’on désire. Quatre grands fleuves arrosent le paradis : un d’eau, un de lait, un de miel, et le quatrième d’eau-de-vie ; mais cette eaude -vie est bien meilleure que celle que boivent les chrétiens, et que Dieu défend ; c’est ce qu’on peut boire de plus exquis. On y trouve des bassins de beurre, de dattes, de sanglé, enfin tout ce qui peut rendre la vie agréable, et des beautés dont la fraîcheur éclatante ne se flétrit jamais.

Voyez, dit-il encore, ce fruit (et il tenait un fruit de ziziphus lotus) ; il est bien petit sur la terre : eh bien ! dans le paradis, il est aussi gros qu’une dame-Jeanne. (Il choisit cette comparaison, parce qu’il avait vu des dames-jeannes à bord des bâtimens à l’escale. )

Vous, Abdallah, continua-t-il, vous aurez la première place ; vous aurez plus de mérite auprès de Dieu que tous les musulmans ensemble, parce que vous avez abandonné les commodités de la vie et toutes les jouissances que vous étiez appelé à partager, pour venir parmi nous vous as

« sujettir à des privations sans nombre, et qui jusqu’à ce jour vous étaient inconnues. »

 

Tel fut le discours que me tint le fils de mon marabout. Cet homme était âgé de 40 ans; il avait été à Saint-Louis, et il pouvait apprécier l’étendue du sacrifice que je faisais : aussi devint-il un de mes amis les plus zélés. Enfin, tous les doutes qu’on avait conçus sur ma conversion furent dissipés, et dès ce moment je fus considéré comme un vrai sectateur du prophète. J’étais au mieux dans l’esprit de tous les Maures : la considération dont je jouissais me fit espérer de mettre bientôt à exécution le projet que j’avais formé depuis longtemps de visiter toutes les parties intéressantes du désert, en voyageant comme marchand et comme pèlerin jusqu’à la Mecque, et d’effectuer mon retour en France par l’Egypte. Mais, comme on le verra, ma proposition fut très mal accueillie.

 

Les jours suivans, j’allai visiter les marabouts du camp ; tous me reçurent également bien. Je vais citer ici un trait qui servira à faire connaître leur caractère. L’un d’eux avait tué un bœuf pendant mon absence, et il savait que j’avais rapporté quelques marchandises : il me proposa un repas de viande, à condition que je lui donnerais du tabac ; j’en avais un peu, et j’avais bon appétit; j’acceptai. Il fit apporter un petit morceau de viande sur un layot, et se mit à manger avec moi. Tout en se dépêchant d’avaler, il me prêchait la sobriété, et me disait que celui qui mange peu est chéri de Dieu, parce qu’il aime mieux prier que de satisfaire sa faim (ce qu’ils appellent avoir le ventre du Coran), et que celui qui ne pense qu’à se rassasier est un infidèle. Il me flattait beaucoup, et me disait que j’avais le ventre du Coran. Je lui fis sentir que sa ruse était trop grossière, et lui dis qu’il était vrai que, comme tous les Maures, je mangeais peu, mais parce que je n’avais pas de quoi satisfaire mon appétit, et que j’étais persuadé que tous les musulmans n’étaient sobres que par force.

Je lui montrai un vieillard qui était assis à côté de nous, et qui me paraissait affamé, et lui dis :

 

« Tiens, vois cet bonnête homme ; il n’a rien mangé de toute la journée : je gage que si tu lui donnes une calebasse de sanglé, il ne fera pas le ventre de Coran, et qu’il mangera tout. »

 

Le pauvre homme prit la parole, et dit :

 

« II est très vrai que je n’ai rien pris depuis hier que je bus un peu de lait pour mon souper, et je bénirais celui qui me ferait faire un bon repas aujourd’hui. »

 

Je fis observer à mon hôte que, si lui-même ne faisait qu’un repas par jour, c’était faute de moyens, et non par amour pour la religion; et j’ajoutai que, s’il se trouvait quelqu’un qui voulût lui donner un régal à discrétion, certainement il ne se ferait pas prier pour accepter.

« Ah ! dit-il, les hassanes peut-être en profiteraient pour se gorger sans raison ; mais un marabout ne le ferait jamais. »

 

Je lui citai pour exemple un fait arrivé à l’escale, à bord du Désiré, et dont le fils de Mohammed -Sidy-Moctar avait été témoin. Quatre marabouts vinrent à bord pour vendre une partie de gomme : comme il est d’usage de les nourrir jusqu’à parfaite livraison, on leur prépara à souper. On remit à l’un d’eux, qui paraissait être le chef, un énorme plat de riz cuit avec de la viande, sur lequel on versa une bonne quantité de beurre, qu’ils aiment beaucoup, et dont ils mangent rarement chez eux; il alla se cacher dans un coin, et, un moment après, revint demander le souper de ses trois camarades. Le traitant, étonné, lui demanda où était le plat de riz qui contenait le souper des quatre :

« Bah ! dit le Maure, j’ai tout mangé, et je ne suis pas rassasié. »

 

On refit à souper pour les trois autres. Mais celui-ci manqua de payer bien cher sa gourmandise ; il eut une indigestion qui faillit le faire périr. Mon hôte blâma beaucoup l’intempérance de son confrère ; toutefois je suis persuadé qu’en pareille occasion il n’eût pas été plus sage.

 

Le 29 mars, je retournai à l’escale, espérant y trouver la réponse de M. le commandant ; il s’était écoulé 13 jours depuis que je lui avais écrit. Afin d’arriver directement à l’escale sans passer par Podor, nous nous dirigeâmes à l’O. N. 0. On me fit remarquer sur la route beaucoup de vrais gommiers dont on avait retiré la gomme. Le 3i, j’arrivai à bord des bâtimens. La péniche qui avait porté ma lettre était de retour de Saint-Louis, sans m’apporter de réponse ; je présumai qu’elle n’avait pas séjourné. Je pris à bord quelques marchandises de M. René-Valentin, habitant

de Saint-Louis: je ne puis faire trop d’éloges des procédés généreux de ce négociant à mon égard. Le 3 avril, je retournai au camp.

 

Nous voulûmes suivre la même route que nous avions tenue en venant; mais les bois étaient tellement touffus et le chemin si mal tracé, que nous nous perdîmes. Nous marchions au hasard, lorsque, sur les dix heures du soir, nous rencontrâmes un marabout qui gardait un troupeau; nous le priâmes de nous indiquer le chemin de son camp. Il nous fit des réponses ambiguës, et nous montra plusieurs directions, ce qui nous laissa encore plus incertains sur celle que nous devions prendre. Nous souffrions horriblement de la soif, car nous n’avions pas trouvé d’eau sur la route : nous suivîmes le gardien pas à pas pendant longtemps, le suppliant, au nom de Dieu, de nous indiquer le chemin; mais le saint homme s’amusait à nos dépens, et retardait exprès la marche de son troupeau. Nous comprîmes qu’il craignait que nous n’allassions descendre chez lui, parce qu’il aurait été obligé de nous donner à souper; et bien que nous fussions encore à jeun, nous l’assurâmes que nous n’avions pas besoin de manger, que nous ne désirions qu’un peu d’eau pour nous désaltérer. Il hésita encore longtemps; puis, cédant enfin à nos prières, il nous donna une vache pour nous servir de guide. Dès que cette pauvre bête fut détachée du troupeau, elle se dirigea vers le camp en beuglant, et bientôt nous entendîmes son veau lui répondre ; elle se dirigea vers le parc, et nous vers les tentes, où nous fûmes bien mieux reçus que la conduite du gardienne nous permettait de l’espérer. Tous les marabouts me firent le plus grand accueil, et voulurent juger de mon instruction par le nombre de prières que je savais, et qu’ils me firent réciter ; puis on nous donna, au fils de mon marabout et à moi, du sanglé pour souper : nos compagnons n’eurent que du lait.

 

Le 5 avril, nous arrivâmes au camp ; il avait rétrogradé de tois milles vers l’E. et se trouvait près

d’une mare nommée Tiartiaka.

 

Le 6, on m’apprit que M. le commandant avait passé à l’escale pour aller à Podor, et qu’à son retour il s’y arrêterait pour avoir une entrevue avec le roi Hamet-Dou; on me dit aussi qu’il avait manifesté le désir de me voir. Je desirais ardemment avoir un entretien avec lui : je fis tous mes efforts pour repartir de suite ; mais ce ne fut que le 8 que je pus me remettre en route pour l’escale, où j’arrivai le 10, deux jours après le départ du commandant pour Saint-Louis. Je m’attendais à une lettre : j’eus la mortification d’apprendre qu’il n’en avait pas laissé pour moi ; que cependant il avait autorisé l’oflicier de marine commandant le brig stationnaire, à me faire quelques avances; et lorsque je m’adressai à cet officier, il me dit qu’il n’avait à son bord aucune marchandise du gouvernement, que les avances qu’il avait ordre de me faire se réduisaient à fort peu de chose….

 

Mes besoins étaient pourtant bien pressans : je demandai deux pièces de guinée, et j’obtins deux pièces de birampot (Espèce de guinée, toile bleue de Calcutta, d’un tissu clair et grossier, que les Maures et les nègres emploient à faire des moustiquaires, et quelquefois des coussabes à leurs esclaves. Cette étoffe se vend au Sénégal de 10 à 15 francs la pièce de 14 aunes.) tellement mauvaises, qu’elles ne purent servir à acheter du mil. J’écrivis de nouveau à M. le commandant; ma lettre resta sans réponse. Dès lors je pensai qu’on mettrait des obstacles à l’exécution de mon projet ; mes craintes n’ont été que trop justifiées.

 

Avant de quitter l’escale, je pris encore quelques marchandises à bord de M. René Valentin, qui eut la générosité de me les prêter sans aucune garantie. Je me remis en route pour le camp, le cœur déchiré et la tête fatiguée par les réflexions qui se succédaient avec rapidité, en voyant s’évanouir l’espoir que je m’étais plu à nourrir d’obtenir du gouvernement les moyens d’effectuer mon projet. Je voyais à peine ce qui se passait autour de moi : ce ne fut qu’à une halte que nous fîmes près d’une mare nommée Tichilite el-Bédane, que je m’aperçus que mes compagnons avaient acheté un mouton avec la guinée que j’avais reçue à bord. Deux zénagues qui nous avaient suivis dans l’espoir de manger un morceau du mouton qu’ils avaient vendu, furent chargés de l’apprêter.

 

Lorsqu’il fut cuit, mes deux marabouts firent les généreux à mes dépens, et nous nous trouvâmes une quinzaine à le partager : cependant ils eurent la précaution d’en garder un morceau non cuit pour le lendemain -, ils prélevèrent leur part de la viande, et ne mangèrent pas avec les autres. En route, ils affectent toujours d’être de grands personnages, et mettent beaucoup de fierté dans toutes leurs actions.

 

Le lendemain, lorsqu’il s’agit de faire cuire le morceau de réserve, nous nous trouvâmes embarrassés, car nous n’avions ni fusil ni briquet pour faire du feu. Je vis alors employer un moyen connu depuis longtemps, mais que je n’avais pas encore vu mettre en usage ; les Maures prirent deux morceaux de bois, les frottèrent fortement l’un contre l’autre jusqu’à ce qu’il en jaillît du feu : cela demanda beaucoup de temps ; le bois dont ils se servirent était très dur.

 

Le camp avait encore changé de place ; il était reculé d’un mille à l’E. et se trouvait près d’un ruisseau nommé Rekiza. A notre arrivée, on nous apprit que Hamet-Dou faisait la guerre aux Oulad-Hamet, et que ceux-ci prenaient la fuite pour éviter leurs ennemis, auxquels ils étaient de beaucoup inférieurs.

 

Voici le sujet de cette guerre.

 

Les esclaves Haratines de la tribu de Oulad Hamet avaient cherché querelle à ceux du roi, et avaient ravagé leurs champs de mil; ceux-ci s’en plaignirent à leur maître, qui alla avec ses gens prendre les troupeaux des Oulad Hamet pour leur faire payer le dégât commis sur ses terres. Toutes les femmes de la tribu vinrent implorer la clémence du roi, qui rendit les troupeaux sans exiger aucune indemnité. Mais ces perfides, loin d’être touchés de la bonté du prince, attaquèrent de nouveau les gens d’Hamet Dou, les surprirent dans leurs tentes, et en tuèrent quatre ; ils éprouvèrent cependant une vigoureuse résistance, car ils se retirèrent avec une perte de sept hommes, que les assaillis leur tuèrent. Cette conduite atroce excita la colère du roi ; il jura de s’en venger et déclara la guerre à toute la tribu. Les agresseurs, sachant qu’il n’y aurait rien à gagner pour eux dans cette guerre, entrèrent en négociation, et le roi leur pardonna de nouveau.

 

La tribu des Oulad Hamet est de celles des Braknas la plus perfide ; ils ne respectent rien, pas même leurs compatriotes. Lorsqu’ils rencontrent des voyageurs, ils les dévalisent s’ils sont les plus forts; et si le hasard conduit ces derniers dans leurs camps, ils n’en sortent pas sans être dépouillés de tout ce qu’ils possèdent: aussi a-t-on soin de les éviter soigneusement. Leur caractère atroce les fait détester de toutes les autres tribus ; on ne parle d’eux qu’avec une espèce d’horreur.

 

Le même jour on vint dire que les Trarzas venaient de voler des bœufs dans les bois, et qu’ils les emmenaient : on fut fort embarrassé ; il ne se trouvait que peu d’hommes dans le camp, car tous avaient pris la fuite à l’approche du ramadan; il ne s’en présenta que sept ou huit pour courir après les voleurs. Je remarquai qu’ils n’avaient pas de fusils; mais on m’assura que les hassanes -trarzas ne se serviraient pas des leurs, et qu’on ne se battrait qu’à coups de bâton. Pendant leur absence, toutes les femmes se réunirent par groupes, et discutèrent sur le résultat qu’aurait cette affaire; plusieurs querelles s’élevèrent entre elles, car les unes prétendaient que les Trarzas emmèneraient les bœufs, tandis que d’autres soutenaient au contraire qu’ils auraient le dessous, et que les marabouts leur feraient lâcher prise. Vers la lin du jour, les dilférens furent réglés, les marabouts revinrent, et dirent que les voleurs avaient pris la fuite à leur approche, et avaient abandonné les bœufs.

 

Le soir, on aperçut îa nouvelle lune : c’était celle du ramadan; le carême allait commencer. On fit de longues prières et beaucoup de sanglé. On soupa plus tard qu’à l’ordinaire, attendu qu’on devait jeûner le lendemain. Avant le jour, on me réveilla pour boire car la loi défend de rien prendre tant que le soleil reste sur l’horizon.

 

Les Maures véritablement dévots observent le jeûne le plus rigoureux ; ils ne font qu’un repas au milieu de la nuit, et non seulement ne prennent aucune nourriture pendant le jour, mais encore se privent de boire, et même de respirer du tabac. Comme le ramadan arrive souvent dans la saison chaude, et que le jeûne est plus pénible à cause de la soif dévorante qu’on éprouve, les moins zélés choisissent cette époque pour voyager, parce qu’alors ils sont dispensés déjeuner. Voilà pourquoi, lors du vol des bœufs, il ne s’était trouvé que quelques hommes dans le camp; tous étaient partis les jours précédens. Cette émigration ne les dispense pas pour cela du carême ; mais elle leur procure l’avantage de choisir la saison ; et c’est toujours celle du froid qu’ils préfèrent, parce qu’alors la soif est plus supportable.

 

Le premier jour, je soutins assez bien le jeûne ; je souffris pourtant beaucoup de la soif, et je soupirais après le coucher du soleil : ce ne fut qu’un quart d’heure plus tard qu’on nous apporta du cheni à boire, et ce quart d’heure me parut le plus long de la journée.

L’impatience augmenta ma soif au point que je ne pus vaincre le désir de boire, et je bus avec excès. Mon corps se couvrit de sueur; les jambes me manquèrent; je tombai sans mouvement sur ma natte, où je restai étendu pendant une demi-heure, sans cependant perdre connaissance. Enfin mes forces revinrent peu à peu, et je pus me lever pouf aller à la prière.

 

A onze heures du soir, on nous apporta du sanglé pour souper; je remarquai qu’on en avait fait plus qu’à l’ordinaire : je mangeai très peu ; la soif m’avait ôté l’appétit ; je me sentais un peu de fièvre. Toutes les femmes s’étaient proposé de jeûner; mais sur le midi, elles furent obligées de boire, et leur jeûne fut rompu. Moi, je continuai les jours suivants, et mes souffrances augmentaient à mesure que mes forces diminuaient. Le sixième jour, je crus que je ne pourrais supporter plus longtemps ces pénibles privations. Le vent d’E. soufflait avec force ; la chaleur augmentait ; ma soif était insupportable : j’avais la gorge desséchée; ma langue aride et gercée me faisait l’effet d’une râpe dans la bouche; je crus que je succomberais. Je ne souffrais pas seul ; tout le monde autour de moi endurait les mêmes tourmens. Enfin les marabouts se baignèrent la figure, la tête et une partie du corps : on me permit d’en faire autant ; mais j’étais observé avec la plus grande attention, et je ne pouvais tromper mes argus qu’au risque de me faire massacrer, si j’avais été surpris à avaler un peu d’eau. Quand mes souffrances étaient excessives, et qu’il m’échappait quelques plaintes, ils me disaient, pour m’encourager, qu’à ma mort Mahomet me recevrait dans le ciel, en me présentant un vase de nectar pour me désaltérer, et me récompenser des peines et des privations que j’éprouvais. Un jour, je trouvai le moyen de jouir d’avance de cette béatitude : comme la loi permet de se laver la bouche, de respirer de l’eau par le nez, mais qu’on doit rejeter de suite, je saisis le moment où mon marabout, étant occupé à se laver, ne pouvait m’observer, pour avaler une partie de l’eau que j’avais dans la bouche; il me sembla qu’en ce moment le prophète m’ouvrait les portes du ciel; jamais je n’avais trouvé l’eau si délicieuse. C’est la seule fois que j’aie pu tromper leur vigilance, et encore je ne le fis pas sans effroi. Je jeûnai ainsi pendant 17 jours, et le 18ème je fus attaqué de la fièvre ; alors on m’en dispensa, si toutefois on peut appeler ne pas jeûner, boire un peu d’eau dans la journée, car on ne me donna absolument rien à manger.

 

Outre qu’on me faisait observer le jeûne le plus rigoureux, j’avais encore à souffrir les insultes sans nombre des hassanes voyageurs, pour qui mes souffrances étaient un sujet de divertissement. S’ils me trouvaient couché expirant de soif et de besoin, ils me tiraient par mes vêtemens, me pinçaient, me tourmentaient de mille manières, pour m’obliger à répondre à leurs questions, qui toutes insultaient à ma position. Ils finissaient toujours par me demander si je voulais boire un peu d’eau de vie et manger du cochon, et enfin si je voulais subir la circoncision.

A chacune de ces questions, auxquelles je refusais de répondre, ils riaient aux éclats, et répondaient pour moi en affectant le plus ironique mépris. Les marabouts voyaient cela avec peine ; mais ils ne pouvaient me délivrer de ces importunités ; seulement, après le départ des hassanes, ils les blâmaient et les traitaient d’infidèles.

 

Je remarquai que les marabouts n’étaient pas aussi sévères à l’égard de leurs compatriotes qu’envers moi; je voyais souvent des jeunes gens qui mangeaient pendant le jour. Quand je demandais pourquoi ils n’étaient pas, comme les autres, soumis au jeûne, on me répondait que la veille ils n’avaient pris que peu de chose pour souper, et qu’ils n’auraient pu passer la journée sans manger. Ce prétexte leur servait toutes les fois qu’ils voulaient se dispenser de jeûner.

 

Pour se distraire et leur faire trouver les jours moins longs pendant le ramadan, les Maures ont un jeu qu’ils nomment sigue. Il consiste en six morceaux de bois plats et arrondis par les bouts en forme d’ovale, blancs d’un côté et noircis de l’autre. Ce jeu se joue à deux, quatre ou six personnes, mais toujours divisées en deux partis. On fait dans le sable trois rangs de trous, de vingt-quatre chacun. Les rangs des côtés sont pris par chacun des partis, qui en couvrent tous les trous d’un brin de paille, en observant toujours que les pailles de l’un et de l’autre soient de couleur différente pour les reconnaître facilement. Le rang du milieu reste libre. L’un des joueurs prend cinq des morceaux de bois dans sa main, les mêle et les laisse tomber par terre : s’il amène tous les morceaux de bois de la même couleur, ou tous moins un, c’est ce qu’on appelle faire la sigue; le coup compte un, et le joueur continue avec les six morceaux de bois, jusqu’à ce qu’il manque de faire la sigue; alors un autre prend le jeu. Chaque fois qu’un joueur fait la sigue, il met une paille dans un des trous du rang du milieu, et l’avance d’autant de places qu’il a amené de morceaux de bois de la couleur adoptée par son parti. Quand un des joueurs a atteint le dernier trou du rang du milieu, il y laisse sa paille ; et si son adversaire y arrive aussi, sa paille est rejetée, et il recommence à jouer comme la première fois. Quand on a pris tous les trous du milieu, on entre dans le rang de son adversaire, et l’on continue de se promener en prenant les pailles de toutes les places qu’on lui gagne ; et quand celui-ci a perdu toutes ses pailles, la partie est finie.

 

Ils ont un autre jeu qu’ils jouent plus rarement, parce qu’il occasionne plus d’exercice. Us élèvent en rang, des piles de petits os plats, et plusieurs hommes, avec chacun quatre pierres, les lancent sur les os à une grande distance; celui qui en abat le plus donne des chiquenaudes sur le nez de ses camarades. Les princes s’amusent quelquefois à ce jeu. Les enfans, moins paresseux que les hommes, et aimant à courir, ont un jeu qui les met vraiment en action : ils forment un grand cercle ; l’un d’eux se met au milieu; tous les autres le harcellent en courant autour de lui : l’un le frappe, l’autre le pousse, ou le tire par son coussabe, etc. Celui-ci cherche à attraper un des assaillans; et lorsqu’il y parvient, il lui fait prendre sa place. Ce jeu est très bruyant, car tous poussent de grands cris en tournant et sautant autour de celui qui sert de but. Les petites filles jouent aussi à ce jeu entre elles.

 

C’est pendant le ramadan que les enfans subissent la circoncision, depuis l’âge de quatre ans jusqu’à douze; c’est toujours un marabout qui fait cette opération. L’enfant ne doit laisser apercevoir aucun signe de douleur : il tient un morceau de bois dans la bouche, avec lequel il se nettoie les dents, tant que dure l’opération. On ne met sur la plaie qu’un peu de crottin d’âne délayé avec de l’eau ; on laisse tomber ce cataplasme de lui-même. Les nouveaux circoncis vont courir dans les bois, armés d’arcs et de flèches, et s’amusent à tirer les oiseaux : ils ne rentrent au camp qu’à deux heures pour manger le sanglé; le soir ils ne mangent que du lait pour souper. De peur qu’ils ne se blessent la huit en dormant, on plante des piquets à l’endroit où ils sont couchés, de manière qu’ils ne puissent pas se retourner. Tout le temps qui s’écoule depuis le moment de la circoncision jusqu’à leur parfaite guérison, est considéré comme une fête, pendant laquelle ils font mille espiègleries à leurs parens; mais on m’a assuré qu’ils ne volent pas, comme j’ai eu occasion de voir que le font les nègres. On circoncit les filles à l’âge d’un an: les hassanes, comme les zénagues, appellent toujours un marabout pour faire cette opération.

 

A la fin du carême, on célèbre une fête (le tabasky) à laquelle on donne une grande solennité. Chacun se revêt de ce qu’il a de plus beau, on tue un mouton mâle et qui n’a pas subi la castration ; on fait beaucoup de sanglé  tout le monde a abondamment de quoi se rassasier; c’est peut-être le seul jour de l’année où leur appétit soit complètement satisfait. Ils se font mutuellement l’aumône d’un moule de mil; mais c’est plutôt un échange qu’un don, car ils le font toujours à ceux qui sont en état de le leur rendre, et jamais aux malheureux.

 

Cette fête est purement religieuse chez les marabouts : la plus grande partie du jour se passe en prières; c’est pour eux une espèce de pâque, où l’usage permet de manger plus qu’à l’ordinaire. Mais les hassanes en font un jour de réjouissance : les hommes tirent des coups de fusil, font des courses à cheval et des évolutions, tandis que les femmes, réunies autour des guéhués, chantent au son de la musique et en Raccompagnant de battemens de mains. En général, les fêtes sont plus gaies chez ces derniers que chez les marabouts, parce que les guéhués, qui y sont admis, y répandent la joie par des chants, de la musique et leurs jongleries.

 

Dans la journée du 18 avril, les fils de mon marabout revinrent de l’escale, où ils étaient allés porter des gommes, et nous dirent que Hamet-Dou se proposait d’aller à Saint-Louis. Mohammed-Sidy-Moctar me conseilla d’y aller aussi pour chercher mes marchandises. On n’osera pas, disait-il, vous retenir de force en présence du roi; et si l’on refuse de vous les rendre, il vous protégera. Cette proposition me mettait à mon aise; car, ne pouvant rester plus longtemps comme j’étais parmi eux, j’avais besoin de solliciter auprès de M. le commandant les moyens d’achever mon éducation et de continuer mon voyage.

Cependant je ne montrai aucun empressement; j’eus l’air de céder à ses avis, et partis pour l’escale, accompagné d’Abdallah, son second fils : nous y arrivâmes le 20. En route, nous passâmes la nuit dans un camp de zénagues, où j’entendis un Maure qui s’entretenait de moi, dire :

« Je voudrais qu’il mourût chez moi lorsqu’il reviendra avec ses marchandises. »

Une femme lui répondit : « Ne dis donc pas cela. » « Ah! Reprit-il, ne serait-il pas bien heureux? il irait en paradis, et moi j’aurais ses marchandises. »

 

J’entendis très distinctement; mais je ne me donnai pas la peine de le remercier de ses bonnes intentions à mon égard.

 

Il y avait deux jours que le roi était parti pour Saint-Louis, lorsque nous arrivâmes à l’escale; il nous fallut attendre une occasion pour y descendre. .Pendant ce temps, j’allai visiter tous les traitans à bord de leurs bateaux : mon guide me suivait partout, et prenait des informations sur moi, sur mon naufrage et sur mes marchandises. Il paraissait fort inquiet; mais comme j’avais prévenu tous ces messieurs, il n’obtint que des réponses conformes à ce que je lui avais dit. Cependant sa curiosité m’inquiétait; car je savais qu’à Saint-Louis il trouverait des gens qui le détromperaient, même sans intention de me nuire; et comme je prévoyais que j’aurais de la peine à obtenir ce que j’allais solliciter, je craignais que les propos qu’on lui tiendrait sur mon compte ne détruisissent en partie la bonne opinion que ses compatriotes avaient de moi, et qu’ils n’apportassent plus tard des obstacles à mes projets. J’aurais bien désiré de l’éloigner; j’en conçus un moment l’espoir, à la suite d’une conversation que nous eûmes ensemble.

Chaque fois que nous quittions un bateau, il me grondait, parce que je ne demandais rien aux chrétiens ; lorsque je lui répondais que je n’avais besoin de rien, il me disait :

 

« C’est égal, il faut toujours demander: s’ils donnent, tant mieux ; s’ils refusent, tant pis. Ce sont tous des infidèles ; nous devons leur attraper leurs marchandises. Crois-tu que tous les musulmans qui sont ici n’y viennent que pour voir les blancs ? Non : ce n’est que pour attraper leur guinée quand ils le peuvent. Tu penses peut être, Abdallah, que je vais à Saint -Louis pour le plaisir de voir la ville et tous les chrétiens qui l’habitent ? »

 

Je répondis que je le croyais en effet, parce qu’il avait manifesté ce désir avant notre départ du camp; d’ailleurs, lui dis-je, qu’irais-tu y faire?

 

« Ce que j’y vais faire? Ne crois pas que ce soit pour voir les infidèles et leur pays, c’est pour tâcher de leur arracher quelques marchandises, et dans l’espoir que tu me donneras trois ou quatre pièces de guinée et un fusil, pour t’avoir accompagné. »

 

Quoique j’eusse été à même déjuger de l’avidité de ses pareils, cet aveu me surprit autant qu’il m’indigna. Je n’osai pourtant faire éclater ma colère : je me contentai de lui répondre que, s’il avait compté sur ma générosité, il s’était trompé ; qu’il n’y avait acquis aucun droit ; que je ne me croyais obligé qu’envers son frère, et que lui seul recevrait les récompenses qui étaient dues aux bontés qu’il avait eues pour moi. Il fut déconcerté, et me dit que, s’il en était ainsi, il allait retourner au camp et me laisser seul aller à Saint-Louis. J’en eusse été bien aise ; mais lorsqu’il me vit partir, il s’embarqua avec moi. Avant de quitter l’escale, je vais indiquer sommairement comment se fait la traite de la gomme.

 

A l’époque fixée pour l’ouverture, l’administration de Saint -Louis envoie à l’escale un navire du roi, sous le commandement d’un officier de marine: il est chargé de la police de l’escale, en tout ce qui concerne la navigation et le stationnement des bateaux; il règle aussi les différens qui s’élèvent entre les traitans et les Maures.

 

Le roi maure envoie, de son côté, des ministres chargés de ses pouvoirs: ils stationnent à l’escale, pour régler les coutumes (On nomme coutumes les droits que paient les traitans aux divers chefs des lieux où ils vont faire le commerce. Aucun n’est admis en traite sans payer ces coutumes. Elles se règlent ordinairement d’après le tonnage du navire et l’importance des denrées que l’on traite. Le gouvernement en paie annuellement à tous les princes des bords du fleuve avec lesquels les liabitans de Saint -Louis sont en relation, pour assurer leur protection à notre commerce) que doit payer chaque traitant. Ils s’entendent avec l’officier commandant le sta tionnaire, toutes les fois qu’il survient des difficultés.

 

Lorsqu’un bâtiment traitant arrive à l’escale, il reste mouillé au milieu de la rivière, jusqu’à ce que ses coutumes soient réglées. Les débats sont ordinairement très longs ; car, bien que ces droits se taxent relativement au tonnage du navire, les Maures ne veulent jamais terminer, dans l’espoir d’obtenir davantage : souvent, pour en finir, on est obligé d’avoir recours au roi. Ce n’est qu’après l’accord signé que le bateau peut commencer à traiter; jusque-là, des agens des Maures, nommés aloums, restent à terre pour empêcher les gommes d’aller à bord. Ce sont ces mêmes agens qui surveillent les bâtimens dont la traite est suspendue.

 

Les droits que paient les traitans sont considérables. Un bateau jaugeant de vingt -cinq à trente milliers de gomme, paie ordinairement cent vingt ou cent trente pièces de guinée de coutumes fixes; à quoi il faut ajouter trois ou quatre pièces de cadeau aux princes, ce qu’on nomme leur souper, et deux ou trois pour les aloums, qui, sans cela, détourneraient les gommes au profit des autres embarcations.

 

Toutes ces conditions étant arrêtées, le bateau entre en traite : il accoste la rive ; on établit un pont pour faciliter la communication ; le traitant fait construire une case sur la grève pour loger ses pileuses, faire la cuisine de l’équipage, et pour se reposer lui-même quand il descend à terre. Pour traiter, il lui faut encore un maître de langue, qui sert d’interprète entre lui et les marabouts : il est payé et nourri à bord. Les aloums sont aussi nourris par tous les traitans en commun. On nourrit également les princes et princesses, quand ils viennent à l’escale ; celui qui refuserait de se conformer à cet usage, aurait sa traite arrêtée.

 

Souvent, lorsqu’un prince arrive, il va s’établir à bord d’un bateau, où on le reçoit, et l’on se soumet à toute sorte de vexations de sa part, dans la crainte qu’il ne fasse suspendre la traite. Il s’empare de la cbambre, se couche sur le lit du traitant, se fait servir de la mélasse et de l’eau pour boire, et ne cesse d’importuner son hôte de demandes réitérées.

A l’heure des repas, il se met à table sans y être invité, porte les doigts à chaque plat, en goûte tous les mets, et remet les morceaux qui ne lui plaisent pas, après les avoir portés à sa bouche ; touche tout de ses

 

On nomme pileuses les femmes chargées de préparer le manger de l’équipage, parce qu’elles pilent le mil dans un mortier pour en retirer la farine.

 

niains sales, prend le pain, le sucre, et tout ce qui lui convient, affectant toujours de ne rien trouver à son goût, et vantant la chère qu’il fait à son camp, etc. On concevra aisément qu’un mulâtre né au Sénégal, habitué dès son jeune âge à ces manières rustiques, et n’ayant d’ailleurs qu’une idée bien imparfaite de notre politesse, supporte patiemment toutes ces vexations; mais qu’un Européen, qu’un Français s’y soumette, voilà ce que je n’ai pu comprendre, et ce dont j’ai pourtant été témoin. Il est vrai que, le plus souvent, ce sont des commis de négocians de Saint

Louis, qui sont obligés de se conformer à l’usage, dans la crainte de compromettre les intérêts de la maison dont ils sont les mandataires. Ils n’ont qu’un moyen d’éviter une partie des importunités de pareils hôtes et de manger tranquilles ; c’est en faisant entrer du lard ou du saindoux dans l’assaisonnement de tous leurs mets : alors le Maure mange dans un coin le morceau de viande qu’on lui a fait cuire à part. Mais il exerce toujours la même rapacité sur le pain, le sucre, et tous les objets sur lesquels il peut assouvir sa gourmandise. Les traitans, ennuyés, s’efforcent quelquefois de les renvoyer; mais ils évitent toujours une querelle sérieuse ; car si, dans un moment de colère, on portait la main sur eux, la traite du bateau serait arrêtée, t il faudrait entamer une négociation dont on ne sortirait qu’en payant une amende de plusieurs pièces de guinée. Lorsque les zénagues sont à bord seulement dans l’intention de se promener, ils n’en sortent jamais sans avoir obtenu un cadeau, ou au moins sans avoir bu une calebasse d’eau et de mélasse.

 

C’est ordinairement au mois de janvier que la traite s’ouvre, et elle se termine le 3i juillet. Vers la fin de mai, le roi vient à l’escale ; il va quelquefois se loger à bord du stationnaire, mais le plus souvent il reste à terre avec sa suite, dans une case que les traitans lui font construire. Pendant son séjour, qui dure environ deux mois, les traitans sont obligés de le nourrir ainsi que ceux qui l’accompagnent, et de lui payer une contribution journalière d’une ou deux pièces de guinée ; c’est, comme je l’ai dit, ce qu’on appelle le souper àa roL Il visite chaque jour un bateau, se fait donner des présens, et n’oublie jamais de se faire servir, pour lui et sa suite, une énorme calebasse d’eau sucrée. Il est toujours parfaitement accueilli à bord de tous les bâtimens ; et s’il arrivait qu’il fût mal reçu d’un traitant, il interromprait sa traite. C’est un sûr moyen d’obtenir tout ce qu’il désire.

 

Pendant son séjour, il lève une autre contribution établie depuis peu d’années, sous le nom de présent forcé. Il fait demander aux traitans cent pièces de guinée, ou plus ; et si cette quantité ne lui est pas remise dans un court espace de temps limité, il interrompt la traite. Alors tous les traitans se cotisent; chacun contribue suivant le tonnage de son navire; et lorsque la quantité demandée est obtenue, elle est remise au roi, qui permet de continuer la traite. Un caprice, la moindre plainte d’un prince, suffisent au roi pour l’interrompre; je l’ai vue arrêtée parce que Fatmé-Anted-Moctar, sa tante, s’était plainte qu’un traitant lui avait donné du café qu’elle n’avait pas trouvé bon.

 

On pensera peut-être que le prix auquel on traite la gomme dédommage de tant de sujétions par les bénéfices qu’il offre : eh bien, non ! ils pourraient en effet être immenses, si les traitans entendaient mieux leurs intérêts ; mais ils établissent entre eux une concurrence ruineuse, qui tourne toute à l’avantage des Maures. Savent-ils qu’une caravane est en route pour l’escale, chacun envoie son interprète au-devant faire des propositions aux marabouts. Ils vont eux-mêmes à terre pour tâcher de gagner le chef par des promesses et des cadeaux, et de l’attirer à leur bord. Il résulte de cet empressement que le Maure devient exigeant, opiniâtre, croit toujours vendre sa gomme trop bon marché, hésite longtemps avant de l’accorder, va, vient, a bord de tous les bateaux, et, au bout de huit jours, se décide enfin en faveur de celui qui lui fait les offres les plus séduisantes et les plus avantageuses.

 

Depuis l’arrivée de la caravane jusqu’à parfaite livraison de la gomme, les marabouts qui la composent sont nourris par les traitans ; et toutes les fois qu’un Maure va à bord d’un navire pour vendre une partie de gomme, quelque petite qu’elle soit, il y est nourri avec ceux qui l’accompagnent. Souvent ils vont cinq ou six pour offrir douze ou quinze livres de gomme, la promènent pendant deux ou trois jours ; et, après l’avoir vendue et en avoir reçu le prix, exigent qu’on leur donne à dîner. En général, les marchés se font très lentement; les marabouts, craignant d’être trompés, mesurent leur gomme avant de la mettre en vente, avec une petite mesure dont ils connaissent le poids, afin d’être fixés sur la quantité de guinée quelle doit leur produire. On convient ordinairement d’un certain poids de gomme pour la valeur d’une pièce de guinée. Ce prix varie suivant que la récolte est plus ou moins abondante : lors de mon passage à l’escale du Coq, la pièce se vendait de cinquante à 60 livres de gomme; on en obtient quelquefois cent livres, quelquefois aussi seulement trente et même au-dessous.

 

Lorsque le prix de la pièce de guinée est convenu, le marché n’est pas terminé ; il faut encore régler les cadeaux qu’on fera au marabout : ces cadeaux consistent en poudre à tirer, sucre, petites mallettes, miroirs, couteaux, ciseaux, etc. ; et cette seconde partie du marché est quelquefois plus longue à conclure que la première ; enfin, après la livraison achevée, il reste encore long -temps à tourmenter le traitant pour en obtenir des cadeaux. Ses demandes, quelque outrées qu’elles soient, lui paraissent toujours au-dessous de la valeur de la gomme, tant les Maures croient que nous y attachons de prix.

 

Ces frais, ces cadeaux, joints au prix d’achat, portent la gomme à un taux exorbitant, et beaucoup au-dessus de ce qu’elle vaut à Saint -Louis. Les traitans cherchent à se couvrir par mille ruses qu’ils inventent pour tromper les Maures; mais ceux-ci se tiennent tellement sur leurs gardes, qu’ils y réussissent difficilement. Souvent les Européens éprouvent des pertes considérables, et ils en éprouveront toujours tant qu’ils seront obligés d’agir de ruse. Tous leurs momens de loisir sont employés à la recherche de quelque nouvelle supercherie : quand quelqu’un en a découvert une qui lui a réussi, il la tient cachée, et, comptant sur son adresse, baisse le prix de sa guinée pour attirer les gommes à son bord. Mais ses concurrens l’épient si bien, et leur imagination est tellement exercée, qu’ils ne tardent pas à découvrir sa ruse, ou à trouver eux-mêmes un moyen de traiter au même prix. On voit que tout le monde n’est pas propre à ce genre de commerce ; on pourrait dire que, pour être bon traitant, il faut une étude particulière.

 

On rendrait sans doute un grand service aux habitans du Sénégal, en ramenant ce commerce à des principes loyaux ; mais quand on leur parle de traiter de bonne foi, ils se récrient en disant que cela est impossible avec les Maures. Le gouvernement seul pourrait les convaincre en formant une société dans laquelle chacun entrerait suivant l’étendue de ses moyens ; deux commissaires de la société traiteraient dans chaque escale sous les yeux d’un délégué du gouvernement, qui veillerait à ce que les conditions et statuts fussent observés. Par ce moyen, la concurrence serait détruite et les frais considérablement diminués, parce qu’un seul navire suffirait à chaque escale, et la gomme serait transportée à Saint-Louis à l’aide d’un certain nombre d’allégés. Les Maures feraient bien quelques difficultés de livrer leur gomme à de nouvelles conditions; mais quand ils auraient reconnu qu’on ne veut pas les tromper, il s’établirait entre eux et les traitans une confiance, qui permettrait à ceux-ci de conserver la dignité qui convient au caractère français. Les traitans allèguent encore que les Maures porteraient leur gomme à Portendik; mais tous ne l’y porteraient pas ; et d’ailleurs le gouvernement pourrait prendre des mesures pour diminuer la concurrence que les Anglais établissent à cette escale.

 

Pendant la traite, plusieurs camps de zénagues s’installent aux environs de l’escale, pour être à portée de vendre le produit de leurs troupeaux. Chaque matin et chaque soir, les femmes viennent apporter du lait et du beurre en échange de guinée, poudre, verroterie, etc. : la livre de beurre est évaluée quinze sous environ; le lait coûte cinq sous la bouteille.

 

Les Maures qui n’ont pas de gomme et qui ne peuvent se procurer de quoi vivre à l’escale, vont dans les camps de ces malheureux, s’y font nourrir, et absorbent les bénéfices qu’ils peuvent faire en vendant leurs denrées aux traitans. Mais il est convenu que cette classe doit être constamment dépouillée par les autres.

 

Le commerce attirant sur ce point beaucoup de marchands et de curieux, il en résulte un mouvement continuel. Tant que dure la traite, l’escale offre l’aspect d’une foire tumultueuse: d’un côté, ce sont les chameaux et les bœufs des caravanes que l’on mène paître ou que l’on fait boire à la rivière ; de l’autre, c’est un troupeau de moutons qu’un zénague cherche à vendre ; plus loin, des traitans qui assiègent une caravane arrivant du désert ou qui discutent entre eux,

des laptots * qui se battent, et des femmes qui disputent; enfin des hassanes à cheval ou montés sur des chameaux, qui courent çà et là, et mettent par leur turbulence la confusion dans tous les groupes, dont la réunion est toujours très -bruyante.

 

(1) C’est ainsi qu’on nomme les matelots nègres.

 

Le 3i juillet au soir, le stationnaire tire un coup de canon; c’est le signal de la clôture de la traite et du départ des navires. Ceux des Maures qui n’ont pas encore vendu leur gomme, la remportent, et font des trous dans la terre, où ils la conservent jusqu’à la traite prochaine. C’est à cette époque que les coutumes achèvent d’être soldées, parce que les traitans ne les paient jamais d’avance, dans la crainte que les chefs ne fassent diriger les gommes sur un autre point pour avoir doubles coutumes. Ce n’est également qu’après le retour du stationnaire à Saint -Louis que le roi reçoit celles qui sont consenties par le gouvernement pour assurer la protection du commerce. Le 1er août, le stationnaire met à la voile, et ordinairement tous les navires traitans le suivent.

 

Je reprends la suite de mon journal.

 

Le 1 1 mai, je m’embarquai sur une péniche pour Saint-Louis; mon compagnon me suivit; nous y arrivâmes le 1 6. En route, je fis mon possible pour éviter qu’il n’eût une entrevue avec Schims, chef de la tribu des Daoualaches *. Je ne fus pas assez heureux pour empêcher leur réunion ; ils se rencontrèrent dans un village voisin de son escale. Ils eurent ensemble une longue conversation, dans laquelle Schims instruisit

 

(i) Cette tribu a un marché dans le bas du fleuve, connu sous le nom d’escale des Darmaiicours ou Darmanhous,

 

mon marabout que l’aimée précédente j’avais été en relation avec lui, avant de me rendre chez les Braknas; il ajouta que je lui avais proposé d’aller faire mon éducation chez lui, et entra dans de grands détails sur les raisons qui l’avaient empêché d’y consentir, fondées principalement sur les rapports qui lui avaient été faits à mon sujet. Dès que Schims m’aperçut, il dissimula, et me félicita sur ma conversion : je lui fis des reproches du refus qu’il avait fait de me recevoir dans son camp ; il me répéta ce qu’il venait de dire, et appuya beaucoup sur la mauvaise opinion que les enfans du Sénégal 1 lui avaient donnée de moi : autrement, disait-il, il n’aurait pas hésité à m’emmener et à me traiter comme son fils.

 

Je m’efforçai, pendant le reste de l’entretien, de détruire l’impression que ces propos avaient faite sur mon marabout : mais je m’aperçus que j’avais perdu toute sa confiance, et qu’à moins d’un prompt retour et d’une feinte résolution de m’établir dans son pays, je ne pourrais en imposer plus long-temps, ni à lui, ni à sa nation.

 

(1) C’est le nom qu’on donne aux mulâtres.

 

CHAPITRE V.

 

Contrariétés éprouvées pendant mon séjour à Saint-Louis. — J’occupe divers emplois. — Nouveau départ. — Détails sur les environs de Kakondy. — Les Nalous, les Landamas/Lantimas et les Bagos.

 

En arrivant à Saint-Louis, j’appris que M. Roger était parti pour la France, et que son successeur avait payé quatre pièces de guinées que j’avais prises à bord des bâtimens, à l’escale du Coq. Je reçus d’abord l’hospitalité chez un négociant de mes amis ; mais ayant fait connaître mes besoins, l’administration de Saint-Louis m’accorda un ordre pour quinze jours de vivres, qu’on devait renouveler au bout de ce temps. Cette réception me fut extrêmement sensible.

Étais-je donc devenu étranger à mon pays, pour avoir voulu le servir ? Pouvait-on me considérer comme un aventurier? N’avais-je pas reçu, huit mois auparavant, les instructions de M. le baron Roger, qui m’avait promis la protection du gouvernement ?

 

Cependant j’espérais encore qu’après avoir vu mon journal, M. le commandant me rendrait justice, qu’il apprécierait mon zèle. En le lui remettant, je lui soumis mon projet; mais je ne tardai pas à m’apercevoir que ma position était changée : non que celui qui avait remplacé M. le baron Roger manquât de lumières et d’amour pour les sciences; mais il n’avait pas les mêmes vues que son prédécesseur; enfin, ce n’était pas lui qui m’avait envoyé chez les Braknas.

 

Voici en substance le plan que j’avais conçu. Je réclamais de la part du gouvernement la modique somme de 6,000 francs, avec laquelle je me proposais d’acheter un troupeau et deux esclaves, que j’emmènerais chez les Braknas. Je desirais de m’y établir pour quelque temps encore, afin d’y achever de m’instruire; j’étais sûr, par ce moyen, de dissiper les soupçons qu’avaient fait naître les propos que l’on tenait sur mon compte, et qui, sans nul doute, étaient connus de mon marabout. D’ailleurs, me voyant revenir parmi eux avec des moyens d’existence analogues aux leurs, j’aurais facilement obtenu des marabouts de les accompagner dans leurs excursions commerciales. J’avais l’intention de visiter cette année le pays d’Adrar, de pénétrer le plus avant possible dans le nord du désert, et, dès que j’aurais trouvé une occasion favorable, de tourner mes pas vers l’E., sous prétexte d’un pèlerinage à la Mecque, en passant par les villes de Walet et de Temboctou. Enfin je me proposais de parcourir cette immense étendue de désert en plusieurs sens, de recueillir toutes les notions qui pouvaient intéresser le commerce et la géographie, et de rentrer en Europe par l’Egypte.

 

J’ignore si ce projet parut trop vaste à M. le commandant, ou s’il crut y apercevoir du charlatanisme : cependant le parti que j’avais pris de feindre d’embrasser l’islamisme, m’assurait le succès d’un voyage jusqu’alors impossible aux chrétiens. Quoi qu’il en soit, il ne put m’accorder ce que je lui demandais, et m’objecta qu’il n’était pas autorisé à faire une dépense aussi considérable : n’étant point employé du gouvernement, me dit-il, il ne vous est rien dû ; au surplus, attendez l’arrivée de M. Roger. Cette réponse m’atterra. Je représentai au commandant que son refus me mettait dans une position critique, qu’il me compromettait envers les Maures qui m’accompagnaient, et détruisait l’espoir que j’avais de pénétrer à Temboctou par le désert. Alors il me proposa de me donner 1,200 francs en marchandises, pour retourner chez les Braknas : comme cette somme ne pouvait me suffire, je la refusai, et je congédiai mon marabout; de plus, il fallut que je me tinsse caché pendant plusieurs jours, parce que les Maures qui m’avaient conduit à Saint-Louis, ayant entendu parler de mes intentions secrètes, et furieux d’avoir été dupes de mon faux zèle pour leur religion, se proposaient de me faire un mauvais parti.

 

Je me serais trouvé heureux, si je n’avais eu à redouter que la vengeance des Maures; mais tout m’accablait, la froideur de mes protecteurs, les sarcasmes de toute espèce auxquels j’étais en butte; enfin, on allait jusqu’à dire que je m’étais soumis à l’opération sacramentelle de l’islamisme.

 

Un de mes amis, me voyant réduit à la simple ration de soldat, que l’on m’avait accordée pour

vivre, m’engagea vivement à renoncer aux voyages, à quitter mon costume, et à me remettre dans le commerce : mais cet ami connaissait mal mon caractère persévérant, et doutait trop de mon courage. Les sarcasmes des Européens me rendirent plus cher le costume africain; je fus fier de le porter: je bravai les railleries, je méprisai la calomnie; et faisant peu de cas des avantages que pouvait m’offrir le commerce, je persistai dans mes projets. D’ailleurs, je voulais attendre M. Roger; car je comptais beaucoup sur son appui, et je ne doutais point qu’il ne finît par me procurer les moyens de parvenir à Temboctou.

 

Je demandai au commandant de profiter du bateau à vapeur, pour aller à Galam ; mais il me dit que M. Beaufort, qui avait déjà reçu 20,000 francs pour exécuter un projet semblable au mien, y était malade ; que cet officier verrait avec peine une autre personne le devancer ; qu’enfin, s’il se décidait à revenir, une partie de la somme qu’il avait reçue serait employée pour mon voyage. Je pris donc le parti d’attendre à Saint-Louis.

 

Mais il fallait vivre. Malgré la répugnance que j’éprouvais à demander, je m’adressai au gouverneur par intérim, pour obtenir de quoi payer ma pension à l’auberge. Ma demande fut accueillie plus tôt que je ne l’espérais ; on m’accorda un salaire de 50 francs par mois, pour remplir l’emploi de surveillant des ouvriers nègres dans un de nos établissemens du fleuve.

 

Dans la position où je me trouvais, cette faveur, loin de me satisfaire, me contrariait horriblement ; bien que ce ne fût qu’un moyen de justifier la dépense, les fatigues et les privations que je venais d’éprouver me donnaient peut-être le droit d’espérer quelque chose de mieux : aussi ne consentis-je pas à l’accepter, et, dans mon désespoir, au lieu de me rendre à Richard-Tol (Le « jardin de Richard » en wolof), où j’avais ordre d’aller, je partis pour M’pâl, village voisin de Saint-Louis, sans autre dessein que celui de chasser et d’empailler des oiseaux, afin de gagner ma vie. Un puissant de la colonie, à qui je fis demander des instrumens pour empailler, répondit à celui que j’avais chargé de cette commission :

« Bien volontiers; au moins il sera utile à quelque chose. »

Cette réponse, qu’on me rapporta, m’indigna, et, la rage dans le cœur, j’abandonnai M’pâl, pour me rendre à Richard-Tol.

 

A mon arrivée dans cet établissement, j’y trouvai les consolations de l’amitié, auprès de M. Lelièvre, jardinier, qui eut la bonté d’ajouter quelque chose de ses provisions à la ration de soldat à laquelle seulement me donnait droit mon emploi.

 

Je me mis à herboriser pour acquérir quelques connaissances botaniques : pendant cet intervalle, j’appris l’arrivée de M. Roger. A cette nouvelle, je fus transporté de joie : je courus de tous côtés pour trouver une embarcation qui me descendît à Saint-Louis; si je l’avais pu, j’y serais allé à la nage. En débarquant, je m’empressai de me rendre chez notre ancien gouverneur ; je lui remis le même jour les notes que j’avais recueillies durant mon séjour chez les Braknas ; je les accompagnai aussi d’une nouvelle demande de secours ou d’appointemens, pour faire mon grand voyage : elle ne fut pas accueillie.

 

Pour tout autre, c’eût été un coup de foudre ; mais ma détermination prenait chaque jour de plus profondes racines : j’eus le courage de revenir à la charge. Ce fut alors qu’on eut la bonté de me promettre une certaine somme à mon retour de Temboctou… A mon retour de Temboctou !!! Et si je mourais en route !!! Cette idée effrayante pour un homme qui, par ce malheur, eût laissé sans secours, sans ressource, une sœur qu’il adore, me traça ma réponse. Je refusai tout arrangement; et dussé-je mourir, je voulus au moins laisser à l’amie de mon enfance une propriété incontestable, le mérite d’avoir tout fait par moi seul. Je changeai donc tous mes projets ; je ne demandai plus rien qu’une somme de 100 francs qu’on me devait pour mes appointemens, et que j’avais d’abord dédaigné de prendre, mais que ma misère et l’abandon dans lequel on me laissait me rendaient indispensable. Toujours vêtu de mon costume arabe, je n’eus garde de demander un passeport pour Albréda (comptoir français de Gambie), où je voulais aller, sachant qu’on me l’aurait refusé, parce que je n’étais pas habillé à la française. Je partis donc sans passeport et sans lettres de recommandation. Je me fis conduire en canot à la grande terre ; puis seul, n’ayant d’autre ressource que mes cent francs, je m’acheminai vers Gorée. Huit ans auparavant, j’avais suivi la même route, pauvre, découragé, prêt à renoncer à des projets qu’on eût peut-être alors favorisés; à présent, je n’étais pas plus riche, mais j’avais toute l’ardeur, toute l’énergie d’un âge plus avancé, et j’étais bien résolu, ne fût-ce que par fierté, à entreprendre

ce qu’on ne me croyait pas capable d’achever.

 

Débarqué à Gorée, je n’allai voir personne ; je craignais trop de subir dans cette île dépendante de Saint-Louis, les avanies dont on m’avait accablé dans le chef-lieu de nos établissemens. Je pris passage sur un brig français qui faisait voile pour Albréda; de là je passai à Sierra -Leone.

 

Le général Charles Turner, gouverneur de cet établissement anglais, m’accueillit avec bonté, et, pour me retenir dans la colonie qu’il commandait, il me chargea de diriger une fabrique d’indigo, et attacha à cette place, qu’il créa pour moi, un traitement de 3,600 francs.

 

Ce gouverneur avait mal compris le besoin d’activité qui me dévorait ; il s’était imaginé qu’il le satisferait avec de l’argent: erreur généreuse dont je lui sus gré. Peu après, en 1826, ce gouverneur fut remplacé par sir Nill Campbell, auquel je m’adressai afin d’obtenir 6,000 francs pour faire mon grand voyage ; j’éprouvai le même refus qu’on avait fait partout à la simplicité de mon extérieur, et à ce qu’on appelait l’extravagance de mes projets. Sir Nill Campbell ne me parla pas de M. Beaufort, mais du major Laing, à qui il ne fallait pas tenter d’arracher la gloire d’arriver le premier à Temboctou, et sous ce prétexte il rejeta ma proposition.

Mais si le refus des gouverneurs français m’avait affligé, celui des Anglais ne m’affecta nullement; je me sentis plus libre. Je bénis le ciel de pouvoir rompre tous mes engagemens avec des étrangers à qui je devais une généreuse hospitalité, et qui en retour auraient pu revendiquer la gloire d’une découverte dont je voulais rapporter tout l’honneur à la France, Je donnai donc ma démission, avec le même empressement que j’avais mis à renoncer à mon petit traitement de 5o francs par mois. D’ailleurs ce sacrifice me semblait d’autant plus aisé, que j’avais près de 2,000 francs d’économies, et que ce trésor me paraissait suffisant pour aller au bout du monde. Ensuite, une espérance tranquillisait mon esprit, occupé du sort de ma pauvre sœur : j’avais eu connaissance du prix que la Société de géographie de Paris avait promis au premier Européen qui pénétrerait à Temboctou, et je me disais : Mort ou vif, je l’obtiendrai; si je n’en jouis pas, ma sœur le recueillera.

 

Toutes ces espérances, toutes ces idées de gloire et de patriotisme, d’amour fraternel, ne me laissèrent plus un instant de repos, et je ne commençai à retrouver un peu de calme que la veille du jour où je devais quitter Sierra -Leone.

 

N’ayant pu obtenir nulle part les secours nécessaires pour effectuer le voyage de Temboctou, je devais me décider à l’entreprendre uniquement à mes frais. D’ailleurs je pensais qu’à mon retour, le gouvernement du roi, toujours juste appréciateur des efforts courageux, reconnaîtrait le service que j’aurais rendu à la géographie, en faisant connaître les pays nouveaux que je me proposais de visiter.

 

Soutenu par ces espérances, j’avais donné sans regret ma démissionne m’occupai ensuite avec activité de me procurer les marchandises nécessaires, et j’employai mes économies à faire des achats de papier, verroterie, etc.

 

Pendant mon séjour à Freetown, chef-lieu de la colonie de Sierra-Leone, je me liai avec des Mandingues et des Séracolets. J’obtins leur confiance, et j’en profitai pour les interroger sur les contrées que j’avais l’intention de parcourir. Enfin, pour gagner tout-à fait leur amitié, je leur donnai quelques bagatelles; puis un jour, d’un air très mystérieux, je leur appris, sous le sceau du secret,

« que j’étais né en Egypte de parens arabes, et que j’avais été emmené en France dès mon plus jeune âge par des Français faisant partie de l’armée qui était allée en Egypte; que depuis j’avais été conduit au Sénégal pour y faire les affaires commerciales de mon maître, qui, satisfait de mes services, m’avait affranchi. »

 

J’ajoutai :

 

Libre maintenant d’aller où je veux, je désire naturellement retourner en Egypte pour y retrouver ma famille et reprendre la religion musulmane. »

 

D’abord les Mandingues ne parurent pas ajouter foi à mon histoire, et surtout à mon zèle religieux. Mais ils n’en doutèrent plus en m’entendant leur réciter par cœur plusieurs passages du Coran, et me voyant le soir me joindre à eux pour faire le salam ; ils finirent par se dire l’un à l’autre que j’étais un bon musulman. Ai-je besoin de prévenir qu’en secret j’adressais les plus ferventes prières au dieu des chrétiens, pour qu’il bénît mon voyage.

 

Cependant les Mandingues, trompés par mon ardeur apparente à observer les cérémonies de leur culte, m’accordèrent toute leur confiance. Notre liaison devint intime ; bientôt ils ne purent se passer de moi; chaque jour j’étais invité, à mon grand déplaisir, à venir partager leur dîner, composé de riz à l’eau, arrosé d’huile de palme. On verra quel fond je devais faire sur ces démonstrations amicales.

 

Un jour, en rentrant chez moi, je fus accosté dans la rue par l’un de mes nouveaux amis mandingues, qui me demanda si je ne lui avais pas pris un cure-dent d’argent qu’il avait perdu; puis le fripon ajouta tout bas :

« Ne fais pas de bruit; rends-moi le cure-dent, et je ne dirai rien. »

 

Qu’on juge de ma surprise et de ma colère ! Je n’eus pas de peine à comprendre l’intention du nègre qui me parlait : je lui reprochai cet indigne procédé envers un de ses frères sans appui, dans un pays étranger; puis, emporté par mon indignation, je m’attachai à ses pas, j’allai chez lui, j’y pris à témoin les marchands qui s’y trouvaient réunis, mais tous refusèrent de se mêler de cette affaire. Alors, j’allai chercher un nègre qui parlait anglais et mandingue, pour mieux nous entendre. Dès que mon accusateur eut aperçu mon interprète, il eut peur, et dit que j’avais mal compris ses paroles, puisqu’il était venu simplement me demander si, par hasard, j’avais vu ou trouvé l’objet qu’il cherchait ; ajoutant qu’il serait désolé d’avoir avec moi le moindre différent. Je me contentai de cette explication; mais je quittai mes anciens compagnons, en leur jetant à tous des regards de mépris, et en leur déclarant qu’ils s’y étaient mal pris pour avoir de moi quelque chose. Toutefois, réfléchissant bientôt que je pourrais rencontrer en route ces Mandingues, je crus devoir faire semblant d’oublier leur accusation, et je fis quelques cadeaux à leur chef; nous redevînmes amis comme auparavant.

 

Ce petit incident me servit de leçon; il m’apprit que j’avais bien des précautions à prendre, et que je devais surtout feindre d’être très pauvre, pour n’éveiller la cupidité de personne.

 

Malgré mon raccommodement avec mes marchands mandingues, je ne jugeai pas qu’il fût prudent de partir avec eux, et je m’occupai de chercher une meilleure occasion pour traverser le Fouta-Dhialon. Je crus l’avoir trouvée, après avoir fait la connaissance d’un Mandingue, homme soi-disant très dévot, et qui de plus était décoré du titre de chérif. Je ne balançai donc pas à lui demander la permission de l’accompagner jusqu’à Timbo, capitale du Fouta-Dhialon : il y consentit de bonne grâce ; et même, lorsque je lui parlai de récompense, il me répondit, les yeux baissés, qu’il ne voulait rien faire que pour l’amour de Dieu et du prophète ; qu’il ne me demandait qu’une chose, c’était de prendre un passeport du gouverneur de Siera-Leone.

 

Malgré toutes mes démarches et mes instances, le gouverneur ne m’avait encore, le jour fixé pour notre départ, donné aucune réponse. J’allai prévenir de ce contretemps Ibrahim ( c’était ainsi que s’appelait mon guide ) ; mais il ne voulut pas prolonger son séjour pour m’attendre. Il se hâta de se mettre en route, emportant un costume arabe que je m’étais fait faire, et que je lui avais remis la veille. Dès que je me le rappelai, je courus après le dévot chérif, pour lui demander mon paquet. Il fit d’abord l’étonné ; puis, se frottant le front, il s’écria d’un air affligé

 

« Ah mon Dieu, les coquins d’esclaves ont pris les devans, et ont emporté tes vêtemens ; mais sois tranquille, je te les renverrai. »

 

Le plus sûr eût été d’arrêter le voleur pour gage ; mais comme il eût été dangereux de me faire des ennemis, je le laissai continuer sa route, et je rentrai chez moi, réfléchissant tristement au caractère pillard de mes nouveaux amis d’Afrique. Depuis que j’étais employé à Freetown, j’avais repris le costume français. Peut-être, me disais-je, ont-ils reconnu mon imposture ; je me donne pour Arabe et pour musulman, sans quitter mes vêtemens et mes habitudes d’Europe ; je ne puis soutenir mon rôle qu’en y renonçant. Mais je ne pouvais effectuer ce changement à Sierra-Leone, car les habitans blancs, qui me connaissaient tous, n’auraient pas été plus indulgens pour moi que ceux de Saint-Louis. Je songeai donc à quitter Freetown, et je me proposai d’aborder dans un lieu où je pourrais débarquer sans inconvénient avec mon costume arabe. Je choisis Kakondy, village situé sur le Rio-Nunez, à cinquante lieues au N. de Sierra-Leone, et où je savais qu’il n’y avait pas d’établissemens européens.

 

Avant de partir pour Kakondy, je convertis mes 2,000 francs, partie en argent, partie en marchandises. On sait que c’était toute ma fortune; mais je crus devoir la consacrer toute entière à l’exécution de mon voyage. J’employai 1,700 francs à acheter de la poudre, du papier, du tabac, diverses verroteries, de l’ambre, du corail, des mouchoirs de soie, des couteaux, des ciseaux, des miroirs, des clous de girofle, enfin trois pièces de guinée bleue, et un parapluie : toutes ces marchandises ne formaient pas un gros volume ; elles ne pesaient pas cent livres, car je n’avais pu acheter qu’une petite quantité de chaque espèce, le prix des produits des fabriques d’Europe étant alors très élevé dans tous les comptoirs. Je mis dans ma ceinture le reste de mes 2,000 francs, moitié en argent, et moitié en or. Grâce à l’obligeance de quelques amis que j’avais à Sierra-Leone, je n’eus pas besoin d’acheter des médicamens ; ils me procurèrent de la crème de tartre, du jalap, du calomel, et divers sels purgatifs, du sulfate de quinine, des emplâtres de diachylon, enfin du nitrate d’argent.

 

Muni de toutes ces choses utiles, et de deux boussoles de poche pour connaître la direction de ma route ; vêtu de mon costume arabe, dont les poches étaient remplies des feuillets d’un Coran que j’avais déchiré, je m’embarquai à Sierra-Leone, le 22 mars 1826, pour le Rio-Nunez, sur la goélette le Thomas.

 

Contrariés par les vents, nous n’arrivâmes que le 31 du même mois à l’embouchure du Rio-Nunez, où j’eus le bonheur de rencontrer un Français, nommé Castagnet, qui, sans me connaître, m’engagea à loger chez lui, me promettant de faire tout ce qu’il pourrait pour faciliter mon voyage dans l’intérieur. Lorsque je le trouvai, il allait au Rio-Pongo ; et comme il devait employer quinze jours à ce voyage, il m’engagea à différer le mien jusqu’à son retour. Je me gardai bien de ne pas suivre ce conseil obligeant, car j’avais appris que M. Castagnet tenait une des principales factoreries de Kakondy, où descendaient chaque jour des caravanes de l’intérieur, notamment de celle de Kankan, pays que je desirais ardemment visiter. Je dois le déclarer ici: la rencontre de M. Castagnet fut un coup de fortune pour moi ; la généreuse hospitalité que je reçus dans la maison de cet estimable compatriote, pendant mon séjour à Kakondy, méritera toujours ma reconnaissance.

 

Le5avril,je fus conduit à Rebeca par M. Bethmann, négociant anglais, propriétaire d’un établissement voisin de M. Castagnet, qui voulut bien me présenter à l’héritier présomptif des Landamas, lequel se nomme Macandé. Le roi étant mort depuis quelques mois, on attendait la saison des pluies pour nommer son successeur.

 

M. Tudsberry, qui habite une belle factorerie au bas de la montagne, eut la complaisance de nous accompagner chez le prince, qui nous reçut sans cérémonie sous la galerie de sa maison. Cette galerie est soutenue par des poteaux, et fait le tour de la propriété.

 

On lui fit connaître en langage landamas le sujet de mon voyage et le désir que j’avais de me rendre dans le Fouta-Dhialon, auprès de l’almamy. Le prince des Landamas n’est pas musulman ; aussi boit-il des liqueurs fortes comme tous ses sujets.

 

Ma visite lui parut assez indifférente ; il dit même en riant qu’il croyait que j’étais chrétien; on lui assura le contraire, ajoutant que j’étais véritablement Arabe. Il ne m’adressa point la parole, mais il ne pouvait se lasser de me regarder, tant mon costume arabe lui paraissait étrange.

 

La nouvelle de mon arrivée fut bientôt répandue dans le village; et une partie des habitans, attirés par la curiosité, vinrent me voir. Tous me donnèrent la main en signe de paix. Dans la foule se trouvait un Mandingue établi depuis longtemps dans le pays : cet homme avait voyagé chez les Maures des bords du Sénégal, où il avait acquis quelques connaissances de la langue vulgaire; il m’adressa plusieurs questions, auxquelles je répondis. Je le priai de faire savoir au prince qu’ayant été fait prisonnier très jeune par les chrétiens, j’avais été longtemps éloigné de mon pays; mais que maintenant, me trouvant libre, je retournais auprès de mes parens.

 

Ce Mandingue interpréta fidèlement mes paroles, et dit ensuite au prince ainsi qu’à ses ministres qu’ils étaient bien heureux et qu’ils devaient remercier Dieu de la grâce qu’il leur faisait de leur envoyer un Arabe du pays du prophète pour leur ouvrir les portes du ciel; enfin qu’ils voyaient aujourd’hui ce que leurs ancêtres n’avaient jamais vu. Après cette courte conversation, nous prîmes congé du prince, et nous retournâmes chez M. Tudsberry.

 

Depuis quelques jours il était arrivé à Rebeca une caravane du Kankan, avec une riche partie d’or. Cette caravane était descendue chez notre hôte; je fis bientôt connaissance avec les chefs. Ils ne furent pas peu surpris, lorsqu’ils apprirent le sujet qui m’amenait dans ce pays : ils me félicitèrent sur l’attachement que je témoignais pour les préceptes de l’islamisme, et m’assurèrent que le chef de Tembo serait satisfait de me voir et mettrait certainement beaucoup d’empressement à m’etre utile pour retourner dans mon pays.

 

Je fis la prière avec mes nouveaux amis: dès ce moment ils me prirent pour un véritable musulman, et me firent accepter une partie de leur souper, qui consistait en un peu de bouillie de riz.

 

Comme nous étions à l’époque du ramadan, j’affectai de ne vouloir manger qu’après le coucher du soleil. Je ne me mis à table qu’à l’entrée de la nuit, et n’acceptai qu’une portion de bœuf séché à la fumée, qu’un Mandingue me servit. Comme il était déjà tard, je passai la nuit chez M. Tudsberry, qui me fit l’accueil le plus amical, et me promit de m’aider de tout son crédit pour pénétrer dans l’intérieur de l’Afrique.

 

Le 6, nous allâmes à la factorerie de M. Bethman, située au bas de la petite montagne, à peu de distance de celle de M. Tudsberry. C’est dans cet endroit que reposent les restes de l’infortuné major Peddie et de quatre de ses compagnons, victimes comme lui de l’insalubrité d’un climat brûlant.

 

Leurs tombeaux, placés sur un joli plateau auprès de la maison, sont ombragés par deux superbes orangers. A peu de distance à l’ESE trouve un petit ruisseau dont les eaux claires tombent en cascade, et entretiennent la verdure, qui semble toujours nouvelle.

 

Les environs de ces lieux charmans sont plantés d’orangers, de citronniers, de bananiers, et de beaux bombax, qui donnent une fraîcheur très -agréable.

 

Du haut de la montagne, on découvre la campagne à une grande distance ; on aperçoit les diverses sinuosités du Rio-Nunez, dont les rives pittoresques offrent un coup -d’œil délicieux.

 

Après cette petite excursion, je revins auprès des Mandingues. Tous les égards que ces bonnes gens me témoignèrent me firent oublier les petits désagrémens que j’avais essuyés à Sierra-Leone, et me donnèrent l’espoir de voyager avec quelque sécurité, et de parvenir sans beaucoup d’obstacles au but que je me proposais.

 

Le ramadan m’obligea à retarder de quelques jours mon départ, pour attendre les grandes caravanes qui devaient arriver après ce carême, et avec lesquelles je pouvais plus facilement pénétrer dans le Kankan.

 

Pour utiliser mon temps, je pris des informations sur les mœurs et les habitudes des Bagos, petite nation près des îles situées à l’embouchure delà rivière, et sur lesquels j’avais entendu des particularités très intéressantes; mais avant d’en parler, je vais faire connaître les Landamas et les Nalous, qui habitent les environs du Rio-Nunez.

 

Ces peuples sont entièrement idolâtres ou adorateurs des fétiches. Les Foulahs du Fouta-Dhialon les ont soumis à leur domination ; mais ils ont mieux aimé se rendre tributaires de l’almamy, que de renoncer à leur ancienne superstition pour adopter les cérémonies de l’islamisme.

 

Les tributs sont reçus par le chef de Labé, qui les fait parvenir à Tembo. Le chef des Landamas reçoit lui-même ce que ses sujets destinent à l’almamy: chacun paie suivant ses moyens. La souveraineté reste toujours dans la même famille ; mais jamais le fils ne succède à son père ; on choisit de préférence un fils de la sœur du roi : on croit par ce moyen être plus certain que la royauté appartiendra toujours au même sang; cette précaution est due au peu de confiance que l’on a dans la vertu des femmes de ce pays.

 

Il existe, chez les peuples des bords du Rio-Nunez, une société secrète qui a quelque rapport avec la franc-maçonnerie. Elle a un chef qui est magistrat et que l’on nomme le simo. Il dicte les lois; elles sont mises à exécution par ses ordres. Cet homme se tient dans les bois, et reste toujours inconnu à ceux qui sont étrangers à ses mystères. Il a pour acolytes des jeunes gens qui ne sont qu’en partie initiés dans ses secrets.

 

Ce personnage prend divers déguisemens ; tantôt il revêt la figure d’un pélican, tantôt il est enveloppé de peaux de bêtes, et quelquefois encore il ne se montre que couvert de la tête aux pieds de feuilles d’arbre qui le font paraître informe.

 

A plusieurs époques de l’année, on admet de nouveaux initiés. Les familles des différens villages qui désirent que leurs enfans fassent partie de cette société, réunissent les garçons de douze à quatorze ans, et avertissent le simo. Il se rend toujours déguisé au lieu indiqué pour circoncire les enfans : les candidats seuls peuvent être présens à cette cérémonie, toujours accompagnée d’une grande fête dont les frais sont faits par les parens des nouveaux initiés, qui y coopèrent chacun suivant leurs moyens.

 

Cette fête dure quelquefois deux ou trois jours. Après la cérémonie, le chef ou simo se retire dans les bois, emmenant avec lui tous ceux qui ont subi la circoncision. De ce moment, ils n’ont plus aucune communication avec leurs familles. La vie oisive qu’ils mènent est très douce: on leur fournit en abondance les vivres dont ils ont besoin; ils sont logés dans de petites cahutes faites avec des branches d’arbre, et n’ont pour tout vêtement que quelques feuilles de palmier assez bien arrangées, qui les couvrent depuis les reins jusqu’à la moitié des cuisses; la tête et le reste du corps sont entièrement nus.

J’en ai souvent vu passer, ayant deux calebasses de vin de palme suspendues aux deux bouts d’un bâton qu’ils portent sur l’épaule. Ils marchent d’une vitesse extrême, et semblent craindre de se laisser voir. Quand le simo ou des initiés rencontrent quelques personnes dans les bois, ils leur demandent le mot d’ordre: si elles répondent juste, elles sont admises parmi eux; mais si elles ne peuvent satisfaire à leur question, le simo et les jeunes élèves, tous armés de fouets ou de verges, se mettent à leur poursuite, et, après les avoir fustigés à outrance, leur font payer une forte rançon. Quand un enfant non circoncis tombe entre leurs mains, ils lui font subir l’opération, et le gardent pour l’initier. Ils sont impitoyables pour les pauvres femmes, qu’ils assomment à coups de verges; on m’a même assuré que parfois ils poussent la barbarie jusqu’à les tuer.

 

Les jeunes initiés mènent cette vie de fainéans et de vagabonds pendant sept à huit années; ce temps est, dit-on, nécessaire pour leur instruction. Lorsque les pareils veulent les retirer des bois pour les faire rentrer dans la société, ils se procurent tout ce qu’ils peuvent avoir en pagnes ; ils en font une belle ceinture qu’ils garnissent de grelots en cuivre, et l’envoient à leurs enfans, avec un présent en tabac et en rum pour leur chef. C’est seulement alors que le simo permet à tout le inonde de le voir.

 

La veille de cette fête est célébrée dans les bois du voisinage où il doit paraître ; il fait connaître par ses hurlemens qu’il sera visible pour tout le monde.

 

Sans cet avertissement, personne que les initiés n’oserait se permettre de le regarder; car ils ont la simplicité de croire que cette vue leur porterait malheur; et si un instant après ils se trouvaient indisposés, ils ne manqueraient pas d’en accuser cette vue malencontreuse.

 

Le jour de la fête, le simo annonce toujours son arrivée par des cris effroyables, imités par ses élèves à l’aide de cornes de bœuf. Ils sont tous armés d’un fouet, signe de leur supériorité. Les anciens initiés qui habitent les villages voisins, se rassemblent pour prendre part aux réjouissances. Ils mettent ce jour-là leurs plus beaux vêtemens; et précédés de la musique du pays, ils marchent au-devant du cortège. Après avoir complimenté le chef ou simo, ils lui font un petit présent ; puis ils le conduisent en triomphe au village, au son du tamtam.

 

Les assistans accompagnent la musique de leurs chants monotones, et tirent un grand nombre de coups de fusil. Les femmes elles-mêmes accourent en chantant, tenant chacune une calebasse de riz qu’elles jettent au simo, en forme d’offrande, au milieu des danses et des cris de joie.

 

Ces fêtes sont ordinairement très gaies : on y boit beaucoup de vin de palme et de rum ; on tue des bœufs et des moutons; et, comme dans tous les pays, on fait de grands repas qui durent plusieurs jours. Enfin, toutes ces réjouissances terminées, les enfans dont les parens n’ont pas le moyen de faire des présens au simo retournent avec lui dans les bois pour y continuer le même genre de vie pendant sept à huit autres années.

 

Cependant, quand ils sont d’âge à être utiles, ils vont, à l’approche des pluies, aider leurs parens aux travaux des champs ; puis ils retournent dans les bois, où leur chef les emploie à la culture de ses terres.

 

Lorsque les initiés rentrent dans leur famille, ils plantent devant leur porte un arbre, ou simplement un piquet, au bout duquel ils suspendent un petit morceau d’étoffe, le plus ordinairement blanche. Cet arbre ou morceau de bois est un présent du chef, qui le leur donne en échange du beau cadeau qu’il reçoit.

 

ïls donnent aussi à cet arbre ou pieu le nom de simo. Ce morceau de bois devient leur divinité tutélaire ; ils lui portent un grand respect, mêlé de crainte,

 

au point que, pour empêcher quelqu’un d’entrer dans un lieu, il suffit d’y planter le simo. Ils jurent aussi par lui; ils croient que celui qui ferait un faux serment s’attirerait la vengeance de ce démon mystérieux : leur superstition est telle, qu’ils appréhendent de mentir, dans la crainte d’avoir recours à son ministère.

 

S’il leur est dû ou s’il leur a été pris quelque chose qu’ils ne peuvent recouvrer, ils adressent pieusement des prières à ce morceau de bois, lui jettent en forme de sacrifice, soit du riz, soit du miel, ou du vin de palme, et tirent un coup de fusil à son pied. C’est une espèce de plainte qu’ils adressent au simo pour le prier de leur rendre justice.

 

Dès ce moment, si un membre de la famille du débiteur vient à tomber malade, on l’attribue à la vengeance du simo; et, agités par la crainte, les parens s’empressent de payer ses dettes, ou de restituer les objets volés, ou bien encore de faire des réparations, si l’on avait à se plaindre de quelque insulte.

 

Ils croient aux sorciers et aux sortilèges ; ceux qui sont soupçonnés d’avoir employé quelque maléfice, sont aussitôt mis entre les mains du simo, qui est le chef-magistrat. Celui-ci les questionne d’abord, et, sur leur aveu, les condamne à payer une amende. S’ils soutiennent au contraire qu’ils sont innocens, on leur fait subir l’épreuve d’un breuvage fait avec une écorce d’arbre qui donne à l’eau une belle teinte rouge.

 

Accusé et accusateur sont contraints de boire cette médecine, ou plutôt ce poison : ils doivent être à jeun et entièrement nus ; seulement on donne à l’accusé une pagne blanche, qu’il se met autour des reins.

 

On verse la liqueur dans une petite calebasse, et on la fait boire par égale portion au délateur et à l’accusé, et toujours on recommence jusqu’à ce que, ne pouvant plus l’avaler, ils la rejettent ou meurent.

 

Si le poison est rejeté par en haut, l’accusé est reconnu innocent, et alors il a droit à une réparation ; s’il le rend par le bas, il n’est pas tout à fait innocent ; mais s’il ne la rend pas du tout dans le moment, il est jugé coupable.

 

On m’a assuré que ces malheureux survivent rarement à cette épreuve ; car on leur fait avaler une si forte dose de ce poison, qu’ils succombent presque aussitôt. Cependant, si la famille de l’accusé consent à payer une indemnité, on cesse de faire boire le pauvre patient; on le met alors dans un bain d’eau tiède, et, lui appliquant deux pieds sur le ventre, on lui fait rendre le poison qu’il a avalé.

 

Cette cruelle épreuve s’emploie pour toute sorte de crimes. Il en résulte que si la crainte de la subir fait souvent avouer ses torts, quelquefois aussi on préfère, quoique innocent, se dire coupable, plutôt que de s’y exposer.

 

Il n’est permis ni de se disputer, ni de se battre près des lieux habités par le mystérieux magistrat.

Quand les circonstances exigent la guerre, on l’avertit de se retirer avec sa suite. Deux adversaires qui videraient leur querelle dans son voisinage, seraient obligés d’aller sur-le-champ lui porter un présent en réparation du trouble qu’ils lui auraient occasionné.

S’ils n’agissaient ainsi, ils se croiraient continuellement à la veille de quelque malheur.

 

En offrant leur présent au simo, ils sont obligés de lui tourner le dos, et de se mettre les mains sur le visage. Le magistrat reçoit l’offrande, prononce une longue prière, et ramasse un peu de terre qu’il leur jette en signe d’absolution.

 

Après cette ridicule cérémonie, les perturbateurs du repos du simo s’en retournent satisfaits. Pendant le peu de jours que je suis resté à Kakondy, j’ai entendu le simo et sa suite pousser en dansant des hurlemens affreux.

 

La polygamie est en usage chez les Landamas et les Nalous, qui habitent pour ainsi dire ie même pays : non seulement les maris ont plusieurs femmes légitimes, mais ils possèdent encore autant de concubines qu’ils en peuvent nourrir. On m’a assuré que les personnes riches en ont jusqu’à deux cents, nombre que je crois beaucoup exagéré.

 

Cette habitude, chez ces peuples idolâtres, vient sans doute de ce que les mères ne souffrent l’approche de leur mari que lorsque leurs enfans peuvent marcher seuls. Chose bien remarquable, le bon ordre et l’intelligence la plus parfaite ne cessent de régner parmi les femmes appelées à partager la même couche conjugale.

 

Toutes ne sont pas très fidèles à leurs maris; mais quand un époux soupçonne une des siennes d’infidélité, il l’oblige par la crainte du simo de lui nommer le coupable. Elle ne résiste pas longtemps à ses pressantes questions et à ses menaces; la peur d’être mise à l’épreuve par le magistrat des bois lui fait avouer sa faute et découvrir celui auquel elle a accordé ses faveurs. Dès ce jour, l’amant devient l’esclave malheureux du mari, qui, sans miséricorde, le vend aux marchands négriers ou à d’autres nègres du pays.

 

Un jeune homme n’a pas besoin du consentement de celle qu’il aime pour obtenir sa main ; il a soin de mettre dans ses intérêts une vieille femme et un vieillard, qu’il charge d’un présent pour les parens de la jeune fille, afin de les disposer à accueillir favorablement ses propositions. Si cette offrande est agréée, il continue à faire ainsi la cour aux parens de celle qu’il a choisie, jusqu’à ce qu’ayant obtenu leur consentement, il envoie un dernier présent composé de rum, de tabac, d’étoffes et de quelques noix de colats très communes sur les bords du Rio-Nunez, et qui doivent toujours être de couleurs différentes.

 

Le père de la prétendue prend deux des colats (ouron en Mandingue), l’un blanc, l’autre rouge ; il les coupe par le milieu, et jette en l’air la moitié de chacun pour en tirer un augure favorable. Après avoir examiné la manière dont ils sont tombés, s’il est satisfait sur ce point, il appelle sa fille, qui n’est pas encore instruite des démarches qu’on a faites pour l’obtenir, et qui le plus souvent ne connaît pas l’amant qui la recherche. Il lui fait manger un morceau de chaque moitié des colats dont il a tiré un présage, et la prévient, en présence des assistans, qu’elle va devenir l’épouse de celui qui a envoyé les présens; et le même jour, sans consulter son goût, on emmène la malheureuse chez l’époux qu’elle n’aimera peut-être jamais.

 

Elle y est conduite par les vieillards qui ont été chargés des préliminaires, et suivie par une foule de ses jeunes amies, qui se réjouissent en chantant ses louanges. La vieille femme est chargée de préparer la chaumière où doivent loger les jeunes mariés. Après avoir enlevé tout ce qui appartient au maître de la cabane, elle met sur le lit une paire de pagnes bien blanches pour recevoir les époux la première nuit de leur mariage ; le lendemain, ces deux pagnes sont présentées aux gens de la noce, qui, en chantant et dansant, se les font passer de main en main, et célèbrent en chœur la chasteté de la jeune mariée. Cette cérémonie a toujours lieu au son d’une musique rustique et de chants d’alégresse, qui en rendent le spectacle plus animé.

 

Toutes ces fêtes durent ordinairement deux ou trois jours. Jamais les parens des nouveaux mariés n’y assistent; ils ne vont voir leurs enfans que huit jours après le mariage.

 

Le septième jour après la naissance d’un enfant, on fait de grandes réjouissances; ce n’est qu’à cette époque que la mère commence à sortir de sa case. Jusque-là elle reste enfermée pour donner tous ses soins au nouveau-né. Ce temps écoulé, les parens sacrifient un bœuf, et l’on passe le jour et la nuit à danser.

 

Chez les Landamas et les Nalous, la mort a droit également à des sacrifices. Le jour de l’enterrement, les parens tuent un mouton, et de son sang arrosent la tombe du défunt. Cette cérémonie est précédée de quelques décharges de mousqueterie sur la fosse; le mouton est ensuite partagé entre les voisins.

 

Un mois après le décès, on célèbre une nouvelle cérémonie funèbre; les parens qui sont riches en troupeaux font tuer plusieurs bœufs, et tous les habitans du village sont admis à cette réjouissance, qui souvent se prolonge plusieurs jours de suite.

 

Ces fêtes sont animées tour-à-tour par la musique sauvage du pays, des danses simples, et enfin par les vapeurs du vin de palme. Les Landamas et les Nalous prennent un grand plaisir à tous ces divertissemens ; souvent même ils se privent du nécessaire, pour subvenir aux frais de leurs sacrifices.

 

La nourriture de ces peuples sauvages consiste principalement en riz cuit à l’eau, auquel ils ajoutent quelquefois des fruits du palmier, dont leur paresse ne leur permet pas de tirer de l’huile. Ils mangent peu de poisson, n’ayant pas l’adresse de le pêcher. Ils élèvent quelques volailles, des moutons et dés chèvres.

 

Ils ont peu de bœufs, et encore moins de chevaux, et je n’ai point aperçu un seul âne à Kakondy.

 

Ces peuples font peu de commerce; ils ne vendent que du sel, qu’ils vont acheter chez les Bagos. Du reste, ils sont fort paresseux, et par suite nullement industrieux. La majeure partie ne s’occupe qu’à défricher un champ pour y semer un peu de riz et planter

de lacassave; encore ne se donnentils pas la peine de remuer la terre, qui deviendrait plus productive si elle était labourée.

 

N’étant pas soumis à la loi de Mahomet, ils font une grande consommation de liqueurs fortes. Les nombreux palmiers qui croissent en ce pays leur fournissent en abondance un vin très -doux. La prune qu’ils nomment caura, qu’ils pilent et font fermenter avec de l’eau, leur donne aussi une boisson assez agréable, même enivrante, et qui, m’a-t-on assuré, a quelque rapport avec notre cidre. Quelquefois ils se nourrissent avec le marc de ces fruits ; car souvent les paresseux, et c’est le plus grand nombre, n’ont que cette ressource pour satisfaire leur appétit. Ils ont encore une autre boisson qu’ils appellent jin-jin-di, faite avec la racine d’une plante du même nom; ils la font brûler, la mêlent avec l’écorce d’un arbre (qu’il m’a été impossible de voir); broyant le tout ensemble, ils y mettent de l’eau, et remuent fortement pendant près de deux heures. Après avoir laissé fermenter pendant deux ou trois jours cette boisson, ils la soutirent ; elle acquiert ainsi une saveur douce et agréable. Ils en boivent les jours de fête et de régal, parce qu’elle facilite la digestion. Ils emploient aussi cette racine de jin -jin-di sans autre mixtion, comme un très -bon purgatif.

 

Les Landamas et les Nalous habitent des cases en paille, faites dans le genre de celles des autres nègres de l’intérieur de l’Afrique ; elles sont petites et sales.

 

Leur costume varie beaucoup. J’ai vu quantité de ces gens, aux environs de Kakondy, porter une culotte à l’européenne, avec une pagne sur les épaules et un chapeau sur la tête ; d’autres, sans culotte, portaient une veste et un coussabe. Les femmes ont des pagnes.

 

Le sol des environs des bords du Rio-Nunez est très fertile; tous les arbres des colonies y réussiraient s’ils étaient cultivés. Les naturels, habitués par leur climat chaud et même brûlant à vivre dans l’oisiveté, ne s’en occupent pas; les Européens seuls en ont quelques-uns dans leurs jardins.

 

Les abeilles sont très communes dans ce pays. Ces peuples aiment beaucoup le miel ; ils l’obtiennent en plaçant des ruches dans les arbres. Pour l’en retirer sans accident, ils descendent la ruche au moyen d’une corde, à une certaine distance de terre, et allument dessous un grand feu avec des herbes à moitié mouillées ; la fumée chasse les abeilles, et les nègres restent ainsi maîtres des ruches. La cire qui en provient est vendue aux Européens.

 

Ces insectes sont si abondans, qu’il n’est pas rare de les voir s’emparer des cases, et forcer les familles qui y sont logées à leur céder la place ; on a alors recours à la fumée pour les chasser.

 

Le peu de jours que j’ai passés à Kakondy ne m’ayant pas permis de visiter les Bagos, je vais simplement raporter les renseignemens que j’ai pu obtenir sur ces peuples.

 

Ces nègres sont idolâtres; ils ont jusqu’à ce jour conservé leur indépendance. Leur voisinage des îles situées sur les bords de la mer, et la facilité qu’ils ont de s’y transporter, sont un des motifs qui empêchent l’almamy du Fouta-Dhialon d’aller troubler le repos dont ils jouissent. Ces nègres habitent près de l’embouchure de la rivière; ce pays, plat et fertile, leur fournit en abondance de gras pâturages pour nourrir leurs nombreux bestiaux. Il est bien étonnant que ces peuples, du reste assez bizarres, n’aient pas reconnu le grand avantage qu’ils auraient à traire les

vaches et les brebis, dont le lait leur serait d’une si grande ressource ; mais au moins ces animaux réussissent tous très bien, et ils en perdent moins que les nègres qui ont l’habitude générale de traire leurs bestiaux.

 

Les Bagos ont des mœurs bien différentes de celles des Landamas leurs voisins. Ils sont plus industrieux, et par conséquent plus heureux; ils habitent un sol très fertile qu’ils travaillent avec soin; leur principale récolte est le riz. Ils ont l’art de sillonner leurs champs comme nous le faisons en Europe ; ils se servent, pour cet usage, d’une pelle en bois, longue de deux pieds, dont le manche en a six ou sept.

 

Comme le terrain est très plat, ils ont soin de faire des conduits pour l’écoulement des eaux. Quand l’inondation est trop forte, ils savent en tirer parti en ménageant adroitement de petits réservoirs dans leurs champs, pour obvier à la trop grande sécheresse, et conserver au riz cette humidité qu’il aime tant.

 

Ils ont aussi l’habitude de semer le riz auprès de leurs villages pour le transplanter dans leurs champs, quand il a atteint six pouces d’élévation. Les femmes sont chargées de ce soin, ainsi que de sarcler. Les hommes seuls font la récolte, toujours très abondante.

 

Dans ce beau pays, si favorisé des dons de la nature, les femmes sont habituées à aller nues toute leur vie; jeunes et vieilles, sans distinction, n’ont d’autres vêtemens qu’une seule bande de toile de coton, longue de sept à huit pieds et large de cinq pouces, qu’elles se passent autour des reins et entre les cuisses. Ces malheureuses créatures font en partie tout l’ouvrage delà maison; elles préparent à manger, travaillent

aux cultures et aux salines.

 

Les Bagos vendent avec avantage aux Européens qui commercent avec Kakondy, tout le sel qu’ils exploitent; en échange ils reçoivent des étoffes, du tabac, du rum, des verroteries, et d’autres bagatelles.

 

Les femmes qui travaillent le sel, ramassent, à la marée basse, les terres qui contiennent le plus de parties salées, et en font des tas. Après cette première opération, elles façonnent de grandes jarres avec de la paille et de la terre qu elles mettent par dessus, et y versent de l’eau qui, en filtrant, entraîne avec elle toutes les parties salées. Cette eau est versée ensuite dans de grands vases de cuivre, dans lesquels elles la font bouillir jusqu’à ce qu’il ne reste plus que le sel. Alors elles le mettent de nouveau en tas pour être vendu aux habitans de Kâkondy, qui en ont un grand débouché dans le Fouta.

 

Les pluies qui tombent par torrens dans la mauvaise saison, n’empêchent pas les Bagos de vaquer à leurs affaires. Les hommes et les femmes ont, pour se garantir de la pluie, une petite natte longue de deux pieds et demi et large d’un pied, au milieu de laquelle ils passent un cordon qu’ils adaptent à la tête ; cette espèce d’auvent portatif les préserve également du soleil. Les femmes sur -tout s’en servent pour garantir leurs enfans (qu’elles portent continuellement sur leur dos) de l’ardeur du soleil brûlant. Elles prennent une partie de la bande de toile qui leur passe autour des reins pour tenir l’enfant serré contre elles.

Ce fardeau, assez embarrassant, n’empêche pas ces femmes de travailler. Tant qu’elles sont jeunes, elles se rasent entièrement la tête. Quand elles sont prises du mal d’enfant, elles se couchent parterre, même devant un étranger, et elles enfantent sans pousser une seule plainte. Aussitôt qu’elles sont délivrées, elles vont laver l’enfant à la rivière, et reprennent leurs occupations ordinaires.

 

Les Bagos ont l’habitude de marier leurs enfans très -jeunes; les fiançailles se font lorsqu’ils ont atteint sept à huit ans. Du moment où un mariage est arrêté entre les parens, le père du garçon est obligé, s’il a une fille, de la livrer en échange de celle qu’on lui donne pour son fils. S’il n’en a pas, on a recours ordinairement aux parens du jeune homme, qui jamais ne s’y refusent.

 

Une fois les jeunes gens fiancés, comme je viens de le dire, ils habitent la même maison, et sont élevés ensemble, dans l’idée qu’ils doivent s’appartenir mutuellement; dès ce moment, le jeune garçon donne chaque matin à sa prétendue une grande calebasse de vin de palme, que les parens lui fournissent, jusqu’à ce qu’il soit capable de faire ce vin

lui-même.

 

Ces enfans vivent naturellement en bonne intelligence. On ne célèbre leur mariage que lorsqu’on s’aperçoit que la jeune vierge a cessé de l’être ; ce qui a lieu ordinairement de onze à douze ans. On fait, à cette occasion, de grandes réjouissances; on tue un bœuf pour régaler les convives, qui sont toujours

très -nombreux.

 

Dès le moment où les enfans sont réunis, le jeune garçon fournit aux parens de sa jeune compagne deux calebasses de vin de palmier par jour, l’une le matin, l’autre le soir, jusqu’au moment de la célébration du mariage.

La jeune fille qui, dans ces occasions, est donnée en échange pour être utile chez les parens de celle qu’elle remplace, les quitte à son tour lorsqu’elle est sur le point d’être fiancée, pour se rendre chez les parens de celui qui lui est destiné; ce n’est véritablement qu’une compensation de services. Les hommes ne sont pas obligés de donner de remplaçans. Comme les Landamas, ils ont plusieurs femmes, mais ils les épousent à des distances un peu reculées.

 

Les Bagos font aussi des sacrifices à la naissance de leurs enfans et à la mort de leurs parens. Quand le chef de la famille vient à décéder, on brûle souvent tout ce qu’il y a dans sa maison. On renferme dans des coffres tous les effets, et, avant de les livrer aux flammes, on fait l’énumération des bonnes qualités du défunt, en disant : « Voyez comme il était laborieux, comme il a su faire de bonnes affaires ; tâchez de l’imiter, pour être heureux comme lui. » Et cependant toutes les richesses de ce pauvre homme ne se composent souvent qued’un chapeau européen, de pantalons, de chemises, et autres effets de ce genre, que peut-être il n’a jamais portés. On respecte toujours le lit du défunt, et, devant ce méchant grabat, on creuse un trou de six pieds de profondeur; on y enterre le corps debout, et tous les soirs on allume du feu sur sa tête, et l’on s’entretient avec lui, clans l’idée qu’il entend ce qu’on lui dit.

 

 

La famille du défunt, qui, par cet acte de superstition, se trouve ruinée, est soutenue par les habitans du village jusqu’à la récolte prochaine; car le riz même n’a pas échappé aux flammes.

 

Ce beau et fertile pays produit en quantité des palmiers d’où ils tirent beaucoup d’huile ; ces peuples l’aiment beaucoup, et en mettent dans tous leurs ragoûts.

 

C’est aussi avec cette liqueur qu’ils se graissent tout le corps et la tête ; ils en enduisent même leurs vêtemens: aussi sont -ils très -sales; ils sentent l’huile de palme de très -loin.

 

Ils n’ont qu’une pagne autour des reins; et quoique ayant tous les moyens nécessaires pour se bien vêtir, ils ne veulent pas s’en donner la peine. Ils portent une boucle de cuivre suspendue à la cloison du nez ; leurs oreilles en sont garnies d’une certaine quantité. Les femmes ont pour tout ornement quelques verroteries.

 

Chez leurs voisins, ces peuples passent pour voleurs ; cependant ils sont très hospitaliers, ce qui ne s’accorde guère avec le vice qu’on leur impute. Jamais ils ne voient un étranger sans l’inviter à partager leur repas, et ce serait leur faire une sorte d’injure que de rejeter leur offre; ils prennent le refus pour du mépris, et ils y sont sensibles. Ils sont belliqueux, et se font souvent la guerre entre eux. Quelquefois des familles entières se battent pour vider d’anciennes querelles, même celles de leurs ancêtres. Ils ont pour arme un poignard, et se servent très adroitement d’un large bouclier de peau d’éléphant pour parer les coups de leurs adversaires. On m’a assuré qu’ils n’ont point l’habitude de faire des esclaves, mais qu’ils tuent sans pitié leurs prisonniers.

 

Les Bagos n’ont pas de roi : chaque village est gouverné par le plus ancien des vieillards; c’est lui qui règle les différens, quoiqu’ils aient comme les Landamas un simo, qui cependant, dans les cas graves, fait les fonctions de premier magistrat.

 

Ils sont amis des réjouissances; ils aiment généralement à boire : souvent les hommes et les femmes se réunissent autour d’une grande calebasse de vin de palme, et ne la quittent qu’après l’avoir vidée.

Ils sont grands mangeurs ; leurs mets sont composés de poissons secs et d’huile de palmier, qui surnage toujours, et les rend si dégoûtans, qu’il serait impossible à un Européen d’en goûter. Quand ils tuent un mouton, ils mêlent la peau et les entrailles sans les nettoyer dans les ragoûts qu’ils préparent ; ils se nourrissent aussi de serpens, de lézards et de singes qu’ils attrapent.

 

Les Bagos ne visitent jamais leurs voisins : ils peuvent aisément s’en passer; leur sol fournit abondamment toutes les choses utiles à la vie de l’homme vraiment sobre ; ils ne conçoivent pas qu’il puisse exister des hommes plus heureux qu’ils le sont, et se croient supérieurs aux autres dans tous les genres.

Je n’ai rien pu apprendre relativement à l’opinion qu’ils se forment de la divinité : cependant ils en ont quelque idée ; car lorsqu’ils entendent le tonnerre, ils dansent et boivent au son du tambour, en disant que Dieu se réjouit et qu’ils se réjouissent avec lui (1) Quelques personnes de Kakondy qui connaissent les Bagos, m’ont assuré qu’ils prennent pour divinité les premiers objets qui s’offrent à leur pensée, tels qu’une corne de bélier : une queue de bœuf, un reptile, etc., reçoivent également leur sacrifice.

 

 

Leurs maisons sont grandes et commodes ; plusieurs familles y logent ensemble, et chacune de ces familles couche sur le même grabat; à l’exception cependant du chef, qui a son lit séparé. Les femmes ne mangent jamais avec les hommes ; chacune a son plat et fait son repas en particulier : les garçons mangent aussi séparément. Les hommes sont très bons nageurs; ils ont des pirogues faites d’un seul tronc d’arbre, qui leur servent à traverser d’une île à l’autre.

 

Les Bagos ont le teint noir et les cheveux crépus; ils ont l’habitude de se raser le devant de la tête, et laissent croître les cheveux de derrière, qu’ils graissent d’huile de palmier, ce qui les fait ressembler à la laine de mouton.

 

Quand les hommes sont obligés d’aller à Kakondy pour leurs affaires de commerce, ils se parent avec un pantalon et un chapeau à l’européenne; et dès qu’ils sont de retour chez eux, ils laissent ce costume pour reprendre la pagne.

 

CHAPITRE VI.

 

Départ pour mon grand voyage, le 19 avril 1827. — Détails sur les mœurs et les habitudes de mes compagnons de voyage, et sur les caravanes de cette partie de l’Afrique. — Fruit du caura. — Montagnes de Lantégué. — Rivière de Doulinca. — Fonte du fer. — Le Rio-Pongo. — Montagne de Tourna. — Description dTrnanké et de ses habitans. — Téléouel ; cataracte du Cocouo. — Orangers.

 

 

 

Les observations que l’on vient de lire ont été recueillies pendant l’absence de M. Castagnet, et à l’aide de quelques excursions que je fis avec MM. Bethman et Tudsberry, dans les environs de Kakondy. Je travaillais à mettre en ordre les notes que j’avais prises sur les Nalous, les Landamas et les Bagos, lorsque M. Castagnet revint. Il eut la complaisance de s’occuper immédiatement de mon voyage, et me donna des conseils fort sages sur la manière de me conduire avec les peuples que j’allais visiter ; il me procura tous les renseignemens venus à sa connaissance, sur leurs mœurs, leur caractère jaloux, leur défiance des Européens ; et croyant que ses lumières ne suffisaient pas, craignant de n’en avoir jamais fait assez pour m’obliger, il fit venir des Mandingues jouissant dans le pays d’une considération méritée par leur probité, leur expérience et leur fortune. Il desirait de me faire accompagner par ces Mandingues jusqu’à Temboctou : il leur fit part de mes projets de voyage, leur parla avec chaleur de mon amour pour ma patrie, leur faisant remarquer tout ce qu’il y avait de courage de la part d’un jeune homme à braver d’aussi grands dangers pour revoir ses parens ; puis, développant graduellement la fable de mon origine égyptienne, il chercha à m’obtenir leur appui en excitant leur intérêt. Mais ce fut en vain que M. Castagnet déploya toute son éloquence ; ils restèrent impassibles jusqu’au moment où il leur promit un présent en reconnaissance de ce qu’ils feraient pour moi : alors ils montrèrent un grand zèle pour mon service ; tous s’empressèrent d’assurer qu’ils me traiteraient comme leur fils.

 

Ils me firent aussi des observations sur la fatigue que j’endurerais en parcourant des chemins si difficiles, fatigue que je n’aurais peut-être pas la force de soutenir; mais sur ma réponse, que j’étais décidé à tout supporter pour revoir ma patrie, ils arrêtèrent avec moi le jour du départ.

 

M. Castagnet leur fit présent de la valeur d’un bœuf en marchandises ; et les Mandingues, fidèles à leur parole, me procurèrent un esclave porteur, qui se chargea de mon modeste bagage. Ces arrangemens furent bientôt terminés.

 

Le 19 avril 1827, je pris congé de M. Castagnet. L’avouerai-je ? je pleurais en quittant mon généreux ami : cependant ces regrets, quoique bien sincères, ne pouvaient altérer la joie que j’éprouvais d’entreprendre enfin ce voyage, après lequel je soupirais depuis tant d’années.

 

Notre caravane se composait de 5 Mandingues libres, de 3 esclaves, de mon porteur Foulah, de mon guide et de sa femme. A l’exception de ces deux derniers et de moi, tous les autres portaient des charges énormes.

 

Nous suivîmes la rive gauche du Rio-Nunez. Après avoir marché deux heures, nous arrivâmes à la factorerie de M. Bethman. Je revis dans son jardin les tombeaux du major Peddie et de plusieurs officiers de la même expédition : à cette vue, j’éprouvai un frissonnement involontaire, en pensant qu’un même sort m’attendait peut-être; mais ces tristes idées s’évanouirent bientôt en m’éloignant de leurs monumens, et firent place à l’espoir d’un meilleur destin.

 

A neuf heures du matin, nous nous dirigeâmes vers le SSE. Ibrahim (c’était le nom de mon guide ), à qui j’avais donné en partant plusieurs pièces d’étoffes, s’arrêta toutà-coup, et me fit dire par un nègre qui parlait anglais qu’il serait obligé de faire beaucoup de cadeaux en route, et que cependant il craignait encore que je ne parvinsse pas à traverser le Fouta Dhialon, à cause de ma figure blanche. Cette réflexion était un peu tardive; mais je ne tardai pas à en deviner le but, lorsqu’il ajouta que je devrais en bon Arabe lui donner un morceau de toile.

 

Il aurait été trop dangereux d’encourager ses importunités ; je fis donc semblant de ne pas le comprendre, et je continuai à marcher sans rien lui donner, toujours en suivant la même direction. Nous trouvâmes un sol composé de terre rouge et un peu pierreux, mais couvert de la plus belle végétation ; le nédé (fruit féculent d’une espèce de mimosa) surtout y est en abondance.

 

Nous rencontrâmes un groupe de Mandingues et de Foulahs, assis à l’ombre de gros arbres : ils se disputaient, en attendant qu’on vînt leur apporter les cadeaux d’usage. Il existe une telle concurrence dans le commerce de Kakondy, que les propriétaires de chaque factorerie envoient des gens à leur solde au-devant des caravanes, pour faire des présens aux marchands et les attirer chez eux : s’ils sont nombreux, à leur arrivée à la factorerie, on leur donne un bœuf, puis on les fournit de riz tout le temps que la traite dure ; et au moment de leur départ, on leur fait encore un présent, auquel on joint des provisions pour leur retour. Les négocians poussent la concurrence si loin, que souvent même ils vendent sans bénéfice.

 

En continuant, je trouvai le sol entrecoupé de gros monticules très pierreux; mais la campagne, couverte de grands arbres, offrait le coup d’oeil le plus pittoresque, et j’avais sous les yeux les sites les plus variés.

 

La chaleur commençait à devenir pénible ; les porteurs étant fatigués, nous fîmes halte auprès d’un joli ruisseau, dont les eaux limpides et délicieuses servirent à nous désaltérer. Nous avions fait à peu près 12 milles vers l’E. On alluma du feu ; les nègres esclaves allèrent chercher du bois, et la femme de mon guide se disposa à faire notre dîner.

 

Dans toute l’Afrique, les marchands ont adopté l’usage d’emmener une de leurs femmes pour préparer les repas de la caravane. Ces malheureuses ne marchent que chargées de pots en terre, de calebasses, de sel, etc.; enfin elles portent les plus lourds fardeaux, tandis que les maris ne s’embarrassent de rien.

 

Nous joignîmes en route plusieurs Foulahs chargés de sel, allant dans le Fouta : ensuite nous en rencontrâmes d’autres portant des cuirs, de la cire et du riz ; ceux-ci allaient à Kakondy pour y acheter du sel.

 

Jetais très étonné de voir ces malheureux Foulahs et Mandingues portant sur la tête un fardeau pesant près de 200 livres, marcher avec la plus grande vitesse, et franchir avec une agilité surprenante les montagnes d’Irnanké. Ils ont un bâton à la main pour aider à soutenir leur charge : elle est contenue dans une corbeille longue, faite de morceaux de bois minces et flexibles; cette corbeille a environ trois pieds de long sur un de large et de haut; après y avoir déposé les marchandises, on remet le couvercle, et on lie fortement avec des cordes faites d’écorce d’arbre. Quand les porteurs sont fatigués, ils posent un bout de cette corbeille entre les branches d’un arbre et soutiennent l’autre avec leur bâton; ils vont ainsi chargés jusque dans le Kankan vendre leur sel.

 

Nous nous assîmes à l’ombre d’un superbe bombax pour prendre notre modeste repas, qui consistait en riz bouilli, auquel on ajouta quelques pistaches grillées et pilées, puis un peu d’huile de palmier. Les six Mandingues libres et moi nous nous mîmes autour de la calebasse contenant notre dîner, et chacun à son tour prenait une poignée de riz; les esclaves et mon porteur mangeaient ensemble, et la femme dînait seule.

 

Au repos comme pendant la marche, les femmes prennent toute la peine, et le mari reste couché sur des feuilles sèches ou de la paille que ses esclaves lui apportent. Après ce frugal repas, je me couchai aussi quelques instans. Plusieurs des Foulahs que nous avions joints en route me donnèrent des fruits du nédé : ce fruit est très commun dans cette partie de l’Afrique, et d’une grande ressource pour les voyageurs; il est très nourrissant, et leur sert à économiser le riz qu’ils ont destiné à l’achat du sel.

 

Vers deux heures et demie, nous nous remîmes en route, marchant au SE sur le même sol que pendant la matinée. Après avoir parcouru environ 7 milles dans cette direction, nous arrivâmes auprès d’un grand ravin, où nous fîmes halte pour y passer la nuit. Un des esclaves alla chercher de l’eau, et notre cuisinière se mit à l’ouvrage.

 

Les Foulahs, auxquels on avait dit que j’étais Arabe, avaient pour moi une sorte de vénération ; ils ne pouvaient se lasser de me regarder et de me plaindre : leur extrême dévotion les rend très charitables ; ils venaient s’asseoir auprès de moi, prenaient mes jambes sur leurs genoux, et les massaient pour soulager la fatigue.

« Tu dois bien souffrir, me disaient-ils, car tu n’es pas habitué à faire une route aussi pénible. »

Un autre alla cueillir des feuilles pour me faire un lit :

« Tiens, me dit-il, voilà pour toi, car tu ne sais pas, comme nous, dormir sur des pierres. » Couché sur mon lit de feuillage, je me trouvais heureux, et aussi à mon aise que si j’avais été dans un appartement. Le ciel était serein ; la chaleur du jour était remplacée par une douce fraîcheur ; enfin tout contribuait à l’agrément de notre position.

 

Plusieurs Foulahs me firent présent d’un peu de riz : je leur en devais de la reconnaissance, car c’était la seule chose qu’ils possédassent. J’avais aussi beaucoup à me louer des Mandingues ; ils eurent mille attentions pour moi, et s’empressaient de prévenir tous mes désirs.

 

Cependant la prudence m’obligeait à me retirer dans les bois pour écrire mes notes et les mettre en ordre; j’ai toujours eu la même précaution dans le cours de mon voyage : chacune de leurs paroles me prouvait combien il eût été dangereux d’éveiller leurs soupçons.

 

Ibrahim, mon guide, était d’un caractère ombrageux; et cependant, par la suite, il n’eut pour moi

que de bons procédés, et il me fit traverser le Fouta sans accident, malgré ses menaces réitérées de me conduire à Timbo, où il savait que l’almamy me ferait arrêter.

 

Le i o avril, à cinq heures du matin, nous nous mîmes en route, en nous dirigeant vers l’E. Nous

passâmes près d’un joli ruisseau coulant entre deux petites montagnes sur un lit de roche, et se dirigeant au S. Vers onze heures, après avoir fait 9 milles, nous nous arrêtâmes sur les bords du ruisseau le Tankilta, que mes compagnons me dirent être le Rio-Nunez.

 

Nous partîmes à une heure de l’après-midi, pour faire route à l’ENE. Nous passâmes près du petit village d’Oréouss, habité par des Foulahs qui élèvent beaucoup de troupeaux : ce village est situé sur le penchant d’une haute montagne, couverte de la plus belle végétation. Nous fîmes vers l’E. 7 milles, sur un sol pierreux, montagneux et couvert de grands arbres ; le nédé et le bombax y croissent en quantité, et embellissent la campagne. Nous fîmes halte, au coucher du soleil, au pied d’un monticule pierreux, où se trouve un ravin très profond ; ses bords offrent des sites très agréables : nous y passâmes la nuit. On me fit encore un lit de feuilles; mais, cette fois, je n’y trouvai pas le même avantage, et je craignis pour ma santé la fraîcheur de cette verdure succédant à la chaleur excessive que j’avais éprouvée dans le jour : je me décidai donc à coucher sur les pierres, enveloppé dans ma couverture.

 

Le 21, à cinq heures du matin, nous nous mîmes en route Nous fîmes 7 à 8 milles parmi des monticules qui rendent la marche très pénible ; ensuite nous passâmes près d’un village habité par des esclaves chargés de la culture des terres. Tous les villages ayant la même destination s’appellent ourondé; le nom particulier de celui-ci est Sancoubadialé .

 

Vers dix heures du matin, nous fîmes halte à peu de distance d’une source ombragée par de grands arbres qui semblent élever leurs têtes majestueuses jusqu’aux nues : elle se trouve dans un ravin de quarante à cinquante pieds de profondeur, et entouré de grosses roches de quartz. Une quantité de gros singes rouges habitent aux environs, et viennent s’y désaltérer. Il y en eut deux qui s’arrêtèrent en me voyant, et se mirent à aboyer comme des chiens. Ils avançaient sur moi ; je n’étais pas armé, et j’avoue que j’eus un peu d’effroi: mais bientôt j’aperçus deux Mandingues de mes compagnons qui venaient puiser de l’eau ; à leur arrivée, les singes s’enfuirent dans les bois, et nous laissèrent paisibles possesseurs de cette jolie source. Vers midi, nous repartîmes, en nous dirigeant dans le SE : nous trouvâmes la route moins pierreuse que celle que nous avions parcourue dans la matinée, mais couverte de monticules qui occasionnent les nombreuses sinuosités qu’on est obligé de suivre. La campagne est couverte de grands arbres.

 

Marchant à l’ombre des forêts, nous ne nous apercevions pas de la chaleur excessive du jour. Je vis beaucoup de figuiers sauvages, et de pruniers que les nègres nomment caura. Cet arbre donne un très bon fruit qui a la forme de la prune ; la pellicule est rougeâtre et marquée de petits points un peu plus clairs ; en levant cette pellicule, on trouve une pulpe délicieuse au goût, qui n’a pas plus de quatre lignes d’épaisseur sur un noyau gros comme celui de la pêche. Les nègres aiment beaucoup ces fruits ; ils en font ramasser et en mangent.

 

Après avoir fait neuf milles, nous passâmes près des ruines d’un village, et nous continuâmes un mille et demi dans la même direction ; la route est plus pierreuse et très -difficile. Nous arrivâmes, à trois heures après midi, très fatigués, au village de Daour-Kiwar(at), où nous passâmes la nuit. Ce joli village peut contenir environ 400 habitans, partie Foulahs, partie Mandingues : il est situé auprès d’une mare dont l’eau est très bonne à boire ; elle est entourée de bombax, de pruniers et de quelques nauclea. Nous mangeâmes des prunes du pays, que je trouvai délicieuses.

 

Le 22, à cinq heures du matin, nous continuâmes notre route, nous dirigeant à l’ESE Nous aperçûmes sur le penchant d’une montagne de trois cent cinquante à quatre cents pieds d’élévation, le joli village dhialonké nommé Lombar, situé à droite de notre chemin ; nous arrivâmes ensuite sur un coteau composé de très bonne terre susceptible des meilleures cultures, où se trouve un second village de Daourkiwar. Après avoir marché quelque temps et descendu une montagne, nous trouvâmes un joli ruisseau, et fîmes halte sur son bord : il coule dans une grande et belle plaine entourée de montagnes très boisées ; elles sont composées de terre rouge, et propres aux plus belles cultures. Comme la route de la matinée avait été pierreuse et difficile, et que mes sandales me blessaient, je fus obligé de marcher pieds nus ; mais les pierres me faisaient encore plus souffrir.

 

Je remarquai que tous les arbrisseaux étaient grillés par l’ardeur du soleil. Les environs étaient couverts de roseaux ; les naturels s’en servent pour faire leurs cases. On fit cuire du riz à l’eau pour notre dîner ; et après ce frugal repas, nous nous remîmes en route vers midi et demi. Nous gravîmes la montagne en nous dirigeant à l’E. Les racines des arbres barrent la route, qui est généralement pierreuse. Arrivés sur le plateau, nous nous y reposâmes un peu, et continuâmes dans le SE La route était plus belle que celle de la matinée ; je vis beaucoup d’arbres à caura : nous nous amusâmes à ramasser des fruits ; et après avoir fait six milles, nous arrivâmes bien fatigués, à cinq heures du soir, à Coussotami, joli petit village situé sur un coteau. On nous apporta des bananes, que nous achetâmes pour quelques grains de verroterie. Plusieurs Foulahs du village, à qui on avait appris mon arrivée, vinrent me voir ; et comme il faisait nuit, on alluma une bougie faite en cire du pays; on en trouve en abondance dans ces montagnes. Nous passâmes la nuit couchés sous de grands arbres sur les pierres qui couvrent le sol.

 

Le 2 3 avril, nous quittâmes Coussotami vers cinq heures du matin. Marchant à l’E., nous passâmes près d’un ravin à sec, entouré de grands arbres qui forment des sites très romantiques ; la campagne .en général offre l’aspect le plus agréable. Nous arrivâmes dans une belle vallée couverte de gras pâturages, en nous dirigeant au SE; ensuite il fallut passer un ravin très profond et très difficile, à cause des roches de granit sur lesquelles nous étions obligés de marcher.

 

Ce ravin nous conduisit au pied d’une montagne de cinq à six cents pieds d’élévation, qu’il nous fallut gravir ; et après avoir fait environ quatre milles, nous arrivâmes fatigués sur son sommet, où nous fîmes halte. Vers une heure après midi, nous nous remîmes en route, en nous dirigeant dans l’ESE quatre milles. Nous atteignîmes un joli petit ruisseau qui roule ses eaux limpides sur un lit de granit ; il vient du S. et coule au NNE : les naturels le nomment Naufomou ; on m’assura qu’il va se perdre dans le Rio-Nunez. Nous nous arrêtâmes un instant, et, assis sur les rives de ce ruisseau, nous mangeâmes de petits gâteaux de farine de riz mêlée avec du miel et du piment, et séchés au soleil, que je trouvai assez bons. Les marchands mandingues et foulahs ont toujours soin de se munir de ces petits gâteaux. En continuant notre route, nous passâmes auprès de Dougué, joli village de trois à quatre cents habitans Foulahs et Dhialonkés, situé dans une plaine de sable gris, susceptible des plus belles cultures : cette plaine est entourée de hautes montagnes, et couverte de très beaux pâturages. Nous fîmes halte auprès d’une source pour y passer la nuit. Le petit village de Mirayé, situé sur le penchant d’une grande montagne, se trouve à un mille au SE de Dougué.

 

Plusieurs Foulahs pasteurs, qui gardaient leurs troupeaux dans notre voisinage, vinrent nous voir, et nous vendirent ce qu’ils appellent du cagnan, espèces de pains qu’ils font avec du maïs et des pistaches grillées et pilées, dans lesquels ils ajoutent du miel : ces pains font en partie leur nourriture en voyage. Je vis un jeune Foulah qui ne pouvait se lasser de me regarder : il me proposa de le suivre à son camp pour boire du lait ; comme je ne voulais pas y aller seul, il engagea un de mes compagnons de voyage à m’accompagner; deux d’entre eux s’y prêtèrent avec complaisance. Le jeune homme marchait devant pour nous enseigner la route, et avait soin d’ôter quelques grosses pierres qui se trouvaient sur mon passage : arrivé à son camp, qui était tout près de notre halte, il s’empressa de sortir une

peau de bœuf, sur laquelle il me pria de m’asseoir.

 

Ce camp était composé de cinq ou six cases en paille, de forme presque ronde, et très basses ; il fallait se mettre en double pour y entrer : l’ameublement consistait en quelques nattes, peaux de mouton et calebasses pour mettre du lait; le lit se composait de quatre piquets mis en terre, sur lesquels sont placés en long des morceaux de bois recouverts d’une peau de bœuf. Il alla avertir sa vieille mère et ses sœurs, et leur dit que j’étais un Arabe, compatriote du prophète, et allant à la Mecque ; elles me regardèrent avec beaucoup de curiosité, et en faisant plusieurs gestes, crièrent : La allah il -allali, Mohammed rasoul oullalii ( il n’y a d’autre dieu que Dieu, Mahomet est son prophète ) ; à quoi je répondis par la formule ordinaire. Elles s’assirent à une petite distance de moi, et me regardèrent tout à leur aise. Le jeune Foulah alla me chercher du lait dans une calebasse qu’il eut soin de laver (excessive politesse de leur part), puis m’apporta un peu de viande frite. Je l’engageai à en manger avec moi ; mais en me montrant du doigt la lune, il me dit d’un air timide et riant : Je jeûne ; c’est le ramadan.

 

De ce petit camp on apercevait le village de Mirayé, situé sur le penchant d’une haute montagne qui m’a paru très boisée ; il est habité en partie par des Foulahs et des Dhialonkés, tous mahométans. Nous nous séparâmes du bon jeune Foulah; nous retournâmes au heu de halte et nous vîmes nos gens revenant de Dougué, où ils étaient allés acheter du riz pour notre provision de voyage. Nous nous couchâmes sous de petites cahutes faites de branches d’arbre recouvertes en. paille; ces cahutes servent à mettre les voyageurs à l’abri des pluies, car le village de Dougué

se trouve éloigné de la route.

 

Le i k avril, à cinq heures du matin, la caravane se mit en marche ; en nous dirigeant vers l’E., nous suivîmes une belle route couverte de petit gravier; puis nous arrivâmes près d’une montagne pierreuse que nous gravîmes. En tournant une autre montagne de sept ou huit cents pieds, nous fîmes presque le tour de la boussole; puis nous arrivâmes dans une jolie vallée, où passe un gros ruisseau que les naturels nomment Banqala ; il coule dans la direction du N. au S. Nous fîmes un demi-mille à l’ESE ; puis nous gravîmes une montagne de la même hauteur que la précédente, et très escarpée. Arrivés sur le sommet, nous redescendîmes par une pente rapide, et nous fîmes halte au bas, .vers onze heures du matin, dans une jolie vallée, près d’une source entourée de petits monticules. Nous prîmes notre dîner à l’ombre d’un bombax. A une heure de l’après-midi, nous nous mîmes en route en nous dirigeant au SSE, toujours à travers les montagnes : nous passâmes près de quelques cases de Foulahs pasteurs. Depuis une heure après midi nous avions fait quatre milles, lorsque nous fûmes surpris par un violent orage ; le tonnerre se fit entendre avec fracas : nous nous mîmes à l’abri sous des cases de bergers ; l’orage dura près de deux heures et demie ; il plut par torrens. Nous nous rendîmes ensuite à Dongol, petit village d’esclaves, qui se trouvait à environ un mille et demi des cases des bergers ; nous y arrivâmes à trois heures du soir. Le chef hospitalier nous reçut très bien, et m’envoya un souper de riz au lait aigre, auquel il ajouta du beurre fondu. Il y a dans ce village, qui peut contenir trois cents habitans, une mosquée de la même forme que les cases du pays.

 

Le 2 5 avril, à cinq heures du matin, nous prîmes congé de notre hôte, auquel mon guide Ibrahim donna un peu de sel, et nous fîmes route en nous dirigeant au SE, et descendant la petite montagne sur laquelle est situé le village ; puis nous passâmes une plaine de la plus grande fertilité. Nous arrivâmes auprès d’une chaîne de montagnes ; les naturels la nomment Lantéjué ; elle s’étend dans la direction du NE au S Chaque montagne s’élève à pic, de près de deux cents toises ; on y voit à peine quelques traces de végétation. Nous passâmes parmi de gros blocs de granit gris qui sont en forme de pyramides, et ressemblent aux ruines d’un vieux château. Après nous être enfoncés parmi les gorges de ces montagnes, qui sont composées de beau granit gris, nous passâmes le ruisseau le Doulinca, qui coule rapidement sur un lit de granit dans la direction de TE. au S : nous avions de l’eau au-dessus du genou. Nous fîmes environ un mille dans une jolie plaine très fertile et entourée de grosses roches du même granit gris aux sommets. Dans les fentes de ces énormes rochers, il croît de grands bambous. Nous repassâmes le Doulinca auprès d’un endroit où il tombe en cascade, et fait entendre de loin un joli murmure qui charme l’ennui du voyageur. Je m’assis un instant sur ses bords, car les pauvres nègres fatigués se reposaient à peu de distance. Je contemplais avec admiration cette belle et riante campagne : quoique hérissée de hautes montagnes, elle est de la plus grande fertilité, et arrosée par une infinité de petits ruisseaux qui en entretiennent constamment la verdure. Ces montagnes sont habitées par des Foulahs pasteurs qui vivent éloignés de toute société. Le lait de leurs nombreux troupeaux, et un peu de riz qui croît très -bien, suffisent à leur nourriture. Dans ces montagnes, je ne vis aucune bête féroce : ce beau pays semble favorisé par la nature ; il est peuplé d’une infinité d’oiseaux dont les couleurs varient à l’infini ; j’en vis beaucoup de la même espèce que ceux qui habitent les bords du Sénégal. Nous nous remîmes en marche sur de très bonne terre, et nous passâmes devant les cases de quelques Foulahs qui nous apportèrent du lait ; j’en achetai pour quelques grains de verroterie. Ils me regardèrent tous avec beaucoup de curiosité, et dirent qu’ils n’avaient jamais vu de maure aussi blanc que moi. En les quittant, nous nous trouvâmes dans une jolie vallée formée par deux petites montagnes de granit; elle est composée de sable gris, très fertile, et couverte de beaux pâturages.

 

Nous fûmes ensuite obligés de passer de nouveau le Doulinca, qui coule paisiblement sur un lit de granit. Vers une heure de l’après-midi, nous fîmes halte près de quelques Foulahs pasteurs : leurs cahutes étaient agréablement situées sous de grands arbres qui y entretiennent une fraîcheur inappréciable dans ces contrées. Depuis mon départ de Kakondy, je n’avais pas encore vu un si beau pays ni aussi fertile.

 

Point de rochers, mais des plaines superbes qui ne demandent qu’à être cultivées pour produire tout ce qui est nécessaire à la vie. Vers deux heures du soir, le tonnerre se fit entendre dans la partie du NE ; la journée avait été très -chaude, le ciel couvert de nuages noirs il plut en abondance. Nous allâmes nous mettre à l’abri sous les cahutes des bergers, qui d’abord firent difficulté de nous y laisser entrer. Le tonnerre se fit entendre avec un fracas épouvantable ; je croyais à chaque instant le voir tomber sur nos têtes ; les éclairs se succédaient rapidement, et le ciel paraissait embrasé. Couchés sur des morceaux de bois ronds, posés sur des piquets mis en terre, nous attendions paisiblement la fin de ce déluge. Après la pluie, nous sortîmes des cahutes; l’atmosphère rafraîchie donnait un nouveau charme à la nature. Nous mangeâmes un peu de riz, et nous nous remîmes en route à l’E. Nous traversâmes un petit ruisseau coulant sur un lit de granit : la route était pleine d’eau et très bourbeuse, ce qui la rendait fort pénible ; nous fîmes au NE 1/2 mille, puis à l’E 1/2 mille, et nous arrivâmes à la nuit tombante à Lantégué, ourondé ou village d’esclaves. La pluie nous avait repris en route; j’eus recours à mon parapluie, qui ne me préserva pas entièrement. Le chef de Lantégué nous donna une case devant laquelle il y avait un très bel oranger, sous lequel je m’assis sur une peau de mouton. Le tonnerre se fit entendre de nouveau ; l’atmosphère, couverte de nuages, était chaude et humide ; la pluie continua toute la nuit ; les éclairs qui se succédaient rapidement venaient illuminer notre case, qui ne fermait qu’à demi.

 

Le 26, nous séjournâmes à Lantégué, par égard pour un esclave de la caravane qui portait une charge très lourde, et avait mal aux pieds. Je passai une partie du jour à visiter le village et ses habitans, qui sont au nombre de cent cinquante. Beaucoup d’entre eux me trouvaient trop blanc pour un Maure, et me prenaient pour un Anglais.

 

Je vis autour de leurs cases de belles plantations de bananiers, ananas, cassaves, ignames, et mille autres plantes utiles, le tout bien soigné : ce sont les femmes qui sont chargées du soin de les cultiver ; les hommes travaillent dans les champs de riz, etc.

 

La chaleur fut très forte toute la journée, ce qui annonçait de l’orage pour la soirée, car nous approchions de la saison pluvieuse. Dans ces pays montagneux, elle commence en avril et dure 6 mois consécutifs :

 

dans le cours de la journée, il s’éleva une petite dispute entre Ibrahim mon guide et deux Mandingues de son village, qui prétendaient avoir leur part de la valeur d’un bœuf que leur avait donnée M. Gastagnet à Kakondy. Les deux Mandingues vinrent me trouver, et voulaient me rendre juge de leur différent; mais ma décision ne fit qu’échauffer davantage les esprits, et mécontenta mon guide, qui me menaça de m’abandonner, ce qui m’aurait jeté dans un grand embarras; enfin, un jeune nègre qui avait été à Sierra Leone et parlait un peu l’anglais, vint à mon secours, interpréta mieux mes paroles, et la paix fut rétablie entre nous.

 

Le reste de la journée fut employé par les marchands à visiter leurs marchandises; pendant ce temps, je m’occupai à parcourir les environs du village.

 

Je vis plusieurs fourneaux pour la fonte du fer que l’on trouve en abondance dans les montagnes ; ces fourneaux ont de cinq à six pieds de haut, à-peu-près 18 à 20 pieds de circonférence, une cheminée à la voûte, et quatre trous à la base, à l’E., à l’O., au S. et au N.

 

Non loin du village, il y a de jolis petits ruisseaux qui descendent des montagnes, et coulent rapidement sur des lits de granit ; j’allai m’y baigner, et quelques Mandingues y lavèrent leur linge.

 

Le 27, à cinq heures et demie du matin, nous quittâmes le village de Lantégué, en nous dirigeant au SE, pour traverser la chaîne des montagnes de ce nom : il y a des pics qui peuvent avoir de trois cent cinquante à quatre cents brasses au-dessus du plateau où nous nous trouvions. J’ai vu de beau granit gris-blanc. Nous passâmes non loin d’un petit village où les Foulahs gardent leurs bœufs. En traversant cette chaîne, je ne pouvais me lasser de regarder ces malheureux nègres sautant avec un fardeau sur la tête de roche en roche, de précipice en précipice ; je craignais à chaque instant de les voir tomber dans des gouffres affreux, couverts de grands bambous. On entendait sortir de ces profondeurs un murmure sourd provenant d’une infinité de sources sortant de ces montagnes ; elles forment une rivière qui coule dans la campagne. Lorsque nous fûmes descendus, nous ne vîmes de tout côté qu’un pays couvert de montagnes, cependant pas aussi élevées que celles que j’avais remarquées pendant la matinée.

 

Dans l’endroit où nous la traversâmes, cette chaîne s’étend dans la direction du NE au S. SE Je n’ai point aperçu de neige ; j’y ai vu de très beau granit noir, en couches de trois à quatre pieds d’épaisseur, d’autres en blocs : il y en a de gris, de blanc et d’un rose pâle ; le grain en est très beau. Nous continuâmes notre route dans l’E. Nous arrivâmes sur les bords du Kakiriman, petite rivière qui coule du N. au S., sur un lit de granit ; son courant est très -rapide ; il peut avoir de largeur environ 60-dix à quatre-vingts pas ordinaires ; pendant l’espace de trois ou quatre milles que je pouvais suivre de l’œil son cours, il a la même largeur. Nous passâmes cette rivière à gué, ayant de l’eau jusqu’à la ceinture. En la traversant, je m’écartai beaucoup de la route ; le courant m’emportait, et j’eus bientôt de l’eau jusqu’aux aisselles ; les nègres s’en aperçurent, et me crièrent aussitôt de remonter le courant, et se mirent à dire tous ensemble, La allah il-allah, Mohammed rasoul oullahi; ils parurent très effayés du danger que je courais. Un peu plus loin, la rivière est profonde, et le courant m’eût englouti ; enfin, remontant un peu, je gagnai la rive gauche sans qu’il m’arrivât d’accident ; mais mes effets étaient tout mouillés. Nous fîmes halte vers onze heures du matin, près de la rive, dans un endroit couvert de petits monticules de sable noir et gras, où croissent beaucoup de grands bambous. Nous nous assîmes au pied des arbres ; les pauvres porteurs étaient bien fatigués ; quoique sans bagages, je l’étais

autant qu’eux. J’achetai du cagnan, espèce de pain dont j’ai parié plus haut, avec lequel je fis mon premier repas de la journée. Plusieurs Foulahs me firent de petits cadeaux ; les nègres me dirent que cette rivière était le Rio-Pongo. Le manque de riz nous obligea à plier bagage, et à nous rendre à Pandeya, petit village habité par des Foulahs pasteurs. En chemin nous rencontrâmes deux nègres portant sur leur tête chacun une calebasse de Joigne (petite espèce de graminée ), qu’ils ne voulurent pas nous vendre. Nous marchions à l’ESE ; et après avoir fait onze milles, nous arrivâmes au village vers midi et demi : la route y est assez unie, bien boisée, mais couverte de pierres. Pandeya est situé au pied d’une montagne, et peut contenir de cent cinquante à deux cents habitans ; ils vinrent ensemble pour me voir, et m’apportèrent chacun un petit, présent de lait.

 

Après nous être reposés un moment à l’ombre de grands nédés, et nous être rafraîchis avec le lait que nous devions à la générosité des Foulahs, Ibrahim mon guide et ses camarades s’occupèrent à acheter un bœuf pour célébrer la fête du ramadan, qui arrivait le lendemain. Il me lit demander par le jeune Foulah parlant anglais, si je voulais participer à l’achat du bœuf: je m’y refusai, sous prétexte que j’avais une longue route à faire, et peu de moyens : il ne m’en parla pas davantage. Ils eurent le bœuf pour quatre barres de tabac de deux gourdes, et ils étaient douze ou quinze, car les Foulahs faisant route avec nous y contribuèrent.

 

Le 28 avril, grand jour de fête, nous séjournâmes à Pandeya ; et vers huit heures du matin, tous les marchands se mirent en file pour faire la prière. J’eus bien soin de m’y trouver ; j’affectai même d’être le plus dévot de tous. Au sortir de la prière, on se disposa à tuer le bœuf. Les Mandingues passèrent près d’une heure à égaliser les lots de viande : ils prirent chacun un petit morceau de bois pour leur servir de mesure ; on les mêla tous ensemble, puis on distribua les lots. Ils firent sécher leur* viande à la fumée, pour qu’elle se conservât en route : on en fit bouillir une bonne quantité avec du riz, car ce jour était destiné à faire un grand régal.

 

Je reçus de nombreuses visites de Foulahs, qui me renouvelèrent leur petit présent de lait et de riz, seule chose qu’ils possédassent. La fête fut célébrée avec beaucoup de gaieté ; les Mandingues surtout se livrèrent franchement à leur joie bruyante. On fit plusieurs décharges de mousqueterie : puis tous les nègres, réunis auprès de la case de mon guide, se mirent à chanter ses louanges. Comme je l’ai dit plus haut, il était le chef de la caravane, et c’était lui qui fournissait la poudre pour les fusils : ils ont la mauvaise habitude de les charger beaucoup trop ; il en creva un dans les mains d’un nègre, qui fort heureusement n’en fut pas blessé. Vers onze heures du matin, Ibrahim, suivi des deux Mandingues auteurs de la dispute dont j’ai parlé, vinrent m’inviter à prendre ma part de leur repas, et m’engagèrent de nouveau à oublier ce qui s’était passé : je me rendis à leur invitation. En entrant dans la case d’Ibrahim, je vis une grande calebasse de riz bouilli, sur lequel on avait mis de la viande en assez grande quantité ; nous nous assîmes autour, et chacun mit la main au plat, suivant l’usage de tous les pays des nègres.

Après avoir fini le riz, Ibrahim distribua la viande. Je remarquai que les Mandingues mangèrent ce jour-là beaucoup plus qu’à l’ordinaire ; car c’est leur principale jouissance : le reste de la journée, ils furent très gais ; ils échangèrent la peau du bœuf pour du riz, que nous mangeâmes en route.

 

Le 2 9 avril, après avoir mis dans des sacs en cuir le reste de la viande qui avait passé toute la nuit à la fumée, nous nous mîmes en route à six heures du matin. En face du petit village, environ demi-mille au N., je vis une petite chaîne de montagnes aplaties au sommet, à chaque extrémité de laquelle s’élève un pic ressemblant aux tourelles d’un vieux château; elles sont sans aucune végétation. Nous nous dirigeâmes à l’E. un mille sur des roches à fleur de terre, de nature rougeâtre et poreuse ; ensuite nous gravîmes une petite montagne composée de gros blocs de très beau granit noir, parmi lesquels croissent de grands arbres : le nédé surtout est très répandu dans toute la campagne. La route est pénible; nous continuâmes à marcher sur des pierres noires et brûlées, que je crois être de nature volcanique ; puis nous traversâmes plusieurs petits ruisseaux qui coulent paisiblement sur des lits de rochers ; ensuite on trouve une montagne de cinq à six cents pas ordinaires de haut.

Les naturels lui donnent le nom de Tourna; elle sépare le pays d’Irnanké d’avec le Fouta-Dhialon. Nous nous reposâmes un moment sur son sommet; on m’assura que la route qui nous restait à faire pour arriver à Cambaya, village de mon guide, était plus facile.

Je vis aux environs de très bel indigo et des bombax qui le disputent en grosseur aux plus énormes baobabs des bords du Sénégal.

 

Le pays d’Irnanké est situé à l’O. du Fouta, à l’E. de Kakondy ; il a au N. les nègres qui habitent aux environs de Casamance, et au S. la nation des nègres Timannés, qui habitent non loin de Sierra-Leone. Ce pays est hérissé de hautes montagnes, et habité par des Foulahs pasteurs ; ils possèdent de beaux troupeaux qui font leurs principales richesses, et servent à leur nourriture.

Ces Foulahs ont le teint couleur marron un peu claire ; leur ligure est belle ; ils ont le front un peu élevé, le nez aquilin, et les lèvres minces, la forme de la tête presque ovale : la seule ressemblance qu’ils aient avec les Mandingues, sont les cheveux crépus. Ils se tiennent en général très droits, et conservent en marchant un air de dignité ; ils se croient bien supérieurs aux autres nègres. Leurs costumes, comme ceux des Mandingues, sont de la plus grande simplicité ; ils consistent en un coussabe ou chemise de toile blanche du pays, et une culotte. Cette culotte est faite de grosse toile; elle est très large, arrêtée seulement à la ceinture par une coulisse ; elle descend jusqu’à moitié des jambes sans y être arrêtée ; ils ont un bonnet de même étoffe. En voyage, ils sont armés d’arcs et de flèches empoisonnées, et portent aussi des lances. Ils se graissent le corps avec du beurre ; ils s’en mettent beaucoup à la tête, ce qui leur donne une très mauvaise odeur. Les femmes se distinguent par le soin qu’elles apportent à leur coiffure; elles ornent les tresses de leurs cheveux avec diverses verroteries, et portent de l’ambre au cou, en forme de collier ; elles sont, en général, vives et jolies.

 

Il y a aussi dans ces montagnes beaucoup de Dhialonkés, anciens possesseurs du pays de Fouta-Dhialon, conquis très antérieurement par les Foulahs, qui soumirent une partie de ces peuples à la religion de Mahomet : ceux qui persistèrent à rester dans l’idolâtrie, devinrent les tributaires de l’almamy ou chef du pays; ils paient leur tribut en bestiaux. Ces peuples sont très doux, obligeans envers les étrangers qui traversent continuellement leur pays montagneux. Ils ont un idiome particulier que les Foulahs n’entendent pas ; mais, en général, ils parlent tous mandingue.

 

Après nous être reposés un instant, nous continuâmes notre route à l’E. sur des roches à fleur de

terre, qui m’incommodèrent beaucoup; car je ne pus résistera la gêne des sandales du pays; je fus obligé de les ôter, et de marcher pieds nus. Nous passâmes auprès de Courgin, petit village contenant cent cinquante à deux cents habitans. Aux roches succédèrent des pierres de nature volcanique. Après avoir fait neuf milles à l’E., nous arrivâmes, vers trois heures du soir, à Comi-Sourignan, joli village d’environ cent cinquante habitans, situé sur un beau coteau : la campagne variée offre un coup d’œil magnifique ; elle est entrecoupée de jolies collines, couvertes de la plus belle verdure; la terre est jaune et très productive.

 

Le village est défendu par une haie vive; il y règne la plus grande propreté ; les cases sont entourées de belles cultures de pistaches, cassaves, choux caraïbes, et diverses autres productions : ces cultures, soignées par les femmes ou les enfans, sont tenues dans le meilleur état ; ils ont même soin de balayer les allées qui conduisent à leurs cases. Le chef, en présence duquel nous fîmes la prière, nous fit venir, Ibrahim et moi, dans sa case, et nous engagea à partager son dîner, consistant en riz cuit à l’eau, auquel on ajouta un peu de lait aigre. Nous nous assîmes sur une natte auprès d’un petit feu ; car ils en conservent toujours, à cause delà grande humidité.

Après ce léger repas, la femme du chef vint s’asseoir avec nous ; elle écoutait en silence la conversation, qui roulait sur les chrétiens, dont ils parlent toujours avec mépris. La femme eut la complaisance de me donner un peu de lait qu’elle m’engagea à boire ; puis elle alla chercher quelques figues et bananes qu’elle mit dans une calebasse bien propre, et nous les donna à mon guide et à moi. Je remarquai que cette femme avait une physionomie extrêmement douce : ses habits consistaient en deux bandes de toile de coton fabriquée dans le pays et de la plus grande propreté ; elle n’avait pas une mauvaise odeur comme les femmes des Foulahs nomades du pays d’Irnanké. La case était grande et bien tenue; je remarquai sur le sol d’assez jolis dessins faits avec de la terre : nous passâmes la nuit dans ce joli village.

 

Le 3o avril, à cinq heures et demie du matin, nous prîmes congé de nos bons hôtes, et nous fîmes route dans la direction du SE, en traversant une grande plaine susceptible des plus belles cultures. Nous tournâmes, en descendant, un petit plateau qui se trouve dans la province de Timbi : la plaine, dans cet endroit, est couverte de roches rouges à fleur de terre ; le pays est généralement très découvert ; à environ 7-8 milles à la ronde, on aperçoit plusieurs monticules.

 

Je fis rencontre d’un nègre de Bondou, qui me dit être de Boulibané, capitale du pays; il allait à Kakondy pour son commerce; il n’avait pour objet d’échange que de l’or. J’étais très étonné de voir cet homme se décider à franchir à pied une route si difficile et si longue, lorsqu’il avait à sa portée nos établissemens de Bakel, munis de toute sorte de marchandises.

 

Nous continuâmes à l’E. en traversant une jolie vallée, située entre deux coteaux, où se trouvent trois villages : le plus gros se nomme Telewel, et contient 500 habitans au plus. Je fus joint par un Foulah, accompagné d’une de ses femmes, portant sur sa tête une calebasse de lait doux qu’il m’engagea à boire. Ibrahim, mon guide, qui s’était arrêté un moment, lui dit que j’étais un Arabe des environs de la Mecque, et lui débita mon histoire d’Alexandrie : ce zélé sectateur du prophète crut faire une action méritoire envers Dieu en me donnant un peu de lait ; il me quitta en me tendant la main et me souhaitant un prompt retour dans ma patrie. La route devint un peu pierreuse; nous nous arrêtâmes un moment sous de grands arbres pour attendre nos compagnons restés en arrière. Plusieurs femmes nous apportèrent des bananes ou figues; j’en achetai quatorze pour trois grains de verre.

 

Nous continuâmes notre route clans une plaine composée de terre jaune et très fertile. Nous arrivâmes à Bounia, village situé auprès d’un joli petit ruisseau coulant ses eaux argentines sur un lit de granit, dans la direction du SE ; il tombe en cascades, et fait entendre de loin un doux murmure. Ensuite viennent d’énormes roches de granit à fleur de terre; nous marchions parmi de petits monticules, dont la campagne est toute couverte; nous arrivâmes auprès de Bouma-Filasso, petit village sur le penchant d’une montagne, où j’ai remarqué beaucoup d’indigo qui croît spontanément et sans culture ; j’ai vu aussi quelques plantations de coton. La campagne, couverte d’une superbe végétation, offre un très beau coupd’œil; je remarquai plusieurs endroits nouvellement défrichés pour la culture. Nous descendîmes une petite montagne au pied de laquelle passe le Cocoulo, rivière qui, dans cet endroit, peut avoir de quarante à quarante-cinq pas ordinaires de largeur, et coule rapidement sur un lit de granit, du NNE au SO : nous la passâmes à gué, avant de l’eau au-dessus du genou; dans plusieurs endroits son lit est découvert,

et l’on est obligé de marcher sur de larges roches de granit, couvertes de limon qui rend le passage glissant et dangereux. A peu de distance de cet endroit, elle se précipite à 60 pieds de profondeur, en faisant un bruit épouvantable : je m’arrêtai un instant à contempler cette cataracte. Cette rivière coule parmi de hautes montagnes couvertes de grands arbres; le prunier du pays s’y trouve en quantité. Après l’avoir traversée, nous marchâmes au S. SE Nous passâmes près de Marca, petit village qui peut contenir deux cent cinquante à trois cents habitans ; il est situé sur de très bonne terre. Vers trois heures, nous passâmes devant Dayeb : la route devint pierreuse jusqu’à Tin-foulasso, petit village entouré de cultures de coton, dans une plaine de sable gris très fertile. Nous fîmes halte, bien fatigués, à cinq heures du soir, à Gnéré-temilé : nous avions fait douze milles dans notre journée.

 

Nous fûmes bientôt atteints par un violent orage. Comme j’excitais la curiosité de tout le monde, les habitans vinrent en foule pour me voir ; quelques-uns me firent de petits présens de lait et de viandes fumées. Plusieurs de ces malheureux avaient des ulcères par tout le corps ; j’eus pitié de leur position, et devins leur médecin : je leur distribuai quelques caustiques (du nitrate d’argent) avec de la charpie ; ils m’envoyèrent un bon souper, en signe de reconnaissance. Ibrahim, qui craignait que je ne consommasse tous mes médicamens, me conseilla fortement de ne plus leur en donner, parce que, disait-il, on me prendrait pour un chrétien.

 

Le 1er mai, à six heures du matin, nous quittâmes le joli village de Gnéré-temilé, contenant environ trois cent cinquante habitans. La pluie de la veille avait rafraîchi l’atmosphère, et donnait un nouveau charme à la nature. Nous marchâmes gaiement à l’ESE : je vis un ourondé (ou village d’esclaves ) entouré d’une belle plantation de bananiers, cotonniers, cassaves et ignames. Nous passâmes près de Maraca; après quoi nous nous trouvâmes dans une plaine de sable où l’on voit plusieurs petits villages d’esclaves. Nous nous assîmes sous un arbre pour attendre quelques-uns de nos gens restés en arrière.

 

Des nègres du village de Bourwel nous apportèrent des oranges ; je les trouvai délicieuses. Nous reprîmes notre route, en côtoyant un vallon très -profond, garni de grands arbres ; après quoi nous rencontrâmes de très bonnes terres, en descendant par une pente assez rapide. Nous fîmes halte, vers deux heures du soir, à Popoco, situé dans la plaine. Nous avions fait depuis le matin huit milles.

 

CHAPITRE VII

 

Popoco. — Montagnes granitiques. — Traversée du Bâ-fing, (principal affluent du Sénégal ), près de sa source. — Grande cataracte. — Fouta-Dhialon. — Langoué. — Couroufi. — Ecoles. — Albinos— Industrie des habitans. — Le voyageur est obligé de se faire médecin.

 

Le i mai fut employé à nous procurer des porteurs ; ceux que nous avions depuis Kakondy ne voulaient pas aller plus loin. Vers trois heures du soir, une partie de nos compagnons de voyage nous quittèrent ; mon jeune interprète était du nombre : j’avoue que sa séparation me fut pénible, car je causais quelquefois avec lui pour charmer l’ennui du voyage. Ces conversations roulaient sur son pays, auquel il me paraissait très dévoué : il le plaignait, disait-il, d’être la proie des guerres civiles, qui existaient depuis qu’il y avait deux souverains ayant chacun un parti formidable. J’en parlerai plus amplement par la suite.

 

Nous allâmes les conduire au-dehors du village. Ne pouvant nous procurer des porteurs, nous fûmes obligés de séjourner le 3 mai. Les habitans, à qui Ibrahim, mon guide, avait dit qui j’étais, vinrent me voir: la case ne désemplit pas de tout le jour; ils m’accablèrent de questions importunes; plusieurs d’entre eux me firent de petits présens. J’envoyai acheter de la cassave pour quelques grains de verre; on ne voulut pas prendre de paiement.

 

La nouvelle de l’arrivée d’un Arabe, compatriote du prophète, s’était répandue dans tous les villages voisins : je reçus la visite de plusieurs grands marabouts, prêtres du pays; on les appelle Tierno. Le chef de Tiéléri, village situé à deux milles au N. de Popoco, m’envoya en présent un peu de lait et Une noix de colats, signe de grande considération. Les femmes, dans ce pays, sont généralement curieuses ; elles vinrent aussi me faire leur visite ; elles me donnèrent de la cassave; plusieurs d’entre elles se mirent à genoux pour me l’offrir.

 

Popoco, situe dans une plaine de sable noir de la plus grande fertilité, est un grand et joli village; il contient de 250 à 300 esclaves qui ne s’occupent que de culture. Je vis aux environs des cassaves, ignames et pistaches très -bien soignées ; ils cultivent aussi beaucoup de riz et de mil : à peu de distance du village, il y a quelques beaux orangers.

 

J’appris ici que le Fouta-Dhialon était divisé en deux partis, depuis la mort de l’almamy Gadry, dont le règne avait été paisible. Tierno-Boubacar et Tierno Yayaye prétendaient tous deux lui succéder ; ils étaient en guerre de père en fils. Yayaye, dont le parti était d’abord le plus fort, s’éloigna quelque temps pour aller faire la guerre aux infidèles : cette expédition hasardeuse indisposa beaucoup contre lui, et donna le temps à son adversaire d’amener les esprits en sa faveur. Au retour de son expédition, dans laquelle il avait perdu plusieurs hommes, on envoya des lettres circulaires dans tout le pays, qui proclamaient l’élévation de Boubacar à la dignité de chef de l’état. Yayaye se retira, sans renoncer à ses prétentions, et conservant toujours un parti formidable.

 

Damasisya se trouve au N. Nous avançâmes de 4 milles à l’ESE, sur un sol couvert de gravier : et vers deux heures du soir, nous fîmes halte à Dite, où nous changeâmes de porteurs. Je reçus dans ce petit village un très bon 4 accueil. J’y rencontrai un nègre qui m’avait vu à Kakondy ; il s’empressa de conter aux habitans l’histoire que j’avais débitée, ce qui produisit un bon effet, et me fut d’un merveilleux secours. Timbo, capitale du Fouta, est situé à 2 jours au SE-S. de ce village, qui est entouré d’une belle haie vive.

 

Le 5 mai, on m’apporta, à cinq heures du matin, un peu de lait fraîchement trait : j’eus l’imprudence de le boire ; il m’occasionna de grands vomissemens et des maux de cœur pendant une partie du jour. Cet accident m’obligea à m’arrêter dans le village avec mon guide. J’avoue que je craignis d’être empoisonné ; mais la conduite des Foulahs, qui venaient souvent s’informer de ma santé, et qui paraissaient même très inquiets de mon indisposition, dissipa mes craintes.

 

L’un d’eux me fit présent d’une grosse poule, qui fut mangée par mon guide et ses gens : pour moi, je ne pouvais supporter aucune nourriture. La caravane se mit en route, et me laissa dans le village ; mais, vers trois heures du soir, m’étant trouvé un peu mieux, nous partîmes avec l’intention de rejoindre notre caravane. Marchant au SSE, sur un terrain un peu graveleux, nous passâmes près de Foucouba, village de cinq ou six cents habitans.

 

Nous arrivâmes au village de Digui, contenant 3 à 400 habitans ; nous y fîmes halte un peu avant le coucher du soleil, et nous nous rendîmes chez un ami de mon guide ; il nous fit une très bonne réception. Le chef me fit appeler dans sa case avec Ibrahim ; il nous engagea à partager son souper de riz au lait aigre : j’en mangeai peu, car ce mets n’était pas de nature à remettre mon estomac fatigué. Il me proposa d’aller voir l’almamy, qui, disait-il, me recevrait bien et me ferait de beaux présens : je n’avais pas envie de mettre sa générosité à l’épreuve; je craignais trop qu’il ne voulût me retenir. Mon guide prit la parole pour moi, et lui dit que, rendu à Kankan-Fodéa, son pays, il me conduirait à Timbo, auprès du chef. Notre hôte nous envoya un souper de riz avec une sauce aux pistaches grillées.

 

Dans la matinée du 6, il fit de l’orage ; il plut un peu. J’eus la visite de plusieurs femmes, qui toutes m’apportèrent de petits présens en lait, riz, oranges, etc. Un cordonnier me donna une paire de sandales fort à propos, car les miennes étaient cassées. Vers neuf heures, la pluie ayant cessé, nous nous mîmes en route : plusieurs habitans vinrent nous conduire hors du village. Nous nous dirigeâmes à l’ESE La pluie avait purifié et rafraîchi l’air. Nous passâmes auprès de Gourou, village situé au pied d’une petite montagne de vingt-cinq à trente brasses d’élévation.

La route de la matinée était sur une plaine fertile et pittoresque, couverte d’une infinité de petites fleurs blanches : nous continuâmes dans la même direction.

Nous vîmes quantité d’esclaves occupés à préparer la terre pour les semences de riz et autres graminées qui servent à leur nourriture. Nous traversâmes un petit ruisseau, et nous arrivâmes près de Bady, joli village agréablement situé, sur les bords d’un ruisseau que nous passâmes à gué, ayant de l’eau jusqu’à la ceinture. Ce village contient trois cent cinquante à quatre cents habitans ; il est situé dans la plaine et dominé par une petite montagne. J’ai vu aux environs d’assez belles cultures de tabac d’une petite espèce.

 

Nous arrivâmes à cinq heures du soir à Doudé, village de la même grandeur que Bady, à un mille et demi de dis lance à L’ESE Le chef vint nous recevoir à l’entrée de la palissade dont sa propriété était entourée. Je remarquai du coton très mal soigné; ils le sèment à la volée, comme nous semons les graminées, en sorte qu’il vient trop près l’un de l’autre, ce qui gêne beaucoup sa croissance. J’aperçus une petite négresse occupée à la récolte du coton ; il me parut d’une qualité très inférieure.

 

On nous fit loger dans une grande et belle case à deux portes, et à gauche de notre route de la journée. Notre hôte se trouva très honoré d’avoir chez lui un compatriote du prophète ; car mon guide s’était empressé de lui raconter les prétendus événemens de ma jeunesse. Il venait près de moi, passait ses mains sur ma tête, puis se frottait la figure, comme si ce rapprochement avec un compatriote du prophète eût été une chose sainte ou

salutaire. Nous fîmes la prière ensemble: ce bon vieux avait réuni chez lui, et assez près d’un oranger, une infinité de petits cailloux sur lesquels, sans doute par esprit de pénitence, il se mettait à genoux pour faire sa prière ; je m’en trouvai très incommodé, car j’étais obligé de l’imiter.

 

Ensuite il me présenta un enfant de quatre à cinq ans qui avait mal aux yeux, et me pria de le guérir si je le pouvais. Je me trouvais très embarrassé, et je lui dis que je n’avais aucun médicament pour cette maladie : mais mon guide l’avait assuré du contraire; et le vieillard, s’imaginant qu’il y avait de ma part mauvaise volonté, m’offrit de me les payer. Je lui fis remarquer que mon bagage était parti devant et que je ne le joindrais que le lendemain; il se tut, et parut peu satisfait de mes réponses.

 

De ma vie je n’ai vu une maladie pareille à celle de cet enfant; il ne souffrait pas, mais il voyait avec beaucoup de difficulté; j’ai pensé depuis que ce pouvait être une espèce de cataracte. Les marabouts, docteurs du pays, avaient épuisé tout leur savoir et leurs grigris ou amulettes ; ils n’y pouvaient plus rien; aussi l’avaient-ils abandonné à sa destinée.

Je conseillai aux parens de laver les yeux de leur enfant avec de l’eau des feuilles du baobab, qui peuvent remplacer la mauve, et de conduire l’enfant à Sierra Leone, pour le faire traiter; mais ils repoussèrent avec horreur l’idée de mettre leur enfant entre les mains des chrétiens.

 

Notre hôte nous donna à souper du riz au lait aigre, que nous mangeâmes assis sous un oranger.

 

Le 7 mai, à sept heures du matin, nous nous disposâmes à partir. Je remarquai, en sortant, que l’on avait fait monter les chèvres dans un grenier de dix à douze pieds de haut, pour y passer la nuit. Nous nous dirigeâmes à l’ESE, et nous fîmes quatre milles en descendant sur un chemin très pierreux, qui nous mena à Couraco, village situé auprès d’une petite montagne, où coule un joli ruisseau : nous nous assîmes sur ses rives pour prendre un petit déjeûner de riz que nous avions eu soin de conserver de la veille ; puis nous nous remîmes gaiement en route, en suivant la même direction sur de très bonne terre sablonneuse. Nous passâmes près de Coulinco, village de cinq à six cents habitans, et entouré d’une haie vive; un peu plus loin, nous trouvâmes Cagnola, beau village situé près d’une montagne, où coule un ruisseau qu’il fallut traverser. Après avoir gravi la montagne, la route qui suivit était couverte de pierres ferrugineuses. Nous nous trouvions sur un plateau d’où l’on découvre une chaîne de montagnes très -élevées qui s’étend à perte de vue dans la direction du NE-E. au SO ; elles paraissaient couvertes d’une belle végétation : le Bâfing y prend sa source ; il y a quantité de bas-fonds d’où sort une eau limpide et délicieuse. Ces montagnes donnent naissance à de grosses rivières et plusieurs ruisseaux, qui fertilisent ces belles campagnes, et les couvrent d’une verdure toujours renaissante. Sur le penchant, on aperçoit beaucoup de petits villages d’esclaves, entourés de belles plantations de coton, et des fruits que l’on trouve dans nos colonies. Ces lieux charmans et pittoresques enchantent la vue, et rompent la monotonie du voyage. On y cultive du riz et beaucoup d’autres productions. Il s’éleva un violent orage dans la partie de l’E. nous nous hâtâmes de descendre du plateau par une pente couverte de gros blocs de granit noir, et de terre rouge mêlée de pierres de même couleur. Nous fîmes à l’ESE trois milles : la route était pierreuse et très difficile ; on y rencontre des roches ferrugineuses; je vis quantité de sources sortir d’entre les rochers. L’orage approchait, et la pluie nous surprit en route; elle tomba par torrens ; je me servis de mon parapluie, qui me fut d’un faible secours: je voyais de tous côtés l’eau des pluies descendre des

montagnes, et aller grossir les ruisseaux. Nous nous hâtâmes d’atteindre quelques cases situées sur le penchant d’un joli monticule, où nous fîmes halte, après avoir fait quatre milles et demi.

 

Ce petit hameau se nomme Bâfila, nom qui lui vient peut-être du voisinage du Bâ-fing (Rivière Noire). Nous entrâmes dans la case d’une bonne vieille qui s’empressa de nous donner l’hospitalité : elle ne pouvait cesser de me regarder, et me dit n’avoir jamais vu de Maures. Sa petite habitation était entourée de cassaves, de choux caraïbes, giraumons, pistaches de terre, et de quelques gombos; je vis aussi beaucoup d’herbages que je ne connaissais pas. Dès que la pluie eut cessé, je sortis pour faire le tour du jardin. Le soleil ne paraissait plus ; les nuages, amoncelés au sommet des montagnes, rendaient l’atmosphère sombre et humide. J’apercevais de loin dans la plaine un joli ruisseau, coulant sur un lit de cailloux, qui faisait entendre un doux murmure : ce spectacle charmait mon imagination; il me semblait être dans un de ces lieux romantiques décrits dans les contes des fées. Je retournai près de l’humble habitation, où je vis la bonne femme occupée à cueillir des herbes pour faire le souper de sa famille, composée de deux garçons, qu’elle me dit être allés aux champs. Je rentrai dans notre case, et je fis rôtir sur les charbons quelques morceaux de cassave que la bonne négresse m’avait donnés. Peu d’instans après notre arrivée, je vis venir les deux jeunes nègres tout nus, n’ayant qu’un petit morceau d’étoffe autour des reins. Aussitôt qu’ils apprirent qu’un Maure allant à la Mecque était sur leur habitation, ils vinrent me voir, et s’informèrent de ma santé d’un ton fort doux : ils m’engagèrent à venir partager leur case, qui était beaucoup plus grande que la nôtre ; ils eurent soin d’aller chercher une grande natte pour me couvrir: car la pluie avait recommencé et continua toute la nuit; il lit des coups de tonnerre effroyables ; les éclairs se succédaient rapidement. Une fois arrivé dans la case, les bons nègres me firent asseoir près du feu, sur une peau de mouton; ils m’offrirent un peu de lait aigre, que peut-être ils réservaient pour leur souper; mais je leur eusse fait injure si je l’avais refusé. La bonne mère fit cuire un peu de foigné ( graminée qui croît en abondance dans ces montagnes ) pour le souper de la famille ; elle mit un autre petit pot à côté du grand, dans lequel elle fit bouillir les herbes qu’elle avait cueillies dans la soirée; je reconnus la calebasse, le giraumon, le piment, la brette, le sésame, et beaucoup d’autres; elle y ajouta un peu de gombo. Le foigné cuit fut mis dans des calebasses; et c’est alors que je vis deux petites filles toutes jeunes que je n’avais pas remarquées; elles mangèrent seules. La bonne femme garda sa portion dans le pot. Ibrahim m’envoya mon souper de riz avec du lait qu’on m’avait donné : les nègres ne voulurent pas le partager, quoique je les y engageasse ; ils m’invitèrent à partager le leur, mais je refusai; ils persistèrent, j’en pris une poignée, et je me retirai. Comment ces pauvres malheureux peuvent-ils manger ce riz? Il n’y a ni sel, ni beurre; c’est détestable. Ils ne voulurent pas toucher à mon souper, parce qu’ils sont esclaves. Nous fîmes la prière ensemble, et nous nous couchâmes sur des nattes ; toute la nuit je fus réveillé par le tonnerre.

 

Le 8 mai, à six heures du matin, après avoir mangé un morceau de cassave bouillie delà veille, nous prîmes congé de l’hôtesse, car ses garçons étaient déjà allés aux champs : nous nous dirigeâmes à l’E. ; puis, tournant dans les montagnes, il fallut gravir de roche en roche. H y a cependant de très bonne terre. Nous arrivâmes au bord du Bâ-fing, nommé Rivière Noire parce qu’il coule sur un lit composé d’énormes roches de granit noir ; il y en a de pointues, de très tranchantes, et les nègres s’y font souvent mal aux pieds en le traversant. Le Bâ-fing est le principal affluent du Sénégal : je le vis venant du S. et coulant au N. parmi les montagnes ; son lit est plein de ces grosses roches dont j’ai parlé, et de plusieurs petites îles; son courant est d’une rapidité étonnante, et écume à gros bouillons. Je le supposais tombant d’une cataracte : je le demandai aux nègres ; leur récit vérifia ma conjecture ; ils me dirent avoir vu cette cataracte en allant à Timbo, et ils m’assurèrent qu’elle tombe de très haut et avec un grand bruit. Nous étions très près de la source de ce fleuve : il peut avoir une centaine de pas de largeur, et de profondeur un pied et demi ; il y a beaucoup d’endroits plus ou moins profonds -, nous le traversâmes avec beaucoup de difficulté, et tenant un bâton à la main. Je voyais avec crainte un pauvre nègre, le fardeau sur la tête, chanceler à tout moment ; toutefois nous arrivâmes sur la rive gauche sans accident grave : plusieurs personnes eurent les pieds coupés par les roches tranchantes ; moi-même, qui n’avais rien à porter, je me blessai également. Il se trouva au passage une grande quantité de monde ; on ne lit aucune attention à moi, car tous me prenaient pour un Maure.

 

Sur la rive droite, je vis quelques misérables cahutes de forgerons. Nous continuâmes notre route à l’ESE Cependant le sol se compose de très bonne terre rouge, couverte de la plus belle végétation. Nous arrivâmes à Langoué, village de trois cent cinquante à quatre cents habitans, situé dans une plaine un peu élevée, d’où l’on aperçoit dans toutes les directions de hautes montagnes. L’orage nous y surprit: on nous donna une case et des peaux de mouton pour nous asseoir ; on alluma un bon feu ; l’air était sombre et très humide.

 

Bientôt les Foulahs vinrent nous visiter. Ne m’ayant pas aperçu en entrant, ils furent très étonnés de me voir, et me prirent d’abord pour un blanc ; ils demandèrent en mandingue, à mon guide, où j’allais, et quel était le sujet de mon voyage. Ce dernier s’empressa bien vite de leur raconter de quelle manière j’avais été pris par les Européens. Les Foulahs me félicitèrent de mon zèle et de mon attachement pour ma religion. Ils me firent présent de riz, de lait, de cassave et d’une volaille ; ils m’engagèrent à aller à Timbo, m’assurant que l’almamy serait bien aise de me voir, et qu’il s’empresserait de me donner un cheval et un guide pour me rendre dans mon pays; car, dirent-ils, il aime beaucoup les compatriotes du prophète. Ils ajoutèrent que, dans ce moment, il était allé faire la guerre à Firya, pays idolâtre, et que sans doute il serait bientôt de retour à Timbo.

 

Nous déjeûnâmes gaiement auprès du feu, avec ce que les bons Foulahs m’avaient donné. L’orage ayant cessé, nous les quittâmes, et nous nous mîmes en route vers neuf heures, en nous dirigeant au SE L’atmosphère était sombre et fraîche, et le soleil caché par les nuages ; la campagne, ranimée par la pluie de la matinée, offrait le plus beau coup-d’œil. J’apercevais dans l’éloignement de jolis hameaux, arrosés par une infinité de petits ruisseaux roulant leurs eaux limpides sur des lits de cailloux ; ils serpentent parmi de petits monticules, et semblent s’éloigner à regret de ces lieux enchanteurs. Les hameaux sont habités par des esclaves cultivateurs. Nous marchions dans des gorges de montagnes de cinq à six cents pieds d’élévation, et couvertes de grands arbres ; j’aperçus le nédé et le caura ou prunier du pays. Le sol se composait de sable gris très gras, où se trouvent quelques graviers ; je remarquai aussi des blocs de quartz blanc. J’étais distrait tour-à-tour par les cris de gros singes rouges qui ont deux pieds à deux pieds et demi de hauteur, et par le gazouillement d’une infinité d’oiseaux dont les couleurs varient à l’infini. Nous descendîmes dans une plaine, composée de terre noire très productive, arrosée par un petit ruisseau ; on me dit qu’après beaucoup de sinuosités, il allait se perdre dans le Sénégal ; les indigènes le nomment Telonco ; il prend sa source aux environs d’une haute montagne que nous eûmes de la peine à gravir ; après quoi nous arrivâmes à Bougnetcry, village d’esclaves, où nous nous reposâmes un moment ; nous avions fait quatre milles et demi au SE

 

En continuant, nous tournâmes une petite montagne en beau granit noir, sans aucune espèce de végétation. Un peu à l’ESE, on voit, dans le lointain, de jolis villages qui embellissent la cam

pagne ; elle est couverte de pâturages, qui, arrosés par de petits ruisseaux, croissent avec vigueur : ces filets d’eau coulent en même temps dans les vallées, parmi des blocs de beau granit noir.

 

Nous rencontrâmes un Maure, avec lequel je m’entretins un instant ; il me questionna beaucoup sur les blancs, et me félicita sur ma persévérance à reprendre la religion de mes pères.

 

Nous descendîmes dans une plaine, et fîmes à l’ESE trois milles, la campagne offrant toujours le même aspect. Nous arrivâmes, bien fatigués, à quatre heures et demie du soir, à Foudédia.

Nous passâmes la nuit dans ce village, et nous y trouvâmes les gens de la caravane qui avait pris les devants.

 

Le chef nous donna une belle case, puis nous envoya un très bon souper de riz au lait. Plusieurs hommes du village, qui faisaient partie de l’expédition de l’almamy Yayaye à Firya, arrivèrent; ils dirent que l’almamy avait éprouvé un échec et perdu du monde dans la bataille, et qu’un des habitans de Foudédia était au nombre des morts. Lorsque les pareils apprirent cette fatale nouvelle, ils furent dans la désolation ; les femmes du défunt, accompagnées de plusieurs de ses parentes ou amies, se promenèrent dans tout le village, en chantant d’une voix glapissante, se frappant tour-à-tour dans les mains et sur le front. Après avoir fait plusieurs tours dans le village, elles retournèrent à leurs cases, suivies d’une foule d’autres femmes imitant leurs gestes, et leurs cris semblaient augmenter leurs douleurs ; elles se roulaient par terre, se frappaient le corps, et poussaient des gémissemens lamentables ; les enfans versaient des larmes sincères, et les femmes ne faisaient que crier. Quelque vive que parût leur affliction, cette scène de douleur ne dura qu’une demi heure; puis je vis les femmes reparaître toutes vêtues de blanc ; elles avaient l’air calme et résigné ; elles reprirent aussitôt leurs occupations ordinaires. Les hommes étaient rassemblés devant la mosquée, assis par terre ; ils paraissaient consternés de la mort de leur camarade, et blâmaient hautement la conduite de leur souverain.

 

Le 9 mai, à six heures du matin, nous fîmes route dans la direction de l’ESE, deux milles, d’abord sur un sol un peu pierreux, puis sur un sable noir couvert de gravier ; la même direction nous conduisit parmi des roches de quartz blanc. Nous traversâmes un petit ruisseau où nous avions de l’eau jusqu’aux genoux : il coule au N. sur un lit sablonneux ; ses rives sont très boisées. Je remarquai plusieurs ta mariniers ; le sol continuait d’être uni et couvert de gravier. Nous fîmes rencontre de plusieurs marchands allant au marché de Lobé vendre des calebasses et des pots en terre fabriqués dans le pays. Ils me parurent très bien conditionnés, et mieux faits que ceux

que l’on fabrique aux bords du Sénégal : j’en remarquai même plusieurs assez bien vernissés. Dans la direction de l’E., nous fîmes trois milles en traversant des ravins très profonds : je vis sur toute la route des troupes de singes qui sautaient d’arbre en arbre, en aboyant après nous comme des chiens. Nous passâmes à Dimayara, premier village du Fouta-Dhialon, habité par des Mandingues : il peut contenir de 700-800 habitans ; il est situé au pied d’une chaîne de montagnes qui s’étend dans la direction du N. au SSE. ; elles ne sont pas très élevées, et sont composées de roches et de granit, et sans végétation. Le village Faramansa se trouve un peu sur la gauche de Dimayara : nous continuâmes trois milles à l’E. entre les gorges des montagnes.

 

En passant auprès du village de Sela, je vis beaucoup de Mandingues occupés à tanner des cuirs. Nous suivîmes la même direction; elle nous conduisit près d’un ourondé, village d’esclaves, où j’achetai des pistaches. Nous avions fait deux milles et demi depuis Sela, et descendu une côte couverte de grosses roches de granit : nous nous assîmes un moment pour attendre plusieurs de nos camarades restés en arrière ; ensuite nous marchâmes sur un sol assez

uni, composé de sable très dur. Je passai près d’un énorme rocher de granit noir, d’une élévation de cent à cent vingt-cinq brasses, sans aucune espèce de végétation, à l’exception du sommet, où l’on aperçoit quelques frêles bambous : ce rocher est au milieu d’une plaine de sable gris, très fertile et bien cultivée en riz, maïs, mil, pistaches, ignames, ognons et giraumons. Nous passâmes près de Kourouh, qui porte le nom de la roche dont je viens de parler : c’est un gros village de cinq à six cents habitans Foulahs et Mandingues ; ce village fait partie de Kankan-Fodéa, petit arrondissement ou province du Fouta-Dhialon. A cinq heures du soir, nous arrivâmes à Sanguessa, petit village situé à cinq milles de l’endroit où j’avais acheté des pistaches. Nous avions toujours marché sur un sol très uni, composé de sable gris, et dans la direction du SE Deux de nos compagnons étaient nés à Sanguessa ; ils étaient, de plus, amis de mon guide, ce qui nous valut l’avantage d’être logés chez le chef. Il nous fit donner une belle case, et fit tendre dans sa cour plusieurs nattes, sur lesquelles nous nous assîmes pour faire la conversation en attendant l’heure du souper : elle roula principalement sur moi ; puis on s’informa des diverses circonstances du voyage des Mandingues à Kakondy. Vers dix heures de la nuit, nos deux protecteurs nous envoyèrent un soupe auquel je fis honneur ; car je n’avais mangé dans la journée que quelques pistaches et un peu de fruit de nédé délayé dans de l’eau.

 

Le chef nous envoya aussi un petit souper de riz au lait aigre, sur lequel il mit par luxe un peu de beurre. Dans la soirée, Mamadi, l’un de nos compagnons, me présenta à sa femme ; il fit venir tous ses petits enfans pour me voir; les voisins mêmes ne furent pas exceptés ; ils m’environnèrent en foule, me regardant avec curiosité. Mamadi, instruit de la fable que j’avais répandue, s’empressa de la leur raconter, et leur dit que j’étais un Souloca-ticjui (véritable Arabe ). Je fis le tour de sa petite habitation; je remarquai un jardin où il y avait quelques pieds de tabac et de gombo, que sa femme avait cultivés en son absence. Ce petit village peut contenir de trois à quatre cents habitans.

 

Le 1 o mai, toute la matinée fut employée à faire des visites aux amis d’Ibrahim, mon guide.

 

Vers dix heures, on vint m’appeler de la part des anciens du village ; on me conduisit devant la mosquée, où je vis un grand rassemblement de Mandingues ; ils étaient assis par terre autour de deux grandes calebasses pleines de petits gâteaux, ou poignées de riz pilé, et seulement trempé dans l’eau, recouverts de quelques noix de colats, de couleurs rose et blanche, qui ornaient la calebasse: je m’assis sur une peau de mouton, que l’on eut la complaisance d’envoyer chercher. Je crus d’abord que les généreux Mandingues voulaient me faire un présent: mais, hélas! je me trompais bien. La conversation roula sur mon séjour parmi les chrétiens ; ils m’accablèrent de questions importunes, et s’égarèrent beaucoup à leur sujet. Ensuite un marabout prononça quelques prières sur les petits gâteaux, devenus, à leur manière, des pains bénits ; puis on les distribua à tous les assistans : les absens mêmes ne furent pas oubliés; on leur envoya leur part. J’en eus deux morceaux qu’il me fut impossible de manger, tant je les trouvais fades. Je ne savais à quoi attribuer cette espèce de fête; je pensais que c’était pour célébrer l’heureuse arrivée des marchands de leur patrie ; je m’en informai : on m’apprit que c’était en l’honneur de deux jeunes enfans à qui on avait rasé la tête pour la première fois. Après la cérémonie, on nous envoya un assez bon déjeûner.

 

Vers onze heures du matin, nous prîmes congé de nos compagnons : ils me promirent de venir me voir â Gambaya, où je comptais rester quelques jours; je devais cette politesse à la promesse que je leur avais faite d’une paire de ciseaux. Nous fîmes route au SE en marchant le long des montagnes de granit qui se prolongent dans cette direction, et parmi lesquelles il y a de très belles plaines de sable. Nous arrivâmes auprès du Tankisso, gros ruisseau qui vient du OSO et coule à l’E. en faisant mille détours dans les montagnes : les nègres Mandingucs qui avaient fait plusieurs voyages à Timbo, me dirent que ce ruisseau sort du Bâ-fing, un peu au-dessous de cette capitale, qu’il va se perdre dans le Dhioliba, et que Bouré, pays fertile en mines d’or, est situé sur la rive gauche du Tankisso, à demi-journée ou trois quarts de jour du Dhioliba. Mes compagnons se baignèrent, en attendant Ibrahim, qui était resté en arrière. En continuant, nous descendîmes une petite montagne de quartz rose-pâle ; ses couches sont de dix-huit à vingt pouces d’épaisseur : ce chemin nous conduisit dans une grande et belle plaine de sable d’une forte consistance, entourée de toute part de hautes montagnes qui me parurent être de granit; c’est dans cette plaine qu’est situé le village d’Ibrahim, mon guide. Nous fîmes trois milles à l’E.; dans quelques endroits, il y a de la terre grise argileuse, mêlée de petit gravier. Le Tankisso, après avoir couru dans les montagnes, vient se précipiter en cascade et serpente dans la plaine, qu’il fertilise par ses débordemens. Notre marche était lente, car nous attendions la nuit pour faire notre entrée dans le village ; nous repassâmes le Tankisso, ayant de l’eau jusqu’à la ceinture. Un peu après le coucher du soleil, nous nous arrêtâmes pour adorer l’Eternel; puis mes

compagnons se préparèrent à annoncer leur arrivée par une décharge de mousqueterie qu’ils firent en entrant dans le village. Nous avions fait trois milles dans la direction de l’E.

 

Entrés dans la cour de mon guide, une seconde décharge eut lieu en l’honneur de notre arrivée : la joie était peinte sur toutes les physionomies; je voyais ces bons nègres embrasser leurs petits enfans, et les presser dans leurs bras, s’informer de leur santé et de celle de leurs connaissances; les femmes aussi paraissaient satisfaites du retour de leurs maris; mais elles ne se livrèrent pas à cette joie naïve et sincère qu’on voit en Europe à l’arrivée d’un chef de famille. En abordant leurs maris, elles avaient l’air timide, et posaient un genou en terre, en signe de salutation ; elles ne leur adressaient aucune question. Les voisins accoururent en foule féliciter leurs amis sur l’heureuse issue de leur voyage; on tendit des peaux de bœuf au milieu de la cour, et l’on s’assit en rond, éclairé par un beau clair de lune. On conversa beaucoup sur les circonstances du voyage, et sur le prix de diverses marchandises, principalement du sel. Jusqu’alors on n’avait fait aucune attention à moi; mais dès que l’on m’eut aperçu, tous les regards se tournèrent de mon côté avec étonnement, et plusieurs d’entre eux s’écrièrent :

« Quel est cet homme? »

Ibrahim s’empressa de leur raconter mon histoire toute entière, telle que je la lui avais faite à lui-même. J’excitai alors au plus haut point leur curiosité; ils m’accablèrent de questions auxquelles mon guide eut la complaisance de répondre pour moi : la cour ne désemplit pas de toute la soirée. Vers neuf heures du soir, on nous apporta un souper de riz et de viande assez bien apprêté ; deux de nos compagnons de voyage ajoutèrent le leur : nous nous trouvions au moins une vingtaine à le partager, car la majeure partie des assistans, qui tous étaient parens d’Ibrahim, restèrent sans qu’on eût la peine de les inviter. On mangea avec une grande avidité, et cependant personne ne parut être rassasié. Lorsque la foule fut retirée, mon guide me fit appeler pour me donner du couscous fait avec d’assez bon lait de ses vaches ; puis il m’engagea à venir me reposer sur une peau de bœuf qu’il m’avait fait préparer dans la case d’une de ses femmes. Quoique l’air fût assez chaud, on alluma cependant du feu dans la case ; je me trouvai fort incommodé de la chaleur, et de la fumée, qui n’a d’autre issue que le toit recouvert en paille. La femme de mon guide était couchée au milieu de la case, entourée de quelques enfans.

 

Le 11 mai, vers huit heures du matin, Ibrahim vint me souhaiter le bonjour, et m’engagea à venir faire une visite à son père, chef du village de Gambaya. C’était un vieillard aveugle ; nous le trouvâmes couché dans sa case, sur une espèce de banquette enterre, élevée de six pouces au-dessus du sol, ayant trois pieds de large et six pieds et demi ou sept de longueur, sur laquelle était étendue une natte : à l’une des extrémités de ce lit de repos, on avait mis une planche bien façonnée, sur laquelle portait une autre petite tringle de bois de six pouces de large, pour tenir la tête un peu élevée ; cela lui servait d’oreiller. Ce vieillard me parut avoir au moins 80 ans : dès la veille il avait été prévenu de mon arrivée ; son fils lui annonça ma présence, en lui disant que je venais le saluer; il se leva avec peine sur son séant, me tendit la main, et me fit la salutation ordinaire, Samalékoum. Il me promena la main sur tout le corps, en disant, el-Arab, el-Arab acagnie (Arabe, tu es bon) : il paraissait regretter d’être privé de me voir; il me demandait si j’étais bien décidé à retourner dans mon pays, me promettant qu’il me ferait conduire, et m’engageant toutefois, en riant, à rester chez les Mandingues. Il me témoigna beaucoup d’amitié, et me fit cadeau de deux noix de colats, qu’Ibrahim mangea, car je ne pouvais en supporter l’amertume. Mon guide me présenta à plusieurs de ses amis, qui me firent un très bon accueil : toute la journée les curieux ne cessèrent de venir dans ma case, et de m’importuner par leurs questions réitérées. Plusieurs me dirent qu’ils avaient été à Sierra-Leone, établissement anglais sur la côte; qu’ils avaient vu beaucoup de blancs, que je leur ressemblais, et qu’ils croyaient bien que je n’étais pas un Arabe: ils se disaient mutuellement, La forto, forto (Non, c’est un Européen). Ibrahim prenait fortement mon parti et les assurait que j’étais un souloca-tigui, tigui ( véritable Arabe ) ; plusieurs le disaient pour s’amuser, et d’autres le pensaient sérieusement. On observa qu’un chrétien ne se déciderait jamais à faire le salam et à étudier le Coran.

 

Dans le cours de ce jour, Ibrahim fit chauffer de l’eau par une de ses femmes, et m’engagea à me baigner. Il me fit partager le logement d’un bon vieux marabout du Bondou qui était venu dans ce pays pour se faire maître d’école ; il apprenait à lire le Coran aux enfans du village. On sait que, chez tous les musulmans de l’intérieur de l’Afrique, on écrit sur de petites planchettes les versets du Coran, qui sont chantés à haute voix par les écoliers assis par terre, autour d’un grand feu ; c’est le maître d’école qui écrit lui-même la leçon, jusqu’à ce que l’écolier soit en état de le faire. A Cambaya, je trouvai cette espèce d’institution publique bien tenue; les jeunes filles y assistent ; le maître est de la plus grande sévérité. L’éducation des filles est très négligée ; dès qu’elles connaissent les premiers versets du Coran, on les trouve assez instruites ; au lieu que les garçons sont obligés d’apprendre tout le Coran par cœur: alors on leur donne un maître plus instruit qui leur explique les passages difficiles. Les écoliers sont chargés de pourvoir aux besoins de leur maître ; ils lui procurent du bois, de l’eau, nettoient sa case, cultivent son champ, et font sa récolte ; les parens font à l’instituteur quelques petits présens en étoffes, tabac, etc., et lui donnent du grain pour ensemencer son champ. Le maître d’école de Cambaya avait une grande réputation de sainteté : il était pauvre, et nourri chez le chef, qui avait soin de me faire appeler aux heures de leur repas pour me le faire partager. Etabli dans la case du Bondouké (homme du Bondou), je couchais par terre sur une natte que me donna Ibrahim ; le bon vieux marabout allumait du feu dans sa case toutes les nuits, et je me trouvais fort incommodé par la fumée. Son zèle pour la religion l’engageait à m’éveiller tous les jours à trois heures du matin pour aller à la mosquée rendre grâce au Seigneur ; car il faisait aussi les fonctions de marabout.

 

Les Mandingues étaient bien loin d’être aussi zélés ; ils faisaient leur prière dans leur case, à cinq ou six heures ; nous nous trouvions souvent seuls à la mosquée, quoiqu’il s’épuisât à appeler les fidèles : il se plaignait ouvertement de ce que les Mandingues n’étaient pas assidus à la prière. De retour dans notre case, je me recouchais sur ma natte; mais lui, au lieu de m’imiter, s’occupait à prier de nouveau. Ce bon vieillard avait pour moi beaucoup d’égards. Ibrahim n’était pas le seul qui le fît manger avec lui ; plusieurs autres faisaient de même : ainsi, sans rien posséder, il vivait très heureux. J’étais assez bien vu dans le village; on s’était habitué à ma figure ; mon assiduité à remplir mes devoirs religieux avait écarté tous les doutes. Cependant il y avait encore un homme qui persistait à dire que j’étais un blanc : il prétendait savoir parler arabe ; il entendait à la vérité quelques mots de cette langue, mais il les prononçait si mal, que j’avais beaucoup de peine à les comprendre. Cela me contrariait un peu, quoiqu’on ne fît pas beaucoup d’attention à ce qu’il disait.

 

Le 13, j’étais assis à la porte de ma case, tenant une petite planchette à la main, et quelques feuilles du Coran, que j’avais apportées avec moi; je me disposais à écrire une sourate pour l’apprendre par cœur, lorsque je vis venir ce Mandingue ; il paraissait toujours indisposé contre moi : je m’empressai de l’appeler, l’engageant à s’asseoir; puis je le priai d’écrire pour moi la sourate que je desirais apprendre. Il fut flatté de ma confiance, et s’empressa de me satisfaire. Depuis ce temps, il devint mon meilleur ami; il s’entretenait de moi, dans le village, et assurait que j’étais bien Arabe. Lors de mon départ, j’allai le voir avec mon guide : il me donna un grigri ou amulette, qui, me dit-il, me préserverait de tout danger ; j’acceptai avec les marques de la plus vive reconnaissance ce précieux talisman.

 

On m’amena un enfant blanc, né d’un nègre et d’une négresse ; il avait à peu près 18 à 20 mois; sa mère me le confia, et je le pris sur mes genoux ; je l’examinai attentivement : il avait les cheveux crépus et blancs, les cils et les sourcils couleur de lin clair, le front, le nez, les joues et le menton d’un rouge légèrement incarnat, les yeux d’un beau bleu-de-ciel très clair, la prunelle rouge comme du feu, les lèvres incarnat un peu foncé, et le reste du teint blanc de lin clair. Je remarquai qu’il avait la vue très faible ; je l’excitai à regarder en l’air, en attirant son attention sur mon chapelet : il paraissait éprouver de la difficulté, jetait des cris, et aussitôt baissait la tête, ses dents commençaient à pousser; son nez était très aplati, et ses lèvres un peu épaisses ; il avait toute la physionomie d’un Mandingue, et paraissait très bien se porter. Les nègres n’ont pas de répugnance pour cette couleur ; ils la regardent comme une maladie. On m’assura que les enfans nés d’un homme et d’une femme de ce genre, c’est-à-dire, de parens albinos, étaient noirs.

 

Dans la nuit du 1 3, il s’éleva un vent d’E. qui nous amena un orage sec assez violent ; les éclairs et le tonnerre se succédaient rapidement. Le lendemain, la sœur de l’almamy Yayaye vint voir la femme d’Ibrahim : elle m’apprit qu’un chrétien français, nommé Lesno, était venu à Timbo de la part du chef du Sénégal ; elle vanta beaucoup la générosité de cet étranger, me dit qu’il avait sollicité auprès de l’almamy la permission de visiter les sources du Dhioliba, mais qu’il ne l’avait pas obtenue, et qu’on ne l’avait pas même laissé pénétrer plus loin; qu’enfin il était retourné au Sénégal, il y avait à-peu près un mois. Sans doute ce nom avait été dénaturé ; mais j’ignore encore de quel voyageur il s’agissait.

 

Le 1 4 mai, le matin, Ibrahim tira plusieurs coups de fusil, pour avertir ses amis de venir recevoir un petit présent de tabac qu’il leur destinait. La cour fut bientôt pleine d’une foule de vieillards qui avaient tous des prétentions. Gomme les portions étaient préparées de la veille, on n’eut qu’à les distribuer : il donna aussi un peu de toile de guinée bleue à chacune de ses trois femmes, pour servir à leurs vêtemens. Après cette distribution, Ibrahim fut comblé de bénédictions ; les femmes dansaient, sautaient, chantaient ses louanges, et les hommes faisaient des vœux pour sa prospérité : le bon vieux maître d’école ne fut pas oublié.

 

Après notre déjeuner, toujours également frugal, Ibrahim et moi nous allâmes nous promener à l’ourondé, voiries esclaves occupés à préparer la terre pour recevoir les semences. Les pauvres esclaves travaillent sans relâche, tout nus, à l’ardeur d’un soleil brûlant. La présence de leur maître les intimide, et la crainte des punitions fait avancer l’ouvrage ; mais ils se dédommagent en leur absence. Les femmes, à moitié nues, leurs enfans attachés sur le dos, ramassaient les herbes sèches, les mettaient en tas pour les brûler ; genre d’engrais qui fertilise le sol ; on n’en donne d’aucune autre espèce.

 

Ibrahim m’assura que le riz croissait dans cette plaine à la hauteur de quatre pieds. Le sol de ces belles plaines se compose d’un sable gris très -dur, et fertilisé par le débordement du Tankisso ; les terres les plus élevées, privées de l’inondation, sont destinées aux cultures d’ignames, de cassaves, de maïs, de petit mil et du foigné, autre espèce de petite graminée que l’on cultive beaucoup.

 

On sème le foigné dans le courant de mai, et on le récolte dans le mois de juillet, lorsque le riz n’est pas encore à quatre pouces au-dessus du sol : on peut en faire deux récoltes par année. Sans cette graminée, qui croît avec beaucoup de rapidité, ce pays serait souvent exposé aux plus grandes disettes ; car ces peuples ont l’habitude de ne semer que très juste ce qui leur est nécessaire : souvent même ils ne sèment point assez ; alors ils ont recours au foigné. Je m’assis un moment à l’ombre d’un arbre, pour voir travailler les esclaves ; je remarquai qu’ils s’en acquittaient beaucoup mieux que les nègres employés chez les Européens qui habitent la côte occidentale. Ils n’ont cependant qu’un seul instrument aratoire ; c’est une pioche, fabriquée dans le pays ; elle est longue de six pouces, et large de quatre ; le manche, de dix huit à vingt pouces, est très incliné. Ils remuent la terre à un pied de profondeur pour les semences du riz ; mais pour celles du foigné, ils ne prennent pas autant de précaution ; ils ne font que couper les herbes, et jetent le grain à la volée, avant que la terre soit préparée ; puis, en tirant les herbes, il se trouve couvert : ce sont les femmes qui sont chargées de cette opération assez simple. On ne prend même pas la peine, quand le foigné est levé, d’arracher les mauvaises herbes qui gênent sa croissance. Le riz est traité avec plus de précaution : on a soin de le sarcler, et de le dégager des mauvaises herbes, sans le transplanter. J’avais remarqué que, dans le Fouta, les Foulahs ont soin de faire brûler du crottin dans leurs champs, et de bien l’étendre sur la terre qu’ils veulent ensemencer; ils font aussi brûler toutes les racines et les herbes.

 

Je m’approchai du Tankisso, dont les rives sont très boisées; on voit même des branches d’arbre qui traversent ce ruisseau, dont la navigation serait possible dans la saison des pluies : je me baignai; j’avais de l’eau jusqu’aux aisselles. Je remarquai que les rives sont composées de terres grises argileuses, mêlées d’un sable fin.

 

Je rejoignis Ibrahim, et nous allâmes ensemble visiter les cases des esclaves. Une bonne vieille femme était occupée à faire le dîner des cultivateurs ( car ils sont obligés de pourvoir eux-mêmes à leur nourriture ). On voit, derrière leurs cases, de petites plantations de cassave et de choux caraïbes, que les femmes cultivent. Comme nous étions assis auprès des ouvriers, la bonne vieille esclave eut soin de donner à son maître une portion du dîner qu elle venait de préparer ; il consistait en une calebasse de foigné en grain, bouilli sans sel, à laquelle elle avait ajouté un ragoût de divers herbages et de gombo, sauce que l’absence du beurre et du sel rendait détestable. J’en mangeai une poignée ; mais mon guide, un peu délicat, n’en voulut pas : les pauvres esclaves s’en accommodèrent fort bien.

 

J’appris alors que, dans le Fouta Dhialon, les nègres ont deux jours de chaque semaine consacrés à travailler à leur champ particulier, c’est-à-dire, destiné à leur subsistance.

 

Après, une des femmes d’Ibrahim nous donna pour notre dîner une calebasse de riz au lait, qu’elle avait apportée sur sa tête. Nous ne retournâmes au village qu’un peu avant le lever du soleil. Mon guide était bon pour moi ; et le soir, réunis dans sa cour, je m’amusais à jouer avec ses petits enfans. Cependant je pensais, à mon départ, à pénétrer dans l’E. : je voyais avec peine qu’Ibrahim ne viendrait pas avec moi à Bouré, comme il me l’avait promis; car il prétendait être retenu dans le pays pour ses cultures, me disant toutefois que si je voulais l’attendre, il remplirait sa promesse. Cette proposition était loin de me satisfaire ; je desirais trop de me voir à l’E. du Fouta ; je craignais d’être découvert par les Foulahs, et je voulais me rendre dans le Kankan, avant que les pluies, qui commençaient à être déjà très fréquentes, fussent continues.

 

Le 17 mai, j’allai avec Ibrahim dans le village, voir faire un tambour qui sert en temps de guerre : je vis une vingtaine de Mandingues occupés à ce travail. C’est une large calebasse, faite d’un tronc d’arbre, de trois ou quatre pieds de circonférence, et de six à huit pouces de profondeur, recouverte d’un morceau de cuir de bœuf non tanné ; dans le fond de cette caisse, ils avaient collé une grande quantité de papiers, sur lesquels il y avait des caractères arabes ( amulettes), pour les préserver de leurs ennemis. Cet ouvrage les tint occupés tout le jour ; c’était pour eux un amusement.

 

La journée fut chaude et orageuse; le soleil était souvent couvert de nuages sombres et très épais : dans la soirée, il s’éleva un fort vent de S., suivi d’éclairs et de tonnerre ; l’atmosphère était chargée de nuages noirs et épais, amoncelés au sommet des montagnes qui entourent la belle plaine de Kankan-Fodéa. Vers huit heures du soir, il tomba une pluie très abondante qui dura toute la nuit. Au lieu de dormir, je réfléchissais aux nombreuses difficultés que j’aurais à surmon

ter pour traverser un pays coupé de rivières et de gros ruisseaux qui, dans cette saison, inondent le pays.

J’étais à pied; car la grande simplicité que je m’étais imposée pendant ce voyage, ne me permettait pas d’acheter une monture qui aurait pu éveiller la cupidité des divers peuples que je devais visiter, bien persuadé que le succès dépendait de cette simplicité. Le vieux maître d’école tomba malade, et je devins son médecin. Il avait la fièvre; je lui donnai quelques prises de sulfate de quinine pour la lui couper, puis une dose de sel pour le purger ; ensuite je lui conseillai

de se procurer une volaille pour faire du bouillon rafraîchissant avec des brettes, espèce d’herbe qui vient dans le pays : mais il n’avait pas le moyen d’acheter une poule.

 

Je priai Ibrahim de lui faire ce présent : il me dit froidement qu’il n’en avait pas, tandis que j’en voyais une vingtaine courir dans sa cour. Je donnai au bon vieillard cinq feuilles de tabac pour en acheter une qu’Ibrahim trouva pour ce prix ; il la donna à une de ses femmes pour faire du bouillon, et la santé du maître d’école fut rétablie. Mais j’avais donné à Ibrahim quelques prises de jalap, qu’il m’avait témoigné le désir d’avoir, et, sans être malade, il s’empressa d’en prendre une dose pour profiter du bouillon que l’on faisait chez lui.

 

Les habitans apprirent bientôt que j’avais des médicamens pour toute sorte de maladies; plusieurs vinrent m’en demander, et m’importunèrent longtemps pour en avoir : les uns avaient des ulcères aux bras et aux jambes, ou la fièvre, ou le mal de ventre. Toute la journée je recevais des demandes de ce genre. Pour guérir les ulcères, je les lavais avec un caustique, puis je les pansais avec de la charpie; pour les fiévreux, je distribuais quelques prises de quinine, et j’ordonnais un régime qui ne plaisait pas toujours. Enfin, pour trancher du docteur, je me fâchai, et menaçai d’abandonner ceux qui ne suivraient pas mes ordonnances. Je n’avais que peu de médicamens que messieurs les docteurs anglais de Sierra-Leone avaient eu la complaisance de me procurer ; je désirais les garder pour moi, présumant bien que plus tard je pourrais en avoir besoin : mais les Mandingues s’imaginaient que ma provision était inépuisable, et qu’elle pouvait servir à tous les genres de maladies ; ils venaient m’en demander continuellement ; j’étais obligé de les refuser, et cependant ils revenaient toujours à la charge, m’observant qu’ils étaient musulmans comme moi, et qu’un musulman ne doit jamais refuser de rendre service quand il peut le faire. Fatigué de leur importunité, je me levais avec humeur, et m’éloignais pour jouir d’un moment de repos; alors ils disaient :

 

« C’est un chrétien ! voyez quelle mine il nous fait; il a des médicamens et il ne veut pas nous en donner à nous qui sommes musulmans. »

 

Dans ces circonstances, j’eus toujours beaucoup à me louer de mon guide, qui leur représentait

que j’avais été élevé chez les chrétiens, et qu’alors j’en conservais les habitudes. Jls venaient de nouveau auprès de moi réitérer leurs demandes importunes, et finissaient par avoir ce qu’ils demandaient. Tout le temps de mon séjour à Gambaya, je fus ainsi tourmenté par les habitans, qui, non contens d’avoir mes médicamens pour rien, voulaient aussi du tabac, de la poudre, des ciseaux, et de la guinée pour faire des coussabes. Plusieurs enfans venaient dans la cour, me prier de soigner leurs plaies. Enfin, après nombre d’importantes de ce genre que je passerai sous silence, ces Mandingues, plus intéressés et ignorans que médians, finirent par s’habituer à mon caractère, et cessèrent de dire que j’étais un blanc, ne s’imaginant pas qu’un Européen pût se décider à entreprendre seul et à pied un aussi long et aussi pénible voyage, dans la seule vue d’être utile à l’humanité. Comme ils vivent dans l’ignorance et la simplicité de nos premiers pères, sans richesses et sans luxe, ils ne s’imaginent guère qu’en Europe il existe des sociétés de savans qui font des efforts généreux pour améliorer leur sort, leur faire partager le bienfait des lumières, et tous ceux dont jouit un peuple civilisé.

 

Ibrahim n’était pas plus sage que les autres nègres : il ne me demandait pas directement, mais il voulait tout acheter; mon bagage lui faisait envie. Il avait apporté de Kakondy beaucoup de toile de guinée et de tabac ; cela n’empêchait pas qu’il ne me demandât toujours à acheter celui que j’avais. Il prétendait que ma guinée était plus belle que la sienne, mon tabac d’une meilleure odeur, quoique cependant ce fût du même. Tantôt il me faisait observer qu’il n’avait pas de culotte, et que son coussabe ne valait plus rien ; c’est ainsi qu’il me demandait à acheter ce qu’il desirait, dans l’espoir que je le lui donnerais. Etant à Popoco, il avait eu envie d’un joli morceau d’indienne qui me servait de turban ; il me priait de le lui vendre : en arrivant dans son village, je lui en fis cadeau; alors il m’adressa mille remerciemens. Je vais citer ici une anecdote relative à l’état de médecin que les Mandingues m’avaient fait adopter malgré moi.

 

Le 17, j e donnai à un homme qui depuis longtemps me tourmentait, une dose de jalap pour sa

femme, qui, disait-il, avait mal au ventre ; il me pria de venir la voir : je lui fis une visite, et je la trouvai vraiment souffrante. J’engageai le mari à tuer une volaille pour lui faire du bouillon rafraîchissant, pour en prendre lorsque ce remède aurait fait effet. Il revint le lendemain me dire que la médecine avait bien réussi ; mais que sa femme avait le ventre très gros : il me pria de lui en donner une seconde. Je pensai que cette grosseur de ventre était occasionnée par l’irritation du jalap donné à trop forte dose ; je lui représentai qu’une seconde médecine ferait beaucoup de mal, qu’il fallait laisser reposer la malade, et lui faire de bon bouillon. Mais je ne pus pas lui faire entendre raison ; il prétendait que c’était mauvaise volonté de ma part ; et ses demandes étaient si réitérées, que je fus obligé, pour avoir la paix, de substituer au jalap une dose de crème de tartre, que je savais ne pouvoir faire aucun mal : mais le Mandingue s’apercevant de l’échange, il voulait du jalap, prétendant que c’était meilleur. Ne pouvant le convaincre, j’allai de nouveau voir ma malade ; elle n’était pas bien ; j’étais inquiet des suites de mon jalap : cependant je lui délayai sa crème de tartre, qu’elle but, et j’ordonnai qu’on lui fît un bouillon rafraîchissant. Ainsi j’étais devenu médecin, sans en avoir eu un instant la pensée.

 

Je desirais d’autant plus ardemment de me rendre dans le Kankan, que je craignais d’être obligé d’aller à Timbo, auprès de l’almamy : là, je courais risque d’être découvert et arrêté, quoique ma peau fût tellement noircie par l’ardeur du soleil, qu’on pouvait aisément me prendre pour un Maure; cependant j’avais encore des craintes. Mon guide était retenu par ses cultures, et ne devait partir que dans un ou deux mois. Je n’étais pas du tout disposé à attendre aussi long-temps; je me promettais bien de profiter de la première occasion qui se présenterait pour traverser le pays qui sépare le Kankan du Fouta-Dhialon.

 

CHAPITRE VIII.

 

Pont sur le Tankisso. — Départ pour le Kankan. — Description du Fouta-Dhialon. — Caractère, mœurs et usages des Foulahs. — Pays de Kankan Fôdéa. — Arbre à beurre. — Cours du Dbioliba. — Pays de Couranco, Sangaran et Kissi-kissi. — Mariage chez les Mandingues. — Rivière de Bandiégué. Bagaraya. — Saraya. — Bacocouda. — Danses guerrières.

 

Le 24 mai, j’allai avec Ibrahim voir un Mandingue qui devait partir sous peu pour le Kankan. Mon guide me recommanda fortement à lui, et je me décidai à profiter de cette occasion; je lui promis qu’en arrivant dans ce pays, je lui ferais un joli cadeau. Dans le cours de la journée, un Mandinque me demanda une médecine, et me dit que depuis qu’il était marié, un obstacle l’arrêtait auprès de sa femme; qu’elle s’en plaignait, et lui faisait même des infidélités ; il ajouta que le petit garçon qui courait dans sa cour était de sa femme et d’un de ses amans : mais, con

tinua-t-il en soupirant, je ne puis pas me plaindre, car je ne suis pas capable d’en faire autant. Gomme le gingembre croît dans les environs, je lui conseillai d’en manger beaucoup, et l’assurai qu’il s’en trouverait mieux : mais ce remède ne parut pas le contenter ; il voulait une médecine de jalap, que je lui donnai pour me débarrasser de lui.

 

Je me rendis à la prière du soir, où je vis, contre l’ordinaire, une grande quantité de Mandingues assemblés. Au sortir de la mosquée, ils formèrent tous un cercle autour du vieux chef : il fit une petite harangue pour annoncer au peuple qu’il était arrivé un courrier de Timbo, portant une lettre circulaire, de laquelle on allait faire lecture ; il pria chacun de prêter attention. Alors un marabout, assis à côté de lui, se mit à lire à haute voix. On apprit que l’almamy Yayaye était déposé, que Boubacar le remplaçait, et se déclarait protecteur de l’islamisme, enjoignant au peuple de lui être fidèle. La lettre était écrite des deux côtés, sur un papier large de trois pouces et long de cinq. Après la lecture, le courrier, sans perdre de temps, reprit sa dépêche et se mit en route pour le Baleya, où il allait la porter; ce départ précipité m’empêcha de la copier pour en connaître plus tard le contenu. Le chef fit une prière et des vœux pour le règne du nouvel almamy ; plusieurs Mandingues l’imitèrent, puis s’entretinrent longtemps des divisions qui déchiraient le Fouta. Yayaye s’était retiré avec un parti qui laissait présumer qu’on ne serait pas longtemps en paix. Rendus à notre habitation, Ibrahim m’apprit qu’à son retour de Firya, Yayaye n’avait pas été approuvé par les grands de Timbo, qui l’avaient déposé par mécontentement de la guerre inutile qu’il venait de faire, guerre qui coûtait plusieurs hommes à la patrie

 

 

Le 2 5 mai, au matin, après avoir donné un peu de crème de tartre à un nègre qui me tourmentait depuis plusieurs jours pour avoir une médecine, j’allai avec Ibrahim assister à la construction d’un pont sur le Tankisso : je vis en route quelques Mandingues, avec le grand tambour dont j’ai parlé plus haut, frappant à tour de bras pour avertir les ouvriers de venir à l’ouvrage. Arrivé auprès du pont, je trouvai six à huit hommes couchés sur le bord de l’eau, en attendant que tout le monde fût arrivé. On me fit voir que l’eau montait, dans la saison des pluies, à la hauteur de 25 à 30 pieds; les branches qui barrent le passage sont couvertes par cette crue extraordinaire; on m’assura même que le pont était souvent démoli et entraîné par le courant. Ce ruisseau inonde la plaine, dans laquelle on fait une récolte de foigné avant de semer le riz. Tous les ouvriers arrivés, on se mit à l’ouvrage en chantant. Ils me parurent très gais, et s’amusèrent beaucoup, car c’était pour eux une partie de plaisir : tous les habitans de Cambaya, pénétrés de la nécessité d’un pont, s’étaient décidés à y travailler. Il pouvait avoir de 40 à 45 pas de long sur 6 à 7 pieds de large ; ce sont de grands piquets plantés au milieu du ruisseau, à des distances rapprochées, sur lesquelles on pose des traverses qui, dans beaucoup d’endroits, sont supportées sur les branches des arbres qui croisent le ruisseau. Sur les traverses, on pose des morceaux de bois en long, bien ajustés ensemble avec des lianes (bois très flexible ). On pose ensuite en travers du pont de petits morceaux de bois à la distance d’un pas les uns des autres, pour assurer la marche en traversant ce pont chancelant.

On m’assura que s’il n’était supporté par des branches d’arbre, il ne pourrait pas résister à la rapidité du courant. Ils ne mirent que peu de jours à l’achever, car il y avait beaucoup d’ouvriers; tous les habitans de Cambaya y contribuèrent. Plusieurs femmes apportèrent des calebasses de riz et de foigné pour le dîner de leurs maris : on m’invita à en prendre ma part, et tous indistinctement nous nous assîmes autour, et mîmes la main au plat; puis nous retournâmes gaiement au village.

 

Le 26 mai, Lamlia, qui devait me servir de guide pour me rendre dans le Kankan, Ibrahim et moi, nous allâmes chez le chef du village, le prévenir de mon prochain départ. Mon ancien guide me demanda, en sa présence, si, avant de me séparer d’eux, je voulais aller à Timbo voir l’almamy. Je lui dis que j’en serais charmé ; mais que la route de Cambaya à Timbo était hérissée de hautes montagnes difficiles à gravir, et qui me fatigueraient beaucoup; que je desirais ardemment continuer ma route à l’E., avant que les pluies devinssent plus fréquentes, puisque alors il serait impossible de voyager sans éprouver les plus grandes difficultés : il convint de la justesse de mon observation, et décida que je pouvais partir avec Lamfia, à qui le bon vieillard me recommanda particulièrement, lui disant de me remettre entre les mains du chef de Kankan, qui me ferait conduire à Bouré en sûreté. Pendant mon séjour à Cambaya, j’avais eu soin de bien remplir mes devoirs religieux, et d’étudier le Coran soir et matin, pour en imposer davantage. Je m’arrangeai avec mon nouveau guide pour porter mon bagage jusque dans le Kankan ; nous convînmes de deux brasses de guinée, que je donnai avant de partir.

 

Je fis à Ibrahim, dont j’avais été content, un très joli présent en ambre, indienne, guinée, poudre, papier, ciseaux et mouchoirs de soie. Il me pria de ne parler à personne de ce cadeau : il voulait passer pour généreux musulman, quoiqu’il fût très avare, comme tous ses compatriotes. Leur générosité envers moi n’avait jamais excédé deux ou trois noix de colats, au lieu que les Foulahs qui venaient à Cambaya vendre du sel ou autres marchandises, me faisaient toujours de petits présens, et ne me demandaient rien. Nous devions partir dans deux jours ; on faisait les préparatifs, c’est-à-dire que Lamfia préparait du riz pour notre nourriture en route. Ibrahim m’avait promis de me donner aussi quelques provisions ; mais il l’oublia volontairement.

 

Un bon vieux Foulah, notre voisin, établi dans le pays, me fit préparer un gros pain de cagnan, pain qui, comme je l’ai déjà dit, est fait de pistaches, de maïs et de miel : c’était, disait-il, pour m’amuser en chemin ; il m’assura que, s’il n’était retenu par ses cultures, il viendrait lui-même m’accompagner jusqu’à Kankan : ce bon Foulah se nommait Guibi. Ibrahim m’offrit, si je voulais acheter du miel, de me faire aussi un pain de ce genre ; je le remerciai de sa générosité. Il s’assit auprès de moi, et me dit que, dans les pays que j’allais traverser pour me rendre dans le mien, j’aurais souvent affaire aux Mandingues ; qu’il me conseillait en ami de ne pas me mettre de mauvaise humeur, quand on me demanderait des médecines, parce qu’ils pourraient bien ne pas se montrer aussi patiens qu’ici. Je le remerciai de son conseil, me promettant de le mettre à profit.

 

Le Foulah Guibi me disait souvent, en s’entretenant avec moi, que les Foulahs étaient les blancs d’Afrique, et les Mandingues les nègres ; il entendait par-là reconnaître la supériorité des Foulahs.

 

Le Fouta-Dhialon est gouverné par un almamy nommé par les principaux de l’état ; ils se rassemblent à cet effet, et ont également le droit de le déposer, si le peuple n’est pas content de sa conduite : le gouvernement est théocratique.

 

Les Foulahs du Fouta sont en général grands et bien faits ; leur contenance est noble et fière ; leur teint marron clair est un peu plus foncé que celui des Foulahs nomades ; ils ont les cheveux crépus comme les nègres, le front un peu élevé, les yeux grands, le nez aquilin, et les lèvres minces, la figure un peu alongée ; en un mot, leurs traits se rapprochent de ceux des Européens. Ils sont tous mahométans et très fanatiques ; ils ont en horreur les chrétiens, et sont persuadés qu’ils veulent s’emparer des mines d’or situées à l’E. du Fouta : c’est pourquoi ils mettent tant de précaution à leur fermer cette route. Ils ne font pas, comme les Mandingues, de grands voyages -, ils préfèrent rester paisibles habitans de leur pays, veiller sur leurs esclaves, qui sont une partie importante de leur fortune. Ils sont jaloux et envieux, exercent souvent des actes de rigueur envers les marchands étrangers qui traversent leur pays, surtout quand ces derniers sont riches. Cependant ils sont assez hospitaliers, et secourent généreusement leurs compatriotes : je n’ai pas vu dans ce pays un seul mendiant. Ils cultivent dans leurs montagnes beaucoup de riz, du gros maïs et du petit mil ; le coton, qui leur sert à fabriquer des étoffes dont les lés n’ont que cinq pouces de large ; ces bandes sont destinées à couvrir leur nudité. Le principal commerce du pays consiste en sel et en étoffes ; cependant ils vont vendre à Kakondy des cuirs, du riz, de la cire et du mil, qu’ils échangent contre du sel qu’ils portent ensuite à Kankan et à Sambatikila pour avoir des étoffes. Il y a aussi quelques Foulahs qui font des voyages à Bouré, où ils achètent de l’or qu’ils viennent échanger à la côte pour des fusils, de la poudre, des verroteries et diverses autres marchandises avec lesquelles ils achètent des esclaves. Les Foulahs sont belliqueux et animés de l’amour de la patrie. En temps de guerre, ils partent tous indistinctement; il ne reste que les vieillards et les femmes dans les villages. Beaucoup sont armés de fusils et de sabres -, mais la majeure partie se servent de l’arc et de la lance : ils ont tous un poignard dont la lame est droite; cependant j’en ai vu quelques-uns courbés ; ces poignards sont fabriqués dans le pays. Leurs vêtemens consistent en un coussabe qui, le plus souvent, est de toile blanche, et une culotte de même étoffe. Ils portent aussi une pagne qu’ils se passent autour du corps, des sandales et un bonnet rouge ; leurs cheveux sont tressés, et ils y mettent du beurre. Rarement ils sortent sans avoir plusieurs lances à la main.

 

J’ai remarqué que leurs vêtemens étaient toujours très propres ; ils se lavent souvent le corps, et toujours à l’eau tiède. Il y a dans tous les villages des écoles publiques pour les enfans : les classes se tiennent en plein air, soir et matin, à la clarté d’un grand feu. Lorsqu’ils savent bien lire le Coran, ils sont regardés comme très instruits. J’ai remarqué dans ce pays que les parens sont très indulgens pour leurs enfans, qui sont toujours obéissans et fort doux. Les Foulahs de cette partie de l’Afrique ne laissent pas leurs enfans nus ; ils ont tous un coussabe. Ceux que l’on rencontre sur nos établissemens ne sont pas mis aussi proprement, parce qu’en voyage ils prennent tout ce qu’ils ont de plus mauvais. Ils mettent leur sel dans des feuilles d’arbre artistement arrangées. Ils font beaucoup usage du tabac à priser, mais ils ne fument pas ; ils préfèrent le tabac qu’ils achètent dans nos établissemens à celui qu’ils récoltent dans leur pays.

 

Les femmes y sont vives, jolies et très douces : elles ont l’habitude de se frotter les dents avec du tabac en poudre. Leur costume, quoique simple, est toujours de la plus grande propreté. Elles sont, comme dans tout l’intérieur, soumises à leurs maris; jamais elles ne se permettent la moindre plaisanterie avec eux. Je ne me suis point aperçu que ces derniers frappassent leurs femmes : ils peuvent en avoir quatre, comme les nègres mandingues ; la loi du Coran ne leur en permet pas davantage ; encore ce sont les riches ; les pauvres n’en ont que deux. Elles sont chargées du soin du ménage, et de préparer l’ordinaire pour la famille. Elles cultivent aussi un petit jardin auprès de leurs cases : elles ont un logement particulier, et font leur ordinaire à part ; rarement elles mangent ensemble, et font tour à-tour le souper de leur mari ; il leur donne à chacune une vache, qu’elles ont soin de traire soir et matin.

 

Leur petit ménage consiste en quelques calebasses pour conserver le lait et les mets tout préparés, deux ou trois pots en terre, et une grande jarre pour mettre le riz sec. On pratique autour de la case, intérieurement, une petite élévation de six à huit pouces, sur un pied de large, qui sert à placer tous les ustensiles du ménage; on voit au fond une espèce de lit, comme celui que j’ai décrit chez le chef. Dans chaque case, quatre piquets plantés en terre soutiennent une espèce de plafond fait de bambous, pour la garantir de la suie dont le toit est couvert. Les femmes m’ont paru généralement très gaies, peu jalouses les unes des autres, à moins que le mari ne fît un présent à l’une sans rien donner à ses compagnes ; elles me demandaient souvent de l’ambre et du corail, sans paraître trop offensées de mes refus. Les Foulahs nourrissent beaucoup de bestiaux, bœufs, moutons cl cabris; ils ont des chevaux d’une petite espèce, peu d’ânes, quelques chiens, et ils élèvent beaucoup de volailles. Ils font fréquemment des voyages à Sierra-Leone, où ils vont vendre des bœufs pour 1’approvisionnement de cette colonie. Ce pays fournit abondamment tout ce qui est nécessaire à la vie, riz, mil, ignames, cassaves, choux caraïbes, oranges, bananes, etc.

 

Ils sont tous musulmans, fanatiques à l’excès.

 

Les maladies que j’ai vues dans le pays sont la lèpre, des grosseurs au cou ou goitres, quelques fièvres et ophthalmies ; je n’ai vu aucune maladie vénérienne.

 

Ils sont fiers, méfians et menteurs : on les accuse d’être paresseux, enclins au vol ; ils sont sobres, supportent les plus grandes privations avec courage ; ils sont naturellement braves, mais superstitieux, comme tous les musulmans ; ils ont beaucoup de confiance dans leurs grigris, et quand ils vont à la guerre, ils en sont couverts ; ils rendent tributaires tous ceux de leurs voisins qui n’embrassent pas la religion de Mahomet. Pendant mon séjour à Cambaya, je ne me suis pas aperçu qu’il y eût de tribunal ni de juge particulier pour régler les différens, comme le dit Mungo-Park, en parlant des bords de la Gambie ; j’ai vu cependant beaucoup de discussions qui toutes étaient jugées par les plus anciens du village ; ils ne vont même pas devant le chef, à moins de circonstances graves, qui souvent même les obligent d’aller en présence de l’almamy de Timbo, qui se trouve à deux jours à l’OSO de Cambaya.

 

Chaque Mandingue est un chef révéré dans sa famille : sa case est placée au milieu de celle de ses femmes ; on n’y voit aucun ustensile de ménage, seulement deux grandes jarres contenant les provisions de graminées pour l’année, qu’il donne par portions à ces mêmes femmes.

 

Il n’a d’autres meubles que la peau de bœuf sur laquelle il couche : ses armes, lorsqu’il les a déposées, font le seul ornement de son habitation.

 

Lorsque le maître va aux champs surveiller ses esclaves, ses femmes ont soin de lui porter son dîner. En prenant leur repas, ils ont l’habitude d’inviter tous ceux qui se trouvent auprès d’eux ou qui passent : si l’invité ne s’assied pas auprès de la calebasse, le chef prend une poignée de riz qu’il tourne longtemps dans sa main, puis il la trempe dans la sauce, et la donne à celui qu’il a invité; cette politesse ne doit jamais se refuser, à moins qu’on ne veuille faire injure à l’hôte.

 

Si des étrangers partagent leur repas, les Mandingues s’empressent de mettre la main dans le plat, de tourner le riz de tout côté pour le faire refroidir; ce qui est encore regardé comme une politesse. Le chef verse lui-même la sauce sur le riz : il mange la première poignée, puis engage les autres à l’imiter; en commençant, on dit toujours bismillah (au nom de Dieu, etc. ). Souvent on sort de ce repas à moitié rassasié; car il s’y trouve nombre de paresseux qui ne font que courir de côté et d’autre pour partager le dîner de leurs voisins. Je parlerai plus amplement des mœurs des Mandingues, qui toutefois diffèrent un peu dans chaque pays.

 

Kankan-Fodéa, dont Cambaya fait partie, est un petit arrondissement habité par des Mandingues sujets de l’almamy de Timbo ; il est situé dans une plaine immense, composée de sable gris un peu graveleux ; elle est fertilisée par les débordemens du Tankisso, qui fait mille sinuosités dans cette belle campagne : après avoir fait un coude au S., il se dirige au NE, puis au N. NE, et, après bien des détours, va se perdre dans le Dhioliba.

Bouré est situé sur la rive gauche du Tankisso, à un jour de sa jonction avec le fleuve. Tous les Mandingues de Cambaya s’accordent à dire que ce pays est très riche en mines d’or, et que ses habitans ne cultivent pas, quoique le sol soit très fertile, et qu’ils achètent tout avec de l’or, même les pistaches. La plaine de Kankan-Fodéa est entourée de hautes montagnes de cent brasses d’élévation àpeu-près : elles sont habitées par quelques Foulahs pasteurs, qui nourrissent de nombreux troupeaux.

L’arbre à beurre y croît, ainsi que dans la plaine; on m’en apporta du fruit que je trouvai assez bon : mais comme le beurre animal est commun dans le pays, ils le mangent de préférence. Ils emploient ce végétal pour les douleurs et pour les plaies ; ils en vendent un peu sur les établissemens européens de la côte. A cinq jours au SSO de Cambaya, on trouve le royaume de Couranco, où, suivant le rapport de plusieurs Mandingues voyageurs, le Dhioliba prend sa source.

Je les questionnai sur ce sujet ; ils me dirent qu’elle se trouvait entre Bouré et Yamina : je leur dis que cela était impossible; je reconnus ensuite qu’ils parlaient de la cataracte, qu’ils appellent sourondo, et j’avais compris à tort que sourondo signifiait source dans leur langue. Je me mis à tracer par terre une ligne qui représentait le fleuve, et leur en montrant l’origine, je leur demandai comment ils appelaient cela dans leur langue; ils me répondirent folou (commencement ) ; ils n’ont pas d’autre expression pour exprimer source. Ils m’assurèrent que le folou du Dhioliba se trouvait clans le Couranco; il n’y a que le Bâ-fing, me dirent-ils, et d’autres petites rivières qui prennent leur source dans le Fouta. Le Bâ-fing passe dans le pays de Bondou, et va à N’dar ( Saint-Louis du Sénégal). A un jour et demi au S, on trouve Fryia ou Firya, composé de plusieurs petits villages réunis; on m’assura que le Dhioliba y passe et qu’il est déjà très large. A cinq jours au SSE sont les premiers villages du Sangaran. Le Sangaran et le Couranco sont de grands pays comme le Fouta ; les habitans sont idolâtres. Ces pays, m’a-t-on dit, sont divisés en plusieurs petits arrondissemens, ayant chacun un chef particulier et indépendant ; ils se font souvent la guerre : il y a cependant quelques musulmans établis dans ce pays. Le Couranco se prolonge de l’E. à l’O. et au S. du Sangaran, qui va aussi de l’O. à l’E. On m’assura que ces pays sont montagneux et très fertiles, et gouvernés par des chefs indépendans. Le petit pays de Kissi-kissi est à l’O. de Couranco, à dix ou douze jours de Cambaya et aux environs de Sierra -Leone.

 

Dans la soirée du 28 au 29 mai, il passa une caravane de marchands saracolets, venant de Cambaya et allant à Kankan, où la caravane devait se diviser pour Bouré, Ségo et Yamina ; ils visitèrent le mansa ou chef; ce bon vieillard me recommanda à leurs soins. Ils allèrent coucher à Bagaraya, environ deux milles à l’E. de Cambaya.

 

Le 29 mai fut employé à faire nos préparatifs : je disposai mon bagage, qui, depuis mon arrivée, était resté dans la case d’Ibrahim, car celle où je logeais était hors de l’enceinte, et ne fermait pas. Je le visitais souvent: je m’aperçus plusieurs fois qu’on y avait touché; je jugeais cela par la manière dont il était attaché. J’avais des pièces d’étoffe entamées, du tabac et des verroteries qui paraissaient beaucoup leur plaire, je ne pus cependant reconnaître si l’on m’avait volé ; j’aime mieux présumer qu’ils étaient excités par la curiosité, que de les soupçonner de vol. Je fis un petit cadeau au Foulah Guibi, pour le dédommager du pain de pistaches qu’il m’avait donné.

 

Le soir, je pris congé du bon vieux chef, qui avait eu pour moi tant d’égards; je lui lis cadeau de quelques coups de poudre, qui parurent lui faire plaisir : il me donna sa bénédiction, et fit des vœux pour le succès de mon voyage.

 

Le 3o mai 1827, après avoir fait mes adieux à mes amis (autant qu’un blanc puisse en avoir chez les nègres ), nous nous mîmes en route, vers dix heures du matin, après avoir mangé un peu de riz qu’Ibrahim m’avait fait préparer. Lamfia, mon nouveau guide, avait avec lui une de ses femmes, qui devait en route faire notre ordinaire; elle portait sur sa tête un sac de sel avec des calebasses et un pot. Notre caravane était composée de huit individus. Ibrahim et le Foulah Guibi vinrent me conduire jusqu’au pont qui traverse le Tankisso. Mon ancien guide portait mon parapluie et mon satala, dans lequel il y avait sept à huit pains de riz cuits au soleil, que l’on m’avait donnés au moment de mon départ; il m’en prit deux sans m’en prévenir: je fis part de cette indiscrétion à Lamfia; il désapprouva cette conduite, et me demanda si Ibrahim m’avait mangé beaucoup de marchandises (expression dont ils se servent pour exprimer l’abus de confiance). Nous nous séparâmes au pont : Guibi et Ibrahim me recommandèrent de nouveau aux soins de Lamfïa, lui représentèrent que j’avais peu de moyens pour faire un aussi long voyage, qu’il ne devait pas être exigeant, et que Dieu l’en récompenserait ; ils semblaient me quitter à regret ; en s’éloignant, ils se tournaient vers moi, et me criaient à tue tête : Salamalékoum, Abd allahï (nom que je portais). Ils renouvelèrent cette salutation trois fois en signe de paix, puis crièrent encore : Allam-Kiselak! ( que Dieu te préserve en route! ) Cependant, quoiqu’ils tinssent tous les deux le même langage, il me fut aisé de reconnaître plus de sincérité dans les regrets de Guibi que dans ceux que manifestait Ibrahim.

 

Nous arrivâmes de bonne heure à Bagaraya, situé à deux milles et demi à l’E. de Cambaya: la route est couverte de ces . Le chef de ce village nous reçut très bien; il nous donna une très jolie case pour nous loger, et m’envoya un assez bon souper de riz : il m’assura qu’il n’avait pas entendu parler de moi, tout le temps que j’étais resté à Cambaya. Les saracolets à qui le père d’Ibrahim m’avait recommandé, étaient partis dans la matinée pour traverser les bois qui séparent le Fouta-Dhialon de Baleya.

La soirée fut un peu orageuse, l’air sombre et couvert de nuages, la chaleur étouffante. J’allai à la mosquée avec mon nouveau guide, qui paraissait avoir pour moi beaucoup d’égards : il s’empressait de prévenir tous mes désirs; il portait même la complaisance jusqu’à la servilité. Au sortir de la mosquée, tout le monde s’assembla autour de moi ; on me regardait avec beaucoup de curiosité : Lamfia s’empressa de satisfaire les questions des assistans, et les instruisit des circonstances qui occasionnaient mon passage dans le pays ; il les assura que j’étais un chérif de la Mecque, sans doute pour me donner plus de considération. Le village de Bagaraya est habité par des Dhialonkés et par des Mandingues ; il peut contenir de trois à quatre cents habitans : il y a une mosquée particulière pour les femmes, qui, suivant l’usage de la religion, ne peuvent pas entrer dans celle des hommes. De retour à notre case, nous eûmes la visite du chef, qui vint s’asseoir un moment auprès de nous ; il parla beaucoup, et me questionna sur la manière dont j’avais été traité par les chrétiens : je m’empressai de détruire la mauvaise opinion qu’il avait de notre caractère; il s’imaginait que j’avais été bien battu et bien maltraité par ces infidèles.

 

Nous fûmes obligés de rester à Bagaraya toute la journée du 31 mai, pour attendre quelques marchands mandingues qui se proposaient de faire route avec nous. Nous avions des bois à traverser pour arriver à Baleya; il est nécessaire de n’y passer qu’en nombre suffisant pour se défendre ; on y trouve des brigands qui dévalisent les voyageurs : il était donc prudent d’attendre les marchands qui devaient se joindre à nous.

 

Dans le cours de la journée, j’eus plusieurs visites; je reçus en présent une belle poule, du riz et du lait, que nous mangeâmes à notre souper. Les Mandingues de Gambaya, à qui j’avais donné des médicamens et des soins, ne furent pas à beaucoup près aussi généreux que les Dhialonkés de Bagaraya. Ces bons nègres disaient qu’ils étaient bien contens de posséder chez eux un chérif qui allait à la Mecque, qu’ils nomment Maka. Je donnai un peu de crème de tartre au chef, à qui Lamfia avait dit que j’avais de très bonnes médecines ; il nous envoya un souper de foigné bouilli, sans être pilé, et avec un peu de lait. Dans l’après-midi, je m’étais aperçu qu’on avait tué deux moutons ; j’en fus étonné, et j’en demandai la cause : on m’apprit que c’était pour célébrer le mariage du chef, qui devait avoir lieu le soir ; c’était sa quatrième femme. Cet homme pouvait avoir de cinquante à cinquante-cinq ans. Je vis plusieurs femmes du voisinage allumer un grand feu ; les amis du chef s’étaient chargés d’envoyer leurs esclaves chercher le bois pour l’alimenter. On mit sur ce feu deux énormes pots en terre qui pouvaient avoir dix-huit à vingt pouces de hauteur, et douze ou quatorze de diamètre : dans l’un on fit cuire du riz et dans l’autre un mouton. Je vis venir plusieurs autres femmes du village, pour aider leurs camarades ; elles allumèrent d’autres feux pour faire un souper particulier, destiné pour les amies de la future épouse. La cuisine se faisait en plein air ; les cuisinières tenaient chacune à la main une grande spatule avec laquelle elles remuaient le riz et la viande; chacune venait remuer à son tour. Le riz étant cuit, on apporta d’énormes calebasses dans lesquelles elles l’arrangèrent; elles étaient au moins une douzaine pour chaque plat: elles donnèrent au riz la forme d’un pain de sucre, en y posant les mains et l’arrosant légèrement avec de l’eau froide pour le bien niveler. Il y avait à manger au moins pour deux cents nègres, car la majeure partie des habitans devaient assister à la fête, qui devait commencer à la nuit. Ainsi préparé, on enleva les calebasses de riz, qu’on mit dans une case du chef.

 

Les mariages sont faciles chez les Mandingues. Après avoir vu la personne qui leur convient pour épouse, ils gagnent les bonnes grâces des parens en leur faisant des cadeaux, ainsi qu’à leur fille. On convient du prix que le prétendu doit mettre à la possession de celle qu’il désire : ce prix consiste en un, deux ou trois esclaves, suivant la beauté et les qualités de la future. Ces esclaves sont donnés à sa mère, qui, pour ce prix, consent au mariage de sa fille. Le mari fait tous les frais de la fête, qui d’ordinaire se célèbre la nuit ; puis, sans aucune formalité religieuse, on consomme le mariage.

 

Il plut un peu dans la soirée : forage se fit entendre, mais il ne dura pas.

 

Une partie de la nuit j’entendis les chants joyeux des nègres et négresses, qui ne cessèrent de danser au son d’un petit tambour: leur danse est plus décente que celles des nègres ouolofs des environs du Sénégal; ils ne font que marcher en cadence, en secouant les bras et remuant la tête.

 

Les femmes étaient toutes vêtues avec deux pagnes, et un morceau d’étoffe de couleur qui prenait sur le front, se rattachait derrière la tête, et leur servait de coiffure ; elles portent leurs cheveux en tresses et y mettent du beurre. Je n’eus pas le plaisir de voir la nouvelle mariée ; on ne m’invita même pas au repas : je n’eus pas sujet de le regretter, car je présumai que ce ragoût devait être détestable.

 

Le 1er juin, à six heures du matin, nous fîmes route au SE quatre milles dans des gorges de montagnes en granit et peu élevées: notre caravane se composait de quatorze hommes, en me comprenant, et d’une femme portant un fardeau. Nous continuâmes pendant trois milles sur un sol couvert de grands arbres et de la plus belle végétation. Le ce ou arbre à beurre y est très répandu ; l’indigo et le nédé s’y trouvent aussi. Nous fîmes rencontre de plusieurs marchands foulahs qui revenaient de Kankan : ils me prirent d’abord pour un chrétien, et s’écrièrent avec étonnement : « Un blanc qui va dans l’Est ! les grands du Fouta n’en savent certainement rien, car ils s’y opposeraient ! » lis voulurent même m’empêcher d’aller plus loin, lorsque Lamfia, mon guide, qui était resté un peu en arrière, arriva et mit fin à cette discussion, qui aurait pu devenir sérieuse, car je ne parlais pas assez bien le mandingue pour m’expliquer.

Mon guide leur raconta la manière dont j’avais été pris par les Européens, et les assura que j’étais un véritable Arabe chérif de la Mecque (car dans ce pays, il n’ont jamais entendu parler d’Alexandrie, que j’avais adoptée pour ma patrie; ce nom ne leur est même pas connu). Lamfia leur fit entendre que j’avais traversé le Fouta avec sécurité, que tous les habitans m’avaient bien reçu, que même ils m’avaient fait des présens; que je lisais bien le Coran, chose qu’un chrétien ne se déciderait pas à faire ; que d’ailleurs, ajoutat-il, ces derniers ne marchaient pas seuls et à pied, qu’ils ne connaissaient que les rivières et les bâtimens (l’idée générale des peuples, dans tout l’intérieur du Soudan, est que nous habitons de petites îles, au milieu des mers ; et que les Européens voudraient s’emparer de leur pays, qu’ils croient le plus beau de l’univers). L’un de ces Foulahs m’adressa quelques mots arabes, auxquels je répondis, ce qui le disposa tout-à-fait en ma faveur ; car cela prouvait à ses camarades qu’il parlait cette langue, ce qui flattait son amour propre ; et généralement les nègres aiment à montrer de la supériorité sur leurs semblables. Ce Foulah assura donc à ses compagnons que j’étais un véritable Arabe, et ils me laissèrent continuer ma route.

 

A peu de distance, nous fîmes halte dans les bois, sous des cahutes où les voyageurs se mettent à l’abri de la pluie : elles sont très simples ; ce sont des piquets mis en terre en long et sur une seule ligne, vers lesquels sont inclinées des branches d’arbres recouvertes de paille, et défendues du vent par des morceaux de bois placés en travers, ce qui forme une haie très inclinée vers la terre, et dans la direction de l’Ouest.

 

La femme de mon guide prépara notre dîner. Lamfia nourrissait une partie des Mandingues de la caravane, car ces derniers n’avaient point de femmes avec eux, ni de pots pour faire cuire leur riz.

 

On attrapa une brebis, qui sans doute s’était échappée de chez son maître. Les Mandingues tinrent conseil pour savoir si on devait la tuer; ils convinrent qu’il n’y avait pas d’inconvénient, puisqu’ils ne connaissaient pas le propriétaire. On l’égorgea donc, et l’on fit un grand souper pour réparer nos forces. Dans tout le pays des nègres, c’est un grand luxe que de manger de la viande, jouissance qu’ils ne se donnent que les jours de fête. Cette brebis portait un agneau, ce qui n’empêcha pas de trouver la viande délicieuse.

 

L’endroit où nous étions campés se nomme Sokodatakha, nom qui lui vient des arbres dont il est ombragé ; c’est une grande plaine de sable couverte d’arbres, et d’une belle verdure ; elle est entourée de montagnes de granit qui ont à peu près 300 pd d’élévation ; elles sont sans végétation. Nous passâmes la nuit sous les cahutes dont j’ai parlé plus haut. Quoiqu’il fît chaud, on alluma de grands feux en dehors. Au milieu de la nuit, un orage vint troubler notre sommeil; je ne pus dormir, caria pluie m’incommoda beaucoup, nos cahutes ne suffisant plus pour nous garantir.

 

Le 2 juin, vers six heures et demie du matin, après avoir pris un léger déjeûner, nous nous mîmes enroute gaiement, quoique nos habits fussent tout mouillés. Nous marchions dans la direction de l’E. La campagne est très boisée, et la route un peu graveleuse ; l’arbre de ce et l’indigo sont abondans dans cette contrée. Après avoir marché l’espace de quinze milles, sur un sol de sable dur et couvert de gravier, en avançant, la campagne continue d’être boisée, mais les arbres n’y sont ni aussi gros ni aussi élevés que les précédons. Nous fûmes surpris par un violent orage venant de l’E. ; le vent était très froid, et la pluie tombait par torrens. Dans un instant toute la plaine fut couverte d’eau; nous en avions jusqu’à la cheville: j’avais ouvert mon parapluie ; mais il ne put résister contre le vent, et je fus, comme mes compagnons, mouillé jusqu’aux os. Fort heureusement j’avais soin de tenir mes notes dans un portefeuille du pays, fait en cuir de veau non tanné. Nous fîmes halte sous des cahutes semblables à celles de la veille. Vers trois heures du soir, la pluie cessa, le soleil reparut, et la nature reprit un charme nouveau. On se disposa à allumer du feu ; nous eûmes toutes les peines du monde à y parvenir, car le bois était trempé ; nous réussîmes enfin, et nous séchâmes nos habits. On brûla beaucoup de paille, car le bois ne s’allumait que très difficilement ; on était obligé de le faire sécher à la flamme avant de pouvoir s’en servir. Nous vîmes passer beaucoup de voyageurs venant de Baleya, qui avaient comme nous reçu l’orage ; ils étaient chargés de toile blanche fabriquée dans le pays, et allaient dans le Fouta-Dhialon les échanger pour du seî.

 

Dans un moment où j’étais caché derrière un buisson pour écrire mes notes, je vis venir la femme

de Lamfia ; aussitôt je pris ma culotte que j’avois fait sécher au feu : elle retourna vers son mari, qui lui demanda si j’écrivais. — Non, répondit-elle, il s’habille. J’entendis cette conversation, car je n’étais pas très éloigné ; elle me fit présumer que mon guide me soupçonnait; je redoublai de précautions pour ne pas être aperçu, et devins plus assidu à l’étude du Coran. Quelquefois, quand je m’écartais de la route pour écrire, je voyais de mes compagnons qui tournaient autour de moi, et tâchaient de voir ce que je faisais ; mais j’avais soin de tenir à la main une feuille du Coran, sur laquelle je posais mon papier pour prendre mes notes ; et lorsque je voyais quelqu’un venir à moi, je les cachais, et je paraissais lire un verset du Coran.

 

Nous fîmes, avec une partie du mouton de la veille, un assez bon souper; Lamfia et moi, nous mangions ensemble, et les autres Mandingues prenaient leur repas à part : malgré la méfiance que mon guide paraissait conserver (puisqu’il avait envoyé sa femme pour voir si j’écrivais), il continuait cependant à me témoigner beaucoup de considération, ne se lassant pas de prendre ma défense contre ceux qui doutaient de ma conversion, et répétant sans cesse que j’étais chérif, ce qui semblait répondre à toute objection.

 

Comme plus ancien, il avait quelque ascendant sur ceux qui composaient la caravane ; ce respect pour la vieillesse est en usage parmi les nègres, qui n’entreprennent rien sans consulter les plus anciens de leurs villages.

 

Le terrain où nous étions campés est de très bonne terre noire dans quelques endroits, et rouae dans d’autres, comme celle de Sierra-Leone, avec des pierres de même nature. Il y croît quelques palmiers.

 

Le 3 juin, à sept heures du matin, après avoir pris un assez léger déjeuner, nous fîmes route à l’E. un mille en longeant de petites montagnes de cent cinquante à deux cents pieds d’élévation, composées de pierres rouges et poreuses, de la nature de celles de Sierra-Leone. Ces montagnes s’étendent du N. au S., et sont les dernières du Fouta-Dhialon, dans la partie de l’E. Du haut de ces monticules, on découvre une belle plaine sablonneuse, où nous descendîmes par une pente très rapide ; ensuite nous marchions sur du sable rougeâtre ; plus loin, la route était couverte de gravier, et nous continuâmes à l’E. le chemin étant uni et la campagne très découverte ; il y croît cependant, dans la partie du N., de gros bombax, des ces, mimosas ( gonatiers ), nédés, nauclea af ricana et de l’indigo. Nous rencontrâmes beaucoup de voyageurs sur la route. Après avoir fait treize milles dans la matinée, vers quatre heures du soir, étant bien fatigués, nous fîmes halte auprès d’un ruisseau dont le lit large et peu profond est composé de sable argileux ; il est à sec dans quelques endroits : les naturels le nomment Ba-ndiégué (rivière aux poissons). Ce ruisseau arrose le Baleya, et va se perdre dans le Tankisso, qui lui-même se jette dans le fleuve. Deux de nos compagnons allèrent acheter des poissons secs à des pêcheurs qui se trouvaient à quelque distance de l’endroit où nous étions campés. Nous fîmes sécher nos marchandises mouillées de la veille, et j’éprouvai du regret d’être obligé d’étaler ainsi mes belles pièces d’indienne. qui attiraient l’attention de mes compagnons. Le lieu de notre campement était peu boisé ; on apercevait quelques buissons de naucléa ; le sol était couvert d’herbe sèche, dont la feuille était coupante comme la rouche. Il me parut devoir être inondé, dans la saison des pluies, par le débordement du Ba-ndiégué, dont les rives sont très boisées.

 

Le 4 juin, à six heures du matin, nous quittâmes les bords du Ba-ndiégué, et nous trouvâmes la plaine couverte de belles amaryllis à fleurs blanches ; nous tournâmes au SE, suivant une belle route et de bonne terre : nous fîmes halte vers huit heures du matin, pour déjeûner; nous nous assîmes sous un gros bombax. On trouve sur ce chemin des cahutes pour recevoir les voyageurs. Je vis beaucoup de ces dans les environs.

 

Nous entendions le tambour de Saraya, premier village à l’O. de Baleya. Après avoir pris un bon déjeûner de riz et de poissons séchés à la fumée, nous fîmes route à TE. neuf milles sur de très bonne terre, contenant beaucoup de sable ; la campagne est trèsdécouverte, et n’offre pas un seul monticule. Après avoir traversé le Ba-ndiégué sur un pont de branches d’arbre très chancelant, nous arrivâmes à Saraya vers trois heures du soir.

 

Dans la plaine où ce village est situé, je vis des esclaves qui travaillaient à la préparation des terres : ils avaient avec eux un tambour pour les encourager, car dans quelques parties de ce vaste pays on ne fait rien qu’au son de la musique ; c’était le même tambour que nous avions entendu dans la matinée. Lamfia alla trouver un homme de sa connaissance, qui nous donna une case pour nous loger. A la nouvelle de l’arrivée d’un chérif arabe, les habitans vinrent en foule pour me voir, et me regardèrent avec curiosité ; ils avaient vu, disaient-ils, des Soulocas (arabes) mais pas aussi blancs que moi. Lamfia s’empressa de leur raconter mon histoire : la case ne désemplit pas de toute la soirée. Mon parapluie, que je leur fis voir, piqua leur curiosité : ceux qui sortaient allaient annoncer cette nouvelle à leurs camarades, qui accouraient à leur tour. Nous fîmes un bon souper, que j’achetai pour environ trois coups de poudre.

 

Le 5 juin, nous séjournâmes à Bagaraya, pour nous remettre un peu de nos fatigues ; j’avais mal aux pieds, car mes sandales me gênaient beaucoup. Je visitai le village et ses environs. Il est entouré de deux murs en terre, de huit à neuf pieds d’élévation sur huit à dix pouces d’épaisseur; on voit, au-dessus de la porte d’entrée, des créneaux placés à distances rapprochées pour y poser les fusils. Je remarquai aussi une petite guérite autour de laquelle il y a des trous qui s’ouvrent dans toutes les directions. Ce village, frontière de Baleya, est situé dans une belle plaine de sable très unie, découverte et fertile ; j’ai vu de gros bombax, baobabs, nédés et ces: l’indigo y croît spontanément et sans culture ; ils se servent de sa feuille pour teindre leurs étoffes; je parlerai plus loin de la manière de l’employer. Ils se procurent de l’eau en creusant dans le sable des puits de deux brasses de profondeur, dont l’eau, quoiqu’un peu trouble, est délicieuse.

 

Ces bons nègres, tous Dhialonkés, continuèrent de venir me voir tout le jour ; ils me firent de petits présens de lait, et le chef m’envoya une poule que nous mangeâmes à notre souper. Je donnai à Lamfia des verroteries, pour acheter du riz et du miel, afin de régaler toute la caravane.

Je m’aperçus que ce dernier gardait pour lui une partie de mes verroteries : comme ce n’était qu’une bagatelle, j’y fis peu d’attention. Je le priai de faire piler le riz pour en pétrir de petits gâteaux avec le miel que j’avais acheté et celui que me donnèrent les habitans. Lamfia et sa femme délayèrent avec leurs mains sales la farine, le miel et le piment en poudre; ils firent de petits pains ronds qu’ils manipulèrent fortement, ensuite les exposèrent au soleil : on les mit dans un sac de cuir, et nous les mangeâmes en route. Je fis, pour joindre à ma provision, emplette d’un peu de sel, qui commençait à devenir rare et très cher.

 

Les habitans me dirent que le village de Foho, résidence du chef de Baleya, se trouvait à un jour à l’ENE du village, et qu’il fallait bien me donner garde d’y aller.

« Il n’est pas musulman, disaient-ils, et il te ferait payer des droits de passe. »

 

Aux environs du village, j’ai vu des pierres ferrugineuses : j’en cassai une, elle contenait beaucoup de particules de fer. Ces pierres se trouvent sur la surface du sol, qui est très uni; les indigènes les fondent pour en fabriquer des instrumens aratoires, c’est à dire, des pioches de sept à huit pouces de long et trois de large ; le bout est un peu rond ; le manche a deux pieds de long; il est très incliné.

 

Le village de Saraya peut contenir de sept à huit cents habitans ; ils ont beaucoup de bœufs, qu’ils font coucher entre les deux murs qui entourent le village. On me dit que le grand fleuve passe à un jour au S. du village. On y prend du poisson que l’on fait sécher à ia fumée, et dont on fait des sauces pour manger le riz; ils en font un objet de commerce. Toute la soirée, la jeunesse se réjouit en dansant au son du tambour de basque et d’un petit instrument fait en bambou : leurs danses sont gaies et décentes. Nous allâmes, mon guide et moi, faire visite au chef: il nous reçut très bien, et fit tendre une peau de mouton pour m’asseoir. La porte de sa cour est ombragée par deux bombax. Dans la soirée, il nous envoya un assez bon souper de riz au gombo.

 

Le 6 juin, à six heures et demie du matin, nous fîmes, à L’ESE, sur une belle plaine de sable, quatre milles, toujours même sol. Nous passâmes près de Fausimoulaya, village entouré d’un mur en terre ; la route est couverte de nédés et de ces. Nous traversâmes le Ba-ndiégué, qui coule dans une belle plaine ornée d’une verdure toujours renaissante, nous continuâmes deux milles même direction, sur une plaine unie, composée de terre rouge, où il y a beaucoup de gravier et de pierre également rouge, de la même nature que celle de Sierra-Leone.

 

Nous entrâmes au village de Sancougnan pour voir le chef; tout voyageur est obligé d’en faire autant: nous le trouvâmes couché sur une grande peau de bœuf, la tête appuyée sur une planche. Mon guide lui dit que j’étais chérif, et que je me rendais dans mon pays, près de la Mecque. Ce chef, que l’on disait ne pas être zélé musulman, nous fit une assez bonne réception ; il me donna une très belle case pour me loger, et me pria de passer le reste du jour dans son village.

 

Lamfia rencontra le fils du chef de Kankan, zélé musulman, qui était venu à Baleya pour vendre un cheval; je m’empressai de faire connaissance avec lui, et lui donnai une feuille de papier. Il parla au chef de Sancougnan en ma faveur: car, disait-il, c’était un grand guerrier, pas trop dévot, qui pourrait bien me faire rançonner en passant. Après notre entrevue, qui eut lieu dans une espèce d’écurie où il était couché auprès de son cheval, nous allâmes à la case que l’on nous avait destinée : peu après on m’apporta, de la part du mansa ou chef, une calebasse de riz, de lait et de beurre fondu, le tout saupoudré de sel, que nous mangeâmes à notre dîner.

J’eus soin de débiter dans ce village un mensonge propre à leur en imposer: je leur dis que M. Macaulay, négociant à Sierra-Leone, très connu dans tout ce pays, avait voulu me retenir ; qu’il m’avait fait la proposition de me faire des avances pour le commerce ; que je l’avais rejelée, à cause de la grande répugnance que j’avais à rester avec les infidèles. Etant en présence du chef, je tirai quelques feuilles du Coran, que je lus tout haut pour me faire passer pour un zélé musulman. Un vieillard du Bondou, établi dans ce village, me prit des mains les feuilles du Coran, et voulut montrer son érudition ; il marmotta quelques mots tout bas, en tenant les feuilles tantôt en travers, tantôt la tête en bas. J’eus l’imprudence de trop le remarquer, de rire un peu de son ignorance : il s’en aperçut, me remit sur-le-champ les feuilles du Coran, et resta après nous auprès du chef, auquel il fit entendre que j’étais un chrétien, et non pas un chérif comme le disait mon guide.

 

Dans la soirée, l’orage se fit entendre avec force, et il plut beaucoup toute la nuit. Le chef nous envoya un souper de riz, comme le précédent.

 

Le 7 juin, au matin, nous nous préparâmes à partir. Lamfia et moi, accompagnés du fils du chef de Kankan, nous allâmes voir le mansa de Sancougnan, à qui je fis présent de sept à huit coups de poudre et de quelques feuilles de tabac; Lamfia y joignit des noix de colats, que nous distribuâmes aux parens du chef. Ils étaient tous dans leur case enfumée : on voyait suspendus autour des murs, des arcs, des flèches, des carquois et des lances; une jarre pour mettre de l’eau, une peau de bœuf et quelques nattes, composaient tout l’ameublement.

 

Nous sortîmes du village vers huit heures du matin. Bientôt nous fûmes joints par le mansa, suivi du Mandingue de Kankan, qui me servit bien dans cette occasion. Le chef nous dit que le vieux Bondouké assurait que j’étais un Européen, et non pas un Maure; que d’ailleurs j’étais trop blanc; que certainement nous voulions le tromper pour ne pas payer les droits de passe. Mon guide se distingua dans cette circonstance; il assura que j’étais du véritable pays des Arabes, patrie du prophète, et un grand chérif, ajoutant les mêmes preuves qu’il en avait déjà données aux autres incrédules que nous avions rencontrés. Le Mandingue de Kankan appuya fortement l’opinion de Lamfia, qui y mettait beaucoup de zèle, et demanda au chef s’il avait vu quelquefois un chrétien lire le Coran. Le mansa finit par dire qu’il reconnaissait que le vieux Bondouké était un menteur, et qu’il ne doutait plus que je ne fusse un véritable chérif; et me tendant la main en signe de paix, il me souhaita un bon voyage, et retourna dans son village.

 

Nous continuâmes notre route à l’E. sur un sol de gravier et de pierres volcaniques, noires, cassantes et poreuses.

 

Je réfléchissais en marchant à l’indiscrétion de ma conduite de la veille envers le Bondouké, qui s’était piqué contre moi, et qui avait cherché à en tirer vengeance ; je me promis bien d’être par la suite plus circonspect avec les nègres, qui sont généralement ignorans, susceptibles et vindicatifs : j’avais blessé son amour propre, et il est toujours dangereux d’offenser la vanité des ignorans.

 

Nous avions fait deux milles, lorsque nous arrivâmes à neuf heures et demie du matin à Courouman Gambaya, village, comme Sancougnan, entouré d’un double mur ; il peut contenir de cinq à six cents habitans. Mon guide avait beaucoup de connaissances dans ce village ; il me dit qu’ici nous n’avions rien à craindre :

« On ne te prendra pas, ajouta-t-il, pour un chrétien, comme là bas (en désignant Sancougnan ) ; on en voulait à ton bagage, car ce sont des kaffres et sans le fils du chef de Kankan, nous n’en serions pas sortis si heureusement. »

 

Nous nous rendîmes chez un de ses camarades d’école, qui nous donna une belle case pour nous loger ; elle fut bientôt remplie par les habitans, attirés par la curiosité de voir un chérif. J’eus la visite d’un saracolet venant de Ségo et allant à Kakondy : il me parla maure ; je lui fis un petit présent de quelques feuilles de tabac. Nous séjournâmes le 8 dans ce village ; Lamfia fit des échanges de sel pour des étoffes. Toute cette journée, il fit une chaleur suffocante, qui fut suivie d’un violent orage et de beaucoup de pluie. Le 9, nous fûmes encore obligés de séjourner pour attendre plusieurs voyageurs qui devaient faire route avec nous. Quelques personnes m’apportèrent de petits présens de lait, et une poule qui servit à notre dîner. Notre hôte eut de nous un soin tout particulier. Je trouvais les habitans très doux et hospitaliers : tous les soirs, ils dansaient au clair de la lune, assemblés sous un bombax ; je les voyais avec plaisir sauter gaiement au son d’un petit tambour de basque et d’un instrument fait en bambou, qui ressemble au flageolet, et dont ils tirent des sons très harmonieux.

 

Le 10 juin, à sept heures du matin, nous prîmes congé de notre hôte, auquel je donnai en partant

une feuille de papier et du tabac, pour lesquels il me combla de remerciemens. Nous nous dirigeâmes à l’E trois milles, en traversant une plaine de sable gris, couverte du plus bel indigo, qui croît sans culture. Nous passâmes à Siraléa, gros village de six à huit cents habitans : nous allâmes voir le chef, qui heureusement était absent ; mon guide m’assura que, si nous l’eussions trouvé, j’aurais été obligé de lui donner beaucoup de marchandises.

 

Les environs de ce village sont bien cultivés : nous continuâmes au SE neuf milles, sur une belle route un peu inondée, car il pleuvait souvent. En chemin nous vîmes plusieurs jolis petits ourondés entourés de haies vives, qui embellissent la campagne : nous traversâmes, ayant de l’eau au-dessus du genou, deux ruisseaux qui coulaient au N. et allaient se perdre dans le Niger. Au NE de la route, on me fit apercevoir une chaîne de montagnes peu élevées, qui s’étend dans la direction du N. à l’E. : elle sépare le Baleya de Bouré ; ses bois sont habités par des brigands, qui arrêtent les voyageurs et les pillent sans miséricorde,

 

Nous fîmes trois milles au SE sur de belles terres unies et bien cultivées. Nous arrivâmes, à trois heures du soir, bien fatigués, à Bacocouda, village de cinq à six cents habitans, et le dernier à l’E. de Baleya. Mon guide et moi, nous allâmes voir le chef pour lui demander un logement ; nous le trouvâmes assis sur une peau de bœuf tendue dans une grande case, entouré de marchands saracolets qui étaient arrivés la veille. J’avoue que je n’étais pas bien tranquille à la

vue de tous ces marchands ; c’étaient les mêmes qui avaient passé à Cambaya, dans le Fouta, et qui venaient de Gambie. Il y en eut un qui me parla la langue maure ; je répondis à ses questions, et aussitôt le chef se leva et me conduisit dans une de ses cases : il nous donna une peau de mouton pour nous asseoir. Mon guide s’empressa de lui faire le détail de mes aventures; le chef l’écouta avec plaisir, et approuva ma résolution. Nous nous retirâmes, et allâmes à notre case, où le saracolet qui m’avait parlé arabe vint me trouver : il me dit qu’il m’avait pris d’abord pour un chrétien ; mais qu’à présent il voyait bien qu’il s’était trompé ; que certainement j’étais un Arabe. Mon saracolet parlait beaucoup, et cherchait à me flatter : je m’aperçus qu’il desirait quelque chose ; je lui donnai un peu de tabac, et lui promis qu’à mon arrivée à Kankan, je lui ferais présent d’une paire de ciseaux. Il me proposa de me conduire à Ségo, d’où je pourrais, me dit-il, aller à Jenné, dans une embarcation. Je lui dis que je ne demandais pas mieux, et le congédiai. Le chef nous envoya à souper, et un habitant nous donna des ignames blanches bouillies.

La soirée et une grande partie de la nuit furent employées par les habitans à des danses guerrières : on vint emprunter le fusil de mon guide. Les hommes du village dansaient au son de deux tambours ayant chacun un bâton de quatorze pouces, dont ils appuient une extrémité au fond, et l’autre sur le bord ; ils sont tenus par des cordes faites en boyau de mouton, et ressemblent un peu à une guitare ; à l’extrémité de ce bâton, il y a nombre de grelots, de boucles et de petits morceaux de fer, qui font entendre un cliquetis qui accompagne le son du tambour, ce qui produit un effet assez agréable. Les musiciens chantent en frappant avec la main sur le tambour, ils excitent par leurs chants le courage des guerriers, qu’ils exhortent à bien se battre et à détruire les infidèles. Les acteurs de ces petites guerres tiennent un sabre nu à la main, et sont armés d’arcs et de fusils ; ils sautent et dansent au son des instrumens, font des gestes menaçans, comme s’ils voulaient tuer leurs adversaires, tirent des coups de fusil et lancent des flèches; puis tout à oup, comme s’ils étaient vainqueurs, ils font des sauts et des danses en signe de réjouissance, et mille autres grimaces de ce genre. Ce spectacle attira la plus grande partie des habitans : je n’y restai qu’un moment, et puis je me retirai, car je craignais d’être insulté. Quand je fus dans ma case, Lamfia me dit que c’était l’image de la manière dont on fait la guerre

aux infidèles.

 

CHAPITRE IX.

 

Description du Baleya. — Arrivée sur les bords du Dhioliba. — Couroussa. — Sambarala. — Bouré, pays montagneux, riche en or. — Traversée du fleuve. — La rivière d’Yen dan. — Kankan. — Description de la ville. — Marché. — Or de Bouré. — Une fête religieuse. — Epreuve du feu. — Position critique du voyageur. — Maladies du pays.

 

Le Baleya est situé sur un sol composé de sable argileux, uni, mais de la plus grande fertilité; il produit en abondance tout ce qui est nécessaire à la vie.

 

Il a pour limites, à l’O, le Fouta ; au S, le Sangaran, où passe le Dhioliba ; à l’E, le petit pays d’Amana; et au N, des forêts. Tous les villages sont entourés d’un double mur en terre ayant des créneaux ; ils ont dix à douze pieds d’élévation : ces villages contiennent de cent à cent vingt -cinq cases construites en paille.

 

Les habitans du Baleya furent soumis aux lois du prophète par les Foulahs ; et depuis, ils font quelques présens en bestiaux à l’almamy du Fouta. Ils sont guerriers et cultivateurs : ils vivent dans l’abondance du nécessaire, qu’ils se procurent en cultivant la terre ; leurs bestiaux leur fournissent du beurre et du lait : ils fabriquent des toiles blanches qu’ils échangent avec leurs voisins, pour du sel, principal article d’échange; dans presque tous les villages, on fabrique de la poterie. Les habitans de Baleya sont Dhialonkés : quoique soumis à la religion de Mahomet, ils sont bien loin d’être aussi zélés que les Foulahs ; ils boivent en secret une espèce de bière faite avec du mil et du miel. Lamfia me dit qu’anciennement ils étaient possesseurs du pays de Fouta-Dhialon. Les femmes y sont vives, jolies et coquettes: elles mettent beaucoup de soins à leur coiffure, qui consiste en deux touffes de cheveux, une de chaque côté de la tête ; plusieurs

en ont quatre; elles y ajoutent des grains de verre de couleur, artistement arrangés. Elles portent au cou un collier de petits grains de verre noirs, parmi lesquels elles mettent un peu de verroterie dorée ; ce collier est large de trois doigts, et leur serre le cou comme une cravate. Leur coiffure serait agréable, si leurs cheveux n’étaient couverts d’une couche de beurre, dont elles se graissent aussi le corps, ce qui leur rend la peau luisante, et leur donne une odeur forte. La plupart des femmes n’ont pour vêtement qu’une bande de toile de cinq pieds de long et deux de large, qu’elles se tournent autour des reins; pendant les jours de fête, elles en mettent une seconde sur leurs épaules, et se couvrent le sein : elles portent aussi des sandales. C’est à-peu-près le costume général des femmes de la Nigritie. Elles sont très enjouées et douces; elles ont le teint fort noir, de beaux traits, les cheveux crépus, le nez légèrement aquilin, les levres minces et de grands yeux : elles sont chargées de tout l’ouvrage de la maison, et sont très soumises à leurs maris.

 

Le 1 1 juin, après avoir pris congé du chef, auquel je donnai trois feuilles de tabac, qui parurent le satisfaire, nous nous mîmes en route au SE Les marchands saracolets, qui avaient des ânes pour porter leurs marchandises, prirent les de vans, pour passer plusieurs ruisseaux qui devaient retarder leur marche. Il fit une chaleur très forte, et nous eûmes de l’orage ; l’air était lourd, et l’atmosphère chargée de nuages. La fièvre me prit en route, et, malgré la chaleur, j’eus des frissons qui m’incommodèrent beaucoup. Après avoir passé les ruisseaux, ayant de l’eau audessus du genou, nous joignîmes les saracolets ; ils firent marché avec plusieurs Mandingues pour porter une partie de leurs bagages, car ils étaient très chargés.

Je m’aperçus que le sol était en pente du côté de l’E ; nous continuâmes de suivre la même direction. Le chef des saracolets le plus ancien resta le dernier ; et avant de se mettre en route, il traça quelques caractères arabes sur le sol, marmotta des prières, et nous assura que nous pouvions continuer notre route sans danger, qu’il ne nous arriverait rien de malheureux.

Le sol est un peu boisé ; le nédé et le ce y sont en abondance ; la route était couverte de gravier. Vers deux heures du soir, nous arrivâmes à Couroussa, village d’Amana, situé sur la rive gauche du Dhioliba : un peu avant d’arriver, l’orage nous surprit; mon parapluie et les arbres sous lesquels nous étions à l’abri me préservèrent un peu. Nous avions fait quatorze milles au SE et nous étions tous bien fatigués. Lamfia me mena avec lui prendre notre logement chez le chef, qui nous fit une bonne réception ; il nous donna une belle case, et fit tendre une peau de bœuf pour nous coucher. J’achetai une poule pour deux coups de poudre ; elle servit à notre souper. La fièvre m’avait quitté; il ne me restait plus qu’un grand mal de tête. Je courus bien vite sur les bords du fleuve, qui depuis si longtemps était l’objet de mes désirs; je le vis venant du SO1/4S ; il coule lentement à l’ENE. l’espace de quelques milles, puis il tourne à l’E. J’aperçus, un peu au N. du village, un banc de sable qui se rapproche près de la rive gauche ; le canal pour les pirogues est plus du côté de la rive droite. Je m’assis un moment, pour contempler à l’aise ce fleuve mystérieux, dont les savans d’Europe sont si curieux de connaître les particularités.

Sur la rive gauche, et assez près au N. du village, on voit de petites montagnes de cent cinquante à deux cents pieds d’élévation, couvertes de jeunes arbrisseaux ; la terre m’en a paru rouge et de même nature que celle de Sierra-Leone. Quelques forgerons sont établis auprès de ces petites montagnes ; ils exploitent et fondent le fer qu’ils y trouvent en quantité. Ces montagnes s’étendent dans la direction du NE; il y en a aussi sur la rive droite, mais elles sont peu élevées. L’air devint frais, et je retournai à la case; la nuit, il plut beaucoup.

 

Le 12, nous séjournâmes à Couroussa. Nous eûmes un fort orage, accompagné d’un vent d’Est qui occasionnait une chaleur étouffante ; il vint plusieurs grosses ondées dans les intervalles d’une averse à l’autre. Je retournai sur les bords du fleuve; je ne pouvais me lasser de l’admirer. J’examinai son courant, qui peut avoir environ deux milles et demi ou trois milles à l’heure : il a dans cette saison huit à neuf pieds de profondeur; je le jugeai d’après la longue perche avec laquelle les mariniers poussent les pirogues (les sognios) : je l’estimai dans cet endroit aussi large que le Sénégal l’est à Podor. La rive droite est plus basse que la gauche, sur laquelle est située le village, à une élévation de près d’un vingtième de mille au-dessus du rivage. Je remarquai, dans l’intérieur du village, plusieurs gros bombax à l’ombre desquels les vieillards se rassemblent, pour passer une partie de la journée à converser. Ces peuples prennent beaucoup de tabac en poudre : ils ne le prennent pas comme en Europe avec les doigts; les uns se servent d’un petit pinceau, et d’autres d’une petite cuiller en fer, de la forme d’un cure-oreille; ils ne font pas usage de la pipe. Les nègres me dirent que le fleuve commence à déborder en juillet, et qu’alors ils vont en pirogue l’espace de trois milles dans la plaine, où ils cultivent beaucoup de riz. Le banc de sable que j’avais vu à découvert la veille, ne paraissait plus le jour suivant.

 

Couroussa est un joli petit village entouré d’un grand mur en terre, de dix à douze pieds d’élévation et de huit à dix pouces d’épaisseur : il peut contenir quatre à cinq cents habitans. Je remarquai que des milliers d’hirondelles, de la même espèce que celles que l’on voit en Europe, faisaient leurs nids dans ce mur; elles étaient rassemblées par troupes sur de grands arbres, et je pensai qu’elles se préparaient à partir. On entre à Couroussa par plusieurs portes étroites et basses ; elles ferment avec une planche faite d’un seul arbre. La ville est ombragée par des bombax et des baobabs, et elle est chef-lieu de cinq petits villages situés sur les rives du Dhioliba.

 

On nomme ce pays Amana. Les habitans sont Dhialonkés, la plupart idolâtres : ils ne voyagent pas; ils vivent paisiblement en cultivant leurs petits champs, que fertilisent les débordemens du fleuve

Ils prennent beaucoup de poisson avec des hameçons qui leur sont fournis par les voyageurs venant de nos établissemens de la côte : ils se servent aussi de la fouène, instrument à trois branches et à dard avec des dents de scie; cette fouène est emmanchée d’un grand morceau de bois ; ils l’emploient avec beaucoup d’adresse. Je vis une espèce de poisson qui ressemble à la carpe, ayant de même beaucoup d’arêtes : ils le font sécher à la fumée, et en vendent à leurs voisins et aux marchands qui passent chez eux.

 

Bouré est à une distance de cinq jours en descendant le fleuve en pirogue. Voici la distribution du chemin : de Couroussa à Cabarala, un jour; de Cabarala à Balatou, un jour; de Balatou au village Dhialiba, un jour; de Dhialiba à Boun-Bouriman, un jour; de Boun-Bouriman à Bouré, un jour, en remontant un peu le Tankisso pour y arriver.

 

Bouré est un pays montagneux, qui contient quantité de riches mines d’or, d’après le rapport que m’ont fait les naturels : j’en parlerai plus au long dans son temps. Dans la soirée, mon guide et moi nous allâmes faire une visite au chef, que l’on me dit être un grand guerrier, redouté de ses voisins.

 

Nous le trouvâmes seul et assis dans sa case, tenant une flèche à laquelle il ajustait un dard ; je remarquai quantité d’arcs, de carquois et de flèches suspendus dans divers endroits de la case. Il nous fit asseoir sur une peau de bœuf, et Lamfia causa avec lui ; la conversation roula sur moi : il nous promit que le lendemain nous traverserions le fleuve ; ce sont ses esclaves qui passent les voyageurs; il perçoit des droits en marchandises d’Europe, telles que poudre, tabac, couteaux, ciseaux, etc., ainsi que du sel; ces droits l’enrichissent beaucoup. Il me dit qu’en faveur de ma qualité de chérif, il me faisait grâce du passage. Ce chef pouvait avoir une cinquantaine d’années, taille de cinq pieds et quelques pouces, une physionomie très douce et même agréable.

 

En rentrant dans notre case, nous achetâmes du poisson frais pour notre souper: c’était une espèce de carpe, longue de huit pouces sur quatre ou cinq de large; elle contenait beaucoup d’arêtes. La nourriture habituelle des habitans est du riz cuit à l’eau, sans sel, auquel ils ajoutent une sauce faite avec du poisson sec pilé; ils en mangent aussi du frais : avec le foigné ils font une bouillie très épaisse, qu’ils nomment tau (sanglé du Sénégal); ils mangent leur tau avec une sauce aux herbes ou aux pistaches, fruit qu’ils cultivent beaucoup. Comme le sel commence à être très cher, ils n’en font usage que les jours de fête ou de réjouissance. Ils récoltent beaucoup de nédés, et des fruits de ces avec lesquels ils font du beurre; je remarquai des tas de ces graines fraîchement récoltées, exposées à la pluie, et qui commençaient déjà à germer.

 

Le 13 juin, nous traversâmes le fleuve dans des pirogues de 25 pieds de long sur trois de large et un de profondeur : il y avait beaucoup de monde au passage ; tous disputaient sur le prix qu’on leur demandait, voulaient passer les premiers, et parlaient tous à la fois, en sorte que personne ne s’entendait; ils faisaient un bruit assourdissant. Les saracolets eurent beaucoup de peine à faire embarquer leurs ânes dans les pirogues : ceux qui étaient passés tiraient nombre de coups de fusil, en signe de réjouissance, ce qui ajoutait encore au tapage que les nègres faisaient en disputant. Je fus obligé de rester au soleil toute la matinée ; car les bords du rivage sont si découverts, qu’il n’y avait sur la rive gauche qu’un seul arbre, un gros bombax, sous lequel on se mettait à l’ombre ; mais il y avait tant de monde dessous, que je ne pus m’y placer. Pendant notre passage, je vis une quantité de femmes et de jeunes filles se baigner dans le fleuve  elles étaient toutes nues, et paraissaient ne pas faire beaucoup d’attention aux hommes qui les regardaient ; elles s’en retournèrent au village avec une calebasse sur la tête, et une pagne autour des reins.

 

Il n’y avait que quatre pirogues pour passer au moins deux cent cinquante à trois cents personnes avec leur bagage ; il était près de onze heures lorsque nous fûmes tous sur la rive droite. La chaleur excessive m’occasionna un grand mal de tête et la fièvre. Nous fîmes route au SE sur de bonnes terres, laissant derrière nous quelques marchands qui n’avaient pas encore traversé le fleuve : j’avais une peine infinie à marcher, tant j’étais accablé par le mal. La chaleur était très forte, et j’ouvris mon parapluie pour me préserver des rayons brûlans du soleil; plusieurs de mes compagnons de voyage me conseillèrent de le fermer en passant près des villages, pour, disaient-ils, ne pas éveiller la cupidité des caffres (infidèles). Nous continuâmes à l’E.; la route était inondée, et nous avions dans plusieurs endroits de l’eau jusqu’à la cheville :

nous passâmes auprès de Sambarala, village situé sur les bords du fleuve ; il est entouré de néclés et de ces. Nous continuâmes ensuite à marcher sur un sol sablonneux couvert d’une belle végétation; je vis beaucoup de tamariniers. Nous arrivâmes vers trois heures à Counancodo, où je vis de beaux orangers : nous avions fait neuf milles dans la journée.

 

J’avais témoigné à Lamfia le désir d’avoir du tamarin pour traiter ma fièvre : il s’empressa d’envoyer son frère en chercher dans le bois voisin; mais celui-ci me rapporta des feuilles au lieu du fruit, qui eût été plus efficace ; il ne m’avait pas compris. Nous ne pûmes pas nous procurer du lait; car les saracolets qui nous avaient devancés, avaient acheté tout ce qu’il y avait dans le village. La fièvre ne m’avait pas quitté pendant toute la route ; je fis acheter une poule pour un peu de poudre, afin de me remettre un peu de mes fatigues. Notre caravane était composée de 60 à 80 hommes : les uns portaient des fardeaux; plusieurs autres conduisaient des ânes, et le plus petit nombre marchait dégagé de tout embarras. Un de nos compagnons avait un esclave qu’il me dit avoir eu de Sierra-Leone ; il craignait qu’il ne désertât, et il me pria de lui faire un amulette pour l’en empêcher : sa demande était très instante ; il m’offrit sur-le-champ de me procurer de l’encre et du papier: comme je ne voulais pas écrire en caractères européens pour ne pas éveiller leurs soupçons, je lui fis observer qu’ayant quitté mon pays très jeune, je ne savais pas faire de grigris, et je l’engageai à s’adresser à quelqu’un de plus savant que moi. Le lendemain, je remarquai ce malheureux esclave ayant sur la tête une charge qu’il avait peine à porter; il était attaché par le pied avec une corde faite d’écorce d’arbre, amarrée à son fardeau ; il était dans l’impossibilité de la couper, car son prudent et soupçonneux maître avait eu soin de ne pas lui laisser de couteau.

 

Notre hôte nous envoya un bon souper de riz, que je joignis à ma poule. Toute la soirée, et bien avant dans la nuit, les jeunes nègres et négresses se divertirent en sautant gaiement au son du tamtam; leur danse est bien plus décente que celle des nègres ouolofs qui habitent les environs du Sénégal.

 

Le î k juin, à sept heures du matin, la caravane se mit en route : nous nous dirigeâmes au SSE ; après avoir fait trois milles dans cette direction, nous passâmes près du fleuve, et, continuant à marcher à l’E. l’espace de six milles, nous fîmes au N. un demi-mille pour arriver à Fessadougou ; vers midi, nous y fîmes halte. Ce village peut contenir de trois à quatre cents habitans ; il est situé sur les bords d’une jolie rivière, dont la largeur est moitié de celle du Dhioliba à Couroussa : je crus d’abord que c’était un affluent ou bras de ce fleuve; mais j’observai que son courant, qui pouvait être d’environ trois milles et demi à l’heure, venait du S. et coulait au N. D’après les renseignemens que me donnèrent les Mandingues, elle se perd dans le Dhioliba, à peu de distance de cet endroit. Ses rives sont très basses et découvertes : on nomme cette rivière Yeiuhn. A cinq à six milles dans l’éloignement, sur les deux rives, il y a quelques terres élevées. Ce village fait partie du Sangaran.

 

La route de la journée était partie sablonneuse et partie couverte de pierres rouges et poreuses; la campagne est garnie de grands arbres qui la rendent très agréable. Les environs de Fessadougou sont boisés de nédés et de ces ; on ne laisse dans les campagnes cultivées que ces deux espèces d’arbres, qui y sont d’une très grande utilité : je vis aux environs du village des terres très bien soignées. Notre bote nous envoya à souper.

 

Le i5 juin, après avoir payé notre écot avec un peu de tabac et de sel, ainsi que nous le fîmes pendant toute la route depuis Gambaya, nous traversâmes la rivière dans des pirogues : il était près de dix heures lorsque nous arrivâmes sur la rive droite ; nous nous dirigeâmes au SE, et fîmes quatre milles sur un sol couvert de gravier. J’avais toujours la fièvre ; elle m’avait cependant laissé un peu de repos dans la nuit.

 

La chaleur étoit très forte, et le soleil très ardent : mon guide voulut absolument que je me servisse de mon parapluie pour me préserver de ses rayons ; il avait la complaisance de le prendre et de le fermer près des lieux habités. Il était près de onze heures et demie, lorsque nous fîmes halte à Farancou-Manbata ; ce village peut contenir de trois cent cinquante à quatre cents habitans. Nous avions le lendemain une longue route à faire sans trouver de villages. L’orage se déclara un peu après notre arrivée; il plut beaucoup.

 

Le 16 juin, à sept heures du matin, nous nous mîmes en route, et fîmes vingt-deux milles dans la même direction, en traversant plusieurs petits ruisseaux. Le sol est uni, composé de pierres rouges à fleur de terre et de gravier ; cependant quelques petites montagnes peu élevées s’étendent à l’E. et à l’O.

 

Vers quatre heures et demie du soir, nous fîmes halte sous des cahutes faites en branches d’arbre et couvertes de paille : notre marche de la journée fut accélérée ; nous courions plutôt que nous ne marchions ; on voulait arriver le lendemain à Kankan. Nous rencontrâmes sur la route beaucoup de marchands mandingues allant dans le Fouta-Dhialon ; ils me regardèrent tous avec beaucoup de surprise, mais ils ne s’informèrent pas si j’étais maure ou chrétien. Les saracolets allèrent plus vite que nous; ils voulaient se rendre, disaient-ils, à l’ourondé de Kankan (village

d’esclaves). Mon guide, lorsque je lui témoignai le désir d’y aller aussi, me dit que c’était trop loin : il est vrai que nous étions très fatigués de cette marche forcée; j’eus le bonheur ce jour-là de n’avoir pas de fièvre. Dans la soirée, il fit de l’orage et des éclairs, mais sans pluie ; nous soupâmes de bon appétit, et, quoique couchés sur les roches avec un peu de paille, nous passâmes une assez bonne nuit.

 

Le 1 y juin, à cinq heures et demie du matin, nous fîmes route au S. : après avoir marché trois milles et demi, nous arrivâmes auprès de l’ourondé, où nous joignîmes les saracolets qui faisaient route pour Kankan. Je vis, dans la campagne, de beaux champs d’ignames cultivés avec beaucoup de soin, de pistaches et de maïs; le foigné était déjà bien avancé. Nous passâmes ensuite dans une belle plaine : j’apercevais dans l’éloigneraient quelques petits monticules; je remarquai que la pente inclinait un peu à l’E. NE Les nègres couraient après nous, pour voir la aravane. Nous avions fait quatre milles et demi au SSE. Dans quelques endroits, la terre est rouge, très productive, et mêlée d’un peu de gravier; la campagne est couverte de ces et de nédés. Nous traversâmes un petit ruisseau, et nous arrivâmes, vers dix heures, à la ville chef-lieu de Kankan ; mon guide voulut à toute force que j’ouvrisse mon parapluie pour faire mon entrée dans sa ville natale. Nous rencontrâmes en route des Mandingues à cheval, mis très proprement : ils avaient de grands chapeaux de paille fabriqués dans le pays ; ces chapeaux sont de forme ronde, comme ceux que portent les paysans en France ; on m’apprit que ces Mandingues allaient aux champs surveiller leurs esclaves. Lamfia me donna une case chez lui ; il fit loger avec moi un Foulah qui avait voyagé avec nous, et venait à Kankan échanger du sel contre des étoffes du pays. Toute la famille accourut saluer le chef, qui était absent depuis long-temps; il envoya chercher du lait aigre, qu’il m’offrit pour me rafraîchir. Toute la soirée, la foule vint clans la cour de Lamfia voir le chérif arabe ; j’eus la visite de plusieurs Mandingues distingués, et d’un bon vieux Maure établi dans le pays depuis longtemps.

 

Je restai trois jours dans ma cabane, sans sortir, pour me reposer de mes fatigues, et prendre quelques doses de sulfate de quinine pour couper ma fièvre.

Le 20, j’allai avec Lamfia et quelques vieillards voir le chef, que les Mandingues de cette partie de l’Afrique appellent dougou-tigui : il était prévenu de mon arrivée ; il me reçut très bien, et me fit asseoir sur une peau de bœuf. Je lui demandai la permission de passer dans son pays, pour aller à Jenné : il me dit qu’il me ferait conduire par la première occasion. Je laissai Lamfia

s’expliquer pour moi ( car je ne parlais que très peu la langue du pays); il s’empressa de lui faire un détail bien circonstancié des fables que j’avais fait courir concernant la manière dont j’avais été pris par les chrétiens. Ce bon vieillard ( Mamadi-Sanici est son nom ) était le père du Mandingue qui m’avait si bien servi à Sancougnan lors de l’aventure du vieux Bondouké. Nous prîmes congé du chef, et retournâmes à notre demeure dans la case que m’avait donnée mon guide : on avait tendu une peau de bœuf qui me servait de lit; et une grande jarre en terre, dans laquelle il y avait du foigné, composait tout l’ameublement. Lorsqu’il se trouvait dans le village quelques esprits soupçonneux qui disaient que j’étais un chrétien et que ma figure ne ressemblait

pas du tout à celle d’un Maure, Lamfia prenait fortement mon parti, et se fâchait même contre ceux qui cherchaient à me nuire. Il avait de moi un soin tout particulier ; nous mangions ensemble, et deux fois par jour on nous donnait de très bon riz avec une sauce aux pistaches dans laquelle il y avait beaucoup d’ognons, qui viennent très bien dans le pays : tous les soirs il avait soin de faire allumer du feu dans ma case ; habitude très répandue dans le pays ; ils en conservent la nuit, même dans toutes les saisons. Le jour de mon arrivée chez lui, je lui fis un joli cadeau pour reconnaître les soins qu’il avait eus de moi en route : ce présent se composait d’une brasse de belle guinée bleue qu’il m’avait déjà témoigné désirer, trois brasses de belle indienne, et six feuilles de papier : il parut très content, me remercia beaucoup, et me promit qu’il viendrait me conduire jusque dans le Ouassoulo ; je sus par la suite qu’il y était appelé par

ses propres affaires. Il passait une partie de la journée auprès de moi dans ma case; c’était, disait-il, pour ne pas me laisser seul avec les étrangers qui venaient continuellement me voir; il s’occupait à coudre ensemble des lèzes d’étoffes du pays.

 

Le chef de Kankan me fit appeler le jour du marché. En entrant avec mon guide dans la case de Mamadi-Sanici, je vis beaucoup de vieillards rassemblés; ils étaient tous mis très proprement : on nous fit asseoir sur une peau de bœuf. J’avoue que je n’étais pas tranquille, mais très impatient de savoir la décision qu’on allait prendre sur le sort d’un Arabe que plusieurs d’entre eux disaient être un chrétien. On fit d’abord une courte prière ; puis on questionna mon guide sur la manière dont il m’avait connu : il parla beaucoup, et dit que le chef de Gambaya m’avait mis entre ses mains pour me rendre à Kankan auprès de Mamadi-Sanici ; que je desirais aller à Jenné pour me rendre à la Mecque, mon pays natal : il fit valoir surtout, et avec avantage, que M. Macaulay, roi des blancs à Sierra-Leone (selon l’expression des nègres), avait voulu me retenir auprès de lui pour y faire le commerce ; mais que j’avais repoussé l’idée affreuse de rester chez les infidèles. Alors ils me demandèrent le nom de mes père et mère, s’ils existaient encore, si j’avais d’autres parens, et enfin si je les reconnaîtrais lors de mon arrivée dans mon pays : je leur répondis qu’ayant quitté l’Egypte très jeune, j’ignorais quel était le sort de mes parens, et si j’avais eu le bonheur de les conserver. Après avoir pris tous ces renseignemens, ils s’entretinrent entre eux un moment, puis me congédièrent avec mon hôte, en me disant qu’il fallait rester chez Lamfia, à qui le chef Mamadi-Sanici avait eu soin de me recommander.

 

En sortant de l’assemblée, je demandai à mon guide quel parti on avait pris relativement à mon passage dans le pays : il me dit que l’on avait arrêté que la route de Ouassoulo me convenait mieux que celle de Bouré, parce que ce pays était en guerre avec Kankan ; qu’un homme des leurs avait été tué sur cette route, et que l’on devait me faire conduire dans le Ouassoulo par la première occasion, d’où je prendrais ensuite le chemin que je préférerais, soit par Ségo, soit par Sambatikila, pour me rendre à Jenné. Je fus assez satisfait de cette décision, et je retournai à ma case, où je pris quelques verroteries pour aller au marché acheter un peu de lait.

 

Le 22 juin, j’allai à la mosquée, accompagné de mon guide : cet édifice consiste en un bâtiment carré, construit en terre, avec trois portes d’entrée, à l’O, au N et au S Il y a plusieurs avenues formées par de gros piquets qui en soutiennent le toit ; il est d’une construction informe, et loin d’être aussi bien que les mosquées en paille du Fouta-Dhialon. La prière fut très courte ; mais l’almamy, chef de la religion, fit lecture de quelques passages du Coran. Tous les assistants étaient vêtus avec une très grande propreté. Les femmes ont aussi une mosquée particulière, où

elles font leurs prières ; car il ne leur est pas permis d’entrer dans celle des hommes; je m’aperçus qu’elle n’était pas très fréquentée. Au sortir de la prière, je vis des vieillards bien vêtus se réunir sous la mosquée des femmes, qui est construite en paille et très aérée ; on me fit appeler avec mon guide, et on nous fit asseoir tous deux au milieu de l’assemblée. On pria Lamfia de rappeler de nouveau les circonstances qui m’avaient engagé à traverser le pays : les paroles de mon guide étaient répétées à haute voix par un crieur, pour que ceux qui étaient assis dehors pussent entendre ce qu’il disait. Lorsqu’il eut fini de parler, l’un des vieillards me demanda si je n’avais

plus rien à faire dire, ou plutôt si ce que Lamfia annonçait était bien vrai; je donnai mon assentiment. Alors on fit appeler le saracolet parlant arabe, et qui avait fait route avec nous depuis Baleya ; je répétai en arabe tout ce que mon guide venait d’annoncer: on engageait le saracolet à me faire beaucoup de questions; mais il s’en dispensa, en disant que l’arabe qu’on parlait dans mon pays ne ressemblait pas du tout à celui qu’il entendait. On fit l’apologie de Lamfia, et l’on approuva beaucoup la conduite qu’il avait tenue à mon égard ; ils convinrent à l’unanimité que j’étais un vrai musulman, et que l’on me donnerait assistance si j’en avais besoin. Ce rassemblement n’avait eu lieu que pour prévenir tous les habitans de mon passage dans le pays, et des circonstances qui l’occasionnaient. De cette façon, je n’avais plus rien à craindre de ceux qui me prenaient pour un Européen. Cette assemblée se composait de 1000 à 1200 cents personnes, toutes mises avec la plus grande propreté ; il y en avait beaucoup plus dehors que dans la mosquée, qui est très grande. On nous dit que nous pouvions nous retirer, ce que nous fîmes sans nous faire prier.

 

Mais, depuis cet interrogatoire, pour éviter de faire naître des soupçons, je me rendais souvent à la mosquée ; et lorsqu’il entrait quelqu’un dans ma case, j’avais la précaution de tenir à la main une feuille du Coran. Je voyais souvent mon saracolet, à qui je donnai une paire de ciseaux que je lui avais promise en route; il me faisait très bonne mine, et avait envie de m’emmener avec lui à Ségo. Je pensais qu’il avait l’espoir de tirer de moi de nouveaux présens ; peut-être étais-je trop prévenu contre lui; il séjournait à Kankan avec ses camarades pendant quelques jours pour se reposer. Non-seulement la route de Ségo ne me convenait pas, parce que je craignais d’y être reconnu; mais ensuite, en y allant, je me voyais forcé de renoncer à Jenné, où je desirais me rendre, à cause de la guerre continuelle entre ces deux pays. J’ajouterai encore que les soins assidus du saracolet me déplaisaient; sa complaisance me paraissait suspecte, et je me décidai à ne point mettre sa probité à l’épreuve, presque persuadé que j’en serais la dupe : je le laissai donc partir pour Kankari, où il devait aller pour s’embarquer sur une rivière qui se perd dans le Dhioliba, et de là se rendre à Ségo.

 

Je me décidai, d’après les conseils du bon vieux Maure Mohammed, qui connaissait parfaitement le pays, à prendre la route de Sambatikila, d’où je me rendrais à Jenné avec plus de sûreté. On me dit que ceux qui allaient en pèlerinage à la Mecque prenaient toujours cette route, on me cita même un Foulah du Fouta-Toro qui avait traversé le Bondou, une partie du Fouta-Dhialon, Baleya et Kankan pour aller à Sambatikila et se rendre à Jenné, plutôt que de passer dans le pays de Kaarta et de Ségo. Je n’attendais qu’un guide ou une occasion favorable pour en profiter.

 

Le 23 juin, j’eus la visite de mon saracolet, qui venait s’informer de ma santé ; il me demanda pourquoi je ne venais pas le voir dans sa case : il s’assit auprès de moi sur une peau de mouton ; et après les complimens d’usage, il me remit un morceau de papier écrit en arabe; il m’assura qu’en gardant ce grigri, je pouvais voyager avec sécurité, sans craindre les maladies; j’acceptai avec reconnaissance et empressement ce précieux talisman, que je payai de quelques coups de poudre.

 

Le 24 juin, mon saracolet revint de nouveau : il me pria de lui écrire un charme pour avoir des richesses comme les blancs. Je lui dis qu’ayant quitté mon pays très jeune, je ne savais pas en faire; que si j’avais ce talent, je m’en servirais pour moi; que cependant je pouvais lui donner un bon conseil pour devenir riche comme il le desirait ; et lui rappelant qu’il m’avait souvent parlé des mines d’or de Kankari, j’ajoutai que je l’engageais à s’y arrêter quelques jours, à faire fouiller la mine par son esclave, et, lorsqu’il aurait une certaine quantité d’or, à aller le porter chez les chrétiens ; qu’avec ce talisman il aurait tout ce qu’il pouvoit désirer; que c’était donc le meilleur à employer. Il rit beaucoup de cette manière de se procurer des talismans, disant qu’il la connaissait bien, mais qu’elle était d’une exécution trop difficile. Par ce moyen, je me débarrassai de cet importun, et je tirai ma petite vengeance du mensonge qu’il m’avait fait pour m’emmener avec lui à Kankari ; car l’on m’avait assuré qu’il n’y avait aucune trace de mine d’or dans cette ville.

 

Le 2 5 juin, je visitai mon bagage, qui n’était pas renfermé : je m’aperçus que l’on m’avait volé une partie de mon papier ; j’en prévins Lamfia, qui continuait d’avoir pour moi tant d’égards, que je n’osais le soupçonner. Il prit d’abord l’air étonné, protesta que ce n’était pas lui; il alla chercher les objets que je lui avais donnés, les mit entre les mains d’un nègre qui était dans ma case, pour me les rendre : mais je refusai de les accepter, assurant que j’avais trop de confiance

en lui pour le soupçonner de ce vol. Après un moment de réflexion, il me dit qu’il avait vu le Foulah qui avait logé dans ma case chercher dans mes effets ; qu’il l’avait fortement grondé, et lui avait défendu de toucher une autre fois aux effets de l’Arabe. Le pauvre Foulah qu’il accusait était parti depuis trois jours pour retourner dans son pays. Je passai sous silence cette filouterie. Dans la soirée, j’allai avec lui voir un nègre mandingue arrivant de Jenné: cet homme avait les cheveux pleins de fumier, comme la laine d’un mouton qui aurait couché six mois sur la même litière ; et cependant il avait un air à prétention et paraissait content de sa personne ; il remuait la tête de côté et d’autre, agitait ses cheveux qui étaient longs et en tresses. Je m’assis avec mon guide auprès de lui; il me regarda d’abord avec curiosité, et semblait douter que je fusse Arabe : on lui apprit d’où je venais et que j’avais le désir de me rendre à Jenné. Je m’informai de la distance de cette ville à Kankan, et des peuples qui habitaient sur la route ; il m’assura affirmativement qu’il y avait trois mois et dix jours de marche continuelle : comme je lui fis observer que l’on devait s’arrêter pour se reposer, il m’attesta le contraire, et dit que les caravanes marchaient tous les jours, et que la plus grande partie des peuples chez lesquels je devais passer étaient idolâtres; que je verrais peu de musulmans : il ajouta aussi que j’aurais bien des difficultés à vaincre, et que les nègres me prendraient pour un blanc; qu’ils n’aiment pas les hommes de cette couleur. Quant aux difficultés qu’il m’annonçait, je m’y attendais, et j’étais décidé à les surmonter; mais j’étais effrayé par la longueur du chemin qu’il fallait faire à pied : cependant je réfléchis bientôt que les nègres ne comptent jamais le temps qu’ils mettent dans leurs voyages, et que celui-ci ne savait sûrement pas le nombre de jours qu’il avait mis pour effectuer son retour. Je voulais partir le plus tôt possible, avant que les pluies fussent plus fortes ; mais il me fallait un guide, et je ne pus trouver personne qui voulût m’accompagner à Sambatikila, quoique je promisse un très -joli cadeau en paiement. On m’engagea à attendre l’occasion qui se présenterait bientôt, ajoutant qu’il y avait beaucoup de communications entre le Kankan et le pays où je voulais aller.

 

Le 29 juin, les saracolets et quelques Mandingues se réunirent pour traverser les bois qui séparent Kankan du Ouassoulo : mon homme aux grigris vint me voir, et me demanda si j’étais disposé à partir avec lui, ajoutant que de longtemps je ne trouverais une occasion aussi favorable pour traverser les bois du Ouassoulo, qui sont infestés de voleurs ; je lui fis part de la résolution que j’avais prise de me rendre à Sambatikila, pour aller à Jenné ; il s’informa auprès de quelques

Mandingues si cette route qu’il ne connaissait pas était bien convenable à mes desseins, et me fit ses adieux. Je me trouvai bien aise d’être débarrassé de lui. Peut-être, comme je l’ai dit plus haut, étais-je trop prévenu contre les saracolets, à cause de la conduite que je les avais vus tenir à Sierra-Leone : quant à celui-ci, il paraissait assez doux ; il pouvait bien ne pas être aussi coquin que ses camarades ; mais on ne peut commander la confiance.

 

Comme je me disposais à profiter de la première occasion pour partir, je me défis d’une partie de mes marchandises pour alléger mon bagage : je fis vendre un baril de poudre et une pièce de guinée ; le reste étant soieries, verroteries, ambre, corail, je les gardai pour les emporter: Je me défis des premières à 60% de bénéfice, parce que je ne voulais prendre pour paiement que de l’or, et que cet article était très rare dans le pays, depuis la guerre entre les gens de Bouré et de Kankan, qui intercepte toute communication entre ces deux peuples. Je ne parlais pas assez mandingue pour effectuer moi-même la vente ; je chargeai Lamfia de faire ce marché pour moi : il me dit que, pour assurer la vente de ses marchandises, il avait coutume d’écrire un grigri sur une planchette sur laquelle les écoliers écrivent ordinairement; puis qu’il lavait l’écriture, et arrosait avec l’eau les objets à vendre: par ce moyen les bénéfices étaient toujours très considérables. Au reste, je crois qu’il s’entendait avec les personnes qui achetèrent ma poudre et ma guinée, et qu’il fit un petit bénéfice. Il témoigna le désir d’échanger mon tabac contre quelques mauvaises verroteries, desquelles il ne pouvait se défaire avantageusement; il m’assura, sans doute pour me décider, que dans le pays où j’allais passer, le tabac n’avait pas de prix, et que ces verroteries, au contraire, se vendaient très bien; pour me débarrasser encore, je fis cet échange, dans lequel je remarquai qu’il cherchait à me tromper sur mon tabac, auquel il attribuait une valeur très médiocre. Je fis un second échange avec un autre Mandingue, qui me traita plus favorablement. On me dit qu’il y avait à Ouassoulo un marchand saracolet allant à Sambatikila ; que cet homme ne devait partir que dans quelques jours : il fut arrêté que nous irions, Lamfia et moi, le rejoindre, et que je ferais ensuite route avec lui ; notre départ fut fixé après la fête du salam, qui devait avoir lieu dans quelques jours. Mais il en devait arriver autrement, comme on le verra par la suite.

 

J’allai plusieurs fois visiter le marché, qui a lieu deux fois par semaine dans la ville de Kankan; je remarquai beaucoup d’étrangers du Ouassoulo, du Sangaran et du Toron, qui viennent faire le commerce dans cette ville ; ils apportent des toiles du pays, du miel, de la cire qui est transportée sur nos établissemens de la côte, du coton, des bestiaux et de l’or. Les habitans de Toron se font remarquer par leur costume, qui consiste en un coussabe jaune et court, une culotte de même couleur, dont le fond est très large et d’une très grande malpropreté ; un grand chapeau de paille, à forme ronde, et quelquefois des sandales : ils sont tous armés d’un sabre, apporté dans le pays par des marchands mandingues, d’un arc et d’un carquois plein de flèches, et tiennent une lance à la main ; ils ont une bande de toile qu’ils se passent autour des reins pour attacher leur coussabe, qui est très court et étroit : ils portent la barbe comme les musulmans ; mais ils l’entretiennent si mal, qu’on dirait leur figure pleine de fumier. Ils prennent par le nez beaucoup de tabac, et fument encore davantage, ce qui ajoute à leur extrême malpropreté : il n’y a qu’en voyage qu’ils ne font pas usage de la pipe ; mais ils s’en dédommagent bien à leur retour, et l’on m’assura qu’ils passent des journées entières, rassemblés à l’ombre de grands arbres, à converser en fumant. Ils sont idolâtres. Tous ceux que j’ai vus étaient grands, bien faits, et avaient l’air guerrier : ils ont le teint aussi noir que les Mandingues, mais n’ont rien des traits de ces derniers; leur visage est un peu rond, leur nez court, sans cependant être aplati, et leurs lèvres minces. Je n’ai jamais vu de femmes de cette nation: mais je présume que leur costume n’est ni plus élégant ni plus propre que celui des hommes, et qu’il consiste en une bande de toile de coton du pays, qui leur passe autour des reins. Ils ont les cheveux crépus, et les portent en tresses. L’habitude du pays permet aux hommes de prendre autant de femmes qu’ils peuvent en nourrir; mais comme ils sont obligés de faire aux mères de grands cadeaux, ils sont souvent retenus faute de moyens : cette coutume existe en général chez tous les peuples idolâtres. Ils sont soumis à une quantité de petits chefs, tous indépendans entre eux, et qui gouvernent despotiquement ; les dignités sont héréditaires. Ils ont de nombreux troupeaux de bœufs et de moutons, et nourrissent beaucoup de volailles.

 

Leur pays montagneux leur fournit du miel, qu’ils aiment beaucoup, et qu’ils viennent vendre au marché ; leur sol, fertile, produit tout ce qui est nécessaire à la vie ; on m’assura que leurs cultures sont très soignées : ils récoltent du riz, des ignames, de la cassave, des pistaches, du foigné, du maïs, et un peu de mil. Ils fabriquent beaucoup d’étoffes de coton, dont les lés n’ont que cinq pouces environ. Je les ai vus porter des poignards qu’ils font eux-mêmes ; ils fabriquent aussi leurs instrumens aratoires : mais je n’ai pas su d’où ils tirent leur fer. Les habitans de Toron sont souvent en guerre avec ceux de Kankan, qui voudraient les réunir à l’étendard du prophète. Ils sont d’un naturel guerrier et belliqueux ; ils repoussent vivement les attaques des musulmans, qui ne sont pas assez forts pour leur faire une guerre continuelle.

 

Mais revenons au marché. Il est toujours bien garni de marchandises d’Europe, apportées de la côte par les marchands mandingues : elles consistent en fusils, poudre, pierres à feu, indienne de couleur, guinée bleue et blanche, ambre, corail, verroteries et quincailleries. J’ai vu beaucoup de toiles blanches, tissées dans le Ouassoulo ; des pots en terre, fabriqués dans le pays ; toute espèce de comestibles, tels que riz, foigné, ignames, cassaves, etc. ; volailles, moutons, bœufs et chevaux, amenés par les étrangers. On vend aussi à ce marché du bois de chauffage. Ce sont les esclaves qui font ce commerce pour se procurer une petite provision de sel, qui est un objet très cher et le premier article d’échange.

 

Je m’aperçus que plusieurs marchands avaient de l’or, mais ils y tiennent beaucoup; ils n’achètent avec ce métal que des marchandises choisies. Tous les marchands sont porteurs de petites balances, faites dans le pays, et qui m’ont paru très justes ; ils n’ont d’autres poids que les graines d’un arbre qui se trouve dans le Fouta-Dhialon, et dont j’ai oublié le nom. Ces graines sont noires, de la grosseur et de la forme des graines de corossol, mais un peu plus lourdes : le poids en or de deux de ces graines équivaut à 6 francs. Ils ne se trompent jamais ; leurs poids sont aussi justes que les nôtres. L’or que j’ai vu à Kankan, et que l’on me dit sortir des mines de Bouré, était en boucles d’oreilles de la valeur de 6 gourdes ; il y en a même dont le poids équivaut à 25 gourdes ; j’en vis aussi en petits grains gros comme du plomb de chasse, et de plus petits ; ils le portent ordinairement dans un tuyau de plume. Lamfia me fit la confidence que les marchands qui possédaient de l’or le cachaient dans des grigris recouverts en cuir tanné, qu’ils se mettent au cou ou au bras, soutenus par un cordon en cuir ; ils agissent ainsi dans la crainte d’être dévalisés en route ou de le perdre.

 

Depuis le vol que l’on m’avait fait de mon papier, j’étais devenu très soupçonneux, et je ne m’absentais de ma case qu’avec circonspection : je me rendais cependant à la mosquée deux fois par jour, afin de paraître dévoué à la religion ; car j’avais besoin d’en imposer aux nègres ; j’en trouvais toujours qui n’étaient pas disposés favorablement pour moi ; ils ne cessaient de dire que j’étais un blanc : or les Mandingues ne nous aiment pas du tout; ils ont horreur du nom chrétien. Cependant ils ne méprisent pas les Européens : le fanatisme seul les porte à nous détester, et, s’ils m’eussent connu pour ce que j’étais, il est possible qu’ils ne m’eussent fait aucun mal; mais sans scrupule ils m’auraient dévalisé, et empêché de continuer mon voyage. Je trouvai les habitans de Kankan aussi importuns et mendians que ceux de Cambaya, et pas plus généreux. Je ne reçus d’eux que quelques noix de colats; cependant le chef me fit présent d’un petit morceau de viande, que Mohammed, Maure établi dans le pays, lui demanda pour moi : je ne l’en avais pas prié, mais il pensait qu’il en aurait sa part; en effet, je fis faire, avec le cadeau du chef, un assez bon souper que nous mangeâmes ensemble.

 

Le 5 juillet se trouvait être la fête du salam (‘ayd al-adhâ’) qui toujours est célébrée avec beaucoup de magnificence par les musulmans. La veille, Lamfia m’avait demandé si je voulais acheter de la viande en faveur de la cérémonie : je lui fis observer qu’ayant une longue route à faire et peu de moyens, j’avais besoin d’économiser, si je ne voulais pas rester en chemin : il se tut, mais il ne parut pas très satisfait. J’assistai à la cérémonie de la fête avec mon guide : elle avait lieu dans une grande plaine à l’E. du village, non loin du Milo.

 

En traversant les rues, je vis des vieillards vénérables, recouverts d’un petit manteau court fait d’écarlate, dont les bords étaient garnis d’une étoffe de coton à fleurs jaunes, pour imiter des galons en or; ils marchaient séparés, et étaient suivis d’une nombreuse escorte ; ils se promenaient de tous côtés, et chantaient, Allah-akbar, Allahakbar, la illa ilAllah, Allahakbar f etc. : ces paroles étaient répétées par leur suite, qui grossissait à chaque instant. Ils tenaient à la main droite une lance, et avaient sur la tête un bonnet rouge. Rendu dans la plaine, je vis une nombreuse assemblée habillée de diverses manières ; la majeure partie était en costumes du pays, qui consiste en un coussabe, une culotte, un bonnet de forme pointue, et une paire de sandales ; plusieurs étaient affublés de vieux habits rouges de soldats anglais, qu’ils s’étaient procurés à Sierra-Leone ou à Gambie ; et d’autres couverts de vieux manteaux européens, de diverses couleurs, avec un chapeau à l’européenne, et mille haillons de ce genre ; enfin, chacun avait pris ce qu’il croyait avoir de plus beau, et tout le monde était en parure. Ils étaient tous armés de fusils, de lances, d’arcs et de flèches ; et au moment de la prière, chacun mit ses armes à terre. Je voyais arriver à chaque instant des vieillards à manteaux rouges, suivis d’une foule d’habitans ; peu après parut le chef, à cheval, escorté de 200-300 Mandingues formant une haie à ses côtés. Je remarquai que les hommes de la suite avaient tous des fusils : le chef faisait porter

devant lui un pavillon de taffetas rose. L’almamy, chef de la religion, suivait Mamadi-Sanici, premier magistrat ; il avait, comme lui, une nombreuse garde portant un pavillon de taffetas blanc, avec un autre morceau rose au milieu, formant un cœur. Mamadi Sanici était mis très simplement, mais propre. L’almamy, au contraire, était magnifiquement vêtu ; il était couvert d’un manteau de belle écarlate, garni de franges et de galons en or : c’était un cadeau que lui avait fait le major Peddie, lors de son séjour à Kakondy sur le Rio-Nunez ; au moment où il devait explorer l’intérieur de l’Afrique, il envoyait des cadeaux de tous côtés pour se rendre les chefs favorables.

 

Ceux des autres vieillards qui avaient des manteaux rouges avaient pris modèle sur celui de l’almamy. La musique de la fête consistait en deux grosses caisses ou tambours, exactement semblables à ceux que j’ai décrits à Cambaya. L’almamy fit la prière avec beaucoup de piété ; il paraissait très recueilli : c’était un spectacle frappant que de voir une aussi grande assemblée se prosterner pour adorer Dieu, Après la prière, les vieillards revêtus de manteaux formèrent un dais avec des pagnes blanches ; l’almamy se plaça sur un petit siège qu’on avait apporté exprès;

il lut une longue prière en arabe, que bien certainement personne ne comprenait.

 

Après cette prière, le chef Mamadi-Sanici harangua le peuple ; il avait à ses côtés un homme qui répétait à haute voix ce qu’il disait, afin que tout le monde pût l’entendre. On me dit qu’il engageait ses sujets à tourner leur commerce vers le Ouassoulo, Baleya et le Fouta-Dhialon, ajoutant qu’il serait trop dangereux d’aller à Bouré, et qu’il fallait jusqu’à nouvel ordre renoncer au commerce de ce pays. Après cette courte harangue, on se retira avec précipitation; les portes ne pouvaient livrer passage à tout le monde ; les hommes et les chevaux étaient mêlés dans la foule. Les femmes assistèrent à la fête, se tenant à une distance respectueuse des hommes ; elles firent aussi la prière. Après cette cérémonie, on alla tuer l’agneau pascal pour se régaler le reste du jour. Les nègres n’ont pas de plus grande jouissance que celle des grands repas. Lamfia s’était affublé de ma couverture de laine et de mon parapluie, qu’il tenait toujours sur sa tête, comme pour se préserver du soleil : avant de partir de chez lui, il m’avait engagé à me couvrir de cette manière; mais je m’y refusai.

 

Ce jour était celui du marché ; je ne m’aperçus pas que la fête lui eût fait aucun tort : j’y allai pour me procurer un peu de cassave pour mon déjeûner; car ce jour-là mon guide, qui commençait à n’être plus aussi complaisant, sans doute parce que je n’avais plus de beaux présens à lui faire, m’avait laissé sans déjeûner, et me représenta, pour s’excuser, que c’était jour de fête et de marché, et que ses femmes étaient très occupées; cependant il en avait deux qui n’avaient d’autre occupation que de préparer le repas de la famille ; et les esclaves leur fournissaient du bois qu’ils se procurent dans la campagne.

 

Le reste du jour se passa comme les précédens; je ne remarquai aucune autre réjouissance. A l’heure du souper, qui se fit plus tard que de coutume, les femmes se rassemblèrent entre elles pour partager leur repas ; elles se divertirent gaiement : mais leurs jeux sont bien loin d’être aussi gais que ceux des nègres idolâtres de Baleya et d’Amana ; je les voyais sauter, danser, dans la case et dans la cour, tenant à la main un morceau de viande, dans lequel elles mordaient d’une manière dégoûtante. La musique et la danse sont interdits chez les musulmans ; leurs divertissemens sont loin d’égaler la joie et la gaieté qui régnent chez les païens. Après souper, j’eus la visite d’un vieux marabout venant de Ségo : il me regarda avec curiosité; il ne pouvait s’empêcher de rire de la longueur de mon nez, assurant qu’il n’en avait jamais vu de pareil. Toutefois, il me combla de bénédictions, ainsi que Lamfia : il loua beaucoup la conduite que ce dernier tenait avec moi; Lamfia, en reconnaissance, loua beaucoup mon zèle pour la religion. Le marabout me confirma la nouvelle que j’avais apprise de la guerre entre les villes de Ségo et

Jenné ; il me conseilla de prendre la route de Sambatikila. Mon hôte s’empressa de couper deux ou trois brasses de toile du pays, qu’il donna en présent au marabout, qui n’avait cessé de flatter son amour-propre.

 

Aussitôt qu’il eut le présent, il s’en alla, en le comblant de nouvelles bénédictions et en louant sa générosité.

 

Le 6 juillet, je me trouvais seul clans ma case; je profitai de cette occasion pour visiter mes effets, qui malheureusement n’étaient pas fermés à clef. Je m’aperçus qu’on y avait touché; je vis des paquets de verroteries qui n’étaient pas attachés comme je les avais laissés : je m’empressai de faire une visite exacte de la totalité, et je vis avec douleur que j’avais été volé, que mes plus belles verroteries avaient disparu. Heureusement pour moi, la veille de la fête, j’avais caché mon ambre, mon corail et un peu d’argent, dans un petit sac de crème de tartre et de sel purgatif : le voleur avait commencé à ouvrir le sac où était le sel; mais lorsqu’il aperçut ce qu’il contenait, il le laissa, et se rejeta sur les verroteries; un rasoir que j’avais prêté la veille à Lamfia pour couper ses moustaches, avait aussi disparu; il en avait grande envie et m’avait prié de le lui donner. Cet homme me croyait beaucoup plus riche que je ne l’étais; il s’imaginait que j’avais de l’argent, de l’or, beaucoup d’ambre et de corail ; souvent il m’avait demandé à m’en acheter; mais j’avais toujours eu soin de répondre que je n’en avais pas.

 

Le jour de la fête, je m’absentai pour aller au marché; je passai aussi chez un Mandingue qui avait envie de venir à Jenné avec moi, pour se rendre de là à la Mecque. Cet homme pouvait avoir de 35 à 40 ans ; et malgré son zèle pour la religion, il ne pouvait se résoudre à désobéir à son père, qui s’opposait de toute son autorité à ce voyage. Cette désobéissance pouvait en quelque sorte paraître excusable, puisqu’elle avait pour but d’être agréable à Dieu.

 

Je ne voulus pas laisser ignorer à mon hôte que je me fusse aperçu qu’il était resté seul dans ma case; je le lui dis, en présence de plusieurs personnes qui étaient venues me voir ; il parut très fâché du vol qui m’avait été fait; il fit beaucoup de bruit, assurant aux Mandingues qui étaient présens, que le jour de la fête tout le inonde était allé à la prière, et qu’il n’était resté au logis qu’une petite fille de dix à douze ans. Ne pouvant pas d’ailleurs accuser, comme il avait déjà fait, le Foulah du Fouta-Dhialon, il fit venir la jeune esclave; il lui parla d’un ton fort dur, lui prit les deux mains dans une des siennes, et la menaça de la fouetter, si elle ne nommait celui qui était venu pendant notre absence : l’enfant assura qu’il n’était entré personne, et qu’elle n’avait pas quitté la maison.

 

Lamfia eut soin de s’en tenir aux menaces, parce qu’elle eût peut-être parlé contre lui; il quitta les mains de l’enfant, et dit aux assistans que certainement on ne m’avait rien pris. Cependant j’étais bien sûr que ce vol n’avait pas été fait par des étrangers ; j’avais eu soin, avant d’aller à la prière, de mettre mes effets dans la jarre au mil, et personne autre que Lamfia ne m’avait vu :je ne lui parlai pas dans le moment du rasoir qui me manquait aussi; il continuait à faire du bruit, à menacer la petite esclave, qui en fut quitte pour la peur, et moi pour ma verroterie. Repassant dans mon souvenir les égards et les complaisances que cet homme avait eus pour moi, je n’osais tourner sur lui mes soupçons; j’accusais en secret ses femmes qui, plusieurs fois, avaient paru envier mes beaux grains de verre : quant à lui, il répétait sans cesse que je ne connaissais pas le nombre de mes marchandises, et que certainement je n’avais pas été volé. Cette conduite excita mon indignation; je jetai, sur lui un regard sévère : il baissa la tête, ne pouvant le supporter, et dès ce moment il me parut coupable; je n’accusai plus que lui, et je me promis de me tenir désormais sur mes gardes. Dans la soirée, il me demanda d’un air assez froid si je n’allais pas à la mosquée : je lui répondis que je desirais beaucoup y aller, mais que je craignais pour le reste de mon bagage ; que le voleur ne serait peut-être pas aussi modéré qu’il l’avait été jusqu’à présent. Cette réponse lui fit baisser la tête de nouveau, comme à une personne coupable et humiliée : cependant je me gardai de laisser voir mes justes soupçons ou du moins de les faire éclater au-dehors, ce qui m’eût peut-être été funeste; mais, malgré moi, la chose devint publique. Ne pouvant rester continuellement dans la case pour garder mes effets, je fis acheter un cadenas, que je mis à mon sac. Ce fut Lamfia qui, toujours très complaisant, se chargea de cet achat; l’ayant fermé devant lui, il me dit :

« Maintenant, tu ne risques plus d’être volé! Non, lui répondis-je, mais cela ne me rendra pas mes belles verroteries : il est bien tard à présent; mais j’aurais fermé plus tôt mon sac, si j’avais pu penser que mes effets n’étaient pas en sûreté a chez toi. »

 

Il sentit ce reproche, et se troubla visiblement. Il chercha à sortir d’embarras en niant toujours le vol, et observant qu’un voleur ne se serait pas contenté d’une partie de mes marchandises. C’était justement ce qui fortifiait mes soupçons ; car un voleur étranger eût emporté le tout, tandis que lui, craignant une esclandre, n’en avait pris qu’une partie, dans l’espoir que je ne m’en apercevrais pas.

 

La situation devenait pénible ; il craignait qu’en prolongeant mon séjour, mes plaintes ne lui causassent de plus grands désagrémens; aussi pressait-il notre départ. Dans la soirée, j’allai avec lui prendre congé du mansa; et quoique je fusse convaincu qu’il m’avait volé, je me décidai à traverser avec lui les bois du Ouassoulo, de peur de rencontrer pis dans un autre guide. Nous ne trouvâmes pas le chef chez lui ; il était allé inspecter ses esclaves à l’ourondé ; notre visite fut remise au lendemain. Dans la même journée, les femmes et les enfans venaient dans la cour au devant de moi, me montrant avec affectation des grains de verre semblables à ceux qui m’avaient été pris ; Lamfia affectait de voir ces insultes avec indifférence ; il craignait peut-être une nouvelle explication avec moi. Je dévorai mon impatience, et attendis la fin de cette scène, sans marquer de colère, certain que cela n’eût servi qu’à la prolonger. Je n’avais rien pris de la journée, et, un peu après le coucher du soleil, il me fit donner une portion de riz assez bien apprêté. Avant cet événement, il avait soin de faire hâter son souper, pour que nous le prissions ensemble un peu avant le coucher de cet astre, parce que, disait-il, les Arabes n’aimaient pas à souper tard. Je n’avais qu’à me louer des égards qu’il avait eus pour moi jusqu’alors ; il s’était empressé de prévenir tous mes désirs; souvent, étant endormi le jour dans ma case, j’étais tout étonné, en me réveillant, de trouver des pistaches grillées et préparées, que lui-même avait déposées près de moi ; je lui avais aussi l’extrême obligation d’avoir toujours pris mon parti contre ceux qui cherchaient à me nuire : mais je devais être la dupe de ses soins assidus.

 

Le y juillet, nous retournâmes chez le mansa, pour prendre congé de lui ; il était encore absent. En revenant, je dis à Lamfia (peut-être indiscrètement) que le voleur avait aussi pris le rasoir avec lequel il s’était fait la barbe la veille de la fête; il me répondit, d’un air assez assuré, que c’était impossible, qu’il était certainement dans mon sac.

 

Revenu à la case, il me pria, en présence du Mandingue, de visiter de nouveau mes effets : après nombre de recherches inutiles, de longs pourparlers, et beaucoup d’allées et de venues, le rasoir fut enfin retrouvé dans la jarre au mil, où j’eus la certitude qu’il avait été mis à l’instant même, dans l’espérance de me persuader qu’il n’avait pas été volé, mais égaré. Lamfia voulait me le rendre; je refusai de le recevoir, en disant que je voulais avoir en même temps toutes les marchandises qui m’avaient été prises. A ces mots, il parut tout déconcerté. Deux vieillards me conseillèrent d’aller me plaindre au chef, si le fripon ne restituait à l’instant le vol qu’il avait fait; saisissant cette idée, je le menaçai de porter ma plainte ; il fut effrayé, et me demanda de différer un peu. Après un moment de réflexion, il me dit que, puisque j’avais été volé chez lui, et que ma personne et mes effets avaient été confiés à sa garde par le chef de Cambaya, j’étais sous sa responsabilité ; qu’il se croyait garant de tous les événemens, et me rendrait tout ce que j’avais perdu. A cette condition, je promis le silence ; mais voyant qu’il ne se pressait pas de tenir sa parole, et craignant d’être dévalisé une troisième fois, je suivis le conseil de plusieurs vieillards qui m’accompagnèrent chez le chef du pays, pour le prier de me donner un logement, jusqu’à ce qu’il se présentât une occasion pour traverser le bois du Ouassouk).

 

Lamfia, qui nous accompagnait, portait mon sac : il m’avait déjà engagé plusieurs fois à aller chez le mansa, pour subir une épreuve qui consiste à se passer un fer rouge sur la langue : l’accusé est acquitté si le fer rouge ne le brûle pas; mais alors l’accusateur est obligé de subir la même épreuve ; celui des deux qui s’y refuse est condamné. Si c’est l’accusateur, il fait une réparation, en donnant un présent à son antagoniste ; si au contraire c’est le coupable, et qu’il soit accusé de vol, il doit restituer la valeur de ce qu’il est censé avoir soustrait. Cette coutume bizarre, dictée par l’ignorance, est usitée dans toute la partie occidentale de l’Afrique. Nous trouvâmes le chef en affaires; il présidait le conseil des vieillards, qui était assemblé à la mosquée des femmes ; nous entrâmes dans une case, et bientôt après nous vîmes arriver nos juges. Un homme de Kankan, connaissant un peu la langue arabe, me servit d’interprète; je l’en avais prié, ne parlant pas assez bien le mandingue pour me faire comprendre : il expliqua à l’assemblée, dans des termes qui me parurent très énergiques, comment j’avais été volé ; il détailla tout, jusqu’à la scène du rasoir. Lamfia soutint hardiment que je n’avais pas été dévalisé; il rappela de nouveau le vol de mon papier, en accusant toujours le Foulah absent. Mon interprète reprit la parole, et

dit en mon nom que je n’avais qu’à me louer de la bonne réception que m’avaient faite les habitans du Fouta Dhialon, lors de mon passage dans leur pays; que, loin de me tromper, ils m’avaient accordé la plus généreuse hospitalité, et que bien certainement celui qui m’avait pris le papier m’avait aussi soustrait mes verroteries. Lamfia, pour se justifier et défendre sa réputation, proposa de faire l’épreuve et de faire rougir le fer (cette épreuve se fait souvent entre les habitans, sans avoir recours au chef). Le mansa lui imposa silence. Ce vieillard, à qui je demandais un logement, me conseilla de rester chez mon hôte, vu qu’il devait partir dans deux jours avec beaucoup d’autres marchands pour traverser les bois du Ouassoulo. Je pensai que le chef craignait de m’avoir à sa charge, et je n’insistai plus pour loger chez lui. Je répondis que j’aimais mieux retourner dans le Fouta-Dhialon que de rester plus longtemps chez cet homme, et je demandai à loger chez le bon vieux Maure qui avait continué à me faire des visites amicales, et avec qui je vivais en bonne intelligence. On y consentit à l’unanimité. Je laissai tous mes effets en dépôt chez le chef, jusqu’à ce qu’on m’eût procuré un endroit sûr pour les serrer. Ce dernier m’engagea d’un air d’intérêt à prendre ma couverture de laine pour me couvrir la nuit, m’observant que je pourrais avoir froid.

 

Je retournai à mon ancien logement pour prendre quelques médicamens que j’y avais laissés, parce que Mamadi-Sanici m’avait témoigné le désir d’avoir une médecine; je m’étais fait accompagner d’un nègre, parce que je craignais d’être insulté en y allant seul; quoique beaucoup de gens prissent mon parti, et fussent indignés de la conduite de Lamfia envers moi, je craignais que sa colère, excitée par la scène qui venait de se passer, ne le portât à quelque excès. Cette précaution ne fut pas inutile, car il me reçut fort mal, et fit beaucoup de difficultés pour me donner ce que je réclamais : il voulut me chasser de chez lui, et alla même jusqu’à essayer de me frapper, mais plusieurs personnes qui se trouvaient dans sa case s’y opposèrent fortement, en blâmant sa conduite. Dans sa fureur, il disait ce qu’il avait démenti lui-même tant de fois, que j’étais un chrétien, que je cherchais à pénétrer dans l’est pour surprendre les musulmans et les tromper.

 

Cette scène, que j’avais bien prévue, mais que je ne pouvais éviter, me contraria beaucoup; je craignais même qu’elle n’eût pour moi des suites fâcheuses : mais on ne fit aucune attention à la colère de mon guide ; on reconnut en lui un voleur méchant, humilié de se voir découvert ; on m’engagea à ne plus penser à tout cela. Je cherchai à intéresser les habitans en ma faveur, en leur faisant remarquer ma position critique ; seul, sans moyens, dans un pays étranger, et, pour comble de malheur, ne parlant pas bien la langue ; beaucoup paraissaient sensibles à ma position, et c’étaient les plus zélés sectateurs.

 

J’allai donc à l’humble cabane de mon nouvel hôte, qui était très pauvre ; mais il me reçut du mieux qu’il put : il me donna même la natte sur laquelle il avait l’habitude de coucher ; je fis difficulté de l’accepter, car il m’était pénible de déplacer ce bon vieillard ; mais il insista, en me disant que, comme étranger, je devais lui céder, qu’il était naturel qu’il me fît les honneurs de chez lui. Je partageai son frugal souper, qui consistait en un petit plat de tau, avec une assez bonne sauce au gombo, à laquelle on avait ajouté du sel. Pourquoi donc, dans tous les pays, le pauvre est-il toujours le plus charitable ? C’est qu’étant malheureux il mesure les maux des autres à ceux qu’il endure.

 

Le 8 juillet au matin, le chef me fit appeler; j’y allai avec le Maure Mohammed : il était chez l’alkali, Foulah du Ouassoulo, établi à Kankan ; c’est un des plus riches habitans de cette ville ; il fait partie du conseil. Je trouvai trois ou quatre Mandingues de distinction qui accompagnaient Mamadi-Sanici : on rendit compte aux assistans du vol qui m’avait été fait ; je m’aperçus qu’on vantait la bonne conduite de Lamfia à mon égard, jusqu’au moment où cette affaire avait été connue ; ils décidèrent que, puisqu’il n’y avait pas de preuve contre lui, on ne pouvait le punir. Je trouvai cette décision assez sage. On me prévint que l’alkali allait devenir mon hôte, parce que Mohammed le chérif était pauvre et n’avait pas de riz à me donner ; on ajouta que la case que j’allais occuper fermait bien à clef, et que je ne serais pas volé une seconde fois. Puis ils témoignèrent le désir de visiter tous mes effets, pour s’assurer de leur quantité, afin, dirent-ils, que si j’étais volé de nouveau, ils pussent m’en tenir compte. Je ne leur sus pas gré de cette prévoyance; cependant, quoique très contrarié, j’étalai mes marchandises, ayant bien soin de soustraire mes notes, qui leur eussent donné des soupçons : tout fut visité exactement ; on compta les verroteries, et l’on mesura les étoffes ; ils n’aperçurent pas mon ambre ; je l’avais caché dans de la crème de tartre. J’ouvris moi-même le paquet, et leur laissai entrevoir cette poudre blanche ; ils en goûtèrent, car plusieurs la prirent pour du sucre ; et lorsqu’ils furent détrompés, ils me témoignèrent le désir d’avoir des médecines ; tous se dirent incommodés. Après avoir tout visité, on me laissa ramasser mon bagage ; personne ne se permit de me demander autre chose que des médicamens. On me donna une case pour me loger, et je mis mes effets dans un magasin fermant à clef, et qui faisait partie de mon logement; chose que je n’avais pas encore vue dans le pays. On me prodigua des soins, et l’on me donna exactement tout ce que je pouvais raisonnablement désirer dans ma position. Comme je craignais d’être à charge, je voulus acheter du riz au marché pour me nourrir ; on s’y opposa, en me disant que je ne manquerais de rien chez mon nouvel hôte.

 

Je devins plus assidu à la prière, car ce dernier était très dévot : cependant j’étais dans l’impatience de trouver une occasion pour partir ; on me faisait espérer que bientôt il s’en présenterait une. Les pluies étaient devenues fréquentes; il ne se passait pas de jour que nous n’eussions un fort orage, et j’étais continuellement tourmenté par la pensée que j’aurais à traverser un pays inondé : mais cette idée m’effrayait moins encore que celle de rester dans un lieu où la discussion que j’avais eue avec Lamfia ne me permettait plus d’habiter avec sécurité; je craignais que, par ses insinuations, il ne me suscitât quelque affaire désagréable.

 

Pourtant j’étais très bien chez mon nouvel hôte ; il était fort riche et beaucoup plus généreux que ne le sont ordinairement les Mandingues; il possédait de nombreux troupeaux de bœufs et de vaches qui lui fournissaient en abondance de très bon lait; il m’en envoyait souvent, avec du déguet (éspèce de couscous ), attention qu’aucun Mandingue n’avait encore eue pour moi, à l’exception d’un chérif du pays qui m’envoya un peu de lait, en disant que nous étions parens. J’étais voisin du bon Maure Mohammed, et tous les soirs nous joignions notre souper, pour passer un moment plus agréable : il me tenait souvent compagnie, et contribuait beaucoup à me faire trouver le temps moins long, en me procurant la connaissance de tous ses amis. Ce respectable vieillard pouvait avoir 60 ans ; il était petit, et avait une figure arabe; il était d’une agilité incroyable, parlait beaucoup et avec volubilité ; sa femme, négresse, lui avait donné un fils qui avait à cette époque douze à quinze ans ; ce jeune homme était chétif et d’une santé débile, ce qui affligeait beaucoup son vieux père. La mère était très laborieuse ; elle préparait seule le manger de toute la famille, et s’occupait des soins du ménage. Il possédait un esclave, auquel il faisait cultiver un petit jardin qui entourait son habitation. Trois cases, élevées sur un terrain que l’alkali lui prêtait, servaient de logement pour lui et sa famille : il n’avait point de champ à cultiver; sa seule ressource était d’aller de côté et d’autre chez les Mandingues demander du riz, du foigné, du sel, de la viande, etc., pour l’entretien de sa maison. Il avait au milieu de son habitation un bel oranger qui portait de beaux fruits ; il était, disait-il, bien fâché qu’ils ne fussent pas mûrs, parce qu’il eût été bien aise de m’en faire goûter. L’état de pauvreté dans lequel il était réduit, le désintéressement avec lequel il m’avait offert l’hospitalité, me touchèrent; je regrettai de ne pouvoir améliorer son sort; je tâchai de l’adoucir un peu en le forçant à accepter quelques légers cadeaux qu’il reçut avec les marques de la plus vive reconnaissance.

 

Mamadi-Sanici me fit demander un remède pour les yeux d’une de ses femmes : je ne savais que lui donner; mais comme il était dans mes intérêts de ne rien lui refuser, je mis un peu d’alkali volatil dans de l’eau, et conseillai d’en laver les yeux de la malade, pensant que cela ne pourrait lui faire aucun mal : on exigea ma présence; j’y allai et je lavai moi même les yeux malades. Le mansa profita de cette occasion pour me demander des médicamens pour un mal de pied qu’il avait depuis plusieurs années : j’ordonnai des cataplasmes de pourpier, qui croît spontanément dans tout le pays. Les maladies que je remarquai parmi eux, sont, des plaies aux jambes, des fièvres, la lèpre, l’éléphantiasis et le goitre : je remarquai aussi que plusieurs nègres avaient sur les bras et sur les jambes de grandes marques blanches de la couleur de notre peau; on me dit que c’était une maladie; je pense que ce sont des marques de lèpre.

 

CHAPITRE X.

 

Nouveaux détails sur le Kankan et ses environs. — Gouvernement des vieillards. — Commerce. — Degré de civilisation. — Pays de Kissi. — Pays de Bouré. — Son commerce avec Bamako, Yamina, Ségo, Sansanding, Jenné. — Exploitation de l’or. — Etablissement de Bamako. — Traversée du Milo et autres affluens du Dhioliba.

 

La saison s’avançait; nous étions au milieu de juillet, et en août il est presque impossible de voyager, attendu que le pays est entièrement couvert par les inondations : j’étais dans le plus grand embarras, lorsque enfin je trouvai une occasion pour Sambatikila. Je fis marché avec un Poulh du Fouta-Dhialon, pour porter mes effets jusque dans le Ouassoulo ; je convins de lui donner trois têtes de tabac, valeur de dix à douze sous à peu près. Mon nouveau guide, qui se nommait Arafanba, avait une grande réputation de sainteté ; il paraissait très doux, et Mamadi-Sanici eut la complaisance de me recommander à lui. Notre départ fut fixé au 16 juillet.

 

Avant de quitter le Kankan, je vais entrer dans de nouveaux détails sur ce pays. Kankan, chef-lieu d’un canton du même nom, est une petite ville située à deux portées de fusil de la rive gauche du Milo, jolie rivière qui vient du S. et arrose le pays de Kissi, où elle prend sa source : elle coule au NE, et se perd dans le Dhioliba, à deux ou trois jours de Kankan ; elle est large, profonde, et susceptible de porter des embarcations tirant de six à sept pieds d’eau : dans les mois d’août et de septembre, elle déborde et fertilise les terrains qui l’environnent. Voici les noms des villages dépendant de Kankan, tels qu’on me les a nommés : Garfamoudeya, Diocana, Boucalan, Nafadi, Bacouco, Foussé, Sofino, Dio-Samana et Kiémorou.

 

Cette ville est entourée d’une belle haie vive, très épaisse, qui la défend mieux qu’un mur en terre. Elle a deux portes, une à l’O. et l’autre à l’E. ; elle ne contient pas plus de 6000 habitans ; elle est située dans une belle plaine de sable gris, de la plus grande fertilité. On n’aperçoit, dans l’éloignement, que de très petits monticules. On voit dans toutes les directions de jolis petits villages qu’ils nomment aussi ourondés ; c’est là qu’ils placent leurs esclaves : ces habitations embellissent la campagne et sont entourées des plus belles cultures; l’igname, le maïs, le riz, le foigné, l’ognon, la pistache, le gombo, y viennent en abondance.

 

Les habitans de Kankan sont gouvernés par un chef qu’ils appellent dougou-tigui (dou-ty ?); mais ce chef ne décide jamais rien sans assembler le conseil des vieillards, qui d’ordinaire se tient dans la mosquée des femmes, et auquel j’ai assisté souvent. J’ai remarqué qu’il y règne le plus grand silence ; contre l’habitude des assemblées turbulentes des nègres, chacun y parle à son tour, et l’on met à la porte ceux qui ne se conduisent pas comme ils le doivent. Dans leurs décisions, ils sont toujours très circonspects; ils craignent de se tromper : aussi délibèrent-ils longtemps. Ils sont tous mahométans et portent une haine mortelle aux païens ou infidèles.

 

Il y a à Kankan un marché trois fois la semaine ; on y apporte, comme je l’ai déjà dit, toute sorte de marchandises et les choses les plus utiles à la vie.

 

Les Mandingues sont tous marchands et voyagent beaucoup : ils vont à pied à Sierra-Leone, à Kakondy, à la Gambie, au Sénégal, et même jusqu’à Jenné ; plusieurs m’ont parlé de M. Potin, négociant au Sénégal, et de M. Joffret, établi au comptoir français d’Albréda sur la Gambie. Le voisinage de Bouré les rend très riches ; ils tirent de ce pays beaucoup d’or.

 

En temps de paix, les femmes de Kankan vont à Bouré vendre du riz, du mil et plusieurs autres comestibles, qu’elles échangent contre de l’or. Les hommes parcourent le Kissi, où ils se procurent de beaux esclaves, dont le prix courant est d’un baril de poudre de vingt-cinq livres, un mauvais fusil de cinq gourdes et deux brasses de soie rose. Un Mandingue qui possède une douzaine d’esclaves, peut vivre à son aise et sans voyager ; il ne s’occupe uniquement que de les surveiller.

 

Le Kankan fait beaucoup de commerce avec ses voisins ; il tire du Ouassoulo des toiles blanches fabriquées dans le pays, et qui sont très estimées dans le commerce. Ils ont quelques moutons poilus, des chèvres, des cabris, et beaucoup de bœufs, dont la grosseur n’approche pas de celle des nôtres ; ces animaux ont tous une bosse, comme ceux des Maures qui habitent les bords du Sénégal. Ce pays fournit aussi d’assez beaux chevaux, qui cependant sont bien loin d’atteindre à la supériorité de ceux des Arabes. J’ai vu chez l’alkali une jument qui coûtait 5 esclaves et 2 bœufs ; c’était le plus bel animal que j’eusse rencontré dans toute cette partie de l’Afrique.

Ils élèvent beaucoup de volailles, et leurs bestiaux fournissent du lait en quantité.

 

Ils sont, dans leurs ménages, de la plus grande propreté, et toujours vêtus de linge très blanc. Ils fabriquent dans le pays de belle toile avec le coton que filent leurs femmes : rarement cette toile est vendue, ils s’en servent pour se vêtir. Chaque famille a son petit entourage en paille ou en épines ; dans l’intérieur, il y a des cases pour la loger, et au-dehors un petit jardin cultivé par les femmes ou les enfans ; on y récolte ordinairement du maïs et un peu de tabac.

 

Les rues sont assez larges et tenues proprement ; le village est ombragé par quantité de dattiers, papayers, bombax et baobabs.

 

A trois jours au S. de Kankan, on trouve le premier village du Sangaran, dont j’ai oublié le nom : en continuant 6 jours dans la même direction, et traversant le Sangaran, on arrive dans le joli pays de Kissi, qu’il ne faut pas confondre avec celui de Kissi-Kissi, situé aux environs de Sierra-Leone. Lamfia, qui avait fait plusieurs voyages pour acheter des esclaves, me dit que ce pays est hérissé de montagnes et arrosé par une infinité de ruisseaux : le sol y est très fertile, et les habitans cultivent beaucoup de riz, des ignames, du foigné, et tout ce qui est nécessaire à la vie. ils sont tous idolâtres, et se font, comme les Bambaras, des incisions à la figure et sur le corps. J’en ai vu plusieurs à Kankan : je remarquai qu’ils avaient tous les dents très aiguës et très blanches ; ils ont, comme les Mandingues, les cheveux crépus, le teint plus clair, le nez un peu aquilin, les lèvres minces, et le visage presque ovale. Ce pays est divisé en plusieurs petits états, gouvernés par des chefs indépendans, qui se font souvent la guerre entre eux. pour se procurer des esclaves qu’ils vendent très cher. Il y a de ces barbares qui font profession de se cacher derrière les buissons, de surprendre les malheureux nègres cultivateurs dans leurs champs, et d’aller ensuite les vendre impitoyablement.

 

A un jour et demi au SSE de Kankan, se trouve le Toron, habité par des nègres idolâtres, dont j’ai parlé plus haut. A deux jours à l’E., on voit le joli pays de Ouassoulo, habité par des Foulahs. A quatre jours (on en met quelquefois cinq) au NNE de cette ville, en descendant le Milo, on aperçoit celui de Bouré, à trois quarts de jour, en remontant le Tankisso, sur la rive droite duquel il est situé. Je vais donner en peu de mots les renseignemens que j’ai obtenus des nègres connaissant ce pays.

 

La ville de Bouré est le chef-lieu du pays de ce nom. Tintigyan, Bougoreya, Fataya, Setiguia, Docadila, sont de sa dépendance. Ces villages sont peu éloignés du Tankisso ; car on m’assura que les esclaves portaient sur leur tête les marchandises provenant des embarcations, et faisaient plusieurs voyages par jour. Le pays de Bouré, me dirent les Mandingues qui l’avaient visité, est couvert de petites montagnes ; il s’y trouve beaucoup de mines d’or très abondantes. Les naturels

qui journellement les exploitent, n’en connaissent pas la richesse. Des esclaves sont continuellement occupés à tirer les terres ; ils emploient, à cet usage, des paniers faits avec des branches d’arbre : les femmes lavent cette terre dans des calebasses ; elles mettent beaucoup d’eau, et après l’avoir bien remuée, elles la transvasent; ainsi plusieurs fois lavée, les morceaux d’or se déposent au fond de la calebasse, et sont ramassés précieusement : cet or est fondu, mis en boucle ou en lingot. On concevra que, par ce procédé imparfait, il reste encore une bonne quantité d’or dans les terres lavées ; mais ils ne connaissent pas les moyens de l’en extraire.

 

Quoique le sol de Bouré soit très fertile, il n’y a aucune espèce de cultures ; les habitans achètent tout de leurs voisins ; riz, mil, pistaches, piment, etc., tout se trafique avec de l’or : ils ont des bœufs, et élèvent quelques volailles. Avant la guerre, Kankan leur fournissait beaucoup de provisions ; mais depuis que la route est interceptée, on n’en apporte plus.

 

Bouré fait beaucoup de commerce avec Bamako, qui se trouve à six ou huit jours de distance, en descendant le Dhioliba. Les Maures portent dans ce pays une grande quantité de sel et d’autres marchandises qu’ils échangent. L’or de Bouré se répand dans tout l’intérieur, dans les établissemens français et anglais de la côte ; et Jenné, qui passait pour être le pays le plus fourni de ce précieux métal, n’a en partie que celui qu’on y apporte de ce riche pays; Sansanding, Yamina et Ségo sont dans le même cas. En Face de Bamako, il y a, dit-on, une cataracte que les Mandingues nomment Fada; mais, suivant le rapport qu’ils m’en ont fait, elle n’est pas très élevée, puisque les pirogues peuvent descendre et remonter à la cordelle, sans même être déchargées: c’est ce qui a lieu durant la crue des eaux; alors la cataracte doit être entièrement couverte.

 

Les Mandingues de Sansanding et de Yamina, et beaucoup de saracolets, portent à Bouré du sel et des marchandises d’Europe; tous les jours il s’y tient un marché bien fourni. Ce pays est habité par des Dhialonkés, en partie idolâtres: ils ont un chef absolu, qui a la réputation d’être grand guerrier; il a beaucoup d’esclaves employés à l’exploitation des mines; outre la grande quantité d’or que ses ouvriers lui procurent, chaque propriétaire qui fait travailler aux fouilles est obligé de lui donner la moitié du produit de la journée. Ce chef faisait en ce moment la guerre aux bourgades situées aux bords du fleuve. Sansando, gros village, chef-lieu de trois ou quatre autres petits, lui tenait tête ; ce village est presque en face de Bouré, sur la rive droite du Dhioliba ; il est aussi habité par des Dhialonkés idolâtres. Cette guerre, ou plutôt ce pillage, faisait beaucoup de tort au commerce. Les pirogues qui arrivaient chargées de marchandises, étaient souvent pillées par les habitans de Sansando, qui sont très envieux des richesses de Bouré.

 

Boueary est le nom du chef de ce riche pays : quoique peu zélé musulman, il traite avec égard tous les hommes de cette religion, principalement les marabouts ou prêtres. Il a la plus grande confiance dans les grigris, et ne voyage jamais sans que ses habits en soient couverts. Naturellement très soupçonneux, il a plusieurs cases, et ne couche jamais deux fois de suite dans la même ; il a un grand nombre de femmes: à la porte de sa cour, il y a triple garde, et l’on n’arrive à lui qu’après avoir traversé cinq ou six cases toutes également bien gardées. Dans ce moment, il était aussi en guerre avec le village de Damsa, habité par des païens, et situé sur le Milo entre Kankan et Bouré, ce qui interceptait les communications de ces deux endroits. Il serait à désirer que l’on fît des tentatives pour établir un comptoir à Bamako ; ce poste rendrait maître du commerce de l’intérieur, en y attirant les richesses des mines d’or qui s’exportent en partie à Kakondy, Gambie et Sierra-Leone. L’éloignement du Sénégal l’empêche d’y participer, puisque les marchands mandingues seraient obligés pour y arriver de traverser le Kankan, le Baleya, le Fouta-Dhialon, le Bondou, le Fouta-Toro, et une partie de Cayor ou du Oualo. Il faudrait d’abord faire reconnaître la distance qu’il peut y avoir entre Bamako et l’endroit du Sénégal où les embarcations peuvent remonter, j’entends au-dessus du rocher Felou. Après avoir établi un comptoir auprès de cette cataracte, on en formerait un second à l’endroit où le fleuve cesse d’être navigable. Il est à présumer que de ce second comptoir à Bamako, il n’y aurait pas plus de huit à dix jours de marche ; et c’est de ce point important que des caravanes de sel et de marchandises d’Europe se rendraient à Bamako. Il serait à craindre peut-être que les naturels ne s’y opposassent ; mais on les rendrait bientôt plus favorables, en leur faisant entrevoir les grands avantages qu’ils pourraient en retirer, et en leur payant des coutumes annuelles : la conduite de ces hommes sera toujours dictée par l’intérêt. Les Maures, qui font la majeure partie de ce commerce qui les enrichit, s’opposeront de tout leur pouvoir à ce projet d’établissement; mais les droits que l’on paierait au roi nègre aplaniraient toutes les difficultés ; car les Maures ne paient aucune espèce de rétribution.

 

Le 16 juillet, vers neuf heures du matin, après avoir pris un léger déjeûner de riz, nous nous disposâmes à partir : je donnai en cadeau à mon hôte un petit pot de fer blanc dans lequel je buvais, et qu’il paraissait désirer ; il en témoigna beaucoup de joie. Après m’avoir conduit hors du village, il me quitta, en me donnant sa bénédiction. J’étais accompagné du bon vieux Mohammed, qui, pendant mon séjour à Kankan, n’avait cessé de me témoigner beaucoup d’attachement; souvent il me disait que, s’il était seul avec son fils, il viendrait avec moi jusqu’à Jenné.

 

Nous fîmes environ un mille à l’E. en traversant la plaine, où nous vîmes plusieurs petits ourondés entourés de belles cultures de maïs. Nous arrivâmes sur les bords du Milo, que je trouvai bien rapide, et une fois plus large que lorsque je le visitai pour la première fois. Nous passâmes, avec notre bagage, dans une pirogue longue de quinze pieds environ, très étroite, et faite de deux troncs d’arbres ajustés l’un contre l’autre en longueur, et liés ensemble avec des cordes ; il était près de onze heures lorsque nous eûmes passé sur la rive droite. Le bon Maure me témoigna un véritable regret de se séparer de moi : après avoir cassé en deux une noix de colats, que nous mangeâmes ensemble, il me quitta, en faisant des vœux pour le succès de mon voyage ; lorsqu’il fut un peu éloigné du rivage, il tourna la tête de mon côté, m’adressa de nouveaux adieux, et me souhaita un prompt retour dans ma patrie.

 

Nous quittâmes les bords de la rivière, et nous nous dirigeâmes à l’E., l’espace de deux milles, en traversant de belles cultures. Dans quelques endroits, j’aperçus, à fleur de terre, des roches qui me parurent de la même nature que celles de Sierra-Leone, rouges et poreuses. Nous traversâmes un gros ruisseau sur un pont très chancelant, dont le passage présentait quelque danger aux marchands, qui avaient tous des charges sur la tête ; il y en eut un qui heureusement

était arrivé au bout du pont, lorsque, ne pouvant plus se tenir en équilibre, il tomba à l’eau, mais ne se fit aucun mal : ce ruisseau se perd dans le Milo. Nous fîmes halte à Sofino, village de la dépendance de Kankan, habité par des Foulahs du Ouassoulo : la campagne est en général couverte de nédés et de ces ; les environs de ce village sont très bien cultivés ; les cultures y sont mieux soignées que celles de Kankan. Nous allâmes nous mettre dans une case dont les murs intérieurs me parurent avoir été blanchis; je ne sais si c’est à la chaux, mais cela y ressemblait beaucoup. Nous fîmes griller quelques pistaches, que nous mangeâmes en attendant l’heure du départ ; car on voulait profiter de l’obscurité de la nuit pour traverser les bois, qui passent pour être infestés de voleurs.

 

Notre petite caravane était composée de quatorze individus, Foulahs, Mandingues et saracolets. Il pouvait être une heure et demie lorsque nous nous remîmes en route, par un temps frais, sombre et brumeux. Nous nous dirigeâmes à l’E. ; nous marchions très vite, en observant le plus grand silence, dans la crainte d’être entendus des voleurs, qui infailliblement nous eussent dévalisés. Nous nous enfonçâmes dans les bois, marchant dans des herbes si hautes, qu’elles passaient par-dessus nos têtes. Nous vîmes les habitations de quelques Foulahs, dont les figures ainsi que le costume n’étaient pas du tout rassurans : ils n’avaient pour vêtemens que des haillons, qui, quoique couverts de deux lignes de crasse, laissaient apercevoir qu’autrefois ils avaient été jaunes. Ces hommes avaient la face garnie d’une barbe épaisse de la plus grande malpropreté, et leur nez tout plein de tabac inspirait le plus grand dégoût. Ce sont des familles

isolées qui cultivent du riz, des ignames, du foigné et des pistaches : la terre y est noire, très bonne, et de la plus grande fertilité ; je n’en ai pas vu à Kankan d’aussi productive. Nous achetâmes de ces Foulahs quelques ignames pour notre souper; on leur donna en échange du tabac et quelques branches de verroterie. Ils me regardèrent avec curiosité; et lorsque nous les quittâmes, ils nous recommandèrent de prendre bien garde aux caffres (infidèles) qui étaient très nombreux dans la forêt. A la nuit tombante, nous fûmes surpris par la pluie, ce qui rendit notre marche pénible et bien plus fatigante qu’elle n’était avant. Pour comble de malheur, la nuit devint très obscure; nous marchions sans savoir où poser les pieds ; vers huit heures, ayant perdu la trace de la route, nous fûmes obligés de nous arrêter. Nous nous assîmes sous des arbres, ayant la pluie sur le dos, n’osant ni tousser, ni cracher, de crainte d’être entendus des voleurs ; nous étions mornes et silencieux. Un peu avant la nuit, nous avions rencontré trois hommes armés, sans bagages : ils étaient assis par terre, tenant leurs fusils sur les genoux : cette attitude et l’air de leurs figures nous les avaient rendus suspects ; sans doute que notre nombre leur en imposa, et qu’ils furent arrêtés par la crainte de ne pas être les plus forts. A Kankan, on m’avait dit que ces voleurs attaquaient toujours les Mandingues qui traversaient les bois, mais jamais les caravanes de saracolets, parce qu’ils savent que ceux-ci portent des fusils, et que les premiers ne sont pas aussi bien armés ; les saracolets, en traversant la forêt, ont soin de faire retentir les bois d’une nombreuse décharge de mousqueterie.

 

Lorsque la pluie eut cessé, nous parvînmes, non sans beaucoup de peine, à allumer du feu : un de nos compagnons déchira un morceau de sa pagne, le mit en charpie, y mêla un peu de poudre ; puis, plaçant cette préparation dans le bassinet de son fusil, il obtint du feu. On coupa quelques branches d’arbre pour faire une cahute, afin de passer à couvert le reste de la nuit : la pluie n’eut pas plutôt cessé, que nous fûmes tourmentés par des essaims de moustiques qui ne nous laissèrent aucun repos. Deux de nos compagnons, armés de poignards et de lances, allèrent à la recherche de l’eau; nous avions une calebasse destinée à cet usage : lorsque notre feu fut allumé, nous fîmes cuire sur les charbonsquatre ignames et quelques pistaches pour notre souper; après ce frugal repas, nous nous étendîmes auprès du feu sur des feuilles d’arbre toutes mouillées. J’estime que, depuis Sofino, nous avions fait douze milles à l’E. sur de très bonnes terres, mais un peu graveleuses. La pluie m’avait empêché de me servir de mes sandales; j’étais obligé de marcher pieds nus sur ce gravier, ce qui m’occasionna des douleurs aiguës. Etant couché auprès du feu, je me mis à réfléchir aux peines et aux fatigues que j’aurais à surmonter, si je continuais ma route dans la saison où les pluies sont continuelles; je pensais aussi aux dangers auxquels j’aurais été exposé si je m’étais hasardé seul dans ces bois avec Lamfia, qui me l’avait proposé; il aurait bien pu me dévaliser sans miséricorde. J’eus le temps de me livrer à mes tristes réflexions dans le silence de cette vaste solitude; il n’était interrompu que parle chant de quelques oiseaux nocturnes et par le coassement des grenouilles : cette nuit fut affreuse ; je ne pus sommeiller; le soleil me parut bien long à recommencer sa carrière. Le 17 juillet, enfin, je vis arriver le jour; il dissipa les vapeurs de l’atmosphère et ranima toute la nature.

Nous mangeâmes un reste d’ignames grillées de la veille ; puis, après ce léger repas, nous fîmes route à l’E., et traversâmes un gros ruisseau sur un pont à moitié démoli : à chaque instant nous courions risque de tomber à l’eau ; cependant nous le passâmes sans accident ; il avait été construit dans le principe comme celui de Cambaya. Le débordement de ce ruisseau, dont les rives sont très boisées, inondait la campagne; nous avions de l’eau jusqu’au-dessus des genoux; et ce qui rendait encore notre marche plus pénible, c’est que la route était couverte de gravier qui nous déchirait les pieds.

 

Dans le cours de la journée, nous traversâmes huit gros ruisseaux, qui tous paient tribut au Dhioliba. Le sol est à peu près le même partout et la campagne un peu moins boisée que celle où nous avions passé la veille. Je remarquai beaucoup de ces et de nédés ; je vis aussi quelques pierres ferrugineuses. Notre marche était très accélérée, et nous ne faisions halte pour nous reposer que lorsque les porteurs étaient excédés de fatigue; alors, pour nous restaurer un peu, nous mangions quelques pistaches crues. J’avais beaucoup de peine à supporter cette marche forcée ; heureusement il ne plut pas de tout le jour: mais la route était inondée de la pluie de la veille, ce qui m’empêchait de mettre mes sandales ; le gravier me causait de vives douleurs, et j’avais le talon du pied gauche écorché. Nous arrivâmes à six heures du soir bien fatigués à Diécoura, premier village du Ouassoulo : il est entouré d’un mur de huit à dix pieds d’élévation ; sa population peut être de huit à neuf cents habitans.

 

Nous avions fait, depuis le matin, dans la direction de l’E., 24 milles; et lorsque nons aperçûmes les terres du Ouassoulo, nous nous dirigeâmes à l’ESE, l’espace de six milles, sur de très bonnes

terres susceptibles de belles cultures. En arrivant à Diécoura, je m’assis sur une peau de bœuf que l’on avait étendue sous un oranger devant notre case. Les habitans vinrent en foule me voir ; ils me regardaient avec curiosité, mais ils m’accablèrent moins de questions importunes que ne l’avaient fait les Mandingues. Ils me parurent tels que les habitans de Kankan me les avaient dépeints, c’est-à-dire, d’une extrême douceur. Ils sont païens. Les hommes se servent de grandes pipes avec un tuyau gros comme le petit doigt, et long de trois pieds ; elles sont en terre, de couleur grise, très bien vernies ; la partie qui contient le tabac est grande comme une tasse à café, et ornée de dessins si bien exécutés, que j’avais peine à croire qu’elles eussent été fabriquées dans le pays ; mais on me l’assura si bien, que j’en restai persuadé. Les habitans me parurent très curieux; ils s’informèrent qui j’étais, et où j’allais, mais cependant sans m’importuner. Ils sont naturellement très gais, et se divertissent sous de grands bombax, où je vis la jeunesse rassemblée: ils avaient une musique comme je n’en avais pas encore vu ; elle se composait d’une vingtaine de musiciens, dont plusieurs avaient chacun un instrument en bois, creusé et recouvert d’un morceau de peau de mouton. Mungo-Park a trouvé un instrument semblable chez les Mandingues du N. du Dhioliba, qu’il dit être une dent d’éléphant : ceux-ci sont de bois ; ils ont un pied ou quatorze pouces de long et la forme d’une corne très droite ; au petit bout, sur le côté, il y a un trou qui sert d’embouchure : ils tirent de cet instrument des sons très harmonieux. Puis ils ont une grosse caisse, et le tambour de basque, fait d’une petite calebasse recouverte de peau de mouton, ayant autour des anneaux de fer qui font entendre un cliquetis agréable. Deux petits nègres bien habillés, avec des plumes sur la tête sautaient en cadence, et accompagnaient la musique en frappant deux morceaux de fer l’un contre l’autre ; ils étaient à-peu-près vêtus comme de petits sauteurs français.

 

Les chefs des musiciens avaient chacun un manteau garni de plumes de pintade et des plumes d’autruche sur la tête ; plusieurs agitaient en mesure une calebasse ronde, ayant un manche long de six pouces, et recouverte d’un réseau, dans laquelle il y avait de gros haricots qui, malgré le tintamare qu’ils faisaient, accompagnaient très bien la musique. Les musiciens se suivaient à la file, jouant en marchant et observant la mesure ; les femmes et les garçons suivaient en dansant et frappant dans leurs mains. Je m’amusai beaucoup à les voir : leur danse n’a rien d’indécent.

 

Ils passèrent une partie delà nuit à se divertir; les deux grosses caisses faisaient un très bon effet. Depuis mon départ de la côte, je n’avais rien vu qui m’eût fait autant de plaisir; je ne pouvais me lasser d’entendre leur musique, qui me parut harmonieuse, quoiqu’elle conserve quelque chose de sauvage ; elle est digne de l’attention du voyageur. Notre hôte nous donna pour notre souper une portion de foigné bouilli, avec une sauce aux herbes, que l’absence du sel et du beurre rendait mauvaise; cependant nous mangeâmes avec beaucoup d’appétit, car nous n’avions pris dans la journée qu’un morceau d’igname et quelques pistaches. Les saracolets achetèrent du lait, et firent cuire du riz; ils m’invitèrent à en prendre ma part. A l’E de Diécoura, à quatre jours de marche, on trouve Morila, village entouré de murs, où se tient un marché;

et à l’ENE de Morila, on voit la ville de Kankary, située sur une rivière qui vient du S. et se perd dans le Dhioliba : cette ville a un marché considérable ; elle est sous la dépendance des Bambaras de Ségo. J’ai obtenu ces renseignemens des naturels du pays.

 

Mes effets étaient partis devant, avec mon guide, qui était allé loger à Kimba chez une de ses connaissances ; j’aimai mieux coucher dans ce village que d’aller plus loin, tant j’étais fatigué ; nous devions aller le rejoindre le lendemain : l’absence de mon bagage m’empêcha de payer mon hôte; un saracolet eut la complaisance de m’acquitter avec quelques verroteries, et ne voulut jamais souffrir que je les lui remboursasse.

 

Le 18 juillet, après avoir pris congé de nos hôtes, nous nous mîmes en route vers six heures du matin, en nous dirigeant à l’ESE, l’espace d’un mille. Nous traversâmes le Lin dans une pirogue si incommode, que nous pensâmes renverser : elle était faite d’un tronc d’arbre tortueux, très étroite, et faisant eau; le moindre mouvement la faisait tellement incliner, que l’eau entrait à bord. Le Lin est un gros ruisseau venant du sud ; son courant est très rapide ; il va se perdre dans le Dhioliba. Nous fîmes encore un mille dans la même direction, en traversant une belle plaine bien cultivée : je voyais beaucoup d’ouvriers répandus dans la campagne, qui piochaient la terre, et la remuaient aussi bien que nos vignerons en France ; ce ne sont plus les nègres esclaves des Mandingues, qui ne font que retourner la superficie du sol à deux ou trois pouces pour détruire les herbes ; ce sont de vrais laboureurs qui travaillent pour avoir une belle et abondante récolte. Ils en sont bien récompensés, car leur riz, et tout ce qu’ils cultivent, croît plus vite et produit davantage que dans le Kankan. Je les ai vus récolter le foigné : ils se servent d’une faucille pour le couper, et ont l’habitude, dans bien des endroits, de le laisser dans la campagne, exposé à la pluie; ils mettent en terre des piquets sur deux rangs, et placent artistement entre eux leurs graminées: ainsi arrangées, elles ressemblent à une palissade ; le dessus est couvert de paille, qui empêche la pluie de pénétrer; à mesure qu’ils ont besoin de foigné, ils viennent en prendre, et jamais personne ne se permet de voler ces espèces de magasins.

 

J’ai vu les nègres labourer le champ qui venait d’être récolté tout récemment, pour l’ensemencer de nouveau d’un autre grain. Les femmes étaient occupées à arracher les herbes et à sarcler les beaux champs de riz dont la campagne était couverte. Ce peuple est industrieux; il ne voyage pas ; mais il s’adonne aux travaux des champs, et je fus étonné de trouver dans l’intérieur de l’Afrique l’agriculture à un tel degré d’avancement : leurs champs sont aussi bien soignés que les nôtres, soit en sillons, soit à plat, suivant que la position du sol le permet par rapport à l’inondation. Nous arrivâmes au petit hameau où était mon guide : il me fit une assez bonne réception, et me dit qu’il avait été inquiet de mon retard, qu’il m’attendait plus tôt; il avait averti son ami de mon arrivée et des circonstances qui occasionnaient mon passage dans leur pays. Ces bons nègres vinrent me voir pendant une partie de la journée; ils s’assirent auprès de moi, et me regardèrent avec curiosité : ils étaient tous très sales, couverts de haillons; mais la douceur était peinte sur leurs physionomies. D’ailleurs ils n’étaient pas importuns comme les Mandingues ; ils se contentaient d’ouvrir de grands yeux en me regardant, et se disaient entre eux :

« C’est un blanc; ah ! comme il est bien ! »

 

L’un d’eux, chef de la famille, me fit cadeau d’un mouton, et, dans le cours de la journée, d’une grande calebasse de bon lait dans lequel il avait mis du déguet, que je trouvai délicieux. J’en fis part à mes compagnons, qui ne voulurent accepter qu’après que j’eus fini mon repas : je ne m’attendais pas à trouver tant de réserve chez les Mandingues, car mon guide en était un.

 

Je me promenai autour de l’habitation, et je prenais un bien grand plaisir à regarder leurs belles cultures : ils font de petits tas de terre pour mettre les pistaches et les ignames ; ils les arrangent avec goût, tous à la même hauteur, et bien alignés. Le riz et le petit mil sont ensemencés dans des terres labourées en sillons; lors des premières pluies, ils sèment autour de leurs petites habitations ; et lorsque le maïs est en fleur, ils mettent du coton parmi les tiges. Le maïs se trouve mûr de très bonne heure; alors ils l’arrachent pour donner jour à l’autre plante. Si l’on n’y met pas de coton, on donne un labour à la terre qui a déjà produit le maïs, puis on y transplante

du petit mil ; habitude que je n’ai pas remarquée dans le Kankan. J’étais émerveillé de voir ces bonnes gens se livrer au travail avec tant d’ardeur et de soin : dans la campagne, de tous les côtés, je voyais des laboureurs et des femmes occupées à sarcler les champs. Ils font deux récoltes par année sur le même terrain : je remarquai du riz en épis, et d’autre à côté ne faisant que de sortir de terre. La campagne y est généralement très découverte ; les cultivateurs ne conservent parmi les grands végétaux que les arbres de ces et les nédés, qui sont très répandus et de la plus grande utilité pour les habitans; je n’ai pas vu, comme dans le Fouta et le Baleya, des arbres coupés à quatre ou cinq pieds de terre ; les Foulahs du Ouassoulo ont soin d’arracher le pied, et ne laissent dans leurs champs rien qui puisse leur nuire. Enfin, je le répète, ils sont en général aussi bien soignés que les nôtres. J’eus beaucoup de visites toute la journée : elle fut orageuse; dans la soirée, il fit beaucoup d’éclairs du côté du S., et un grand vent, qui passa au NE ; il plut par torrens pendant une partie de la nuit, et le tonnerre fit un bruit épouvantable. Dans la soirée, mes compagnons se mirent à tuer le mouton que l’on m’avait donné, et nous fîmes un assez bon souper. Plusieurs Foulahs nous quittèrent pour se rendre au marché de Morila.

 

Le 19 juillet, à neuf heures du matin, nous partîmes de Kimba ; le fils de notre hôte vint nous servir de guide. Nous fîmes un mille au S. : nous traversâmes une rivière très large qui venait de l’O. et coulait à l’E. ; son courant pouvait être de deux nœuds et demi à l’heure; elle a, dans cet endroit, huit à neuf pieds de profondeur; ses rives, un peu élevées, mais très dégarnies, sont composées de terre grise argileuse, et, dans quelques parties, rouge et mêlée de petit gravier.

Je m’informai du nom de cette rivière ; personne ne pouvait me le dire : enfin une vieille femme m’apprit qu’elle se nomme le Sarano, et que c’est celle qui passe à Kankary. Nous la traversâmes dans une pirogue très longue et très étroite, et faisant eau comme un panier; je n’étais pas trop rassuré de me voir au milieu de la rivière, dans cette barque si fragile ; on était continuellement occupé à vider l’eau avec une calebasse : mon guide Arafanba se tenait debout dans la pirogue, et chantait à haute voix des prières du Coran; sans doute il priait Dieu de favoriser notre traversée. Vers onze heures, nous nous trouvâmes sur la rive droite, sans accident; nous avions seulement quelques effets mouillés. Nous continuâmes notre route au S., sur du sable gris plein de gravier. La campagne, très bien cultivée, est inondée et couverte de nédés et de ces ; on voit le riz en herbe qui élève sa tête au-dessus de l’inondation. Après avoir fait quatre milles dans cette direction, ayant de l’eau à mi-jambes, nous fîmes halte auprès d’un joli hameau, où nous achetâmes, pour quelques branches de rassades, du lait et de la fécule de nédé, que nous mîmes dedans pour notre dîner; ensuite nous continuâmes à nous diriger au S. deux milles. Nous retrouvâmes la rivière du Sarano, que nous venions de traverser : à quelque distance, toujours à sa rive droite, on voit une petite chaîne de montagnes peu élevées, composées de terre, de pierres rouges et poreuses. Dans cet endroit, la rivière est large et vient du S. Nous continuâmes à suivre la même direction pendant quatre milles. Je vis de très beaux champs de riz en épis, et

déjeunes bergers aux environs gardant des troupeaux de bœufs; ils avaient des flageolets en bambou, desquels ils tiraient des sons très harmonieux. En suivant toujours les bords de la rivière, nous arrivâmes à Mauracé un peu avant le coucher du soleil; on nous donna une case, et le chef hospitalier nous envoya un souper de foigné, avec un mauvais ragoût d’herbes, sans sel.

 

Le 20 juillet, à huit heures du matin, nous prîmes congé de notre hôte ; nous fîmes onze milles au SE Dans toute cette campagne, qui est très découverte, on voit de petits hameaux de dix à douze cases ; ils sont ombragés par le nédé et le ce; les environs en sont bien cultivés : je vis de beaux champs de coton ; c’est la culture la moins soignée dans le pays; ils le sèment à la volée, et les pieds sont si rapprochés les uns des autres, qu’ils sont gênés dans leur croissance. Vers une heure et demie, nous fîmes halte à l’ombre des nédés, auprès d’un hameau, dont les habitans vinrent nous vendre du lait et du fruit de cet arbre, que nous mangeâmes à la hâte ; puis nous fîmes route au S. SE, pendant trois milles, sur un sol couvert de petit gravier qui gênait beaucoup ma marche, car j’avais mal aux pieds. Nous suivions une plaine entrecoupée de coteaux et de quelques petits monticules qui n’influent en rien sur l’uniformité du sol ; nous traversâmes un gros ruisseau, et je vis quelques bombax et baobabs qui font diversion avec le nédé et le ce. La journée fut orageuse; nous fîmes halte à Kandiba, joli petit hameau ombragé par des nédés. On nous donna une case pour moi et mon guide, et une autre pour nos compagnons : dans la nôtre, il y avait du foigné en paille, nouvellement récolté, qui nous servit de lit. Tous les habitans du hameau et ceux des environs vinrent me visiter pendant la soirée, et allumèrent des poignées de paille pour me voir plus à leur aise ; ils formaient une haie autour de moi, s’extasiaient en me regardant, et se perdaient en complimens, que ma modestie ne me permet pas de répéter : ils paraissaient très doux et très gais. Le chef nous envoya à souper.

 

Le 11 juillet, à neuf heures du matin, nous fîmes route à l’E pendant douze milles, sur un sol couvert de gravier ; dans quelques endroits on y trouve de la terre rouge très productive. Nous traversâmes un gros ruisseau sur un pont le plus incommode que j’eusse encore vu, car il fallait passer sur un arbre dont les branches traversaient ce ruisseau : mes compagnons, portant des charges sur leur tête, chancelaient à chaque instant ; nous eûmes le bonheur de passer sans accident.

 

A deux heures du soir, nous fîmes halte à Sigala, petit village où reste le chef du Ouassoulo : mon guide me conduisit en sa présence ; un homme alla nous annoncer; il nous fit entrer dans sa case, où il était couché auprès de son chien, d’une espèce à oreilles longues, museau pointu, poil rouge, et auquel notre visite parut déplaire, car il grogna beaucoup à notre approche ; mais son maître parvint à l’apaiser, et nous fit asseoir auprès de lui sur une peau de bœuf. Mon guide lui dit que j’avais été fait prisonnier par les chrétiens, et que maintenant je retournais dans mon pays ; que j’avais été très bien reçu dans tout le Fouta, et que le chef de Kankan me recommandait à ses soins. Baramisa me fit très bonne mine ; il avait l’air gai; il adressa plusieurs questions à Arafanba, qui lui dit, pour lui faire sa cour, qu’en route, sans le connaître, j’avais souvent demandé à le voir, ce qui parut le flatter. Je remarquai dans sa case une théyère en étain, un plat en cuivre, et plusieurs autres vases du même métal. La forme antique de ces vases me fit présumer qu’ils devaient être portugais.

 

La théyère, ovale, avait un pied rond qui s’élevait un peu ; l’anse très élancée surmontait le couvercle, qui avait un bouton rond finissant en pointe ; les plats étaient de forme ronde, comme ceux en étain que nous avons en Europe : un bol de cuivre, avec une anse et un pied rond, lui servait pour mettre ses colats au frais. Baramisa avait une très grande boucle d’oreille en or à l’oreille gauche, et point à la droite ; il use de tabac en poudre et à fumer comme ses sujets, et il est aussi malpropre qu’eux ; sa case était tapissée d’arcs, de flèches, de carquois, de lances, de deux selles pour ses chevaux, et d’un grand chapeau de paille; je ne vis pas de fusil. Notre visite fut courte.

 

Nous retournâmes à la case qu’il nous avait donnée : peu de temps après, il m’envoya une calebasse de lait et du déguet, qu’il me pria d’accepter; je le mangeai avec mes compagnons. Baramisa me fit appeler; j’y allai avec mon guide : il me reçut dans son écurie, où il était assis sur une peau de bœuf, auprès d’un beau cheval ; il nous fit asseoir à côté de lui, et me donna quelques noix de colats qu’il avait mises dans un vase en cuivre avec un peu d’eau. Il distribua devant nous, à quelquesunes de ses femmes, des ignames que l’on venait de récolter.

 

Ce chef du Ouassoulo passe pour être très riche en or et en esclaves ; ses sujets lui font souvent

des cadeaux en bestiaux : il a beaucoup de femmes ; toutes ont des cases particulières, ce qui forme un petit village. Avant d’arriver dans la case du chef, on traverse plusieurs grandes cours entourées de murs en terre ; elles sont tenues très proprement. Son logement est aussi simple que celui de ses sujets ; il consiste en plusieurs cases rondes, dont le mur est en terre : on a mis quelques piquets plantés extérieurement autour de ce mur, pour soutenir la charpente, qui est en forme de colombier et couverte en paille ; le bas de ces cases peut avoir de cinquante à cinquante-cinq pieds de circonférence, et de douze à quatorze pieds d’élévation. Les environs de ce petit hameau sont très bien cultivés en pistaches, riz, ignames, maïs, et mille autres productions utiles.

 

Je vis, pour la première fois depuis mon départ de la côte, quelques rhamnus lotus dont parle Mungo-Park. Le chef nous envoya un assez bon souper de riz au lait aigre, auquel il ajouta par luxe un peu de sel; nous eûmes de la pluie toute la soirée; l’air était humide et frais.

 

Le 22 juillet, vers neuf heures du matin, nous allâmes prendre congé de Baramisa; nous lui donnâmes en présent un peu de poudre, et quelques verroteries pour ses femmes. Nous fîmes route en nous dirigeant au SE : le sol, quoique couvert de petit gravier, est très bien cultivé; le ce et le nédé sont très répandus. Après avoir fait treize milles, nous passâmes un gros ruisseau, sur un pont très chancelant ; la campagne est généralement découverte; de temps en temps je vis quelques petits monticules dont la pierre était de nature rouge et poreuse.

 

Nous fîmes halte à cinq heures du soir, à Fila-Dougoù ; ce petit hameau est le dernier du Ouassoulo, du côté de l’E. Les bons habitans nous donnèrent leur souper, car nous n’avions rien mangé de tout le jour. Les Foulahs vinrent nous voir en grand nombre; je leur montrai mon parapluie, qu’ils regardaient comme une merveille ; ils ne pouvaient concevoir comment on pouvait ouvrir et fermer cette machine à volonté ; ceux qui avaient vu couraient avertir leurs voisins, qui tous accouraient voir cette merveille ; la cour ne désemplit pas de toute la soirée; plusieurs même vinrent très avant dans la nuit; ils avaient des poignées de paille allumée, spectacle qui m’amusait assez ; ils s’écriaient tous, en me regardant d’un air riant,

« C’est un blanc ! »

ils répétaient les mêmes éloges que j’avais reçus la veille de leurs voisins, et ajoutaient,

« Nous n’avons jamais vu un homme comme celui-là ! »

Ils demandaient à mon guide si la blancheur de ma peau était bien naturelle ; car ces peuples, simples et doux, qui ne voyagent jamais, n’ont d’autre idée des hommes blancs que celle que peuvent leur en donner les Mandingues commerçans et voyageurs qui traversent leur pays ; ils sont francs, inoffensifs, et ils exercent une hospitalité si généreuse envers les étrangers, que je crois qu’un chrétien pourrait voyager chez eux sans déguisement et sans éprouver la moindre difficulté.

 

CHAPITRE XI.

 

Le Ouassoulo. — Mœurs et usages des habitans. — Agriculture florissante, industrie. — Peuple hospitalier. — Kankary. — Sambatikila. — Réflexions sur la vente des esclaves. — Disette. — Description de la résidence de Talmamy. — Commerce. — Travaux des forgerons. — Villages bambaras. — Arrivée à Timé. — Chaînes de montagnes.

 

Le Ouassoulo est un pays habité par des Foulahs idolâtres, pasteurs et cultivateurs ; ils élèvent de nombreux troupeaux de bœufs, quelques moutons et des cabris. J’ai vu dans ce pays quelques chevaux d’une petite race, qui ne résistent pas beaucoup à la fatigue. Ils élèvent aussi des volailles, auxquelles ils mettent beaucoup de valeur; on ne peut s’en procurer qu’avec de la poudre, du tabac, du sel et des verroteries. Ils ont de leurs petits poulets un soin tout particulier : tous les soirs ils les rassemblent dans une espèce de panier rond, et les rapportent dans leurs cases pour les mettre à l’abri du froid; tous les matins, un peu après le lever du soleil, ils les laissent courir dans les environs de l’habitation : rarement ils leur donnent du grain; ils ne mangent que des insectes, de l’herbe, et le grain qui sort des mortiers quand on pile le riz ou le mil. Ce sont les hommes qui donnent leurs soins à ces petits animaux ; ils apportent de leurs champs des tas de terre qui contiennent beaucoup de termites que les poulets dévorent aussitôt. Les habitans ont tous des chiens pour garder leurs habitations; je n’ai pas remarqué que, dans le Ouassoulo, on mangeât ces chiens comme dans quelques parties du Bambara.

 

Ce pays est généralement découvert, entrecoupé de quelques petits coteaux ; le sol est d’une très grande fertilité, et composé en partie de terre noire et grasse, mêlée de petit gravier. Le pays est arrosé par la rivière du Sarano, et plusieurs gros ruisseaux qui fertilisent la terre ; elle produit en abondance tout ce qui est nécessaire à la vie de l’homme sobre.

 

Les habitans sont doux, humains, et très hospitaliers ; curieux à l’excès, mais beaucoup moins importuns que les Mandingues.

 

Leur nourriture est très simple : ils mangent, comme dans le Kankan, du riz, du tau et du foigné sans être pilé; ils ajoutent à ces mets une sauce faite avec des feuilles d’herbe ou ‘des pistaches grillées ; rarement ils emploient du sel, qui est un objet de luxe, ils ne mangent de la viande que les jours de réjouissance ; ils mettent dans leurs sauces, ainsi que le gombo, la feuille du baobab séchée et pilée; ils mangent aussi le fruit de cet arbre, en le délayant dans de l’eau ou dans du lait : ce fruit, comme celui du nédé, est très doux et très nourrissant.

 

Les femmes fabriquent des pots en terre pour servir à leur ménage ; elles emploient de la terre glaise grise, qu’elles se procurent sur les bords des ruisseaux : elles pétrissent cette vase, et en extraient tous les corps étrangers ; quand elle a pris de la consistance, elle s’emploie plus facilement; alors les ouvrières lui donnent la forme convenue, et la polissent à mesure avec leurs mains ; lorsque les vases sont montés, on les met à l’ombre pour qu’ils sèchent lentement, car la trop grande chaleur du soleil les ferait fendre.

Quand ils sont à moitié secs, on les polit de nouveau avec un morceau de bois fait exprès pour cet usage, ce qui leur donne une espèce de lustre ; puis on les remet au séchoir : mais, avant qu’ils aient pris toute leur consistance, on les expose à un soleil très doux; et, huit ou dix jours après, on les soumet à une nouvelle cuisson, qui s’opère en mettant les pots l’un sur l’autre, entre deux couches de chaume de mil, auxquelles on met le feu. Ces pots, en cuisant, acquièrent un vernis, et conservent une couleur grisâtre ; ils ont une forme ronde, une ouverture ordinaire avec un petit rebord, et n’ont pas d’anses; ils ressemblent en tout à ceux que l’on fabrique dans le Fouta-Dhialon et dans le Kankan.

 

Les bons habitans de ce pays fortuné vivent tous en famille. Chaque hameau se compose de douze ou quatorze cases, et quelquefois moins ; elles sont entourées d’une palissade en bois, mal faite, et sans goût. Le milieu de ce petit groupe d’habitations forme une cour où donnent les portes des cases : on y fait coucher les bestiaux; les veaux ont un parcage séparé : ce sont les femmes qui sont chargées de traire les vaches. Il y a ordinairement deux portes pour entrer dans cette cour; on met à ces entrées un morceau de bois fourchu

que l’on est obligé d’enjamber; souvent même le corps a peine à passer; dans plusieurs occasions, je trouvai cet usage très incommode, car souvent je m’embarrassais dans mes vêtemens d’Arabe. Ces fourches sont placées de cette manière pour empêcher les bestiaux de sortir la nuit; mais il y a une autre ouverture qui n’a pas de ces fourches, et qui-sert à faire entrer les bestiaux.

 

Les femmes qui sont chargées de faire la cuisine pour la famille, la font souvent en plein air. Les habitans sont en général très sales et mal vêtus; leur habillement ressemble en tout à celui des habitans de Toron ; comme eux ils font usage de tabac en poudre et à fumer. Ils tressent leurs cheveux, portent des boucles d’oreille en petite verroterie, et des colliers au cou, des bracelets en fer aux bras et aux jambes, comme les femmes.

Ils sont Foulahs, mais n’en parlent pas la langue : leur teint, plus clair que celui des Mandingues, est un peu plus foncé que celui des nègres du Fouta-Dhialon.

J’ai cherché à découvrir s’ils ont une religion, s’ils adorent ou des fétiches, ou la lune, ou le soleil, ou les étoiles ; je ne les ai vus pratiquer aucun culte, et je crois qu’ils vivent insoucians à ce sujet et ne s’occupent que très peu de la divinité; car s’ils avaient une croyance prononcée, loin d’accueillir avec bonté les musulmans et leurs grigris, ils les repousseraient, pour ne s’occuper que de la religion de leur pays.

 

Dans toute la campagne, on n’aperçoit que de petits hameaux à une courte distance les uns des autres. Ils cultivent beaucoup de coton, avec lequel ils fabriquent les toiles que les marchands viennent acheter dans leur pays et vont vendre à Kankan. Le métier avec lequel ils tissent leur toile est fait dans le genre des nôtres; mais il est très petit; les laizes d’étoffe n’ont pas plus de cinq pouces de large : les peignes pour tisser sont en roseau; ils ont une navette pareille aux nôtres et de petits fuseaux qu’ils font tenir dans la navette par le moyen d’un mince fil de fer,

et souvent par un petit morceau de roseau; ils ne tissent pas très vite. Les femmes, assises dans leurs cours, s’occupent à filer le coton; comme ils ne connaissent pas encore les cardes, leur fil est gros et inégal : elles se servent d’un fuseau fait comme ceux que les négresses emploient au Sénégal.

 

Il y a, dans le pays, des forgerons qui font des poignards, des bracelets en fer et des instrumens aratoires : ces instrumens consistent dans une pioche longue de huit à dix pouces et large de cinq; je n’en ai pas remarqué d’autres en usage. C’est avec cet instrument qu’ils mettent leur terre en sillons, qu’ils arrachent les herbes, et cultivent aussi bien qu’en Europe. Ils ont une petite hache pour couper les arbres qui se trouvent dans leurs champs, et ils ont soin d’en extirper jusqu’à la racine, ce que je n’avais pas encore vu depuis mon départ de la côte.

 

Les habitans du Ouassoulo font peu de commerce et ne voyagent pas, car leur idolâtrie les exposerait au plus affreux esclavage. Peuple doux et humain, ils reçoivent très bien les étrangers qui viennent chez eux.

 

Ils cultivent beaucoup de tabac; lorsqu’il est en graine, ils en récoltent les feuilles, les font sécher au soleil, puis en réduisent une partie en poudre, dont ils font une grande consommation ; le surplus est réservé pour la pipe : ils ont pour mettre du feu dans celle-ci, de grandes pinces semblables à celles d’un forgeron, longues d’un pied.

 

Les jeunes gens se rasent la tête comme les mahométans. Ils sont en général très adroits à tirer de l’arc ; je les ai vus quelquefois s’amuser à tirer au blanc sur un arbre. Les enfans, qui vont tout nus, s’appliquent très jeunes aux exercices du corps. Les habitans de ce pays ont l’habitude de se faire des incisions à la figure, et de se limer les dents, ils ont, comme dans tous les pays idolâtres, plusieurs femmes, qui sont toutes très soumises à leurs maris ; elles mettent toujours un genou en terre pour leur présenter quelque chose ; elles suivent le même usage envers les étrangers de considération. Je n’ai remarqué dans ce pays aucune espèce de maladies ; ils sont tous robustes et bien portans.

 

Quoique le beurre végétal soit très abondant chez eux, ils en font peu d’usage ; ils préfèrent employer dans la cuisine le beurre animal : mais ils se servent souvent du végétal pour les douleurs et les plaies; ils en mettent à leurs cheveux, et s’en graissent tout le corps, ce qui leur donne une odeur infecte.

Autant les habitans de Kankan sont propres, autant ceux-ci sont sales et dégoûtans; ils ne lavent jamais leurs habits, qui sont de couleur jaune ou noire. Ils ont pour coiffure un bonnet de dix-huit pouces de haut, qui finit en se rétrécissant beaucoup, et dont la pointe leur retombe ou sur le dos ou sur l’épaule; j’avais peine à en deviner la couleur, tant ils étaient sales et couverts de beurre ; ils en prennent un neuf quand celui qu’ils portent tombe en lambeaux. Les femmes n’ont d’autre vêtement qu’une pagne qu’elles se passent autour des reins ; elles ont à la tête une petite bande de toile du pays, qui leur sert de coiffure.

 

Je ne me suis pas aperçu qu’elles fumassent; mais elles prennent par le nez beaucoup de tabac, et s’en appliquent sur le devant et le derrière des gencives.

 

Le 23 juillet, à sept heures du matin, nous nous séparâmes de nos hôtes, qui la veille nous avaient donné un assez bon souper de riz. Nous nous dirigeâmes à l’ESE ; nous passâmes près d’un petit village dont j’ai oublié le nom. Je demandai dans une des cases un peu d’eau pour me désaltérer; une femme esclave m’en apporta dans une calebasse ; elle se mit à genoux pour me la présenter. L’orage se fit entendre dans le lointain; mais nous n’eûmes pas de pluie. En continuant à marcher au SE, nous fîmes huit milles, et nous passâmes à Banankodo, gros village du Foulou, qui peut contenir de quatre à 500 habitans ; il est ombragé par de gros bombax et baobabs. Le terrain sur lequel nous marchions était inondé, et la plaine très découverte : il pouvait être midi, lorsque, après avoir fait encore trois milles, nous fîmes halte à Yonmouso, petit hameau comme celui des Ouassoulos. Arafanba tira un coup de fusil en signe de réjouissance, en arrivant dans ce petit village, où il avait des amis, chez qui nous allâmes prendre gîte ; aussitôt ils nous préparèrent une case, où. nous passâmes la nuit. J’avais rencontré en chemin un Poulh du Foulou, accompagné de sa femme, qui portait sur la tête un déjeûner de foigné et de lait : comme cet homme avait questionné mon guide sur mon compte, et que sans doute il s’intéressait à moi, il m’offrit son déjeûner, que j’acceptai avec plaisir; je voulus le lui payer de quelques verroteries, mais il persista à ne vouloir rien prendre. Lorsque je fus arrivé à Yonmouso, cet homme vint m’y voir avec plusieurs de ses camarades ; il ne se vanta pas de la généreuse hospitalité qu’il avait exercée envers moi, réserve que j’admirai beaucoup chez un nègre : il me demanda à voir mon parapluie ; je m’empressai de le satisfaire, et il excita, comme les jours précédens, l’admiration de tout le monde ; je l’ouvrais et le refermais, pour les amuser. Toute la soirée la case ne désemplit pas ; mais leurs visites étaient très courtes, et leurs manières très réservées : ils eurent aussi recours aux poignées de paille enflammée pour me voir facilement ; ils me trouvaient à leur goût. Plusieurs me donnèrent du lait, et, à l’entrée de la nuit, un assez bon souper d’ignames bouillies et pilées avec une sauce au gombo, à laquelle nous ajou

tâmes un peu de sel ; on y a voit joint une sauce aux pistaches grillées.

 

Le 24 juillet, nous séjournâmes parmi ces bonnes gens, pour nous reposer un peu de nos fatigues. Mon guide acheta un cabri pour cinq à six coups de poudre: nous en mangeâmes une partie à notre souper ; et notre hôte, auquel on en donna une petite portion, nous fit présent de bon lait aigre, avec du riz bouilli pour notre déjeuner du lendemain. Dans lé cours de la journée, nous eûmes la visite d’un Poulh du Fouta Dhialon, établi dans le pays. Mon guide lui donna un

morceau de cabri, et moi une feuille de papier, pour laquelle il me combla de remerciemens. Dans la soirée, plusieurs Foulahs des environs, attirés par le bruit répandu qu’un bomme blanc était dans le pays, vinrent me voir; ils allumèrent de la paille, et rirent beaucoup de la longueur de mon nez. Ils disaient tous que j’étais bon et beau; puis ils se retiraient contens. Notre bote nous donna un souper d’ignames, auquel nous joignîmes une partie du cabri.

 

Le 26 juillet au matin, le Foulah auquel on avait donné la veille un morceau de cabri, nous envoya un copieux déjeûner de riz, auquel il avait joint une poule et du lait : après nous être bien restaurés, nous prîmes congé de notre bote ; mon guide lui fit cadeau de quelques branches de rassades, et de deux petits morceaux d’écarlate d’un pouce et demi en carré. Il était huit heures lorsque nous fîmes route : nous dirigeant vers le SSE, nous fîmes de suite douze milles dans cette direction ; la campagne est généralement découverte, mais produit beaucoup de nédés et de ces ; le sol est plein de petit gravier, et, clans plusieurs endroits, de pierres volcaniques. Nous traversâmes des ruisseaux dont les rives étaient bien boisées ; il y avait sur les bords de jolies cabanes de Bambaras qui cultivent paisiblement leurs petits champs d’ignames : le pays n’est pas aussi bien habité que celui du Ouassoulo.

 

Nous fîmes halte vers deux heures à Manegnan, village habité par des Bambaras ; il peut contenir de huit à 900 habita ns; les naturels nomment ce pays Foulou : ainsi que les Ouassoulos, ils parlent mandingue; je ne me suis pas aperçu qu’ils eussent un idiome particulier. Ils sont idolâtres, ou plutôt sans aucun culte ; leur nourriture et leurs vêtemens sont les mêmes que ceux des habitans du Ouassoulo; ils sont aussi sales qu’eux. A l’entrée de ce village, je passai auprès du banankoro : c’est l’endroit où les oisifs se rassemblent pour fumer leur pipe et converser ; j’y vis une quantité de vieillards. Ce lieu consiste en une grande case couverte en paille, qui reçoit le jour tout autour; la couverture repose sur des piquets plantés en rond, à des distances égales. On a mis sur le sol de gros morceaux de bois ronds, très rapprochés les uns des autres, pour servir de bancs ; ils sont si anciens, qu’à force de s’asseoir dessus ils ont atteint un poli luisant.

 

Arrivé dans notre logement, je reçus la visite de plusieurs vieillards qui m’avaient vu passer pendant qu’ils étaient au lieu de réunion ; quelques-uns me donnèrent des colats, et une poule pour mon souper : ces bons nègres me parurent aussi doux et aussi humains que les Foulahs du Ouassoulo, auxquels leurs physionomies, leurs vêtemens, leur genre de vie et leurs habitudes ressemblent en tout. Ils ne pouvaient se lasser de me regarder, et disaient qu’ils n’avaient jamais vu d’homme blanc ; car les Maures ne voyagent pas dans ces contrées. Une partie de la soirée fut orageuse ; ce qui empêcha, pour un moment, les habitans de venir me voir : mais après la pluie, ils s’en dédommagèrent grandement ; ils vinrent jusqu’à huit heures du soir, avec le même empressement et la même curiosité; ils avaient aussi de la paille allumée, et me firent les mêmes complimens qu’à Yonmouso.

 

Le 26 juillet, à sept heures du matin, nous fîmes un cadeau à notre hôte, et nous nous disposâmes à partir. Je vis que le village était entouré d’un mur, et qu’autour de leurs cases, les habitans cultivent du tabac pour leur usage. Je fus suivi de la foule environ une demi-heure : nous traversâmes une plaine inondée, couverte d’indigo qui vient spontanément; en suite nous passâmes sur un pont très chancelant; ici les villageois se séparèrent. Je vis quelques cultures, mais bien loin d’être aussi soignées que celles du pays que je venais de quitter. Les cultivateurs avaient apporté avec eux leurs petits poulets, pour leur faire manger des insectes. Nous continuâmes notre route au SE ; nous fîmes onze milles assez gaiement : la campagne me parut unie, couverte de gravier, et mieux boisée que celle que j’avais suivie les jours précédens.

Nous arrivâmes à Nougouda, village muré, habité par des Bambaras : nous nous y arrêtâmes quelque temps pour changer de porteurs ; nous achetâmes un peu de lait et de déguet pour nous rafraîchir. Nous continuâmes au S. cinq milles, j’aperçus à une grande distance de notre route, au SO1/4S., trois montagnes très élevées en forme de pic un peu aplati; nous continuâmes au S. SE deux milles par un chemin bien boisé, couvert de pierres ferrugineuses, et la terre sans culture. Nous arrivâmes vers quatre heures du soir, bien fatigués, à Tangouroman, village muré, qui peut contenir trois à quatre cents habitans bambaras. La route de la journée fut très forte, car mon guide voulait arriver le soir même dans son pays. Le village de Tangouroman est ombragé par de gros bombax et baobabs. Les misérables habitans ne purent nous procurer une poule, ni même un peu de lait ; ils eurent de la peine à nous trouver un souper : ils nous donnèrent un plat de foigné avec une sauce aux herbes, qu’ils avaient préparé pour eux, et ils mangèrent un morceau d’igname bouillie ; après ce léger et frugal repas, ils s’en allèrent gaiement à la danse, qui dura toute la nuit. Je remarquai dans la cour de notre hôte plusieurs petits magasins en paille supportés sur des piquets ou sur de grosses pierres, pour les préserver de l’humidité, qui est très grande dans ce pays : c’est dans ces magasins qu’ils serrent leurs récoltes de riz, mil, pistaches et ignames; ils ne sont jamais volés. Je n’ai vu dans tout le pays, depuis Kankan et même Baleya, aucun mendiant. Arafanba alla coucher à Sambatikila : quant à moi, je me trouvais si fatigué de la marche de la journée, que je restai dans ce village avec les saracolets et un Foulah du Fouta-Dhialon. Notre hôte fit présent d’un beau canard de Barbarie à mon guide, qui passait dans le pays pour un grand marabout : nous aurions bien désiré le mangera notre souper, car nous ne pûmes rien trouver à acheter ; mais il jugea à propos d’en

faire son profit particulier.

 

Le 27 juillet, à six heures du matin, nous prîmes congé de notre hôte, après lui avoir payé la dépense de la veille. Nous lui donnâmes quelques branches de verroteries, qui parurent le satisfaire. En traversant le village, je remarquai qu’il était aussi sale que ses habitans ; nous avions du fumier jusqu’à la cheville. Nous nous dirigeâmes au SSE : je n’aperçus sur ma route que quelques tristes cultures de foigné, d’ignames et de pistaches très mal soignées ; je n’ai point vu de maïs, qui leur serait d’une si grande utilité. La majeure partie des terres y sont de nature noire, mêlées de gravier ; elles ne sont que peu cultivées. A douze milles à gauche de notre route, on aperçoit une chaîne de montagnes qui paraissent peu élevées ; elles se prolongent dans le NE

 

A peu de distance de Sambatikila, nous rencontrâmes mon guide, qui venait au-devant de nous : notre hôte, qui la veille lui avait donné un canard, avait mis avec nous une petite fille pour le porter à Sambatikila; mais Arafanba, réfléchissant sans doute que ce Bambara n’était pas riche, lui renvoya son canard; conduite généreuse, que je trouvai bien étrange de la part d’un mahométan envers un infidèle. Mon guide me dit que l’almamy était impatient de me recevoir,

et qu’il était fâché que je fusse resté la veille au soir dans le village de Bambara : je lui dis, en riant, que bientôt ce chef aurait le plaisir de satisfaire sa curiosité.

 

Il était près de neuf heures du matin, lorsque nous fîmes notre entrée dans le village de Sambatikila, qui est entouré d’un double mur de dix à onze pieds d’élévation sur dix pouces d’épaisseur. Nous allâmes, sans nous arrêter, chez l’almamy : on nous fit entrer dans une première chambre, où nous attendîmes que l’on fût allé nous annoncer. Le bonhomme nous admit de suite en sa présence: je le trouvai couché sous un petit hangar dans sa cour ; il s’assit sur son séant, et me tendit la main pour faire les salutations d’usage, salamalécoum ; malécomn salam; enékindé ; a kindé : après m’avoir touché, il se porta la main sur la poitrine et sur la figure, comme une chose salutaire ; car il est très religieux, et a beaucoup de confiance dans la sainteté des Arabes, Il me fit mille amitiés, et dit qu’il était bien aise de posséder chez lui un homme dont le pays était si près de la Mecque; je lui dis même que j’y allais : il questionna beaucoup Arafanba, qui s’empressa bien vite de lui débiter ce qu’il avait appris sur mon compte à Kankan. Le vieillard était habillé en Arabe ; ses vêtemens étaient de la plus grande propreté ; il portait un turban d’une étoffe à raies rouges et blanches, fabriquée dans le pays. Notre visite fut très courte ; il me fit loger chez un de ses enfans, avec les deux saracolets et le Foulah : le fils de l’almamy paraissait très pauvre; il nous donna une assez jolie case, et eut bien soin de ne pas nous laisser manquer d’eau chaude pour faire nos ablutions avant la prière.

 

Je m’attendais que le chef allait pourvoir à notre subsistance, mais ce bon roi nous laissa tout le jour sans manger ; il se reposa sur mon guide du soin d’y pourvoir : ce dernier nous envoya un déjeûner d’ignames bouillies, avec une sauce sans sel. Après ce frugal repas, que nous fîmes avec appétit, car il commençait à être tard, j’allai chez mon guide prendre mes effets qu’il avait apportés avec lui la veille : pour le récompenser des soins qu’il m’avait donnés en route, je lui fis un petit présent d’étoffes, d’une paire de ciseaux et de papier; il parut très content et il me remercia beaucoup. Il avait eu la bonté de me défrayer tout le long de la route, et il ne me demanda jamais rien. Je reçus dans la journée beaucoup de visites de Mandingues qui habitent le village de Sambatikila; l’un d’eux me fit présent d’un peu de lait, qui n’est pas, à beaucoup près, aussi commun ici que dans le Ouassoulo. Il plut toute l’après-midi : malgré le mauvais temps, je me rendis à la mosquée, pour montrer aux habitans que j’étais un zélé musulman. Mon guide nous envoya, à la nuit tombante, un petit souper de riz, dont nous nous contentâmes, parce que nous n’en avions pas davantage.

 

Le 28 juillet, l’almamy, se rappelant sans doute qu il avait des étrangers que son devoir était de nourrir, nous envoya pour déjeûner un plat de riz sans sel, avec une sauce aux zambalas (grain de nédé bouilli et séché; ils le pilent pour le mettre dans les sauces), et un souper d’ignames, avec une sauce pareille.

 

Le 29 juillet, nous restâmes tout le jour sans rien avoir à manger : je pris le parti de faire une visite à l’almamy, qui semblait avoir oublié qu’il avait des étrangers chez lui, croyant sans doute que ses convives étaient habitués à jeûner. Il ne se pressa pas davantage ; il était six heures du soir, lorsqu’il nous envoya des ignames bouillies et pilées, avec une mauvaise sauce; et nous eûmes le désagrément de partager ce léger repas avec un Mandingue du village qui, depuis un moment, rôdait autour de notre case ; il vint s’asseoir auprès de nous, et ne se fit pas du tout prier, car il est probable qu’il n’avait rien pris depuis la veille.

 

J’ai ainsi souvent été obligé de partager le peu de nourriture qui m’était accordé avec ces parasites affamés et paresseux, qui aiment mieux rester sans manger que de cultiver leurs champs.

 

Voyant que notre hôte nous négligeait à ce point, nous allâmes chercher du riz et des ignames pour faire notre cuisine ; nous ne pûmes en trouver dans le village, car le dévot almamy avait interdit le marché, qui ordinairement se tenait deux fois par semaine, sous prétexte que cette occupation dérangeait de la prière. Nous envoyâmes dans un village voisin; mais nous ne fûmes pas plus heureux ; il fallut nous contenter du peu que nous donnait notre hôte. On nous prévint que les provisions étaient rares, qu’il n’y en avait pas assez pour attendre la récolte, et que cette disette était la même dans tous les environs.

 

Le 3o juillet, il arriva à Sambatikila une caravane de marchands saracolets, allant dans le Foulou acheter des esclaves, pour les revendre soit dans le Fouta ou dans le Kankan. Toutes les marchandises qui se vendent sur les comptoirs européens de la côte, sont destinées au commerce infâme des esclaves, qui, à la vérité, ne sont pas exportés; mais ils n’en sont pas plus heureux. L’Europe civilisée peut bien abolir l’esclavage; mais l’Africain, sauvage et intéressé, conservera longtemps encore l’habitude barbare de vendre ses semblables. Il est si doux de vivre sans rien faire, de se reposer sur les soins d’autrui pour sa subsistance, que chaque nègre fait son possible pour avoir des serviteurs : toute leur ambition se borne à avoir 12 ou 15 esclaves, qu’ils occupent entièrement aux cultures. Ces malheureux sont mal vêtus, et travaillent beaucoup ; mais je ne me suis pas aperçu qu’ils fussent très maltraités. Ils sont obligés presque toujours de pourvoir à leur nourriture : ils cultivent, à cet effet, un champ particulier ; ils sèment autour de leurs cases du maïs et de la cassave, qui leur sont d’une grande ressource.

 

Dans la soirée, l’almamy de Sambatikila ne nous envoya rien, et nous nous disposions à jeûner, lorsque, vers sept heures du soir, nous fûmes agréablement surpris de voir arriver un plat de riz bouilli, sans sel, que nous envoyait mon guide Arafanba, qui savait que je souffrais d’une diète aussi rigoureuse. Certes, je ne pouvais trop remercier ce bon nègre, qui se privait pour moi d’une partie de son souper, lorsqu’il avait de la peine à pourvoir à la subsistance de sa famille. Les comestibles étaient si rares et si chers dans tout le village, qu’on ne faisait plus qu’un repas par jour, et l’on choisissait le soir de préférence, parce que les nègres aiment mieux rester toute la

journée sans manger que de se coucher sans souper.

 

Le 3i juillet, à six heures du matin, l’almamy, qui se rappelait sans doute que la veille il ne nous

avait rien donné, nous envoya du riz pour notre déjeûner.

Un bon saracolet, de ceux qui étaient arrivés la veille, et qui avait beaucoup voyagé à Jenné, m’apporta du riz et du lait, qu’il me pria d’accepter. Je lui donnai quelques branches de verroteries pour le remercier de son cadeau. Il avait connu dans cette grande ville beaucoup de Maures marchands; il m’assura que j’en serais très bien reçu. Ce nègre parlait un peu arabe ; il me prévint que sur la route, pour arriver à Jenné, je serais fort mal nourri, et surtout que le sel y était très rare.

 

Le fils de l’almamy venait quelquefois nous voir, et s’informer si nous avions besoin d’eau chaude pour les ablutions; il ne nous en laissait jamais manquer: mais il ne s’informait pas aussi exactement si nous avions de quoi vivre ; je pensais bien que le pauvre diable n’en avait pas beaucoup plus que nous, et je m’apercevais qu’il faisait maigre chère, passant tout le jour sans rien prendre, comme au temps du ramadan; le soir, après la prière, il partageait un peu de tau avec quatre autres nègres. Malgré ce jeûne forcé, ils paraissaient tous joyeux, et ne manquaient jamais d’aller tous les matins chanter le Coran; l’almamy lui-même avait bien soin de chanter aussi de temps en temps. Ce fils de notre hôte venait quelquefois me présenter son modeste souper, que je refusais toujours, sachant qu’il n’en avait pas d’autre pour lui.

 

Le 1er août, j’allai, avec un de mes compagnons, faire une petite visite à l’almamy. Nous entrâmes dans une pièce qui servait tout-à-la-fois de chambre à coucher pour lui et d’écurie pour son cheval : le lit du prince était placé dans le fond ; il consistait en une espèce de petite estrade élevée de six pouces, ayant six à sept pieds de long, et cinq ou six de large, sur lequel était tendue une peau de bœuf, avec une sale moustiquière pour se préserver des insectes. Cette chambre pouvait avoir de trente à trente-cinq pieds de long sur dix ou douze de large ; elle était construite en terre, sans qu’on se fût donné la peine de faire des briques. Les murs peuvent avoir sept pieds ou sept pieds et demi de haut sur un pied d’épaisseur; la charpente est soutenue par des piquets en bois, plantés intérieurement le long des murs latéraux, et couverte en paille. H y a trois grandes ouvertures qui ferment avec des portes faites aussi en paille. Point de meubles dans ce logement royal : on y voit deux selles pour les chevaux ; elles sont pendues au mur, à des piquets ; un grand chapeau de paille, un tambour qui ne sert que dans les temps de guerre, quelques lances, un arc, un carquois et des flèches, en font tout l’ornement, avec une lampe faite d’un morceau de fer plat, maintenue par un autre morceau du même métal, planté en terre ; on y brûle du beurre végétal, qui n’a pas assez de consistance pour être fabriqué et faire de la chandelle. Deux autres pièces de la même dimension servent de magasins pour serrer les récoltes et ce qu’ils ont de plus précieux. On voit, dans une grande cour intérieure, plusieurs

cases ordinaires, où je vis quelques métiers de tisserand, semblables à ceux de la côte. Le vieillard était couché sur son lit ; il nous fit asseoir auprès de lui. Il était en prières, et tenait à la main un chapelet long de deux pieds et demi, dont les grains étaient aussi gros qu’une balle; il paraissait très recueilli. Il m’adressa la parole pour me prier de faire ses complimens aux vieillards de la Mecque et de Médine, quand j’y serais arrivé : ensuite il me dit d’attendre un moment; il alla dans sa cour, et revint un instant après, suivi d’une esclave portant sur sa tête une calebasse de riz, avec une mauvaise sauce aux herbes, qu’il me donna ; puis il me congédia, en me promettant bientôt une occasion pour Jenné.

Le manque de sel rendait ce riz bien mauvais ; mais je commençais à devenir moins difficile: l’appétit assaisonne les mets; je l’ai souvent éprouvé dans le cours de mon voyage. Peu après, un nègre mandingue m’envoya un excellent plat de riz avec du lait.

 

Depuis le 27 juillet, il n’avait cessé de pleuvoir; le temps était frais et très humide. Dans la soirée du 1er août, l’almamy m’envoya un homme pour me prévenir qu’il se présentait une occasion pour aller à Jenné, et que, si je voulais en profiter, il me donnerait un guide pour me conduire à Timé, d’où devait partir la caravane. J’avais une plaie au pied gauche, que je soignais avec de la charpie ; je ne pouvais venir à bout de la cicatriser; elle m’occasionnait de vives douleurs : mais j’aimais mieux souffrir en route, que de rester plus longtemps dans un endroit où bientôt il y aurait une horrible famine. Je fis répondre au chef que j’étais disposé à partir le plus tôt possible.

 

Le 2 août, vers six heures du matin, l’almamy m’envoya du riz avec un morceau de mouton tué de la veille, que je partageai avec mes compagnons. Vers huit heures, Arafanba vint me trouver, et nous allâmes ensemble chez le chef prendre congé de lui. Il m’appela auprès de son magasin, fit ouvrir une porte si basse qu’il fallait se plier en deux pour y passer : une de ses femmes en tira un bracelet enveloppé dans des chiffons, dont il me fit présent ; il était en argent, et de la valeur de trois francs. Je lui avais apporté un assez joli petit cadeau en indienne de couleur, du papier, et quelques branches derassades.

 

Arafanba, mon ancien guide, lui dit que j’avais peu de marchandises, et que j’étais bien fâché de ne pouvoir lui offrir un présent plus digne de lui ; il sourit, et accepta avec plaisir ce que je lui offrais. Le vieillard me recommanda de nouveau de ne pas l’oublier auprès des vénérables cheikhs de la Mecque; je le lui promis, et me séparai de lui. Un instant après, il vint me rendre ma visite à la case où j’étais logé ; il était à cheval, et avait un très grand chapeau de paille sur la tête, qui pouvait lui tenir lieu de parapluie. Il allait à son ourondé voir travailler ses esclaves ; il me dit qu’il était bien fâché de ne s’y être pas pris plus tôt, pour avoir un grigri fait de la main d’un Arabe ; il me salua, et me quitta en me souhaitant un bon voyage. Vers dix heures, mon nouveau guide arriva pour me prévenir qu’il fallait partir : il avait plu toute la matinée, et la pluie n’avait pas encore cessé, ce qui ne nous empêcha pas de nous mettre en route ; mais avant d’aller plus loin, je vais parler du beau pays que je quitte.

 

Sambatikila est un grand village entouré d’un double mur ; il est indépendant, et habité par des

Mandingues musulmans. Ce lieu est beaucoup plus grand que Kankan, mais n’est pas aussi peuplé; il y a dans l’intérieur de grands espaces qui ne sont pas cultivés : les rues sont tortueuses, étroites, et pleines de boue dans cette saison. Le sol, composé dans quelques endroits de terre noire, et dans d’autres de sable gris mêlé de terre, est très fertile, et cependant peu employé : la campagne est couverte de ces et de nédés. Les habitans se bornent entièrement au commerce; ils vont à quelques journées dans le S., acheter des noix de colats, qu’ils portent à Jenné, et qu’ils échangent pour du sel : ce commerce est peu lucratif, car ces voyages sont très longs et pénibles ; ils sont obligés de se nourrir en route, et de payer dans tous les villages les droits de passe et le logement.

 

On fabrique dans le pays un peu de jolie toile faite avec le coton qu’ils achètent des Bambaras. Le prix courant d’un esclave, dans le pays, est de trente briques de sel (la brique a dix pouces de long sur trois de large, et deux ou deux et demi d’épaisseur ; comme

il y a des briques qui sont plus ou moins grosses, le prix varie suivant leur grosseur ) : un baril de poudre et huit masses de verroteries couleur marron clair; un fusil et deux brasses de taffetas rose, sont aussi le prix d’un esclave. Le commerce de Sambatikila n’est pas très actif; il est bien loin de valoir celui de Kankan : l’absence du marché lui fait beaucoup de

tort; aussi les habitans sont-ils pauvres; ils ont peu d’esclaves; leur récolte ne suffit pas toujours à leurs besoins d’une année à l’autre ; ils sont obligés d’acheter du riz des Bambaras, que ceux-ci échangent contre du sel, que ces pauvres nègres ne peuvent se procurer autrement. Les Mandingues aiment mieux se passer de manger une partie du jour que de s’assujettir à travailler à la culture ; ils prétendent que ce travail les détournerait de l’étude du Coran, prétexte spécieux pour faire excuser leur paresse.

Leurs troupeaux, peu nombreux, consistent en quelques chèvres et quelques moutons ; ils élèvent aussi des volailles ; le peu de chevaux qu’ils ont sont d’une très petite race. Le fils de l’almamy, chez qui je logeais, avait fait plusieurs voyages à Jenné ; il me dit, sans craindre de nuire à la dignité de son rang, qu’il portait, comme tous ses compagnons, une charge de colats sur la tête : je le questionnai sur la longueur du trajet; il m’apprit que l’on mettait deux mois et demi ou trois mois pour y arriver, et que l’on ne pouvait faire que deux voyages par année.

 

Le titre d’almamy ou roi est héréditaire; c’est toujours l’aîné des fils du souverain qui lui succède.

Il a ordinairement quatre femmes et beaucoup d’enfans. Il est le seul chef à Sambatikila ; et quand il survient quelques discussions, les vieillards se rassemblent chez l’almamy ou dans la mosquée, pour rendre la justice. Les fusils, dans ce village, ne sont pas aussi communs qu’à Kankan; car, dans toutes les cases où je suis entré, je n’ai vu que des arcs suspendus aux murailles.

 

Vers dix heures du matin, nous nous mîmes en route ; Arafanba, les deux saracolets et le Foulah, vinrent me conduire jusque sur le bord d’un ruisseau que les naturels nomment Oulaba, qui arrose la campagne de Sambatikila : nous le traversâmes dans une vilaine pirogue, dans laquelle nous pensâmes chavirer plus d’une fois ; elle avait été faite d’un seul tronc d’arbre -, mais elle était vieille, toute cassée, et raccommodée avec des morceaux de pagne pourris, qui ne l’empêchaient pas de faire de l’eau; fort heureusement le ruisseau n’est pas très large, et nous arrivâmes sur la rive droite sans accident. Arafanba vint me conduire l’espace d’un mille ; il se sépara de moi avec peine, et me recommanda fortement à mon nouveau guide. Arafanba était l’homme le plus doux et le plus complaisant que j’aie vu chez les Mandingues ; et, ce dont je m’étonne encore en me le rappelant, c’est qu’il ne m’a rien demandé, et qu’il m’a paru très satisfait du modique cadeau que mes moyens me permettaient de lui faire. Nous fîmes route à l’ESE, deux milles, sur de très belle terre noire un peu graveleuse ; je n’aperçus que quelques tristes champs de foigné, qui n’était pas même encore en fleur, tandis que dans le Ouassoulo il était déjà récolté : nous traversâmes un pont chancelant, et nous arrivâmes à Cagnanço, petit village muré, où nous n’entrâmes pas. Je vis un atelier de quelques forgerons ; ils ne sont pas mieux installés dans cette partie de l’Afrique que sur la côte : ils font cependant les instrumens aratoires, les poignards, des bracelets et les dards pour mettre aux flèches ; ils se procurent du fer du Fouta Dhialon. Les environs de ce village, habités par des Bambaras, sont sans cultures, mais entourés de grands arbres et de beaucoup de paille, ce qui gênait notre marche, et me causait des douleurs aiguës, car cette paille frottait continuellement sur ma plaie, et enlevait l’emplâtre; joint à l’eau qui couvrait les routes et à la pluie qui tombait abondamment, cela me

fatiguait extrêmement. Je desirais me trouver à l’abri et à même de me reposer ; cependant nous continuâmes notre route au SSE Après sept milles, nous passâmes à Coro, autre village bambara, muré, et qui peut contenir quatre à cinq cents habitans ; les environs ne sont pas mieux cultivés que ceux de Cagnanço. Nous fîmes au S. encore six milles : la campagne est très boisée et très -uniforme ; la route est couverte de gravier qui rend la marche pénible ; je ne vis aucune culture, et nous traversâmes quelques marais.

 

Vers trois heures, nous fîmes halte, bien fatigués, à Tinicoro, petit village bambara. Les environs sont très boisés et couverts de grande paille ; les cultures sont éloignées des cases de cinq à six milles ; je ne sais si c’est pour choisir un terrain plus convenable à la culture, ou pour préserver les grains des dégâts que pourraient y faire les chèvres et les volailles. Mon guide me conduisit chez un homme de sa connaissance, qui nous donna un assez mauvais logement, petit, sale et humide. Je fis sur-le-champ allumer un hon feu pour sécher mon coussabe et ma culotte ; car toute la journée nous avions eu la pluie sur le dos; elle dura même toute la nuit ; c’était une pluie fine continuelle qui rendait le temps frais. Je vis dans ce village plusieurs chèvres et beaucoup de volailles ; les habitans n’ont point de troupeaux de bœufs. A l’entrée de la nuit, les hommes revinrent du travail, ils étaient tout nus, n’ayant qu’une bande de coton très étroite qui leur passe entre les cuisses.

 

Je remarquai que ces hommes avaient des colliers au cou, des boucles d’oreille en verroterie, et beaucoup d’amulettes, comme des cornes de bélier, des queues de mouton, etc. Toutes ces choses leur tiennent lieu des grigris, auxquels ils ont une grande confiance.

 

On nous donna un souper de tau à la sauce aux herbes, sans sel; je mangeai un peu de cette bouillie, mais ne pus goûter de la sauce, tant elle était mauvaise. Dans la soirée, il s’éleva une dispute entre deux hommes du village ; ils en vinrent aux mains, et voulurent même se servir de poignards; mais tous les habitans accoururent pour mettre la paix. On n’entendait de tous côtés que les cris lamentables des femmes qui se désolaient; la foule était nombreuse : tous parlaient à-la-fois, et plus fort les uns que les autres pour se faire entendre, ce qui faisait un tintamare épouvantable. Mon guide m’apprit que le chef de ce village était attaqué de cécité ; que, sans cette infirmité, il se serait rendu au lieu de la querelle et aurait rétabli l’ordre. Je ne pus savoir ce qui avait occasionné cette altercation, qui avait lieu précisément dans la cour où nous étions logés, et qui dura très longtemps, quoiqu’il plût à verse.

 

Le 3 août, le matin, mon guide fit cuire une petite igname sur les charbons; je fis griller de mon côté des pistaches que nous mangeâmes de compagnie ; et après avoir donné à notre hôte quelques grains de verre, nous nous mîmes en route ; il pouvait être neuf heures. Il pleuvait encore beaucoup ; mon parapluie ne put m’être utile, car les grandes herbes et les buissons qui couvraient le chemin me mouillaient autant que la pluie qui tombait. Nous fîmes route au S. : je vis, à quelque distance de Tinicoro, quelques tristes champs de foigné et d’ignames, le tout mal cultivé ; on ne s’était pas même donné la peine d’arracher les buissons. Nous passâmes le village de Yango-Firé, situé auprès d’un ruisseau ; je vis, en le traversant, beaucoup de volailles. Nous marchâmes d’abord à l’E., puis au S. Nous passâmes à Brokhosso : j’aperçus au SE une grande montagne qui me parut être sans aucune végétation. Ensuite, en traversant quelques champs de foigné et d’autres de haricots, les premiers que je voyais depuis mon départ de la côte, nous arrivâmes, vers une heure et demie de l’après-midi, au joli petit village de Timé, habité par des Mandingues mahométans : il est ombragé par une quantité d’énormes bombax et par quelques baobabs : nous avions fait dix milles. A trois ou quatre milles à l’E de Timé, on trouve une chaîne de montagnes qui peut avoir trois cents à 350 brasses d’élévation; elle s’étend du N. au S. Celle qui est en face du village, est plus élevée ; elle paraît couverte d’une belle végétation, à l’exception du sommet, qui est très aride.

 

CHAPITRE XII.

 

Séjour à Timé. — Marché hebdomadaire. — Le voyageur tombe gravement malade du scorbut; il est soigné par une bonne négresse. — Saison des pluies. — Il ne peut se joindre à la caravane

partant pour Jenné. — Environs de Timé, pays fertile. — Position désespérée du voyageur. — Sa guérison après quatre mois de souffrances. — Description d’une cérémonie funèbre.

 

Mon guide me mena chez son frère, qui était absent; mais une bonne vieille négresse, dont la physionomie ridée annonçait bien 60 ans, me fit entrer dans sa case, tendit une peau de bœuf pour m’as seoir, et me donna un peu de lait à la sauce aux  herbes avec quelques grains de sel: je ne pus en manger beaucoup, car j’étais atteint de la fièvre et j’avais le frisson. Je me couchai auprès du feu sur une natte (c’était le lit de la bonne vieille), et je m’endormis. Le chef de la famille arriva un instant après, pendant que je dormais encore; mais on m’eut bientôt éveillé. Cet homme me parut très doux: il me donna des ignames; il avait eu soin, par égard pour moi, d’y mettre du sel; ensuite il prit mon sac, et me prévint qu’il allait me conduire chez le chef du village, vieillard vénérable de la secte des Bambaras, mais soumis à la loi de Mahomet. Ce chef me reçut très bien, et me lit asseoir sur une peau de bœuf auprès d’un bon feu qui préservait sa case de l’humidité. Le frère de mon guide, qui m’accompagnait chez le chef, était son fils : le bon vieillard me dit qu’il fallait que je restasse avec lui, en attendant le départ de la caravane qui devait sous peu se mettre en route pour Jenné.

 

Je retournai donc à l’humble demeure de la vieille mère de Baba, devenue mon hôtesse. Hélas! j’étais bien loin de prévoir que ce serait pour longtemps. En arrivant, je remis à cette bonne négresse un morceau de viande crue, dont le chef m’avait fait cadeau lors de ma visite chez lui, pour qu’elle le préparât dans la soirée. En en mangeant un morceau, je connus que c’était du sanglier : je fis d’abord difficulté de continuer, car je craignais de me compromettre; mais mon jeune guide de Sambatikila, moins scrupuleux, me conseilla de suivre son exemple, en m’assurant que c’était très bon. Les Mandingues, malgré leur superstition, ne se font aucun scrupule de manger la chair de cet animal, quoiqu’elle soit expressément défendue par le Coran. Mon hôte m’envoya pour souper une portion d’ignames, avec une poule qu’il avait fait tuer pour nous recevoir.

 

Le l\ août, le chef du village vint me voir, et me fit cadeau de quelques noix de colats et de quatre ignames pour mon souper. La caravane se préparait à partir pour Jenné, et mon pied n’était pas encore guéri : les pluies étaient continuelles; j’avais à traverser un pays entrecoupé de rivières, de gros ruisseaux débordés dans cette saison, et de marais inondés qui rendaient la marche pénible et dangereuse. Je réfléchis mûrement au parti que j’avais à prendre : je pensai qu’ayant une plaie au pied qui ne ferait qu’empirer, je risquais de rester en route ou de périr dans

les marais ; car les Bambaras, peuples idolâtres, ne me garderaient pas volontiers chez eux, et probablement me dévaliseraient ; que par conséquent il serait plus sage de passer le mois d’août à Timé, et même jusqu’à mon entière guérison. Je me décidai donc à laisser partir la caravane sans moi : j’en prévins mon hôte, à qui je promis de lui faire cadeau d’une belle étoffe de couleur, et d’une paire de ciseaux, ce qui parut assez lui convenir. On m’apprit qu’il y avait marché une fois la semaine dans le village, et que je pourrais y acheter des provisions pour subvenir à ma nourriture.

 

Les Bambaras de cette partie de l’Afrique qu’il fallait traverser pour arriver à Jenné, sont pauvres et malheureux : ils ne font aucun commerce hors de leur pays; n’étant pas réunis à l’étendard du prophète, ils ne peuvent voyager sans risquer d’être pris et faits esclaves. Ils sont en général peu industrieux ; et loin d’imiter les Foulahs du Ouassoulo, leurs champs sont mal cultivés et leurs villages d’une malpropreté dégoûtante. Ils se nourrissent très mal, mangent de toute espèce d’animaux; chiens, chats, rats, souris, serpens et lézards, rien n’échappe à leur voracité. Ils cultivent un peu de coton qu’ils échangent avec les Mandingues, contre du sel. J’ai vu, dans quelques-uns de leurs villages, des métiers de tisserand : mais ils ne font que très -peu de toile; à peine en ont-ils pour se vêtir. Ils ont autant de femmes que leurs moyens leur permettent d’en nourrir; ils ont peu d’esclaves, vont presque nus, et marchent toujours armés d’arcs et de flèches.

 

Ils sont gouvernés par une multitude de petits chefs indépendans qui souvent se font la guerre entre eux ; enfin ce sont des êtres bruts et sauvages, si on les compare aux peuples soumis à la religion du prophète : ils n’ont aucune idée de la dignité de l’homme. Si j’avais été obligé d’habiter chez eux, mes marchandises eussent éveillé leur cupidité, et n’étant retenus par aucune espèce de crainte, ils m’eussent probablement dévalisé sans scrupule : au lieu que, chez les musulmans, j’étais à couvert sous l’égide de Mahomet.

 

Dans le petit village de Timé, je trouvais tout en abondance ; le marché qui y a lieu une fois la semaine, me mettait à portée de ne manquer de rien : ce marché est approvisionné par les Bambaras des environs, qui viennent vendre le surplus de leurs provisions ; ils apportent aussi du poisson sec, qu’ils pèchent dans les ruisseaux qui arrosent leurs campagnes.

 

Le 5 août, les marchands mandingues destinés à faire le voyage de Jenné, mirent des feuilles fraîches à leurs colats, pour les tenir dans l’humidité; ils les visitèrent tous, et les comptèrent; ils ont aussi coutume de les humecter avec un peu d’eau, pour les conserver.

 

Le 6, la caravane se mit en route ; quoiqu’il plût à verse. Les voyageurs étaient au nombre de quinze à vingt, hommes et femmes, emportant chacun sur la tête une charge de trois mille cinq cents colats, fardeau que je soulevais à peine : ils apportent en retour du sel en brique et en planche.

 

Les habitans m’ont assuré que le produit en sel de 3500 colats, rendus à Timé, était le prix de deux esclaves [soit 60 briques, 50 colats la brique] ; mais le bénéfice, comme j’ai pu en juger plus tard, n’est pas considérable, parce qu’ils sont obligés de faire de grandes dépenses sur la route, non seulement pour subvenir à leur subsistance, mais encore pour payer les droits de passe.

La vente de leurs colats varie beaucoup, comme je l’ai vu par la suite : ces fruits ne croissent pas dans le pays ; au retour de leurs voyages, ils vont bien loin dans le sud, en acheter pour du sel et pour des étoffes qu’ils fabriquent avec le coton acheté des Bambaras et filé par leurs femmes.

 

Le 7 août, mon hôte Baba me donna une grande case pour me loger seul : je m’y installai le mieux que je pus; une natte tendue par terre, sur un sol très humide, et sur laquelle je mis ma couverture de laine, en fit tout l’ameublement. Cette case servait aussi de magasin; on y serrait des ignames et du riz.

 

Le 8, je me trouvai fort incommodé par la mauvaise nourriture, et j’eus un fort accès de fièvre.

Dans le cours de la nuit, pour la couper, je pris quelques doses de sulfate de kinine qui la firent disparaître pour quelques jours.

 

Mon hôte parut très peiné de mon indisposition : il s’empressa de chercher dans quelques vieux livres où il y avait des versets du Coran, et m’apporta un petit morceau de papier bien enfumé, sur lequel on avait écrit en caractères arabes une sourate ; il m’assura que c’était une très bonne médecine pour de pareilles indispositions ; il me conseilla de la copier sur une planchette qu’il m’apporta, puis de laver cette écriture dans de l’eau, et de boire celle-ci, ajoutant que bien certainement j’éprouverais du soulagement. J’écrivis pour lui faire plaisir et lorsqu’il se fut éloigné, je m’empressai de laver la planche et de jeter l’eau; ce qui fit un aussi bon effet, car le lendemain je me trouvai assez bien : mon hôte ne manqua pas d’attribuer cette amélioration à l’efficacité de son remède.

 

Je recevais souvent les visites des Mandingues du village ; ils étaient aussi importuns que dans le Kankan, et venaient tour à tour me demander du papier, de la poudre et diverses autres choses. Les femmes, de leur côté, me tourmentaient pour que je leur donnasse des verroteries : elles trouvaient ma peau très blanche, riaient de la longueur de mon nez, et me faisaient quelques espiègleries. Enfin je me trouvais assez bien avec ces bonnes gens, à la nourriture près, qui me

paraissait détestable, à cause surtout de la privation totale du sel ; mais j’en achetai un peu pour rendre mes alimens moins insipides, et petit à petit je m’habituai à la vie frugale de ce pays.

 

Le \lx août, le chef vint me voir, me pria de lui écrire un amulette, et, sans doute pour que le grigri eût plus de vertu, me fit cadeau d’un cabri; le grigri qu’il me demandait était pour le préserver des maladies en général : je lui promis de mettre tout mon savoir à le satisfaire. Il eût été imprudent de le refuser; car, malgré la précaution que j’avais prise de lui dire que j’étais parti de mon pays extrêmement jeune, il s’imaginait que je parlais et écrivais très bien l’arabe. Cinq ou six Mandingues du village se mirent aussitôt après le cabri et le dépouillèrent : ils eurent soin de se réserver le ventre de l’animal, qu’ils firent cuire sur les charbons, sans se donner la peine de le laver ; ils partagèrent ce friand morceau avec les personnes attirées par la curiosité. Ils furent très expéditifs, et eurent bientôt mis le cabri en pièces : sans même s’informer si je le voulais, ils en firent de petits présens aux voisins ou parens de mon hôte ; car dans ce pays, c’est un grand régal que de manger de la viande, ce qui ne leur arrive guère que les jours de fête; encore ne tuent-ils que des cabris et des moutons, parce qu’ils n’ont pas de bœufs. On donna au bon vieux chef une épaule du cabri pour son souper, et le reste fut réservé pour moi et la famille de Baba. Ce dernier me demanda ce que je desirais faire de la peau de l’animal : je la laissai à sa disposition, et il alla aussitôt l’échanger contre un morceau de sel, pour assaisonner notre viande, que l’on fit cuire dans un grand pot, et qui était destinée à être conservée plusieurs jours : c’est notre vieille négresse, qui se nommait Manman (ce nom est très commun dans tout le pays), qui fut chargée de la préparer.

 

Cette bonne femme avait pour moi beaucoup d’égards et de complaisances ; elle m’apportait elle-même, deux fois par jour, une petite portion de riz et de tau, seuls mets qui composaient tous mes repas. Je donnai à mon hôte une paire de ciseaux qui parut lui faire grand plaisir; c’est une marchandise très rare à Timé, et d’un très grand prix.

 

Le i5, j’allai remercier le chef de son cadeau, et lui donnai son amulette, qu’il reçut avec reconnaissance : il l’enveloppa tout de suite dans un morceau de toile du pays, qu’il frotta de cire et recouvrit d’un autre morceau de cuir de mouton tanné ; il attacha ce précieux objet à un petit cordon, et le suspendit à son cou. Il me combla de remerciemens, et me souhaita un prompt retour dans mon pays.

 

Cependant la plaie de mon pied, loin de guérir, s’accroissoit encore. Le mois d’août continua d’être orageux : jour et nuit la pluie ne cessait de tomber ; le temps était sombre, l’atmosphère chargée et fraîche; un vent d’E soufflait par intervalles, et était suivi d’une pluie fine et froide; le soleil ne paraissait que rarement. La case où j’étais logé était très humide; l’eau filtrait au travers du mur, qui était en terre et très mince ; j’étais continuellement dans un bain de vapeur, et souvent indisposé, tant par l’insalubrité de l’air, que par l’incommodité de mon mauvais loge

ment, dans lequel je ne pouvais allumer de feu, à cause d’une fumée insupportable. Dans tout l’intérieur de l’Afrique, les nègres ont l’habitude de ne pas faire de cheminées à leurs cases ; ils font du feu au milieu, et la fumée filtre au travers du toit ; aussi est-il tapissé de suie.

 

Dans ces temps de pluie, les Mandingues ne sortent presque pas; ils restent couchés tout le jour dans leurs cases, auprès d’un grand feu; ils cousent des coussabes pour se distraire : lorsque quelques circonstances les obligent à sortir, ils mettent des espèces de socques dont la semelle en bois a deux pouces et demi de haut, pour se préserver de l’humidité du sol.

Les femmes vaquent toujours à leurs affaires ; elles vont chercher du bois et de l’eau, quelque temps qu’il fasse ; elles ne portent aucune espèce de chaussure.

 

Je me proposais de partir vers la fin d’août; mais, à cette époque, une nouvelle plaie se déclara au même pied, et bien plus large que la première ; elle me faisait beaucoup souffrir; j’avais le pied tellement enflé, que je ne pouvais marcher. Je priai la bonne vieille négresse de me procurer des feuilles de baobab, qu’elle fit bouillir ; j’en mis un cataplasme sur la partie malade pour apaiser l’inflammation : au bout de deux jours, je me trouvai beaucoup mieux. N’ayant pas de linge pour ce pansement, je fus obligé de prendre le morceau de coton qui me servait de turban : la bonne vieille ne m’approuva pas ; elle prétendait qu’il vaudrait mieux se passer de cataplasme que de sacrifier un aussi beau morceau d’étoffe. Mon pied fut bientôt désenflé par l’efficacité des feuilles de baobab; mais la plaie était encore large comme deux fois un écu de six francs : je la soignais avec de la charpie qui avait déjà servi, et qui, quoique je l’eusse passée à la lessive, n’était pas très propre, et je n’en éprouvais aucun soulagement. Mon hote, qui paraissait sensible à mon malheur, fit chercher par un de ses esclaves une racine que je reconnus pour avoir une vertu caustique; il la fit bouillir dans de l’eau et bien réduire; puis il en frotta un morceau sur un caillou, pour en obtenir une pommade. Le premier jour, il me soigna lui-même ; avec l’eau de la décoction, il lava la plaie, qu’il couvrit de la pâte onctueuse fournie par la racine, puis, pour suppléer au linge, il mit par-dessus une feuille d’herbe d’une odeur aromatique très forte. Les jours suivans, ce fut la bonne vieille qui fut chargée de me soigner soir et matin ; souvent elle me consolait par l’espoir d’une prompte guérison. Pour reconnaître ses soins, je lui fis cadeau d’un joli morceau d’étoffe de couleur qui lui fit beaucoup de plaisir, car probablement elle n’avait jamais eu une aussi belle chose en sa possession. Un instant après, son fils vint me remercier, et me demanda, d’un air assez sérieux, qui avait fait ces fleurs sur l’étoffe : je ris de sa simplicité, et lui dis que c’étaient les blancs ; il reprit, en conservant son sérieux, qu’il croyait qu’il n’y avait que Dieu qui pût faire d’aussi belles choses.

 

Je restai un mois dans ma case, toujours couché sur le sol humide, et sans pouvoir marcher, quoique je n’éprouvasse pas des douleurs très fortes. Le mois de septembre semblait nous promettre le retour de la belle saison; mais je me trompais : les pluies, à la vérité, ne furent plus aussi continuelles; toutefois nous en eûmes tous les jours, jusqu’au commencement d’octobre, qu’elles devinrent moins fréquentes. Elles arrivaient avec les orages, et tombaient par torrens : ces orages venaient de la partie de l’E et du SE, et toujours accompagnés du même vent. A mesure que les pluies cessèrent, les chaleurs augmentèrent : l’air devint plus sain; mon pied allait beaucoup mieux, ce qui me donnait l’espoir de partir vers la fin du mois. J’attendais cet heureux moment avec bien de l’impatience, comme on peut se l’imaginer; malgré les soins de la bonne vieille et toute sa complaisance pour moi, je desirais vivement de prendre congé d’elle. Les jours de marché, je lui donnais des verroteries pour acheter le riz ou le foigné nécessaire à ma nourriture de la semaine, et elle me le faisait préparer par les femmes de son fils : elle m’apportait deux fois par jour une portion de tau ou de riz dans un plat en bois, et, dans un autre petit vase en terre, de la sauce aux herbes ou aux pistaches, à laquelle je joignais un peu de sel et de beurre végétal, pour rendre ces mets passables, car sans cela il m’eût été impossible d’en manger. Je me procurai facilement, pour quelques grains de verre, du beurre végétal, qu’on appelle cè-toaloii dans le pays : quoiqu’on en récolte beaucoup, les habitans en mangent peu ; ils préfèrent le vendre. Ce beurre est assez bon, mais il faut qu’il soit cuit avec le mets ; car sans cela il conserve un petit goût qui le rend moins agréable. Les naturels s’en servent pour les douleurs et les plaies. J’ai vu dans le pays un arbre qui, comme le ce, donne une substance butireuse ; les naturels le nomment taman : le beurre de cet arbre conserve une couleur jaune, comme le nôtre; il a une consistance très dure, quoique le pays soit chaud, et il ne contracte aucun goût. Je le mangeais avec plus de plaisir que celui du ce, qui n’est pas aussi ferme, et qui a une couleur cendrée. Cependant les naturels m’assurèrent que le ce est plus sain que le taman, et j’en ai vu beaucoup qui ne voulaient pas manger de ce dernier, prétendant qu’il les incommodait. Quant à moi, j’en mangeai souvent, et ne m’aperçus jamais qu’il me causât la moindre indisposition.

 

Les Mandingues de cette partie de l’Afrique ont beaucoup plus de ressources pour la nourriture que les nègres qui habitent les environs du Sénégal, qui n’ont que du mil : leurs mets sont mieux préparés; et au sel près, qui leur coûte beaucoup de peine à aller chercher, ils ont tout ce qui est nécessaire à la vie; ignames, maïs, riz, mil, foigné, haricots, giraumons et pistaches, croissent en abondance dans cet heureux pays, au lieu que les Sénégalais, qui ont la facilité de se procurer du sel, n’ont pas toutes ces ressources. Les frais de culture ne leur coûtent pas beaucoup : les esclaves qu’ils y emploient ne font que remuer la surface du terrain pour détruire les herbes, et, sans autre travail, ils lui confient les semences. Cependant, pour la culture des ignames, ils mettent la terre en sillons ; car, sur un sol uni, cette racine ne viendrait que très petite.

 

Tout ce qu’ils sèment croît avec beaucoup de rapidité : leur sol, composé d’excellente terre noire et sablonneuse, est encore fécondé tour à tour par les pluies et les chaleurs des tropiques, non moins que par les nombreux ruisseaux qui y serpentent de toute part; aussi récompense-t-il avec usure les soins des cultivateurs. Le foigné, qui se sème dans le courant de mai, est récolté en juillet; cette graminée est d’une grande ressource pour les nègres, car souvent leurs provisions ne peuvent atteindre jusqu’à l’année suivante ; ils feraient, comme dans le Ouassoulo, deux récoltes par année, s’ils étaient moins paresseux et assez industrieux pour profiter de cet avantage. Le foigné est très répandu dans tout le sud; les nègres en font leur principale nourriture : les femmes prennent beaucoup de peine pour le nettoyer ; elles exposent ce grain au soleil, puis elles le mettent clans un pilon, en séparent la paille, ce qui demande beaucoup de temps et de travail; ensuite, pour en extraire le son, elles se servent, comme au Sénégal, d’un layot; elles le pilent une seconde fois; et quand le grain est bien nettoyé, il devient blanc et gros comme des grains de poudre à canon : aîors elles le lavent, puis le mettent dans une corbeille, pour le faire égoutter, et le laissent reposer pour qu’il gonfle un peu ; enfin elles le remettent de nouveau dans un mortier, et quelques coups de pilon suffisent pour le réduire en farine : s’il n’était pas humecté, il faudrait beaucoup plus de temps pour la trituration. C’est avec cette farine qu’ils font une bouillie qu’ils nomment tau; c’est le sanglé des nègres du Sénégal. Quand cette bouillie est cuite, on la met par cuillerée dans une calebasse, et on l’assaisonne d’une sauce faite de feuilles de giraumon et quantité d’autres herbes, de piment, et enfin d’un peu de gombo pour la rendre gluante : cette sauce est toujours sans sel et sans beurre. Les ignames se préparent d’une autre manière : on les fait d’abord bouillir, puis on les pile, et on leur fait une sauce avec du poisson sec réduit en poudre, un peu de gombo, de piment et de zambala ( grains de nédé bouillis, séchés et réduits en poudre ) ; cela leur donne un assez bon goût. Quoique ces grains soient très communs dans le pays, les femmes préposées à la cuisine en sont très économes, parce que, pour le conserver toute Tannée, il faudrait le mettre dans la saumure, et l’on sait que le sel est rare dans cette partie de l’Afrique.

 

Les sauces sont en général très pimentées. Au moment de prendre les repas, on se rassemble autour du plat, et chacun prend tour à tour une poignée d’ignames, la roule dans sa main, y fait un trou avec le pouce, et la trempe dans la sauce. Quand le riz est bien nettoyé et bouilli à l’eau, la ménagère y joint une sauce aux pistaches et aux feuilles d’oseille de Guinée ; mais le sel en est également exclu. Cette denrée trop chère ne figure dans leur cuisine que les jours de fête, ou lorsqu’ils ont des étrangers de distinction : ils sont tellement habitués à s’en passer, que ce ne devrait pas être pour eux une grande privation ; et cependant, toutes les fois qu’ils mangent de la viande, ils en mettent un peu ; ils aiment mieux, m’ont-ils dit, retarder leurs galas de quelques jours, que de se priver de cet assaisonnement. Pour tuer un cabri ou un mouton, ils se réunissent plusieurs voisins ; mais ils ne le mangent pas ensemble ; chacun emporte sa part chez soi, pour se régaler avec sa famille.

 

Les habitans de Timé sont Mandingues ; ils font tous des voyages à Jenné. Je m’informai auprès d’eux de la distance d’une ville à l’autre, pour savoir s’ils s’accorderaient bien avec ceux de Sambatikila : tous me répondirent qu’il fallait 2 mois pour aller et autant pour revenir; mais qu’ils ne pouvaient faire que deux voyaqes par année, parce qu’ils sont obligés d’aller à Tenté et à Cani, situés à 15 jours au S. de Timé, pour acheter leurs colats. Ils me dirent que les habitans de ces villages vont eux-mêmes bien loin au S. dans un pays appelé Toman, pour se les procurer. A leur retour, ils enfouissent ces colats, les recouvrent de feuilles, puis de terre, pour les conserver. Ce fruit a la propriété de se maintenir frais pendant 9 à 10 mois, en prenant la précaution de renouveler les feuilles. L’arbre à colats est très répan du dans la partie du sud : il y en a beaucoup dans le Kissi, le Couranco, le Sangaran et le Kissi

kissi. Ce commerce est généralement répandu dans l’intérieur; car les habitans, presque privés de toute espèce de fruits, attachent un très grand prix à celui-ci, et mettent une sorte de luxe à en avoir. Les vieillards qui n’ont plus de dents, se servent, pour le réduire en poudre, d’une petite râpe, qui est tout uniment un morceau de fer blanc auquel ils font des trous très -rapprochés. Les Bambaras aiment beaucoup ce fruit; mais comme ils n’ont pas la facilité d’aller dans le pays où on le récolte, ils en achètent pour du coton et autres produits de leur industrie agricole.

 

L’arbre à colats vient à la hauteur d’un prunier, et en aie port; les feuilles sont alternes et larges deux fois comme celles du prunier ; la fleur en est petite, blanche, à corolle polypétale. Le fruit est couvert d’une première enveloppe, couleur jaune de rouille ; après l’avoir enlevée, on trouve une pulpe rose, ou d’un blanc qui devient verdâtre en acquérant sa parfaite maturité : le même arbre porte des fruits des deux couleurs. La noix de colat a la grosseur du marron, et la même consistance : elle paraît d’abord très amère au goût; mais après qu’on l’a mangée, elle laisse une

saveur très douce, qui plaît beaucoup aux nègres ; en buvant un verre d’eau par-dessus, il semble que l’on ait pris soin de le sucrer. La noix se sépare facilement, sans se casser ni changer de couleur ; mais si l’on brise une des deux moitiés, et qu’on la laisse à l’air un instant, on s’aperçoit que la pulpe, de rose ou blanche qu’elle était, devient couleur de rouille.

 

Je tâchai de prendre des renseignemens sur la distance de Jenné à Temboctou ; personne ne put m’en donner de certains : les habitans la croient immense ; leurs voyages n’ayant pour objet que le commerce, ils ne s’occupent guère de géographie ; souvent même ils ignorent le nom des villages qu’ils traversent. Les nègres de cette partie de l’Afrique ne sont pas aussi hospitaliers que ceux qui habitent au N. du Dhioliba et même aux environs du Sénégal : ils ne sont généreux qu’entre eux, et ne font rien pour les étrangers que par intérêt ; ce que j’attribue aux nombreuse caravanes qui continuellement traversent leur pays ; s’ils étaient obligés de les recevoir et de les nourrir, ils seraient bientôt ruinés. Les marchands achètent leurs denrées, et font préparer leurs repas par les femmes qui suivent les caravanes. Ces nègres portent absolument le même costume que ceux qui habitent les pays plus au N. : celui des femmes ne varie que dans la manière de se coiffer; elles ont habituellement la tête nue; les unes tressent leurs cheveux et mettent des grains de verroteries qui pendent au bout des nattes, et les autres portent simplement une touffe de cheveux de chaque côté de la tête ; quelquefois elles prennent un morceau, de coton du pays, de trois brasses de long, qu’elles se tournent autour de la tête très près du front.

 

Vers la fin d’octobre, les pluies cessèrent tout à fait; les chaleurs devinrent très fortes; les nuits froides. Je remarquai que tous les nègres sont extrêmement sujets à s’enrhumer : j’attribuai ce genre d’indisposition à l’habitude qu’ils ont d’être toujours couchés près d’un grand feu, et de sortir ensuite vêtus très légèrement. Mon hôte Baba, qui le premier mois de mon séjour avait eu pour moi des égards, sans doute parce que je lui faisais de jolis cadeaux, devenait maussade ; il mendiait sans cesse, et me faisait apercevoir sa mauvaise humeur lorsque j’étais longtemps sans

lui rien donner. D’un autre côté, j’étais souvent tourmenté par les femmes, dont j’excitais la curiosité: elles venaient en foule me demander des grains de verre. Je devins l’objet de leur amusement ; mes gestes et mes paroles excitaient leurs rires moqueurs ; elles couraient dans tout le village répéter, en me contrefaisant, ce que j’avais dit ; caquetage qui attirait une foule plus nombreuse clans la case : enfin, du matin au soir elles étaient à ma porte; et quand je sortais,

j’étais suivi par cette troupe, qui me criait dans son langage,

« L’Arabe n’est pas bon ; il ne donne rien à personne » (Larab-magné atemo-oço) ; parfois je m’en débarrassais en donnant quelques grains de verre ; mais elles revenaient trop souvent à la charge. Le premier mois je ne fus pas aussi importuné ; mais lorsqu’elles furent plus familiarisées avec moi, elles devinrent intolérables. La plaie de mon pied était l’objet de leurs railleries, et la difficulté que j’avais à marcher excitait leurs rires immodérés : tels sont les êtres avec lesquels j’étais obligé de vivre! Non que je les accuse précisément de méchanceté ; mais c’était plutôt ignorance stupide ; ce sont des espèces de sauvages. Quelquefois je demandais de l’eau à celles mêmes qui me tourmentaient le plus, et elles s’empressaient de m’en donner.

Les hommes n’étaient guère plus hospitaliers que les femmes : s’ils ne s’amusaient pas à mes dépens, ils me reprochaient de ne leur rien donner. Sur leurs demandes réitérées, je leur représentais que j’avais une longue route à faire pour me rendre à la Mecque ; que le peu de marchandises que j’avais ne serait peut-être pas suffisant pour y arriver, et qu’alors je courrais les risques de rester en route. Ils étaient peu touchés de cette observation, et, me montrant ma couverture de laine et mon sac de cuir, ils médisaient :

« Tiens, voilà une couverture et un sac dans lesquels il y a beaucoup d’étoffes et diverses marchandises : l’Arabe ne donne rien à personne ; n’est pas bon. » ( Mi casa fani abejan nanfoalo abé Larab-featemo-oço amacjné. ) Ils ont une grande idée de la richesse des blancs, et même de celle des Arabes, qu’ils mettent dans la même catégorie ; d’où ils concluent qu’un homme blanc qui passe dans leur pays doit leur faire de grands présens. Je vis un Mandingue de ce village, qui avait fait plusieurs voyages à Gambie et même à Albreda; il me parla de M. Waterman, négociant à Gambie, et de M. Jalfrot, traitant à Albreda: cet homme se plaignait du peu de générosité des blancs, qui, disait-il, avaient de grandes maisons pleines de marchandises, et ne donnaient que très peu de chose.

Ce nègre excitait la curiosité de ses compatriotes, qui s’assemblaient en cercle autour de lui pour entendre les récits des merveilles qu’il avait vues sur la côte ; afin de donner à son auditoire une idée juste de la grandeur des maisons des blancs, il les comparait à 10 ou 12 mosquées comme celle de Kankan (qui, ainsi que je l’ai dit plus haut, est un édifice carré d’une masse informe, pouvant contenir 300 personnes).

 

Il dépeignait avec des démonstrations très vives la manière dont les Européens sont habillés et celle dont ils mangent; ce qui étonnait beaucoup ces bons et simples nègres, qui s’imaginaient qu’il n’y avait dans le monde d’autres costumes que les leurs, et que partout on prenait les mets à pleine main. Les premiers jours de mon arrivée, j’avais les fréquentes visites d’un nègre qui m’adressait mille questions sur la manière dont j’avais été nourri chez les chrétiens ; il venait se placer très près de moi, et souvent même s’asseyait sur mon bagage : comme je lui en témoignai du mécontentement, il se retira de mauvaise humeur, disant que j’étais un chrétien, sans doute dans l’intention de me faire acheter son silence sur ce sujet; mais il fut seul de son parti, et j’en fus quitte pour souffrir ses importunités. J’étais étranger, mais sous la protection de l’almamy de Sambatikila, ce qui, je crois, leur inspirait une sorte de crainte. La bonne vieille mère me continuait toujours ses soins; aussi je me promettais de lui faire un joli cadeau lors de mon départ, et de temps à autre je lui donnais quelques verroteries.

 

Vers le i o novembre, la plaie de mon pied était presque fermée ; j’avais l’espoir de profiter de la première occasion, et de me mettre en route pour Jenné : mais, hélas ! à cette même époque, de violentes douleurs dans la mâchoire m’apprirent que j’étais atteint du scorbut, affreuse maladie que j’éprouvai dans toute son horreur. Mon palais fut entièrement dépouillé, une partie des os se détachèrent et tombèrent; mes dents semblaient ne plus tenir dans leurs alvéoles : mes souffrances étaient affreuses; je craignis que mon cerveau ne fût attaqué par la force des douleurs que je ressentais dans le crâne ; je fus plus de quinze jours sans trouver un instant de sommeil. Pour mettre le comble à mes maux, la plaie de mon pied se rouvrit, et je voyais s’évanouir tout espoir de partir. Que l’on s’imagine ma situation! seul dans l’intérieur d’un pays sauvage, couché sur la terre humide, n’ayant d’autre oreiller que le sac de cuir qui contenait mon bagage, sans médicamens, sans personne pour me soigner que la bonne vieille mère de Baba, qui, deux fois par jour, m’apportait un peu d’eau de riz qu’elle me forçait de boire, car je ne pouvais rien manger; je devins bientôt un véritable squelette : enfin j’étais dans un état si cruel, que je finis par inspirer de la pitié même à ceux qui étaient le moins disposés à me plaindre.

 

J’avais perdu toute mon énergie; les souffrances absorbaient mes idées ; il ne me restait qu’une seule peusée, celle de la mort : je la desirais, je la demandais à Dieu, en qui seul je mettais toute ma confiance, non dans l’espoir de guérir, je ne l’avais plus, mais dans celui d’une autre vie plus heureuse. Ce fut la seule et véritable consolation que j’éprouvai pendant cette longue maladie : je la dois aux principes religieux que j’ai acquis dans le cours des nombreuses adversités de ma vie errante ; car nous sommes tellement organisés, que ce n’est le plus souvent que dans le malheur, abandonnés de tous nos amis, que nous nous tournons vers la divinité pour y chercher

des consolations qu’elle ne nous refuse jamais.

 

Enfin, après six semaines de souffrances aiguës, pendant lesquelles je ne m’étais nourri que de légère bouillie de riz et d’eau pour boisson, je commençai à me trouver mieux, et à réfléchir à ce qui se passait autour de moi. Je ne voyais presque plus mon hôte Baba : il me fut aisé de penser que je les gênais ; ils étaient fatigués d’avoir chez eux un homme continuellement malade. Les cadeaux que j’étais obligé de réitérer sans cesse absorbaient tous mes moyens; je ne pouvais me dissimuler que mon bagage devenait si mince, que j’avais à craindre de n’avoir pas assez de marchandises pour finir mon voyage: car, malgré l’état affreux où je me trouvais, je ne renonçais pas à le continuer ; j’aimais mieux mourir en route que de retourner sur mes pas sans avoir fait de plus grandes découvertes. Étant seul dans ma case, je me livrais à mes réflexions, et je cherchais les moyens que je pourrais employer pour me rendre sur le Niger, où j’espérais m’embarquer pour aller à Temboctou, et arriver un jour à cette ville mystérieuse, objet de mes recherches. Je ne me suis pas reproché un seul instant la résolution qui m’avait conduit dans ces déserts, où je semblais avoir été appelé à souffrir mille maux. Je voyais avec peine la belle saison s’écouler ; les chemins étaient praticables, les marais desséchés ; enfin tout contribuait à me faire regretter le temps que je perdais à Timé. Voyant que je ne guérissais pas, Baba, saisi d’un mouvement de compassion, revint me voir; il s’assit auprès de moi : après m’avoir demandé de mes nouvelles, il me dit qu’il allait faire venir une vieille femme qui connaissait ma maladie ; je lui sus bon gré de cette attention. La vieille vint; elle m’examina attentivement, puis elle me rassura en me disant qu’elle allait me donner une médecine qui me ferait beaucoup de bien, que je serais bientôt guéri; elle ajouta que cette maladie était commune dans le pays, et que, si l’on n’y faisait pas de remède prompt, on perdait toutes ses dents.

 

Pour commencer son traitement, elle m’interdit le sel, et me fit défense de manger de la viande et même de boire du bouillon. Dans la soirée, elle m’apporta, dans un coin de ses pagnes, des morceaux de bois rouge qu’elle fit bouillir dans de l’eau ; elle m’ordonna de m’en laver la bouche plusieurs fois par jour ; ce que j’eus bien soin d’observer. Je trouvai cette eau très acre; elle remplaçait un fort astringent. Cependant je n’éprouvais que peu de soulagement; ma guérison me paraissait bien lente: la convalescence ne commença que vers le 15 décembre. La plaie de mon pied, sur laquelle j’avais mis un emplâtre de diachylon, guérit avec le scorbut.

 

La saison était devenue belle, les vents de NE régnaient souvent, quelquefois au N.; j’allais tous les jours, en m’aidant d’un bâton, me distraire et prendre l’air au banancoro, lieu qui, comme je l’ai dit plus haut, est le rendez-vous des personnes inoccupées. Celui-ci se tenait sous de gros bombax : c’est là que les vieillards venaient passer une partie de la journée, non pour fumer comme les Bambaras, car ils ne fument jamais, mais prennent beaucoup de tabac en poudre : ils parlent souvent de commerce, et s’entretiennent de leurs anciens voyages. Les jeunes gens s’y rassemblent aussi pour danser toute la nuit.

 

J’achetai quelques volailles pour avoir une nourriture tout-à-la fois saine et un peu succulente ; la bonne vieille préparait ces volailles avec un peu de riz. L’appétit revint assez promptement, et les forces peu à peu; je fus bientôt en état de marcher sans bâton. Ma santé rétablie, je ne souhaitais plus qu’une oecasion pour partir.

Voyant qu’il se passerait beaucoup de temps avant qu’il s’en présentât, je cherchai à me procurer un guide qui pût me conduire à Tangrera, grande ville située à 10 jours de Timé, à-peu-près à l’ENE, direction que les naturels m’enseignèrent. Il part de cette ville de fréquentes caravanes de marchands mandingues, allant à Jenné, Ségo, Sansanding et Yamina. J’eus beaucoup de peine à me procurer un guide, quoiqu’il y eût dans le village nombre de Mandingues oisifs, qui passaient tout le jour à causer au banancoro. Je crus cependant en avoir décidé un à m’accompagner à deux jours de Tangrera seulement, où je pensais pouvoir me rendre facilement, ensuivant quelques marchands. Je promis de lui donner une petite chaudière en fer blanc qui lui faisait beaucoup envie, et qui me servait ordinairement à faire mes ablutions, une paire de ciseaux, une aune et demie de belle étoffe de couleur, et deux feuilles de papier. Le jour marqué pour notre départ, il chercha un prétexte pour ne pas venir; je vis qu’il s’était moqué de moi, et je fus obligé d’attendre à un autre jour. Baba continuait de se mal conduire avec moi ; souvent même il me parlait durement : il venait peu dans ma case; et lorsque j’achetais quelque chose, il contribuait à me le faire payer plus cher que sa valeur, car les personnes qui me vendaient mes provisions étaient ou ses parens ou ses amis. J’ai aussi un reproche à faire à la bonne vieille négresse, qui du reste se conduisit très bien à mon égard : les jours de marché, je lui donnais des verroteries pour acheter le grain de la semaine; elle trouvait toujours que j’en achetais trop peu; il eût fallu, pour les contenter, que je fournisse à leur nourriture.

 

Un jour Baba me prévint que son frère, celui que j’avais vu partir le mois d’août précédent, était de retour, et qu’il était allé chercher des colats à Teuté, pour retourner incessamment à Jenné ; il me dit que je pourrais partir avec lui. J’appris cette nouvelle avec bien du plaisir : c’était vers la fin de décembre. Il avait reçu de son frère un peu de sel; il fit de petits présens à ses voisins, et en donna un peu à ses femmes, qui vinrent aussitôt me le vendre pour des grains de verre. Baba envoya le plus jeune de ses frères avec quelques briques de sel à Kany, pour acheter des colats, et les échanger contre des chèvres ou des moutons.

 

J’éprouvai de nouvelles tracasseries de la part de mon hôte ; il me volait mon sel pour le donner à son cheval, qui ne valait pas sa nourriture. Rien ne pouvait les dissuader que je fusse riche : malgré les privations que je m’imposais, ils restaient convaincus que j’avais beaucoup d’argent et d’or. Pour détruire tous les soupçons, je me décidai à leur faire voir ce que contenait mon sac: mais avant cette marque de confiance, j’eus soin de cacher ce qui aurait pu éveiller leur cupidité; ils ne connaissent pas le prix de l’ambre et du corail; ils virent le mien avec indifférence; leurs femmes n’en portent jamais.

 

Le 1er janvier 1828, j’eus la satisfaction de voir arriver le frère de Baba, venant de Tenté, où il avait acheté des colats ; il devait partir sous peu pour aller les vendre à Jenné. Il était nuit lorsque la bonne vieille vint m’avertir avec empressement que son fils était arrivé : je vis une douzaine de Mandingues qui l’accompagnaient ; ils étaient tous couverts de petites sonnettes qui, en marchant, faisaient entendre un bruit fait pour exciter la curiosité, et tout le monde sortait pour les voir.

 

Le 1 janvier, les voyageurs firent de petits présens de colats à tous leurs amis et parens, qui étaient venus la veille s’informer du succès de leur voyage.

Le frère de Baba reçut de ses amis, en retour, deux grandes calebasses de tau et de riz, avec de la viande et du sel. On appelait les voisins à partager ce régal; ils étaient souvent quinze ou vingt, et cela ne les empêchait pas d’en envoyer une petite portion à ceux de leurs parens qui ne pouvaient venir. La bonne maman m’apportait toujours ma petite portion; et comme je devais bientôt quitter le pays, elle redoublait d’attentions.

 

Notre départ fut fixé au 9 du mois ; le séjour du jeune frère de Baba (Karamo-osla) se passa tout en réjouissances. On faisait par jour cinq ou six repas, car outre ceux que ses parens et amis lui envoyaient, on faisait encore le dîner et le souper comme à l’ordinaire pour toute la famille ; je les ai même vus se lever la nuit pour manger. Je fis une visite au bon vieux chef, pour lui annoncer mon départ, qu’il savait aussi bien que moi: il me reçut avec bonté, me fit asseoir dans sa case auprès de lui, me donna plusieurs noix de colats, et fit apporter quelques ignames, qu’il me pria d’accepter; il les fit même porter chez moi par une de ses esclaves. Il me dit que puisque j’allais partir et qu’il ne me reverrait probablement plus, il me priait, avant de me séparer de lui, de lui écrire un charme pour le préserver des maux d’yeux : après l’avoir satisfait, j’allai avec mon hôte voir un champ d’ignames qu’il faisait cultiver ; il avait plusieurs Bambaras libres qui travaillaient pour lui à remuer la terre, pour y mettre ces plantes. Ils font, comme je l’ai dit, de petits tas de terre, sans se donner la peine d’arracher les jeunes arbres ; et quand les ignames germent, elles grimpent dedans, ce qui leur sert de rames. Nous nous assîmes auprès d’un gros tas d’ignames que Baba avait fait acheter pour du sel chez les Bambaras ses voisins, pour les planter dans son champ. Pendant que plusieurs personnes étaient à choisir celles qui seraient meilleures pour la semence, on en fit cuire plusieurs sur des charbons, que nous mangeâmes pour notre dîner. Lorsque les propriétaires viennent aux champs, ils n’ont pas d’autre espèce de nourriture; et leurs esclaves ont bien soin d’en voler quelques-unes et de les cacher sous terre pour les manger en secret. Les jeunes gens portent sur la tête des paniers d’ignames, pour les donner aux hommes qui sont chargés de les planter. Quand la journée fut finie, je m’aperçus que Baba payait ses ouvriers en nature : les bons Bambaras me donnèrent, en me quittant, chacun une igname.

 

Depuis la fia de décembre, il régnait un vent du N. très froid, je supportais très bien ma couverture de laine; ce vent durait une partie de la journée, et je recherchais avec empressement la chaleur bienfaisante du soleil. Les nègres, qui naturellement sont très frileux, se couvraient volontiers de couvertures de laine, qu’ils achètent à Jenné; et dans le mois de décembre, ils allumaient dans leurs cases des feux beaucoup plus forts qu’à l’ordinaire. Je m’aperçus que dans cette saison les arbres perdent leurs feuilles, et les nègres font brûler les herbes sèches qui entourent leurs habitations. La veille de notre départ fut un grand jour de fête. Un jeune Mandingue célébrait les funérailles de sa mère, décédée il y avait à-peu près quinze jours : le jour même de son décès, j’avais été attiré dans son voisinage par le bruit de la musique. Je vis dans sa cour deux grosses caisses faites dans vie genre des nôtres, avec des cymbales que l’on agitait fortement ; ces cymbales consistent en deux morceaux de fer, longs de cinq pouces, larges de deux et demi : les deux nègres qui battaient les caisses tenaient ces espèces de cymbales de la main gauche. Chacun de ces morceaux de fer a un anneau; fun est passé dans le pouce, l’autre dans l’index, et par un mouvement de la main, ils les agitent en cadence. Les femmes du voisinage accouraient et apportaient quelques petits présens pour rendre hommage à la défunte : on les déposait dans un grand panier rond, placé exprès au milieu de la cour, pour recevoir les offrandes ; ensuite ces femmes, prenant un maintien triste, se mirent en frie, et suivirent la musique en marchant en cadence, remuant les mains et la tête, en signe d’affliction; quelquefois elles battaient la mesure, en frappant les mains l’une contre l’autre, et chantant un air lugubre. Cette scène dura toute la journée. Je demandai si les cadeaux que l’on apportait dans la cour de la défunte seraient mis en terre avec elle, car les Bambaras ont cet usage superstitieux ; les Mandingues me dirent qu’il n’existait pas chez eux ; et que les présens serviraient pour célébrer la fête du dégué-soasoa : c’est celle-ci à laquelle j’assistai, et que je vais décrire telle que je l’ai vue.

 

Le jeune fils de la défunte acheta un mauvais cabri, pour faire le repas d’une partie des assistans, et surtout des musiciens.

 

 Le jour où la fête devait avoir lieu, il vint me trouver le matin de bonne heure, avec Baba, dans la case duquel j’étais assis auprès du feu; car la matinée était fraîche : ils s’assirent l’un et l’autre auprès de moi, et le jeune homme me pria de lui vendre quelques coups de poudre pour célébrer les funérailles de sa mère ; il m’en paierait en route, disait il, la valeur en cauris, attendu que, sans cette monnaie, qui commence à avoir cours à Tangrera, je ne pourrais rien acheter pour ma nourriture.

 

J’avais environ une bouteille de poudre que je conservais précieusement, croyant qu’elle me serait très utile à Jenné ; cependant je lui en donnai pour une valeur de 1000 cauris, car je pensais bien qu’en m’y refusant, je me rendrais odieux, et m’attirerais leur haine. J’eus beaucoup de difficulté pour conclure cette affaire : ils envoyaient de tous côtés chercher de petits cornets pour mesurer ma poudre; ils ne les trouvaient jamais assez grands; il aurait fallu, pour les contenter, leur donner toute ma provision.

 

Le 8 janvier fut le jour de la fête : elle eut lieu près de l’humble habitation de la défunte, à l’ombre de gros bombax qui paraissaient aussi vieux que la terre ; la musique, assez bien composée, consistait en quatre grosses caisses, autant de cymbales, et six hautbois, comme ceux du Ouassoulo que j’ai décrits. Les musiciens étaient tous Bambaras, car la rigidité du Coran ne permet pas aux musulmans de s’adonner à la musique.

 

Plusieurs petits enfans, le corps couvert de feuilles d’arbre bien arrangées, ayant sur la tête quelques plumes d’autruche, tenaient dans chaque main un panier rond avec une anse, dans lequel il y avait des morceaux de fer et des cailloux ; ils accompagnaient la musique en sautant en cadence et agitant leurs paniers, qui faisaient entendre un cliquetis d’un effet bizarre. 11 y avait deux chefs de musique qui réglaient les momens où l’on devait jouer : ils étaient couverts d’un joli manteau en réseau de coton très blanc, avec une frange autour ; ils avaient un bonnet noir, bordé d’écarlate et de eau ris, et garni de quelques plumes d’autruche : le corps de musiciens se tenait debout, au pied d’un baobab. L’assemblée était nombreuse, et tout le monde proprement habillé : les hommes s’étaient affublés de tout ce qu’ils avaient de plus beau ; j’en vis plusieurs avec un petit coussabe couleur de rouille, tout parsemé d’amulettes recouverts de petits morceaux d’écarlate et d’étoffe jaune : les uns étaient armés de fusils et les autres d’arcs el de flèches, comme s’ils allaient au combat ; ils portaient aussi de grands chapeaux de paille ronds, fabriqués dans le pays. Ils faisaient tous ensemble le tour de l’assemblée, en sautant et dansant au son de la musique, que je trouvais très agréable: de temps à autre ils paraissaient furieux, tiraient des coups de fusil, et couraient de tous côtés en jetant des regards menaçans; les hommes armés d’arcs et de flèches simulaient également la fureur; ils couraient comme s’ils allaient se jeter sur l’ennemi, et faisaient semblant de lancer des flèches. Ces hommes étaient suivis d’une quantité de femmes proprement habillées, ayant chacune sur le cou une pagne blanche, qu’elles tournaient de côté et d’autre en marchant au son de la musique et observant le plus grand silence. Les premiers qui se trouvaient fatigués se retiraient, et étaient bientôt remplacés par d’autres, qui venaient surprendre l’assemblée. Ceux qui sortaient de la fête couraient bien fort, et étaient suivis de quelques musiciens, qui les accompagnaient en jouant jusqu’à leurs cases, et là ils recevaient en cadeau quelques noix de colats. Vers le milieu de la fête, tous les hommes parens de la défunte parurent habillés de blanc : ils étaient en nie sur deux rangs ; ils tenaient chacun à la main un morceau de fer plat, sur lequel ils frappaient avec un autre plus petit; ils firent le tour de l’assemblée en observant la mesure et chantant un air triste et sonore ; ils étaient suivis par des femmes qui répétaient le même chant en chœur et en frappant des mains par intervalle. Le fds de la défunte les suivait ; il était bien habillé et armé d’un sabre, mais ne paraissait pas très affecté. Après avoir fait le tour de l’assemblée, ils s’éloignèrent, et les danses guerrières recommencèrent. Deux vieillards, parens de la défunte, étaient les ordonnateurs de la fête; ils parlaient au public à haute voix, et faisaient l’apologie des bonnes qualités de leur parente. La fête finit par un grand repas : on mangea le cabri que l’on avait tué le matin. Je remarquai avec plaisir que le silence et le bon ordre n’avaient pas cessé de régner tout le temps de la fête, qui fut très gaie. La jeunesse dansa presque toute la nuit. Le jeune fils de la défunte s’éloigna du souper qu’il donnait, et vint partager le nôtre.

 

Le jour tant désiré arriva enfin ; mais avant de quitter ce beau pays, je vais en faire la description,

et faire connaître le caractère et les mœurs des habitans, avec lesquels j’ai vécu 5 mois.

 

CHAPITRE XIII.

 

Description de Timé et des environs. — Caractère, mœurs et usages des habitans. — Epoque de la circoncision chez les hommes et de l’excision chez les femmes. — Industrie, commerce et agriculture. — Plantes indigènes. — Maladies du pays.

 

Le village de Timé est situé à deux jours au S. de Sambatikila, à quinze au N. de Tenté et Cani, et à dix jours â l’O. de Tangrera; il peut contenir cinq à six cents habitans, partie Mandingues et partie Bambaras. Les deux nations sont séparées par un mur; elles vivent cependant en bonne intelligence, malgré la différence de religion : les Mandingues sont musulmans, et les Bambaras sont païens ; toutefois ceux qui descendent d’une mère mandingue se croient supérieurs aux Bambaras francs, mais n’en restent pas moins idolâtres.

 

A trois ou quatre milles environ, à l’E. du village, se trouve une chaîne de montagnes où, dans la saison pluvieuse, s’amoncellent ]es nuages, en sorte que, pendant cinq mois et demi, il pleut presque continuellement. Je n’ai point ressenti de chaleurs très fortes pendant la saison des pluies; l’air est toujours frais et humide, ce qui le rend très malsain ; et dans les mois de décembre et janvier, il règne un vent de N. variable, qui rafraîchit encore l’atmosphère. Le sol de Timé est composé de bonne terre noire et de sable: dans quelques endroits, il est arrosé par quantité de petits ruisseaux, dont les débordemens fertilisent les terres ; les bords de ces ruisseaux sont très boisés, et peuplés des oiseaux du Sénégal : les perroquets verts y sont communs ; je n’ai pas vu de perruches.

 

Activités mandingues

 

Les Mandingues sont naturellement paresseux: ils font beaucoup travailler leurs esclaves ; mais ceux qui n’en ont pas, sont obligés de cultiver leurs champs, et travaillent si peu, que la récolte ne leur suffit jamais pour l’année entière : alors ils ont recours aux nègres bambaras, qui leur vendent le surplus de leurs grains pour se procurer du sel.

 

Regardant leurs esclaves comme leur principale fortune, ils ne les maltraitent pas : leur nourriture est la même que celle des maîtres; seulement elle n’est pas toujours aussi abondante ; ils sont vêtus d’une mauvaise pagne, qu’ils portent jusqu’au dernier morceau. Les enfans vont tout nus jusqu’à l’âge de 18 ans, et quelquefois plus tard. Quand ils ne sont pas surveillés, ils s’abandonnent à leur paresse naturelle, et font peu d’ouvrage : les maîtres y mettent assez d’indulgence ; ils ne punissent avec sévérité que le vol ou la désertion, dès que l’on soupçonne dans un esclave le projet de déserter, on lui met les fers aux pieds.

 

Les Mandingues divisent le temps par années, mois, semaines et jours; j’ai remarqué qu’ils ne se trompaient jamais : ils comptent les mois par lunes ; douze lunes font une année, qu’ils appellent Sang ; les semaines sont de 7 jours. Le marché se tient dans le village, une fois par semaine. Ils ne connaissent pas la distribution des heures, et divisent le jour en quatre parties : le matin jusqu’à 11 heures, qu’ils nomment Soyoman ; jusqu’à 4 heures de l’après-midi, Télé (jour, soleil) ; depuis 4 jusqu’à 7, Ouli; et la nuit, qu’ils appellent Soudo.

 

Les Mandingues de cette partie de l’Afrique sont tous marchands ; ils voyagent beaucoup, même dans la saison des pluies : mais étant obligés de charger leurs bagages sur la tête, ils en portent peu et vont très lentement, en sorte que leur commerce n’est pas lucratif. Ils ne voyagent jamais sans que leurs vêtemens soient chargés d’amulettes ou grigris recouverts d’écarlate. Les habitans de cette partie du Soudan n’étant pas hospitaliers, les marchands sont obligés d’acheter leurs vivres, de payer le logement qu’on leur donne, et, dans chaque village, le droit de passe ; il en résulte qu’ils dépensent en voyage une partie de leurs bénéfices. Ils sont toujours armés d’arcs et de flèches, car les fusils ne sont pas communs dans cette contrée. Ils ne marchent jamais sans s’être munis d’un petit pot de beurre végétal, qu’ils portent à leur ceinture; et tous les soirs, après s’être lavés à l’eau chaude, ils se graissent la tête, la figure et une partie du corps : ils y sont tellement habitués, que la route leur paraîtrait plus pénible s’ils ne prenaient pas cette précaution.

 

De retour de leurs voyages, ils se livrent à l’oisiveté, mangent beaucoup, et se reposent sur les esclaves du soin des cultures. Ils vont souvent à l’ourondé où demeurent ceux-ci, pour voir si tout est en bon ordre et les encourager au travail; ils leur envoient quelquefois un bon souper de foigné, qu’ils font préparer par leurs femmes.

 

Les Mandingues font ordinairement deux repas par jour : le déjeûner vers 11 heures, et le sou

per à 7 heures du soir; quelquefois le matin ils prennent un peu de bouillie de riz (qu’ils appellent baya). Les pauvres ne font qu’un repas; mais la plupart ont soin de se trouver chez leurs amis pour partager le leur.

 

Les nègres aiment beaucoup les réunions : dans la belle saison, un peu après la prière du soir, ils se rassemblent avec tout le voisinage pour prendre leur souper en commun, et chacune des femmes apporte sur la tête celui de son mari; les uns ont du tau, les autres des ignames et du riz ; la sauce se met ordinairement à part, dans un petit plat qu’ils nomment birit. Ces repas sont toujours très gais. Ils médisent de ceux qu’ils appellent les infidèles; ils rient beaucoup, et s’amusent aux dépens des absens. Les femmes ne sont point admises à ces réunions; elles mangent dans leurs cases avec leurs enfans, mais jamais avec les maris; à l’âge de dix ans, les garçons mangent avec leur père. Le repas fini, chaque femme vient reprendre ses ustensiles de ménage. J’ai remarqué chez les nègres un usage qui est général, et qui m’a paru fort singulier: à a fin de chaque repas, ils se remercient réciproquement, et courent ensuite par le village dire merci à tous ceux qu’ils rencontrent, ce qui signifie qu’ils ont dîné ou soupe : on juge aisément de la qualité du repas qu’ils viennent de prendre, suivant l’expression plus ou moins gaie qu’ils mettent à prononcer ce mot merci. Quelques-uns venaient aussi à la porte de ma case m’apporter leur remerciement.

 

Mariage et naissance

Les Bambaras, qui sont tous païens, prennent autant de femmes qu’ils peuvent en nourrir; mais les Mandingues n’en ont jamais plus de quatre. Ils ne les épousent pas toutes en même temps, et même ce n’est qu’à des époques éloignées, quelquefois à trois ou quatre ans de distance. Chaque femme qu’ils prennent est pour eux un objet de dépense considérable, à laquelle ils ne peuvent suffire qu’après avoir acquis quelques bénéfices dans leur commerce, pour acheter les esclaves qu’ils sont obligés de donner aux parens de leur prétendue ; autrement ils ne trouveraient pas à se marier. Cette espèce de dot varie beaucoup : si la fille est de bonne famille, qu’elle soit jolie, et qu’on lui reconnaisse de bonnes qualités, les parens exigent trois ou quatre esclaves, ou la valeur en marchandises ; ces malheureux sont toujours la propriété de la mère. Si la fille est d’un rang peu distingué, ou d’une figure désagréable, on ne donne que deux esclaves.

Je n’ai pas vu d’exemple dans tout ce pays d’une fille célibataire, elles se marient toutes, belles ou laides. Ce sont autant de servantes que les hommes s’attachent, et dont ils ne craignent pas la désertion. Le prétendu est obligé de livrer la dot avant de posséder la fille, à laquelle il fait encore quelques petits cadeaux ; de plus, il lui envoie tous les jours de grandes calebasses pleines de riz. Deux mois avant le mariage, la future est toujours en fête, et sa mère invite les voisins à venir y prendre part. Ces usages varient un peu dans chaque contrée: à Cambaya, par exemple, si le prétendu donne trois esclaves, il y en a deux pour sa belle-mère, et le troisième suit la nouvelle épouse chez son mari.

A Timé et à Sambatikila, les parens reçoivent tout : quand le jeune homme a rempli les formalités et fait toutes les libéralités exigées, si la fiancée ou même ses parens se refusent à terminer le mariage, ils sont obligés de lui rembourser toutes les dépenses qu’il a faites; si, au contraire, les plaintes viennent de la part de l’homme, soit par jalousie ou tout autre motif, il perd tout ce qu’il a donné; et quand il s’élève une discussion entre le prétendu et la famille de sa future, si les arrangemens viennent à se rompre, la femme est tenue de rendre tout ce que ses parens ont reçu. Ces conditions sévères font que, parmi un peuple intéressé et même avide, les premiers engagemens se rompent très rarement : les femmes en sont souvent les victimes ; car les hommes, les regardant comme leur étant très inférieures, sont toujours maîtres absolus dans leurs ménages. Les disputes sont pourtant très fréquentes, car les femmes de ce pays sont d’un caractère difficile, et les maris très exigeans. Ces malheureuses peuvent être assimilées aux esclaves par les travaux pénibles auxquels on les oblige : elles vont chercher l’eau et le bois à des distances très éloignées; leurs maris les envoient faire les semences, arracher les mauvaises herbes, ou faire la récolte; lorsqu’elles suivent les caravanes, ce sont elles qui portent les fardeaux sur leur tête, et les maris suivent gravement à cheval. Ils les grondent sévèrement pour la moindre faute qu’elles commettent ; alors elles crient, tempêtent, et courent dans le village, en se plaignant à haute voix de leur injustice : ils n’y font pas beaucoup d’attention, car ils ne croient jamais avoir tort; et la dispute se termine par des coups de fouet donnés à la femme, qui pleure et crie, jusqu’à ce que les anciennes du village arrivent à son secours et rétablissent la paix dans le ménage. J’ai remarqué qu’après avoir été frappées, elles devenaient très souples : elles ne sont pas vindicatives; il est vrai qu’elles n’y gagneraient rien ; le troisième ou le quatrième jour, elles sont aussi gaies qu’à l’ordinaire. Elles n’oseraient lever la main sur leur mari pour se défendre ; elles ne se permettent jamais la moindre plaisanterie avec lui. Les hommes ne leur parlent qu’en maîtres ; enfin ce sont de véritables servantes.

 

Je demandais à Baba pourquoi if ne plaisantait jamais avec ses femmes : c’est, me répondit-il, parce que je ne pourrais plus en rien faire ; elles se moqueraient de moi lorsque je leur commanderais quelque chose. Leurs mariages se célèbrent par des danses et des festins. Tout le village assiste à cette grande réjouissance; on y mange beaucoup, et ce sont les maris qui font tous les frais de la fête : on envoie dans des calebasses des soupers à celles qui ne peuvent pas y venir, ou bien on garde leur portion en cas d’absence.

 

Lorsque la jeune épouse se rend dans le village de son mari, on fait une nouvelle fête pour la recevoir; ces fêtes sont toujours célébrées avec gaieté. Il n’y a pas de cérémonie religieuse qui attache les deux époux : la chaîne qui les lie pour toujours ne peut pas se briser; car la dot que l’époux a donnée est un acte qu’on ne peut dissoudre. La femme n’en est que plus malheureuse : si son mari la délaisse ou la maltraite, elle ne peut avoir recours à la séparation qu’en restituant; chose impossible, puisqu’elle ne possède rien, et que ses parens auraient le moyen de rendre ce qu’ils ont reçu qu’ils ne le feraient pas.

Sous le rapport des souffrances physiques, les femmes sont très courageuses : elles se livrent aux travaux les plus pénibles pendant le temps et jusqu’au dernier moment de leur grossesse ; elles accouchent sans se plaindre; on croirait quelles n’éprouvent aucune douleur, et le lendemain elles reprennent leurs occupations. J’ai remarqué que l’enfant naît blanc, seulement un peu jaune, et qu’il noircit progressivement jusqu’au dixième jour, qu’il est tout à fait noir.

On le baigne dans une calebasse d’eau tiède, et non à la rivière, comme l’ont dit plusieurs voyageurs : les hommes faits se baignent rarement à l’eau froide ; encore moins les enfans. Les mères ont une tendresse et des soins extrêmes pour leurs enfans ; elles les confient rarement à des étrangères; elles les nourrissent toujours elles-mêmes, et les portent partout sur leur dos, attachés avec leur pagne, comme chez presque tous les nègres. Parmi tous les peuples d’Afrique que j’ai visités, les enfans vont nus jusqu’à l’âge de puberté.

 

Circoncisions

 

Les garçons mandingues sont circoncis à l’âge de quinze à vingt ans ; les filles subissent l’excision quand elles sont nubiles : souvent on la retarde jusqu’au moment où elles sont promises en mariage; j’ai même vu une femme mariée, ayant déjà eu un enfant, qui s’était soumise à cette opération, toujours faite par des femmes ; on la pratique sur plusieurs à la fois. Dès ce moment elles deviennent pour quelque temps incapables de travailler ; elles sont soignées par leur mère, qui lave la plaie plusieurs fois par jour avec un caustique indigène dont elles connaissent l’usage : les femmes du voisinage vont chercher l’eau et le bois dont elles ont besoin.

 

Le jour de la circoncision est un jour de réjouissance. Dès le lendemain et les jours suivans, les filles circoncises vont, accompagnées d’une vieille femme, se promener dans le village, s’arrêtant à chaque porte, et demandant assistance ; c’est la vieille qui porte la parole : les jeunes ne sortent jamais sans être armées d’un roseau, qu’elles tiennent de la main gauche ; elles portent aussi, dans cette occasion, un grand bonnet d’homme sur la tête, dont la pointe est soutenue par un morceau de bois flexible, mis en-dedans, pour le faire tenir debout ; avec ces coiffures, ces filles paraissent grandes comme des géans. J’en ai vu qui, à la place d’un roseau, tenaient une flèche en fer, symbole de la circoncision. Les gens à qui on a demandé l’hospitalité pour les nouvelles circoncises, s’empressent de faire, chacun à son tour, un grand dîner ou souper, dans lequel on met du sel, et qu’on leur envoie; tous les amis et voisins suivent (si cela leur plaît) cet exemple: mais ceux qui sont fiancés ne peuvent s’en dispenser, et ils envoient des dîners jusqu’à l’entier rétablissement des malades, ce qui dure communément environ six semaines. Leurs

pères (car elles ne logent jamais dans la même case) leur envoient aussi des provisions plus considérables qu’à l’ordinaire : ces grands plats de riz ou de tau sont distribués par les mères aux voisins et aux parens, et, dans ces occasions, je n’étais jamais oublié; la bonne négresse, ma gouvernante, me donnait toujours ma part.

 

Piété filiale

 

Les pères et mères ont une tendresse véritable pour leurs enfans; et ces derniers, parvenus à l’âge raisonnable, ont beaucoup de vénération pour leurs parens. Respect et obéissance envers les anciens, est une loi observée rigoureusement. Dans tout ce pays, je n’ai pas vu un seul mendiant; les vieillards sans moyens sont toujours nourris et traités avec beaucoup d’égards parleurs enfans. J’ai vu, dans cette partie de l’intérieur, un homme attaqué de cécité ; mais il ne mendiait pas, suivant l’habitude des autres pays nègres. Beaucoup de voyageurs ont dit que les enfans conservent une plus grande tendresse pour leur mère que pour leur père : quant à moi, j’ai eu l’occasion de les étudier quelque temps ; mais je n’ai pas remarqué de différence dans leur affection. S’ils ont quelques projets à exécuter, les enfans suivent de préférence les conseils du père, et se feraient même un grand scrupule de lui désobéir; le père est chef suprême de sa famille. Je donne pour exemple Arafan Abdalahi, Mandingue de Kankan, homme d’à peu près quarante à 45 ans, qui se privait du plaisir et même du devoir religieux de faire un pèlerinage à la Mecque, pour ne pas déplaire à son vieux père, dont il ne pouvait obtenir le consentement.

 

Caractères généraux

 

Je n’ai pas remarqué que les Mandingues se querellassent souvent : il est dangereux de les insulter, et plus encore de provoquer les auteurs de leurs jours. Ils sont vindicatifs, très curieux, envieux, menteurs, importuns, intéressés, même avides, ignorans et superstitieux : ils ne sont pas précisément voleurs, puisqu’ils ne se volent pas entre eux ; mais du moins leur probité est très suspecte, surtout envers les étrangers, qui seraient très imprudens de leur laisser voir des objets qui pourraient tenter leur cupidité, tels que ciseaux, couteaux, verroteries, poudre, papier, etc., qui sont rares dans le pays et d’une très grande valeur. Ils ne se confient jamais rien avant de l’avoir compté ou mesuré plusieurs fois, même entre parens ; ils sont, en général, méfians, et peu scrupuleux sur les moyens de se procurer ce qui leur plaît.

 

Pendant mon séjour à Timé, j’appris qu’un Bambara d’un village un peu éloigné avait assassiné un de ses camarades, ce qui occasionna beaucoup de bruit dans les environs : je ne pus savoir quelle peine avait été infligée au meurtrier; mais je puis affirmer que ces crimes sont rares chez les Bambaras, et ne se commettent jamais parmi les Mandingues.

Ils méprisent les pauvres Bambaras, qu’ils appellent infidèles : quant à moi, je suis persuadé qu’ils sont eux-mêmes avares et peu hospitaliers, et je crois fermement que, dans ma maladie, j’aurais péri, si je n’avais pas eu de quoi payer ma nourriture, et je n’ai dû ma sûreté qu’à mon travestissement. Ils m’ont tous témoigné une aversion bien prononcée pour le nom chrétien; ils ont, sans nous connaître, une très mauvaise idée de nous. Cependant, je remarquai chez eux quelque sensibilité : ils ont beaucoup d’égards pour leurs compatriotes malades, ou même pour ceux de leur religion; car je n’étais pour eux qu’un être très -indifférent, et j’en ai vu encore quelques-uns qui me plaignaient sincèrement. Quoi qu’il en soit, j’ai trouvé beaucoup plus d’hospitalité et moins dimportunité chez les Foulahs que chez les Mandingues.

 

Lorsqu’un nègre veut entrer dans la case d’un chef ou d’un homme de qualité, il laisse ses sandales à la porte, et s’annonce en disant trois fois, Salamalékoum. Ils n’observent cette formalité envers leurs égaux que quand la porte est fermée.

 

Autres industries et coutumes

 

Il n’y a point à Timé de fabriques de pots en terre ; ils s’en procurent chez les Bambaras, qui les échangent pour du sel ou des noix de colats. Ces pots sont tous de forme ovale, et j’en ai vu qui avaient dix-huit à vingt pouces de profondeur; ils sont de couleur grise, et pas aussi bien faits que dans le Kankan et le Ouassoulo. Les femmes, dans leurs momens de loisir, filent du coton, avec lequel ils fabriquent un peu de toile de couleur, qu’ils échangent, sur la route de Jenné, contre des cauris, monnaie qui leur sert à l’achat du sel.

Les Mandingues de Timé ne se nourrissent pas aussi bien que ceux de Kankan et du Fouta; ils mangent, comme les Bambaras, toute sorte de bêtes, excepté le chat et le chien. Mon hôte Baba avait trois esclaves; il n’y en avait qu’un capable de travailler : les deux autres, surtout un petit garçon malade, étaient traités un peu rudement, parce qu’ils ne pouvaient se rendre utiles; aussi il était obligé de prendre des hommes de journée. Ils ne sont pas aussi propres dans leurs habits que les habitans du Fouta et du Kankan ; mais ils sont mieux tenus que les Bambaras. Deux jours après la naissance d’un enfant, on célèbre sa venue par des danses et par un repas.

 

Ils ont l’habitude, été comme hiver, de se baigner à l’eau chaude, tous les soirs en arrivant des champs, où ils sont allés voir travailler leurs ouvriers. En leur absence, les femmes ont soin de tenir de l’eau toute prête. Ils font toutes les nuits du feu dans leurs cases, car ils sont naturellement frileux.

 

J’ai vu, chez les Mandingues de Timé, de grands filets faits en corde de coton et d’écorce d’arbre, avec lesquels ils vont à la chasse aux gazelles et aux sangliers : ils reconnaissent dans les bois les traces de ces animaux, tendent leurs blets, et battent la campagne pour les pousser à s’y jeter. Dès qu’il s’en est pris un, on le tue à coups de poignard. Ils se réunissent ordinairement en grand nombre pour faire cette chasse, qui est souvent infructueuse.

 

Quand ils tuent un animal, ils lui tournent toujours la tête du côté de l’E. Une femme ne se permettrait jamais de tuer une poule; ce sont les hommes qui se chargent de ce soin : au reste, les habitans de Timé n’en tuent pas souvent, quoiqu’ils en élèvent beaucoup; ils préfèrent les vendre aux voyageurs.

Ils élèvent quelques chèvres et des moutons, mais n’ont ni bœufs ni vaches, quoique le sol produise de très bons pâturages. Les villages environnans ont quelques vaches, mais ils ne les traient jamais.

 

Saraqolé

Il passe quelquefois par Timé des caravanes de saracolets qui vont dans le S. acheter des esclaves. Il n’y a point de nation nommée Saracolets : c’est, comme je l’ai dit, une classe de marchands qui voyagent dans toutes les parties de l’Afrique ; il y a des saracolets dans tous les pays nègres, Mandingues, Bambaras, Foulahs, Dhialonkés, de Kayaga, de Bondou, etc.; ils sont tous mahométans, et ont entre eux un idiome particulier que les autres nègres, même ceux de leur nation, n’entendent pas. Ils ne restent presque jamais dans leur pays natal: ils ont partout la réputation d’être très riches et d’être enclins au vol.

 

Hospitalité

 

Quand il arrive à Timé un étranger qui se trouve avoir des parens ou des amis dans le village, s’il ne se rend pas directement chez eux, ceux-ci, dès qu’ils en sont informés, ont soin de faire préparer un énorme dîner : ils font, dans cette occasion, le sacrifice de tuer une volaille, et d’y joindre du sel, et ils font porter le tout par leurs femmes au nouvel arrivé. Ils ne touchent jamais à ce repas, et en font faire un pour eux comme à l’ordinaire. Peu après, ils vont voir leur ami et recevoir ses remerciemens. Quand même ils le trouveraient à table, ils n’accepteraient rien ; ils aimeraient mieux s’en retourner chez eux. Après le repas, l’étranger va faire sa visite, qu’il n’aurait pas faite si on ne lui avait pas apporté la poule. Cet usage est généralement répandu dans cette contrée.

 

Cases

 

Les cases de Timé ne sont ni aussi grandes ni aussi propres que celles des nègres du Fouta et du Kankan, quoiqu’elles soient construites dans la même forme, entourées de même d’un mur en terre de six pieds de haut sur cinq pouces d’épaisseur. Les femmes sont chargées du soin d’enduire ce mur avec du crottin de bœuf, qu’elles se procurent au marché pour quelques colats. Ces cases sont recouvertes en paille ; on n’y voit aucun meuble, seulement quelques nattes tendues par terre pour s’asseoir dans le jour et se coucher la nuit, des pots en terre pour la cuisine, des plats en bois, des calebasses, des spatules pour remuer le tau, et une jarre en terre pour mettre l’eau. Les femmes placent leur bois dans un coin de leurs cases, dans la crainte que les paresseuses ne le prennent pour s’éviter la peine de s’en procurer : quand elles reviennent du bois, elles en font de petits cadeaux aux vieilles de leur voisinage. On n’a pas dans ce village de grandes jarres en terre pour serrer les grains, comme dans le Kankan et le Fouta ; ce qui prouve qu’ils ne cultivent pas autant, et ne sont pas aussi riches.

 

Plantes

 

A un demi-mille du village, il y a une jolie source d’eau limpide, où les habitans vont puiser pour leur consommation :

cette source est ombragée par de grands arbres dont je ne connais pas le nom, mais qui, je crois, seraient très propres à la construction. Le peu de productions du sol qu’ils récoltent, ils les laissent dans les champs, y mettent un petit morceau de papier écrit pour éloigner les voleurs, et jamais on n’y touche. Une seule fois, pendant mon séjour à Timé, j’ai vu un homme dont les ignames encore en terre avaient été volées ; mais le champ, disaient-ils, n’avait pas de grigris.

 

L’arbre à beurre ou ce est très répandu dans les environs de Timé ; il y croît spontanément et vient à la hauteur du poirier, dont il a le port. Quand l’arbre est jeune, ses feuilles sont longues de six pouces; elles viennent par touffes, et sont supportées par un pétiole très court ; elles sont terminées en rond : l’arbre ayant atteint une certaine vieillesse, les feuilles deviennent plus petites, et ressemblent à celles du poirier de SaintJean. Il fleurit à l’extrémité des branches, et les fleurs, réunies en bouquet et supportées par un pédicelle très court, sont très -petites ; elles ont des pétales blancs et beaucoup d’étamines à peine perceptibles à l’œil nu. Le fruit, venu à maturité, est gros comme un œuf de pintade, un peu ovale et égal des deux bouts, il est recouvert d’une pellicule de couleur vert-pâle ; en ôtant cette pellicule, on trouve une pulpe de trois lignes d’épaisseur, verdâtre, farineuse, et très agréable au goût : les nègres l’aiment beaucoup ; j’en mangeais aussi avec plaisir. Sous cette pulpe, il y a une seconde pellicule très mince, ressemblant à la peau blanche qui tapisse intérieurement la coquille de l’œuf; elle couvre l’amande, qui est couleur de café au lait clair: le fruit, ainsi dégagé des deux pellicules et de la pulpe, est couvert d’une coque aussi mince que celle de l’œuf; l’amande seule est grosse comme un œuf de pigeon. On expose ce fruit au soleil pendant plusieurs jours pour le faire sécher ; puis on le pile dans un mortier ; réduit en farine, il devient couleur de son de froment. Quand il est pilé, on le met dans une grande calebasse ; puis on jette de l’eau tant soit peu tiède par-dessus, jusqu’à consistance d’une pâte claire que l’on pétrit avec les mains. Quand on veut connaître si elle est assez manipulée, on y jette un peu d’eau tiède : si l’on voit les parties grasses se détacher du son et monter sur l’eau, on y met à plusieurs reprises de l’eau tiède; il faut qu’il y en ait assez pour que le beurre, détaché du son, puisse flotter. On le ramasse avec une cuiller en bois pour le mettre dans une calebasse; puis on le fait cuire sur un grand feu : on l’écume bien pour séparer le son qui y était resté attaché ; quand il est bien cuit, on le verse dans une calebasse avec un peu d’eau au fond, pour le rendre plus facile à enlever; quand il est ainsi préparé, on l’enveloppe dans des feuilles de l’arbre, et il se conserve deux ans sans se gâter. Ce beurre est d’un blanc cendré, et a la consistance du suif. Les nègres en font commerce ; ils en mangent et s’en frottent le corps ; ils en font aussi brûler pour leur éclairage : ils m’assurèrent que c’était un remède salutaire pour les douleurs et pour les plaies; on s’en sert comme de cérat. J’ai trouvé le fruit du ce bien plus gros dans les pays de Baleya et d’Amana qu’à Timé. La graine de cet arbre, qui est d’une si grande ressource pour les habitans de ce pays, ne peut se transporter en Europe pour produire qu en le mettant dans de petits vases en terre; autrement elle perd sa vertu germinative, qui ne se conserve pas longtemps. J’ai déjà dit qu’à Timé il y a un fruit qu’on nomme taman, qui donne aussi une substance onctueuse très bonne à manger, et plus ferme que celle du ce : on l’emploierait en Europe avec succès pour l’éclairage. On obtient ce corps gras, que les habitans nomment taman-toulou, par le même procédé que l’on emploie pour le ce. L’arbre qui produit le taman croît sur les bords des ruisseaux ; il est très commun dans tout le Sud. A Cani et Teuté, ces deux espèces sont si abondantes, que les naturels de ces pays, qui, m’a-t-on dit, ont beaucoup de vaches, ne font pas de beurre ; ils ne mangent que celui qu’ils récoltent sur ces arbres. Ils ontaussiun peu d’huile de palme. L’amande du taman a la forme d’un gros marron un peu alongé, d’une belle couleur rose en dedans et un peu plus foncée par-dessus; il est très dur : les femmes, pour l’employer, le passent sur le feu, dans des pots en terre, et le cassent entre deux cailloux avant de le piler dans le mortier. Le beurre qu’on en retire est jaune, un peu clair, plus ferme que le ce, et ne conserve aucune odeur J’en mangeais de préférence à l’autre.

 

J’ai vu, dans ce pays, une plante grimpante qui a la feuille très large et donne beaucoup de bleu : il y en a beaucoup à Sierra-Leone. Les jeunes femmes ne se mêlent pas de teindre les nls de coton ; il n’y a que les vieilles qui s’en occupent. Autour de leurs cases, il y a un petit jardin où croissent plusieurs sortes d’herbes pour leurs sauces ; ce sont elles qui sont chargées de les cultiver.

 

Il y a aussi du tabac, que l’on sème dans le mois de septembre et qu’on transplante en octobre ; on ne lui donne aucun soin : celui que j’ai vu à Timé et aux environs est d’une petite espèce ; on ne le récolte que quand il est tout à fait en graine. Les feuilles, séchées au soleil, sont réduites en poudre pour la consommation: les habitans n’en prennent pas d’autre, car je n’ai pas vu à Timé de tabac d’Europe.

 

Ils récoltent des haricots d’une couleur grise, petits, et très durs à cuire. Ils ont le giraumon, qui

croît très bien dans le pays ; ils en font des ragoûts, en y joignant des pistaches et du piment. Cette dernière plante, si commune dans les pays chauds, ne croît que très imparfaitement dans celui-ci; ils en achètent dans leurs voyages au S. : ils se procurent de même un poivre long qu’ils estiment beaucoup ; ils le nomment Cani, nom du lieu d’où ils le tirent. Il y a des marchands qui portent ce poivre à Jenné pour l’échanger contre du sel.

 

Indigo

 

Dans tous les environs de Timé, l’indigo croît spontanément et sans culture : les femmes s’en servent avantageusement pour teindre leurs fils de coton, que les hommes tissent pour faire des étoffes de couleur. Le procédé qu’elles emploient est très simple : sans se donner la peine de couper la plante, elles arrachent les feuilles, puis elles les pilent, les mettent en petits pains, les exposent au soleil pour les faire sécher ; elles se conservent de cette manière très longtemps. Quand on veut les employer, on écrase les petits pains, puis on les met dans un grand pot en terre, fait pour cet usage ; on le remplit d’eau fraîche, et on le couvre pour laisser tremper les feuilles : on les laisse fermenter pendant 24 heures; puis on y ajoute de l’eau de lessive, faite à froid avec de la cendre de paille de foigné ; cette eau a la propriété de dissoudre l’indigo. La teinture ainsi préparée, on met dans le pot les objets à teindre ; on laisse le coton une nuit entière, et même quelques heures de plus J’en ai vu qui, sortant de ce vase, avait une belle couleur bleue. On ajoute de l’eau à mesure qu’elle diminue. Les mêmes feuilles servent à teindre pendant une semaine entière : la première teinte est toujours la plus belle.

 

Les maladies les plus communes à Timé sont, les ophthalmies, les plaies, les grosseurs au cou,

espèces de goitres, les fièvres et la lèpre : ils sont aussi attaqués quelquefois du scorbut. Je n’ai vu dans cette partie aucun individu difforme; les rhumes y sont très fréquens.

 

CHAPITRE XIV.

 

Départ de Timé le 9 janvier 1828. — Le nom de Kong donné par Mungo-Park à une chaîne de montagnes est un mot générique. — Usage des sonnettes dans les caravanes. — Loubakho. — Cacorou. — Danse et musique des Bambaras. — Sananço. — Dhio. — Palmier à huile. — Talé. — Usages des habitans. — Borandou. — Personnages grotesquement masqués. — Tangrera.

 

 

Le 9 janvier, après avoir pris un léger déjeûner d’ignames que la bonne mère nous avait fait pré

parer, nous nous disposâmes à partir de Timé. Je fis à ma vieille gouvernante un joli cadeau, qu’elle reçut avec plaisir; je donnai aussi à Baba quelques marchandises que je lui avais promises, pour le dédommager du temps que j’étais resté chez lui.

 

Nous quittâmes le village vers neuf heures du matin, après avoir pris congé du bon vieux chef, qui fit des vœux pour notre heureux voyage. Mon guide avait emmené sa femme pour porter mon bagage, devenu bien léger; son frère Baba vint nous accompagner quelque temps : nous primes notre route par le SSE, et arrivâmes au pied de la chaîne de montagnes, qui est composée de granit en bloc, d’un très beau noir. En traversant cette chaîne, je remarquai de grands arbres qui croissent parmi les roches, principalement le ce; quantité de sources sortent de ces montagnes, et fertilisent la campagne; ensuite on trouve un sol composé de terre noire, mêlée de sable gris, d’une très grande fertilité. La campagne avait perdu tout son charme : les herbes étaient brûlées, les arbres dépouillés d’une partie de leurs feuilles ; les oiseaux avaient déserté les bois, pour habiter le long des ruisseaux; la nature était triste et désolée ; on ne voyait que des roches de granit, dont le sombre aspect portait à la mélancolie. Nous passâmes dans un village bambara nommé Dsagoé, où je vis quelques belles plantations de tabac dont il se fait une grande consommation : nous nous reposâmes un instant à l’ombre d’un bombax, et nous nous rafraîchîmes avec une calebasse d’eau que les habitans nous donnèrent ; ils s’assemblèrent avec empressement autour de moi, et ne pouvaient se lasser de me regarder. La marche de la matinée m’avait fatigué, car j’étais encore faible, et j’avais de la peine à marcher; ce qui me prouvait que, si j’avais suivi mon désir et que je fusse parti plus tôt, je n’aurais pu supporter une longue route. Nous prîmes congé des curieux, et nous nous dirigeâmes au SE, sur un sol couvert de grosses roches de quartz : nous vîmes quelques Bambaras préparant les terres pour y mettre des ignames.

 

Après avoir marché l’espace de dix milles, nous arrivâmes vers deux heures du soir à Kimba, petit village où était la caravane qui devait partir pour Jenné. A deux milles environ de ce village, il y a une chaîne de montagnes qui se prolonge du NE au S. O., et aussi élevée que celle que nous avions traversée le matin: je présumai que ces montagnes pouvaient bien être celles de Kong citées par MungoPark ; mais il était impossible de croire qu’elles eussent été aperçues par lui, étant peu élevées et à une distance considérable de Ségo. Je fais observer aussi que Kong n’est pas le nom qu’on donne à ces montagnes ; car kong ou konghé signifie montagne chez tous les Mandingues. Park aura sans doute confondu le nom commun avec le nom propre.

La campagne est toute couverte de petites montagnes. En entrant dans le village, je vis quelques cultures de tabac.

 

Comme mon déjeuner avait été léger, j’allai trouver un Bambara que j’aperçus assis dans sa case auprès d’une calebasse d’ignames; je le priai de m’en vendre une petite portion, pour quelques verroteries, que je lui montrais : le bon nègre s’empressa aussitôt de couper une poignée d’ignames qu’il mit dans un vase avec un peu de sauce; il me la donna. Je lui présentai quelques grains de verre pour son paiement; mais il ne voulut pas les recevoir ; cependant je le forçai de les accepter pour les donner à sa femme.

 

A la nuit tombante, il vint me voir dans ma case, et me fit présent d’une très grosse igname.

 

A l’exception du bon vieux chef de Timé, qui, à la vérité, était de la nation des Bambaras, pas un habitant du village, pendant plus de cinq mois que j’y restai, ne me fit une semblable honnêteté.

 

Dans le village de Kimba, je vis plusieurs hommes assemblés sous un arbre, et occupés à jouer à différens jeux, entre autres à un que les nègres jouent communément au Sénégal : de petits trous faits dans le sable leur servent de damier, et les pions sont des brochettes de bois de cinq pouces de long.

Ce fut dans ce village que je vis pour la première fois, depuis le Fouta-Dhialon, les femmes assises avec les hommes, se mêlant de la conversation ; elles étaient occupées à filer du coton : les femmes mandingues sont bien éloignées de jouir d’un pareil privilège. Le frère de Baba nous fit faire un très bon souper de riz avec une sauce aux pistaches, à laquelle on ajouta du sel pour la rendre meilleure.

 

Le 10 janvier, vers neuf heures du matin, la caravane se disposait déjà à partir: les femmes, avec une lourde charge de colats sur la tête, prirent les devans ; elles furent suivies par des hommes également chargés; ils avaient chacun une sonnette à la ceinture, et plusieurs en avaient une douzaine attachées à toutes les parties de leur vêtement ; cet attirail produit un tintamare étourdissant qui leur plaît beaucoup. Ils étaient tous armés d’arcs et de flèches : ils marchaient en fil comme à la procession; les chefs et les propriétaires des marchandises fermaient la marche en conduisant les ânes.

 

En sortant du village, Baba nous quitta : il ne parut pas très sensible à notre séparation ; cependant il me recommanda à son frère, auquel je promis de faire un beau cadeau lors de mon arrivée à Jenné, et je mis mon bagage sur son âne. Les nègres donnent plusieurs noms à cette ville; ils l’appellent Dhienné, et souvent Dhiendé.

 

Nous fîmes route au SE : nous traversâmes plusieurs gros ruisseaux qui nous retinrent long -temps, car les ânes jetaient leurs charges en passant, et les nègres étaient obligés de les pousser pour les faire avancer. Ensuite on passa dans le village de Zangouiriré, qui peut contenir de trois à quatre cents habitans bambaras, seul peuple qui se trouve sur cette route jusqu’à Jenné. Nous continuâmes à marcher sur un sol uni, composé de sable gris mêlé de terre noire et fertile ; nous avions à droite et à gauche de notre route une chaîne de montagnes peu élevées. Les ânes jetaient à tout moment leurs charges par terre; ce qui rendait la marche lente et ennuyeuse. Pendant ces incidens, je vis avec peine de petites filles esclaves, âgées de douze à quinze ans, faisant partie de notre caravane, qui portaient de grosses charges de colats sur la tête, pleurer, ne pouvant supporter la fatigue de la route, et laisser tomber leurs fardeaux. La chaleur fut très forte ; il vint un vent d’E. qui nous incommoda beaucoup : mais nous avions l’avantage de trouver à chaque instant de l’eau pour nous désaltérer. Après avoir fait neuf milles, nous arrivâmes vers une heure et demie à Dioumiégué : les femmes de la caravane, qiû avaient pris les devans, avaient déjà préparé le dîner des hommes, qui, à peine arrivés, se mirent à manger, puis se couchèrent pour se reposer un peu. Les bons habitans vinrent en foule me voir; ils avaient l’air très doux, et ne m’importunèrent pas : plusieurs firent présent à mon nouveau guide de quelques ignames, que nous mangeâmes à notre souper; d’autres lui donnèrent des noix de colats. Je vis dans le village plusieurs petits troupeaux de bœufs et de vaches ; mais ces peuples n’ont pas l’habitude de traire celles-ci.

 

Le 11 janvier, à six heures du matin, après avoir payé au chef les droits de passe, nous quittâmes

Dioumiégué. Nous nous dirigeâmes à l’E. sur une plaine très fertile, où je vis quelques cultivateurs plantant des ignames : arrivés au bout de cette plaine, nous franchîmes une chaîne de petites montagnes composées de gros blocs de granit ; il s’y trouve aussi du quartz blanc avec des veines d’un rose clair. Nous traversâmes plusieurs petits ruisseaux qui font mille sinuosités dans les gorges des montagnes ; nous fîmes deux milles à l’E. par des chemins très difficiles. Nous descendîmes ensuite dans une plaine bien cultivée en ignames ; la campagne était couverte de cultivateurs. Après avoir fait dix milles dans cette direction, nous arrivâmes vers midi à Sinisso, où nous fîmes halte; ce village, entouré d’un mur en terre, peut contenir une centaine de cases. Mon parapluie, que mon guide fit voir aux habitans, attira leur curiosité; la case où nous étions logés ne désemplit pas de toute la soirée; ceux qui avaient vu cette merveille, allaient l’annoncer à leurs camarades, qui accouraient à leur tour; ils ne pouvaient concevoir comment cette machine s’ouvrait et se fermait à volonté : ils lui donnèrent le nom de libri (ce qui signifie chapeau clans la langue du pays ). Malgré cette affluence de curieux, je fus bien loin de les trouver aussi importuns que les Mandingues.

 

Dans cette saison, les femmes font la cuisine en plein air; elles allument dans leurs cours un petit feu, auprès duquel les hommes s’asseyent pour manger: chacun m’offrit de partager son souper d’ignames bouillies.

 

Le 12 janvier, à cinq heures du matin, après avoir payé notre hôte pour le logement qu’il nous avait fourni, nous quittâmes le village, et fîmes route au NE sur un sol composé de terre mêlée de gravier, ce qui ne l’empêche pas d’être très -fertile. Ayant fait quatre milles dans cette direction, nous arrivâmes à Salasso, où nous ne fîmes que passer; après avoir fait encore quatre milles, nous arrivâmes, vers midi, à Loubakho, où nous fîmes halte. C’est un grand village muré, qui peut contenir six à sept cents habitans; il est situé dans une belle plaine de sable gris,

très fertile : à environ cinq ou six milles au NE, il y a une grande montagne élevée à pic; elle se prolonge dans la direction du NO à l’ESE Les habitans de ce village ont quelques troupeaux de bœufs ; ils nous apportèrent un peu de lait que nous achetâmes avec des verroteries. Dans l’après-midi, j’eus la visite d’un saracolet qui arrivait de Sambatikila, et allait à Jenné : comme il est d’usage, dans le pays, de faire un petit présent aux personnes qui viennent vous rendre visite, mon guide lui donna, en mon nom, quelques noix de colats, pour lesquelles il le combla de remerciemens, et je fis cadeau à ce dernier d’un joli morceau d’étoffe de couleur pour lui faire un bonnet. Dans la soirée, j’achetai une grosse volaille pour notre souper; mon guide la donna à ses femmes, qui firent avec le bouillon une très bonne sauce aux pistaches, à laquelle on ajouta un peu de sel. J’avais témoigné le désir que la poule fût mangée entre nous tous ; mais par déférence, les Mandingues ne voulurent pas accepter; ils craignaient, disaient-ils, de m’en priver; retenue à laquelle j’étais bien loin de m’attendre. Dans la soirée, il fit quelques éclairs à l’O : la journée avait été très chaude; mais pendant la nuit on supportait très bien une couverture de laine.

 

Caravane

 

Le 13 janvier, à quatre heures du matin, nous nous disposâmes à partir. Avant d’aller plus loin, je vais retracer l’ordre de la caravane. Elle était composée de 45 à 50 Mandingues, portant des charges sur leur tête, d’environ 35 femmes qui portaient également chacune un fardeau, et de 8 chefs conduisant leurs ânes, au nombre de 15.

 

Ces chefs ont leurs esclaves et leurs femmes qui portent les bagages et font la cuisine, pendant les haltes, pour tous ceux qui composent la caravane ; ces femmes prennent les devans et les hommes viennent après : le bruit qu’ils font avec leurs sonnettes prévient de leur approche.

 

Les Mandingues aiment beaucoup les sonnettes, dont le tintement les distrait en coûte; ils en fabriquent eux-mêmes avec du fer et du cuivre qu’ils achètent à Jenné et dans les autres marchés des bords du Dhioliba, où ils s’en procurent aussi de toutes faites. A leur arrivée dans un village, les femmes vont puiser de l’eau, et pilent le mil pour prépare le dîner de tout le monde ; après quoi, elles font chauffer, dans de grands vases qu’elles empruntent, de l’eau qui est destinée pour le bain des hommes ; ensuite elles recommencent à piler le mil pour le souper. Les esclaves sont chargés d’aller à la recherche du bois pour faire la cuisine : les nègres libres sont exceptés de tout cet embarras ; ils se couchent et se reposent en attendant qu’on leur donne à manger ; puis ils parcourent le village avec une calebasse, dans laquelle il y a quelques colats qu’ils échangent contre des cauris, qui leur servent pour l’achat du grain destiné à nourrir la caravane.

Dans leurs momens de loisir, les femmes filent du coton qu’elles achètent pour des colats que leur donnent leurs maris. Je les ai vues filera la lueur d’une lampe dans laquelle elles brûlent du beurre végétal : ce fil est leur petit bénéfice ; rendues à Jenné, elles le vendent pour des cauris, avec lesquels elles achètent du sel et des verroteries.

 

Elles sont aussi chargées de laver les vêtemens des hommes.

Ceux-ci, après s’être reposés, s’occupent à visiter les charges de colats, surtout celles qui, pendant la route, sont tombées de dessus les ânes ; ils garnissent ces fruits de nouvelles feuilles pour les tenir frais et mieux les conserver; ils vont ensuite se promener et vendre des étoffes fabriquées dans leur village.

 

Ils s’occupent aussi de régler les droits de passe, car tous les marchands étrangers, quel que soit leur nombre, sont obligés solidairement de payer, dans chaque lieu où ils stationnent, une petite rétribution, qui varie quelquefois, mais est communément fixée à 20 colats par charge, valeur de 200 cauris (20 sous de France). Lorsque la caravane est nombreuse, ce qui arrive souvent, parce quelle se grossit en route, un homme peu chargé prend les devans pour arriver le premier au village, afin de retenir des logemens pour ses compagnons. A son arrivée, il dépose son fardeau, et vient à la rencontre de ses camarades pour leur enseigner les cases : ceux qui ne prennent pas cette sage précaution, sont exposés à chercher une heure dans le village pour trouver un logement, et souvent sont obligés d’aller plus loin. Il est d’usage que les premiers arrivés reviennent sur leurs pas pour aider les autres à porter leurs charges, surtout lorsque la route a été longue.

 

Le i3 janvier, à quatre heures du matin, pour profiter de la fraîcheur, nous nous mîmes en route,

et fîmes au NE quatre milles sur un sol composé de sable gris très dur. La campagne, assez unie, mais parsemée de quelques roches de granit élevées de six à sept pieds au-dessus du sol, est couverte de ces; le néclé devient beaucoup moins commun. Nous passâmes auprès de Gouraniso : la route devient ensuite un peu pierreuse. Nous fîmes encore cinq milles, sans voir aucune espèce de culture, et nous arrivâmes vers dix heures du matin à Cacorou, où nous fîmes

halte : ce village peut contenir de cinq à six cents hahitans, qui tous me regardaient avec beaucoup de curiosité. Je n’avais pas encore déjeûné ; j’allai trouver une bonne femme bambara, qui pilait des ignames bouillies; je lui en achetai pour quelques grains de verre : elle me donna dans un petit vase à part un peu de sauce au gombo ; en trempant mes ignames dans cette sauce, j’y trouvai, à mon grand regret, de petites pattes, et je connus par-là qu’on m’avait donné de la sauce à la souris. Je continuai pourtant à en manger, car j’avais faim; mais ce ne fut pas sans éprouver de la répugnance. Si quelquefois les nègres mangent leurs ignames sans sauce, ils ne les pilent pas, et celles que m’avait données la négresse étaient préparées d’avance. Dans la soirée, je vis plusieurs femmes qui pilaient des souris pour faire la sauce de leurs soupers. Je remarquai qu’on les avait vidées, et que, sans se donner la peine de les dépouiller, on les avait passées sur le feu pour flamber le poil : ainsi préparées, on les laisse dans un coin de la case, et

elles ont souvent sept à huit jours quand on les mange. Les souris qui s’introduisent dans les jarres au mil sont prises par les femmes et les enfans, qui les attrapent sans pièges.

 

Il y a dans ce village beaucoup de volailles ; cependant les nègres n’en mangent que les jours de fête; je desirais en acheter une, mais personne ne voulut m’en vendre.

 

Un bon vieux Bambara me fit cadeau de quelques pistaches et d’une igname. Je trouvais ces bonnes gens plus hospitaliers qu’on ne me les avait dépeints : un Européen, voyageant simplement et sans luxe, n’éprouverait selon moi chez eux aucun désagrément, à moins qu’il n’eût l’imprudence d’y étaler des marchandises ayant du prix à leurs yeux; il s’exposerait alors à être volé; mais je ne crois pas que ces peuples doux et simples se permissent envers le voyageur aucun acte de cruauté.

 

Les environs du village de Cacorou sont couverts de ces et de quelques nédés; les habitans récoltent beaucoup de beurre qu’ils vendent aux étrangers. Je n’ai jamais vu de peuples aussi gais que les Bambaras ; dès le coucher du soleil, ils se réunissent sous de gros bombax situés à l’entrée du village, et dansent toute la nuit au son d’une musique assez agréable. Attiré par cette musique, je restai un moment et pris plaisir à les voir se divertir; j’étais avec un jeune Mandingue

de notre caravane qui avait de moi un soin tout particulier : les femmes et les hommes, mêlés ensemble, formaient un grand rond autour d’un feu, sautant en mesure au son des instrumens, qui consistaient en trois grosses caisses et plusieurs hautbois. Les musiciens étaient costumés comme ceux de Timé, avec des manteaux en coton blanc et des plumes d’autruche sur la tête. Les danseurs observaient la mesure en remuant d’un air nonchalant les bras et la tête ; les femmes tenaient un morceau de toile de coton de chaque bout, qu’elles agitaient en dansant; ils ne faisaient que tourner autour du feu ; les musiciens se tenaient un peu éloignés des danseurs, qui se suivaient aussi en file en tournant autour du feu et faisant de grands sauts en écartant les jambes. Cette danse, qui est très décente, m’amusait beaucoup; mais je ne pus y rester aussi longtemps que je l’aurais désiré, car ce mouvement de deux ou trois cents nègres faisait lever des nuages de poussière qui me fatiguaient extrêmement.

 

Bambaras

 

Dans tout le pays de Bambara, et jusque bien au-delà au S. de Cacorou, suivant le rapport de quelques nègres, ils ont la même musique ; c’est une des mieux organisées et la plus agréable que j’aie vue dans tous mes voyages parmi les nègres.

 

Ces peuples passent une grande partie des nuits à danser; ils sont doux et humains, vivent contens, et ne s’occupent pas de l’avenir. Leur habitude est d’aller presque nus. Ils portent ordinairement une ceinture brodée en cauris, qui leur passe autour des reins, entre les cuisses, et vient se rattacher sur le devant. Ces ceintures sont garnies de petites tresses en coton, qui leur descendent devant et derrière jusqu’au genou.

 

Les vieillards ont, pour se vêtir, des pagnes ordinairement de la plus grande malpropreté.

 

Les femmes ont aussi des pagnes qu’elles se passent autour des reins et font descendre jusqu’au genou ; elles portent leurs cheveux en tresses, et se mettent du beurre sur tout le corps.

 

Les hommes se rasent la tête comme les musulmans, mais ils laissent quelques touffes de cheveux plus ou moins grosses, suivant le goût de chacun. La couleur de leur teint est la même que celle des Foulahs du Ouassoulo ; ils ont comme eux le nez aquilin, les lèvres minces, les cheveux crépus et les dents aiguës ; ils se font tous des incisions à la figure et sur le corps.

 

Ils fabriquent dans le pays une espèce de bière ou d’hydromel fait avec du mil fermenté et du miel, ils s’enivrent avec cette boisson, qu’ils aiment beaucoup.

 

Le 14 janvier, à cinq heures du matin, nous étant séparés de nos joyeux hôtes, nous fîmes un trajet de trois milles à l’E., sur un sol uni, composé de sable gris et très dur, et nous arrivâmes auprès d’une haute montagne de granit noir sans aucune végétation, qui se prolonge du N. au S. : elle peut avoir d’élévation deux cent cinquante pas ordinaires. Nous fîmes encore cinq milles dans la même direction : sur cette route on trouve quelques gros blocs de granit noir.

 

Nous fîmes halte, vers neuf heures du matin, à Tisso-Soman, joli village situé entre deux petites montagnes de granit d’un vert très pâle. Il y a au milieu du village plusieurs puits de sept à huit pieds de profondeur ; ils sont creusés dans un sable mêlé de gros gravier gris ; au fond de ces puits il y a un peu de terre grise argileuse, qui contient quelques roches dont je n’ai pas pu déterminer la nature. Cette argile est d’un gris blanc et très glissante ; j’ai pu juger de sa qualité par celle qui en sortait, et que l’on avait déposée autour des puits. L’eau en est très bonne, mais elle conserve une couleur blanchâtre.

 

Les femmes de la caravane s’établirent autour pour nettoyer leur mil.

 

Après avoir fait un léger déjeûner de tau avec une mauvaise sauce aux herbes, nous quittâmes le village. Vers deux heures, nous fîmes route à l’E. six milles ; même sol que la matinée. La marche était gênée par des blocs de granit que nous rencontrions à chaque pas. Des deux côtés de la route on voyait de petites montagnes de granit peu élevées. Nous fîmes halte, au coucher du soleil, à Sananço, grand village muré, qui peut contenir de sept à 800 habitans. J’allai

aussitôt m’asseoir auprès d’une case pour me reposer, le chef du village m’invita à venir à côté de lui, sur de gros morceaux de bois un peu élevés de terre et placés à côté de la porte de sa case ; on avait construit, au-dessus de ces espèces de bancs, un toit avec des branches d’arbre. Le bonhomme avait soin de faire allumer un petit feu auprès de lui ; la fumée m’incommoda tellement, que je ne pus y rester qu’un moment. Il m’adressa quelques questions sur les blancs et sur la manière dont ils se nourrissent ; mes réponses parurent le satisfaire.

 

Le village est situé dans une grande plaine fertile et bien cultivée ; à peu de distance on voit une montagne de granit, sans nulle végétation. Nous fîmes rencontre, dans ce village, d’une caravane de Mandingues, les uns allant à Jenné, les autres à Sansanding ; les uns étaient chargés d’étoffes, et les autres de noix de colats. Le chef du village me fit donner une case en terre, la seule qui s’y trouvât; les autres étaient en paille. Il y fit allumer du feu, et m’engagea à aller m’y reposer : mais en y entrant je fus suffoqué ; le toit de cette case étant fait en forme de terrasse et recouvert en terre, la fumée ne pouvait pénétrer au travers, et n’avait d’autre issue que par la porte. Les cases en paille n’ont pas le même inconvénient. Je sortis bien vite de ce four, où je ne pouvais respirer, et me disposai à m’établir dehors pour y passer la nuit ; mais mon guide, instruit de la raison qui m’empêchait de rester dans la cabane en terre que l’on m’avait choisie, alla en prévenir le chef, qui me donna un logement convenable, où je passai la nuit avec un Mandingue de notre caravane. Quelques étrangers nous envoyèrent un petit souper, très bien apprêté.

 

Le 1 5 janvier, à six heures du matin, nous fîmes au N. environ sept milles, parmi des roches de granit, sur un sol très -fertile, composé de sable dur. La campagne était bien boisée; le ce et le nédé y étaient très répandus, et la culture bien soignée. Nous arrivâmes, vers onze heures, à Dhio, grand village muré, qui peut contenir huit à 900 habitans : en entrant, je remarquai beaucoup de femmes réunies dans un endroit qui paraît consacré à leur délassement; elles étaient assises sur de gros morceaux de bois ronds, couverts par un grand toit en paille : les unes tenaient sur leurs genoux leurs enfans tout nus, et parlaient beaucoup; les autres s’étaient endormies. Les vieillards ont aussi un endroit où ils se rassemblent pour fumer leur pipe; ils y passent la plus grande partie de la journée ; ils l’appellent, comme les Mandingues, banancoro. Je vis aussi quelques cultures de tabac dans de petits jardins auprès de leurs cases. Le village est d’une malpropreté dégoûtante. Nous n’avions fait que trois milles dans la soirée.

 

Le 16 janvier, à six heures du matin, nous nous disposâmes à partir. En sortant, j’aperçus dans quelques endroits un peu frais, plusieurs palmiers, de ceux dont le fruit donne de l’huile ; ils ne viennent pas, à beaucoup près, aussi bien que sur la côte. Nous nous dirigeâmes à l’ENE, sur un sol très fertile, composé de sable gris, mêlé de petit gravier. La campagne est toujours très boisée. Je remarquai quelques tamariniers, et beaucoup de ces.

 

Vers neuf heures du matin, après avoir fait six milles et demi, nous étions à Niourot, petit village, où nous ne pûmes rien acheter sans cauris, monnaie courante parmi tous les habitans du haut Bambara ; ils les reçoivent des marchands européens qui font le commerce des côtes occidentales, et des Maures des bords de la Mer méditerranée. C’est ici que cette monnaie commence à avoir cours. Le prix d’une poule est de 80 cauris, nombre qui se dit Kémé ; pour exprimer notre cent, ils disent 80 et 20, ou kémé nimouga

 

On nous fit loger dans une grande case, où je vis, non sans étonnement, deux beaux canapés faits chacun d’un seul tronc d’arbre ; je les regardai comme un chef d’œuvre, pour des peuples qui n’ont pas d’outils de menuiserie : les quatre pieds, les bras et le dossier étaient d’un même morceau, et façonnés avec goût; le bois en était rouge et trèsdur. Cet ouvrage a dû leur coûter beaucoup de temps; mais on sait que, dans ces contrées, il n’est pas aussi précieux que parmi

nous. Ils n’ont d’autres outils que de petites haches et des poignards.

 

Je vis que notre hôte élevait une douzaine de petits chiens destinés à être mangés quand ils seraient gras : il avait aussi une quantité de petits poulets ; il les nourrissait avec des termites, que ses enfans apportaient des champs. En général, dans tout le pays que j’ai visité, je n’ai pas vu de grandes buttes de termites, comme il y en a sur les bords du Sénégal, qui atteignent quelquefois jusqu’à huit ou neuf pieds d’élévation ; celles que j’ai trouvées n’avaient que 18 pouces à deux pieds. Dans ce village, tous les chefs de famille ont une case ou cabane en terre,

comme celle que le chef de Sananço m’avait destinée, et les cases de leurs femmes sont en paille. Nous nous procurâmes un peu de mil pour notre souper ; on le paya de quelques noix de colats : les puits étaient hors du village, même un peu éloignés; et j’ai jugé par la corde qui sert à y puiser l’eau, qu’ils sont peu profonds ; ils doivent avoir de douze à quinze pieds.

 

Le 17 janvier, à six heures et demie du matin, nous prîmes congé de notre hôte, que l’on avait eu soin de payer la veille.

 

En sortant du village, nous rencontrâmes plusieurs Bambaras ayant une vingtaine de chiens attachés à une seule corde; ils allaient, me dit-on, les mettre à l’engrais : ces animaux, aussitôt qu’ils nous aperçurent, se mirent à aboyer tous ensemble; nous ne pouvions plus nous entendre. Nous fîmes route au NNE. ; nous passâmes auprès d’un gros village dont je n’ai pu savoir le nom ; nous continuâmes à marcher sur un sol composé de sable gris; même végétation que les jours précédens. Après avoir fait onze milles, nous fîmes halte à onze heures du matin à Talé,

village de trois à quatre cents habitans : on nous donna plusieurs cases pour nous loger, car dans ce village elles ne sont pas aussi grandes que dans ceux où nous avions déjà passé, mais elles sont de même forme. J’allai me promener dans les rues, qui sont étroites et malpropres. Les Bambaras me regardaient avec curiosité, mais ne m’importunaient pas.

 

Je fus fort étonné de voir que les femmes, dont les vêtemens étaient de la plus grande malpropreté, avaient toutes un morceau de calebasse ou de bois très mince incrusté dans la lèvre inférieure. J’avais peine à me persuader que cette habitude fût l’effet du goût : je questionnai mon guide sur cet usage bizarre ; il me dit que c’était la mode du pays. Je ne comprenais pas non plus comment ce morceau de bois posé intérieurement et extérieurement, pouvait tenir; elles ouvraient une lèvre alongée, qui laissait apercevoir le morceau placé à l’intérieur. Je m’assis un moment pour les examiner ; elles riaient beaucoup de mon étonnement. Je priai l’une d’elles d’ôter le morceau de bois qu’elle avait à la lèvre; elle me dit que, si elle rotait, la salive passerait par le trou. Enfin j’étais vraiment stupéfait que, par coquetterie, on pût se défigurer de la sorte; c’était pourtant l’usage général dans cette contrée : je vis depuis beaucoup déjeunes filles de huit à dix ans, ayant à la lèvre inférieure un petit morceau de bois gros comme un pois, pointu d’un bout et incrusté dans la chair: elles ont soin de le renouveler souvent et de le mettre toujours un peu plus gros; le trou s’agrandit insensiblement, jusqu’à ce qu’il soit parvenu à recevoir un morceau grand comme une pièce de trente sous. Je trouvai que cet ornement, aussi bizarre qu’incommode, ajoutait encore à leur malpropreté.

 

Tous les vieillards avaient une queue de bœuf pour leur servir à chasser les mouclîes, insectes qui sont très communs et très incommodes dans ce pays. Je n’ai pas vu de moustiques dans cette partie de l’Afrique, comme on en voit dans tout le voisinage du Sénégal, qui empêchent les voyageurs de dormir.

 

Les habitans de ce village sont doux, affables et hospitaliers; ils m’offrirent avec bonté de partager leurs petits repas d’ignames à la sauce aux souris.

 

Leurs cases sont petites et très malpropres. Ils cultivent du riz et beaucoup d’ignames : leur récolte reste habituellement dans les champs tout le temps de sécheresse ; et à l’arrivée des pluies, ils la renferment dans de petits magasins en paille placés au milieu de leurs cours. Les habitans sont pauvres : ils ont peu d’esclaves, et ne possèdent que quelques troupeaux de bœufs, de moutons et de cabris; mais leur terre fertile et bien cultivée leur fournit au-delà du nécessaire. J’ai vu chez eux peu de chevaux; encore sont-ils chétifs.

 

Je n’ai pas remarqué que ces peuples païens s’occupassent de la divinité. Ils sont, comme les gens du Ouassoulo, sans religion, mais ont comme eux beaucoup de respect pour les sectateurs de Mahomet, et pour l’écriture, qu’ils regardent comme une espèce de magie. Ils portent toujours des saphis pendus à leur cou et sur diverses parties du corps; ils en suspendent aussi à l’entrée de leurs cases, pour les préserver de tout accident, soit du feu, soit de la part des voleurs.

 

Dans toute cette partie, il y a quelques villages mandingues, tous mahométans; ils sont indépendans des Bambaras, comme à Timé, Sambatikila, Tangrera, et d’autres villages situés plus au S. Les Bambaras les appellent Diaulas ou Jaulas; et quoiqu’ils pussent leur nuire, puisqu’ils sont bien plus nombreux qu’eux, ils les laissent en paix, et vont dans leurs

villages leur vendre le superflu de leurs récoltes.

 

Les Bamharas, en général, parlent mandingue ; mais ils ont en outre un idiome particulier, que la rapidité avec laquelle j’ai voyagé chez eux ne m’a pas permis de connaître. Ce pays est à près d’un mois de marche de Ségo ; il n’est pas sous sa dépendance : il est gouverné par quantité de petits chefs, qui reçoivent pour tribut quelques présens en comestibles ; ils ne sont pas exigeans, car ils connaissent la grande pauvreté de leurs sujets. Les Bambaras passent chez les Mandingues pour être voleurs à l’excès; cependant leurs petits magasins en paille, situés au milieu de leurs cours, sans défense, sont toujours respectés: mais, semblables à leurs accusateurs, quand ils voient de belles verroteries, des ciseaux, des couteaux, des cadenas, qui sont pour eux des choses aussi précieuses que l’or, ils ne peuvent résister au désir de les posséder  n’ayant pas les moyens de les acheter, ils font leur possible pour les dérober, non en employant la force, mais la ruse. Dans tout ce pays, je n’ai pas vu une seule femme ayant des boucles d’oreille ou un collier en or; elles ne possèdent pour toute parure que quelques verroteries que leur procurent les marchands qui viennent de Jenné. Mon guide Karamo-osila me recommanda de ne pas leur faire voir le contenu de mon sac : certes, je n’avais pas besoin de cette recommandation ; je me serais bien gardé de l’ouvrir en leur présence; malgré la bonne opinion que j’avais des gens de cette peuplade, je n’aurais, pas voulu mettre leur probité à l’épreuve.

 

Le 18 janvier, à six heures du matin, nous nous mîmes en route sur une terre un peu graveleuse, et marchâmes pendant l’espace de neuf milles et demi au N. sur un même sol, offrant la même végétation : nous arrivâmes vers dix heures à Borandou, joli village peuplé de quatre à cinq cents habitans. La majeure partie de leurs cases sont en terre et à terrasse, ce qui les rend très incommodes, à cause de la fumée qui n’a d’autre issue que par la porte : les rues sont sales, étroites et tortueuses. Il s’y tient un marché deux fois par semaine, pour les étrangers des environs; et toutes les fois que les caravanes passent, il s’en établit un autre pour vendre des comestibles. J’échangeai quelques grains de verre contre des cauris, et j’achetai un peu de lait pour me rafraîchir, car depuis longtemps j’en étais privé. Je vis quelques femmes se promener dans les rues ; elles avaient sur la tête des marchandises qu’elles criaient comme dans nos villes

d’Europe. Je remarquai aussi que les Bambaras suspendent au dehors de leurs cases les têtes désossées de tous les animaux qu’ils mangent, ce qui est regardé comme une espèce de luxe. Tous les matins, lorsqu’ils vont aux champs, ils ont soin d’emporter du feu pour faire rôtir des ignames : ils boivent de l’eau des ruisseaux ; et s’ils craignent de n’en pas trouver, ils portent de l’eau de puits dans des calebasses. Dans la soirée, je considérais avec attention une vieille femme qui avait un morceau de calebasse dans la lèvre, et je pensais de nouveau à l’originalité d’une telle mode : elle riait avec ses camarades de mon étonnement ; et comme je me levais pour me retirer, elle me fit signe d’attendre un moment, et alla chercher une igname, dont elle me fit présent.

 

Dans ce village, on fabrique des pots en terre. Les puits ont dix à douze pieds de profondeur; ils sont creusés dans une terre graveleuse : l’eau en est bonne et un peu blanche.

 

A trois heures du soir, nous quittâmes le village de Borandou, et nous nous dirigeâmes au N. pendant six milles, par une belle route découverte : à quelque distance du village, dans la plaine, on voit beaucoup de grands ronniers ou rondiers ; le ce y est très répandu. Nous arrivâmes, vers le coucher du soleil, à Syenço, gros village entouré de murs, qui peut contenir six à sept cents habitans.

 

A l’entrée je vis sous un gros baobab un homme bizarrement habillé ; on ne lui voyait que les mains et les pieds, qui étaient nus : son habit tout noir, la culotte, la veste, et le bonnet, qui lui couvrait aussi la figure, étaient d’une seule pièce fermant à coulisse ; ce bonnet, de forme carrée, était orné de belles plumes d’autruche blanches ; la place de la bouche, du nez et des yeux était garnie d’écarlate. Ce personnage ainsi masqué, que l’on me dit être douanier et magistrat, était armé d’un fouet ; les habitans lui donnent le nom de Naferi : il recevait les droits de passe. Tous les étrangers des environs, ainsi que les caravanes qui viennent dans le village, lui paient ces droits en cauris. Les hommes et les femmes s’arrêtent en passant auprès de lui ; et si quelqu’un se refusait à payer la rétribution exigée, il aurait recours à son fouet. J’aperçus, à peu de distance de lui, sous un arbre, un gros tas de cauris gardé par un homme non masqué; c’était, je pense, la recette de la journée. Les droits sont taxés suivant la quantité des marchandises, et non par personne : on paie depuis cinq jusqu’à cent et deux cents cauris. Comme le marché de Syenço est toujours bien fourni, la contribution qu’on perçoit sur les marchands rend le chef de ce village très riche.

 

Ces douaniers sont aussi chargés de la police ; ils courent à coups de fouet après les enfans qui font du bruit dans le village : ils n’exercent leur pouvoir qu’étant en uniforme. Notre caravane ne fut pas arrêtée au passage pour payer; il eût fallu rester trop longtemps : mais quand nous fûmes arrivés, les douaniers vinrent recevoir les droits. Ce personnage masqué me regardait avec étonnement ; et me montrant du bout du doigt, il demandait aux autres voyageurs quel était cet homme blanc ; j’étais déjà loin de lui, qu’il me montrait encore; il semblait ne pouvoir revenir de sa surprise.

 

Le 19 janvier, vers six heures du matin, nous nous remîmes en route au NE, et fîmes environ sept milles sur un sol sablonneux mêlé de beaucoup de gravier, mais très fertile. Je remarquai plusieurs champs qui avaient été ensemencés. La campagne est très découverte ; nous nous trouvions sur la route au moins trois cents personnes allant au marché de Tangrera, où nous arrivâmes vers neuf heures du matin.

 

A peu de distance du village, je vis un homme masqué absolument comme celui de la veille ; il me montra de même au doigt, et paraissait pour le moins aussi étonné que l’autre. Je voyais les nègres lui jeter des cauris, et il avait bien soin de regarder si le compte était exact, dans le cas contraire, il paraissait toujours disposé à faire jouer son fouet. Il passe à Tangrera une grande quantité d’étrangers, le commerce y est si actif, que les droits que le chef perçoit sur les marchandises lui font un revenu considérable ; tous les jours un grand concours de monde afflue au marché, et il s’y rend de nombreuses caravanes du sud et de Ségo, Yamina et Kayaye ; elles apportent du sel, qu’elles échangent contre des noix de colats et des toiles du pays.

 

Tangrera est une espèce d’entrepôt de ces marchandises : les marchands venant tout-à-fait du sud, qui ne veulent pas aller jusque sur les bords du Dhioliba, font le commerce dans cette ville.

 

Il m’arriva à Tangrera une contrariété que je n’avais pu prévoir. Mon guide, à son arrivée, s’était empressé de s’informer du cours des marchandises : il apprit qu’à Jenné les noix de colats n’avaient que très peu de valeur; il se décida, en conséquence, à prendre la route de Sansanding. Il m’annonça cette résolution, qui me fit beaucoup de peine, car j’avais une grande répugnance à me hasarder de paraître dans cette ville ou dans celle de Ségo ; j’avais peur que, dans l’une ou l’autre, il ne m’arrivât quelque fâcheuse aventure ; je savais que plusieurs Européens avaient voyagé dans ces contrées, et il était à craindre que leurs habitans ne fussent devenus plus soupçonneux. D’ailleurs cette direction ne pouvait convenir à mes projets, à cause de la guerre entre Jenné et Ségo, qui interceptait toute communication entre les deux pays.

 

Je résolus donc de rester à Tangrera pour attendre une occasion d’aller à Jenné. Mon guide me conduisit chez le chef, à qui le bon vieillard de Timé m’avait recommandé ; j’étais accompagné par un saracolet de ce pays qui avait voyagé longtemps chez les Maures ; il parlait assez bien cette langue, et me dit avoir été à el-Araouân, qu’ils nomment Araouani.

 

Avant d’entrer chez le chef ; qui est de la secte des Bambaras, j’avais eu un entretien avec ce saracolet; il me recommanda de dire que j’étais pauvre. Mon guide portait mon bagage, dont la légèreté prouvait la vérité de cette assertion. D’ailleurs j’avais eu soin par précaution d’ôter une ceinture contenant quelques pièces d’argent, car je craignais que le chef ne voulût visiter mes effets. C’était un vénérable vieillard; nous le trouvâmes couché sur une peau de bœuf tendue par terre, à l’ombre d’un gros bombax, surveillant des ouvriers qui travaillaient à la construction de ses cases ; un de ses frères de mère, Mandingue soumis à la religion de Mahomet, nous accompagnait. Mon guide me présenta au chef, de la part de celui de Timé, qui, dit-il, le priait d’avoir pour moi des égards, et s’empressa de lui conter toutes mes aventures, la manière dont j’avais été pris et élevé par les chrétiens, et enfin mon séjour de cinq mois chez son frère ; il lui peignit avec des expressions assez énergiques les souffrances et les maladies que j’avais éprouvées. Ce chef était si âgé qu’il ne put m’adresser la parole; mais il fit des signes d’approbation. Au moment où je le quittais, il me promit de me faire partir par la première occasion. On me fit loger chez le saracolet qui m’accompagnait et que je croyais être musulman : il l’avait été autrefois; mais depuis qu’il était de retour de ses voyages, il s’était habitué à boire de la bière. Il me fit loger dans une petite case très propre, et commanda à l’une de ses femmes de me faire un dîner de riz avec une sauce aux pistaches. Je donnai à la cuisinière un peu de sel pour l’assaisonner. Mon hôte me fit parcourir le village ; il me conduisit près de quelques Mandingues musulmans que je trouvai rassemblés dans de grandes maisons en terre qui servent en même temps de point de réunion et d’école pour les enfans musulmans; il y en a plusieurs dans le village.

 

Quand j’y arrivai, les uns étaient occupés à coudre des pagnes et d’autres à lire le Coran : ils quittèrent aussitôt leurs occupations, et je devins le sujet de la conversation; ils me firent asseoir auprès d’eux sur une peau de bœuf; puis ils envoyèrent chercher un Maure venant de Sansanding avec une caravane de sel qu’il échangeait contre des colats.

 

Ce Maure était très brun, et me dit être de Oualeth. Il me fit beaucoup de questions sur mon pays et sur mes parens ; il me demanda leurs noms, que j’inventai de suite ; je dis que mon père se nommait Mohammed Abdoulkerim, et ma mère Mariam, et que mon père était négociant à Alexandrie. Il me demanda s’ils existaient encore ; cette question était d’autant plus ridicule, que je venais de lui dire que j’étais sorti de mon pays dès la plus tendre enfance ; je le lui répétai. Alors il reprit :

« Puisque tu ne sais pas si tes parens existent, pourquoi vas -tu dans ton pays ? tu pourrais aussi bien professer ta religion dans tout autre. »

 

Je lui répliquai que j’avais l’espoir de trouver un frère qui, sans doute, me restituerait une partie de la succession de mes parens, et lui dis que la contrariété que j’éprouvais m’occasionnait un retard fâcheux ; j’ajoutai que je craignais de me trouver en route pendant les pluies prochaines, ce que j’aurais voulu éviter. Il me demanda pourquoi je n’allais pas à Sansanding. Je lui fis observer que cela m’éloignait beaucoup de ma route, et pourrait m’empêcher d’aller à Jenné, où je devais me rendre : il me confirma que la guerre régnait entre Ségo et Jenné.

 

« Mais ajouta-t-il, tu pourras par cette route te rendre à al-Araouân, et de là aller à la Mecque » Il me dit aussi que toutes les caravanes allant à Jenné étaient parties, et que je risquais de rester ici longtemps, avant de trouver une occasion favorable; ensuite il s’absenta un moment, et revint avec un gros morceau de sel dans la main, et quatre-vingts cauris qu’il me pria d’accepter, m’assurant que sur la route le sel était très cher. Les Mandingues firent tous des signes d’approbation de cette conduite généreuse. Ce petit cadeau me fit beaucoup de plaisir, parce que je pensais qu’une fois mes moyens épuisés je trouverais des âmes charitables qui me donneraient assistance.

 

Mon hôte vint me conduire au marché, où je vis un grand concours d’étrangers ; il était assez bien garni de toutes les choses nécessaires à la vie : riz, ignames, foigné, lait, beurre animal et végétal, sel, pots, tabac en poudre, étoffes, colats, poissons secs, calebasses, viande de boucherie, volaille, et mille autres choses utiles, bœufs, moutons, etc. Il y avait aussi quelques marchandises d’Europe, verroteries, poudre, pierres à feu, etc. Je trouvai beaucoup de femmes établies sur le marché avec de petits plats en terre, dans lesquels elles font des galettes frites au beurre végétal ; on les appelle maumies. On achète ces galettes avec des cauris, seule monnaie courante du pays; les naturels la nomment kaulo. Je remarquai aux environs du marché plusieurs malheureux, assis aux coins des rues, demandant l’aumône; ils me parurent infirmes. Depuis mon départ de la côte, je n’avais vu aucun mendiant de profession.

 

Nous nous assîmes un instant dans la boutique d’un marchand de tabac, où il y avait foule; il avait à côté de lui un tas de cauris qui montaient bien à trente mille ; c’était la recette de sa journée : il voulut me donner un peu de tabac ; je le remerciai, et lui dis que je n’en usais pas ; il en parut très étonné, car dans ce village tout le monde en prend. Dans presque toute l’Afrique,’il n’y a que les Mandingues qui ne fument point ; je n’ai vu aucune femme faire usage de la pipe. Le tabac en poudre de ce marchand avait une très bonne odeur; contre l’ordinaire du tabac de ce pays, il avait une couleur marron clair, au lieu que celui que j’ai vu clans les autres villages était vert, et ne conservait qu’une faible odeur.

 

Les hommes et les femmes qui étaient au marché me parurent mieux vêtus et plus propres que ceux que j’avais vus sur la route en venant de Timé, et j’y ai trouvé peu de femmes avec les lèvres percées.

 

En m’en retournant à la case de mon hôte, je vis trois masques comme ceux que j’avais déjà vus ailleurs ; ils couraient après les enfans, qui tâchaient de les éviter.

 

Dans la soirée, j’allai voir Karamo-osila, et le priai de me remettre le prix de la poudre que j’avais vendue à Timé pour le dégué-sousou ; c’était lui qui s’était chargé de faire ce paiement : il me prévint qu’il ne pouvait pas me donner de cauris, comme nous en étions convenus, parce que les colats ne se vendaient pas très bien, mais qu’il allait me donner de la marchandise pour cette valeur; il ajouta, par réflexion, que j’avais vendu ma poudre trop cher, et que je devais me contenter de 80 noix de colats, équivalant en ce moment à peu près à une demi-gourde. Cela ne m’étonna pas, je m’y étais attendu; car les Mandingues sont toujours de mauvaise foi envers les étrangers, surtout quand ils n’ont pas de danger à courir. Je me plaignis peu de cette injustice ; je savais que mes plaintes seraient inutiles. Il fit choisir par ses gens quatre-vingts petits colats, qu’il me donna en échange de ma poudre, qui aurait été estimée dans le pays le double de cette valeur. Il m’assura qu’il était bien fâché de me laisser à Tangrera, où je ne connaissais personne, et que, si je voulais le suivre a Sansanding, il se ferait un vrai plaisir de me conduire ; qu’il ne me regardait plus comme un étranger, puisque j’étais resté cinq mois chez son frère, qui m’avait recommandé à lui.

 

Je me rendis à la case de mon hôte, où je m’ennuyai le reste de la soirée : ce dernier s’assit auprès de moi pour me tenir compagnie ; il me vanta beaucoup la probité de sa femme, et m’engagea à lui remettre mon bagage pour qu’elle en eût soin, car la case où je logeais ne fermait pas ; je suivis son conseil. J’étais obligé de sortir souvent, et l’on aurait bien pu me dévaliser en mon absence, au lieu qu’en mettant mon bagage entre les mains de cette femme, je courais moins de danger; mon sac fermait à clef avec un cadenas; et l’on ne pouvait rien toucher sans que je m’en aperçusse. Mon hôte me fit faire un bon souper de riz avec une sauce au poisson sec; et pour reconnaître ses soins, je donnai à sa cuisinière du sel pour mettre dans la sauce du souper de toute la famille, ce qui payait plus que mon repas. Mon hôte, voyant que j’avais quelques colats, m’en demandait très souvent. Je m’aperçus qu’il buvait beaucoup de bière : je le trouvai assis dans sa case, avec plusieurs Bambaras, autour d’un grand vase d’hydromel; ils avaient une petite calebasse avec laquelle ils puisaient, et se la faisaient passer tour-à -tour. Ils étaient tous très gais; mon hôte avait peine à parler, tant il était ivre, ce qui me rendait déplaisant mon séjour chez lui. Il habitait une grande case en terre, surmontée d’une terrasse, à deux portes d’entrée, et une lucarne pour donner de l’air. On y faisait la cuisine à une des extrémités, et non au milieu, comme c’est l’usage dans les autres contrées de cette partie de l’Afrique.

 

CHAPITRE XV.

 

Culture du tabac. — Tangrera. — Fara. — Bangaro. — Musiciens ambulans. — Dcbéna. — Tiara. — Une partie de la caravane se dirige sur Sansanding. — Rucbes d’abeilles. — Siracana. — Le Bagoé, rivière navigable. — Les lous, espèces de simos. — Bandiarana. — Pont sur le Koua, grand ruisseau.

 

Le 20 janvier, au matin, Karamo-osila vint prendre congé de moi ; il me donna en cadeau dix gros colats, et m’assura de nouveau qu’il était très fâché de se séparer de moi. Quant à moi, j’en étais contrarié ; je n’avais eu qu’à me louer de sa conduite. Il m’avait toujours défrayé de ma nourriture, à l’exception de quelques volailles que j’achetais ; je ne lui avais donné, pour le paver de ses soins, qu’un bonnet en étoffe de couleur, et le bracelet en argent de l’almamy de Sambatikila. Il me quitta en me souhaitant un prompt départ et un bon voyage.

 

Dans la matinée, je fus accompagné par mon hôte, qui était un peu remis de sa débauche de la veille, chez le chef du village : je m’informai s’il se présenterait bientôt quelque caravane pour Jenné. J’eus le désagrément de ne pas le trouver chez lui. Nous nous arrêtâmes, mon hôte et moi, chez un parent du chef; il était assis sur une peau de bœuf, dans une grande case, veillant à la manipulation du tabac. Il employait à ce rude travail six esclaves très forts, tenant chacun un gros pilon; ils broyaient dans un grand mortier ce tabac, qui avait très bonne odeur et une couleur beaucoup plus claire que le nôtre. Ces esclaves étaient tout nus, et la sueur leur ruisselait sur le corps. Ce marchand faisait de grands bénéfices ; sa case ne désemplissait pas d’acheteurs ; il avait à côté de lui un gros tas de cauris provenant du débit de la journée. Le tabac qu’ils cultivent dans le pays est d’une petite espèce, comme celui de Timé ; les feuilles en sont courtes et étroites. Ils donnent à cette culture trèspeu de soin; ils n’ont pas comme nous l’habitude d’étêter la plante. A Tangrera, on en fait sécher les feuilles à l’ombre; puis on les met en carottes : elles acquièrent ainsi une couleur de marron clair.

 

Il était environ neuf heures du matin, lorsque nous fûmes de retour à la case : mon hôte me dit, d’un ton flegmatique, qu’il était bien fatigué, et me demanda des noix de colats. Un instant après, je retournai seul chez le chef, que j’eus le bonheur de trouver chez lui, couché sur une peau de bœuf, sons un mauvais hangar couvert de paille. Après les salutations ordinaires, il envoya chercher deux femmes qui avaient fait le voyage de Jenné, pour qu’elles me servissent d’interprète, car il croyait que je parlais la langue de ce pays : il fut fort étonné, lorsque je lui dis que je ne l’entendais pas

 

Je lui demandai en mandingue si les caravanes pour Jenné partiraient bientôt; il me dit que les marchands faisant ce voyage étaient à Boyoko pour acheter leurs colats ; qu’ils seraient bientôt de retour, et qu’alors, si je voulais, je partirais avec eux. Le bientôt des nègres est souvent quinze à vingt jours. J’appris que Boyoko est un village habité par des païens ; qu’il s’y tient un marché de colats, et que ce village est à une vingtaine de jours au SSE de Tangrera.

 

Dans l’incertitude d’une occasion prochaine, et appréhendant beaucoup de passer une seconde mauvaise saison dans l’intérieur, je me décidai à faire route avec les marchands partis le matin : allant à Sansanding, j’avais l’espoir qu’en passant par Kayaye, je trouverais des occasions pour me rendre à Jenné: dans le cas contraire, je partirais de Sansanding pour aller à el-Araouân, situé dans le désert; puis, arrivé dans cette ville, je prendrais une résolution définitive. J’allai sur-le-champ trouver le Maure Mohammed, à qui je fis part de mon projet. Il l’approuva beaucoup, et vint m’accompagner à ma case : je lui fis voir quelques belles verroteries que j’avais conservées; il n’en parut pas tenté, et refusait même d’accepter quelques feuilles de papier, en disant que j’en aurais besoin en route ; il finit cependant par en accepter une. Il s’entretint un instant avec mon hôte; ils allèrent ensemble chez le chef, et le prièrent de me donner un homme pour me conduire au village où les marchands allant à Sansanding s’étaient arrêtés. On m’assura qu’il n’était pas très éloigné.

 

Tangrera est un grand village muré : il est ombragé par de gros bombax et baobabs ; il y a tous les jours un marché assez bien fourni : la majeure partie des cases sont couvertes de paille ; mais toutes celles des chefs de famille sont en terre et à terrasse. Il est habité par des Bambaras et des Mandingues, qui vivent en très bonne intelligence ; les Bambaras sont les plus nombreux ; ils se réunissent très souvent dans le cours de la journée sous des arbres, pourboire de la bière, qu’ils aiment beaucoup. J’ai vu dans le village quelques figuiers sauvages. Les habitans sont ommerçans et cultivateurs ; ils fabriquent beaucoup d’étoffes de coton, et ont des communications fréquentes avec les villes situées sur les bords du Dhioliba. Ils ont des troupeaux de bœufs, des moutons et quelques chèvres ; j’ai vu aussi plusieurs jolis chevaux, chose assez rare dans le pays : ils ne connaissent d’autre monnaie que les cauris. Ce village, de la grandeur de Sambatikila, compte à-peu-près la même population. J’allai avec mon hôte visiter la mosquée

 

Elle est faite en terre, et dominée par plusieurs petites tours massives : c’est un édifice informe et construit sans goût ; l’intérieur en est sale, et il y fait une chaleur étouffante. Les musulmans, encore plus paresseux que zélés pour leur religion, n’ont pas pris la peine de déblayer les terres qui sont tombées pendant la construction; il est vrai qu’ils n’y vont pas souvent, car ils font leurs prières chez eux. Plusieurs Bambaras m’engagèrent, en plaisantant, à boire de la bière avec eux ; mais j’affectais pour cette liqueur une grande répugnance.

 

J’avais vendu, dans le cours de la journée, quelques verroteries pour me procurer des provisions en route. Mon hôte avait chargé de la commission une de ses femmes, qui eut soin de se réserver un honnête bénéfice.

 

Vers trois heures du soir, le chef de Tangrera m’envoya l’homme qu’il m’avait promis pour porter mon bagage jusqu’à Fara, où je devais rejoindre mon guide de Timé. Mon hôte vint me conduire hors du village, et prit congé de moi, en me souhaitant un bon voyage. Il avait, dans le cours de la journée ; mangé la moitié de mes colats ; mais je vis avec plaisir que sa femme ne m’avait soustrait que quelques morceaux de sel qui n’étaient pas dans mon sac. Mon nouveau guide me prévint qu’il était fils du roi de Tangrera. Lorsque nous fûmes un peu avancés dans les bois, il voulut entreprendre de me faire peur, et jeta par terre mon sac, qui n’était pas bien lourd ; il me dit qu’il était trop fatigué, et qu’il fallait que je le prisse à mon tour, ou que je lui donnasse des cauris pour le dédommager de sa peine. Je lui promis qu’à mon arrivée dans le village où nous allions, je le paierais, et qu’il serait satisfait. Il paraissait douter de la sincérité de ma promesse, et fit beaucoup de difficultés : voyant que je persistais à lui tenir tête, il reprit mon sac, et se mit en route ; il marchait d’une si grande vitesse, que j’avais peine à le suivre. Un peu avant d’arriver à Fara, il renouvela la même scène : il m’assurait que nous étions encore très éloignés du village; ce que je pouvais croire aisément, car il est entouré de gros arbres, et l’on ne peut le voir qu’au moment où l’on y entre : quoique cet homme fût plus fort que moi, je persistai à ne le payer qu’à notre arrivée ; j’étais bien sûr que si j’avais eu la faiblesse de lui céder, le prince de Tangrera m’aurait laissé seul en route, et se serait moqué de moi.

 

Nous fîmes notre entrée au village vers le coucher du soleil. Nous traversâmes un petit ruisseau où nous avions de l’eau jusqu’à la cheville ; j’y trouvai plusieurs femmes de notre caravane, qui parurent étonnées de me voir arriver. Nous avions fait cinq milles au NNE, dont trois sur un sol peu boisé et couvert de pierres à fleur de terre, qui gênaient singulièrement ma marche. Je vis beaucoup de ces et de nédés. En arrivant, je payai mon royal guide, qui s’en retourna gaiement à sa capitale. Karamo-osila me reçut avec plaisir; il parut content de me revoir; il s’empressa aussitôt d’en instruire tous les gens de la caravane, qui me félicitèrent de les avoir rejoints : il me réitéra le témoignage de ses regrets de m’avoir laissé seul parmi des infidèles. Je lui parlai de mon hôte, qui buvait de la bière, et chez lequel je ne me croyais pas trop en sûreté, et tous s’empressèrent à l’envi de le tourner en ridicule. On acheta une volaille pour fêter mon retour, et je donnai du sel pour l’assaisonner. Ces marchands, faisant peu de bénéfice, sont obligés d’être très économes ; ils se permettent rarement d’acheter quelques volailles ou du poisson et de mettre du sel dans leurs alimens. Quelquefois je les entendais dire:

« Il y a longtemps que nous n’avons rien mangé de bon ; mettons un peu de sel dans notre souper. »

Ils sont souvent trois ou quatre du même pays, formant une association ; ils mangent ensemble, et pourvoient chacun à leur tour aux frais de nourriture.

 

Le 21 janvier, à six heures du matin, nous quittâmes le village de Fara, et nous fîmes route au NO sur une terre couverte de gravier et de quelques pierres ferrugineuses; je vis aussi beaucoup de sable rouge.

 

La route était très unie et boisée comme les jours précédens : je n’ai pas vu d’arbres très élevés; ils ne dépassent pas la hauteur du poirier ou du pommier. Les bombax et les baobabs, géans de la végétation de cette partie du globe, ne croissent qu’aux environs des villages; je n’en ai pas vu dans les forêts. Notre caravane s’était prodigieusement augmentée depuis Tangrera; nous étions au nombre de cinq à 600 personnes, portant des fardeaux, tous allant à Sansanding et à Yamina ; il y avait aussi près de 80 Anes. Nous fîmes halte vers dix heures du matin à Bangoro, petite ville murée, qui peut contenir trois à quatre mille habitans. A l’entrée de la ville, il y avait quatre douaniers, qui, arrêtant la caravane, prirent en nantinssement, à chaque Mandingue, un chapeau ou autre chose, pour ne pas perdre les droits qu’ils devaient percevoir : ils étaient armés de sabres, et les tenaient nus à la main; mais ils n’en faisaient pas usage. Plusieurs nègres du village vinrent à leur aide, car ils avaient beaucoup à faire avec une aussi nombreuse caravane ; il s’éleva même une discussion entre les douaniers et les marchands, ces derniers ne voulant pas se dessaisir de leurs chapeaux : mais on finit par s’arranger, et nous entrâmes dans la ville. Aussitôt que nous fûmes au logement qu’on nous avait retenu, les douaniers vinrent recevoir les droits, qu’on paya en colats. Il s’établit aussitôt un petit marché qui se tint sous un énorme bombax : comme je m’y promenais pour vendre des grains de verre, je fus accosté par un saracolet venant de Tangrera ; il me dit en mandingue de le suivre, et m’emmena devant une case où il y avait plusieurs de ses camarades assis. Quelques-uns parlaient un peu la langue arabe : il me fit dire que le Maure Mohammed, que j’avais vu à Tangrera, me faisait des complimens ; qu’il lui avait remis 100 cauris que j’étais prié d’accepter, et qu’il me souhaitait un bon voyage. Le saracolet alors me présenta sa main, en me disant bismilahi : je compris par-là qu’il fallait faire une prière ; je remuai donc les lèvres pendant un moment; puis, d’un air sérieux, je soufflai sur sa main, qu’il se passa sur la figure. Il me compta aussitôt 100 cauris, et m’en donna 20 des siens, ce qui faisait justement cent de notre pays. Je pris congé de lui en le remerciant, et je sus bon gré au Maure de son intention généreuse.

 

Je m’empressai de communiquer cette bonne nouvelle à mon guide, qui le combla de bénédictions. J’employai aussitôt une partie des cauris à acheter une poule pour mon souper. J’engageai mon guide et ses compagnons à en prendre leur part ; mais ils s’y refusèrent par politesse : cependant je leur en fis accepter quelques morceaux. Nous ne mangions pas ensemble, car je portais encore des traces de scorbut, affreuse maladie qui m’avait entièrement défiguré; mais il avait soin d’ordonner à ses femmes de me donner ma portion à part ; mon guide, qui avait assez de complaisance pour moi, la visitait souvent pour s’assurer de la quantité, et s’il ne la trouvait pas suffisante, il en faisait ajouter de la sienne.

 

Autour de la ville, je vis quelques ronniex trèsélevés et plusieurs palmiers. Les femmes vinrent, dans la soirée, sur la place du marché ; elles étaient au nombre d’une centaine, ayant chacune ne pagne blanche à la ceinture seulement; elles étaient coiffées d’un petit chapeau de paille rond, qui leur tombait un peu sur l’oreille. Plusieurs tenaient à la main un tambour de basque fait d’une calebasse recouverte en cuir de mouton tanné : ces tambours étaient ornés de boucles en fer qui faisaient entendre un bruit agréable ; elles chantaient d’une voix sonore des airs sauvages, et sautaient toutes ensembles en cadence, en agitant leurs tambours. Elles firent plusieurs tours dans la place, puis s’éloignèrent toutes en chantant. Je me promenai dans les rues, qui sont étroites et mal tenues.

 

Je vis plusieurs hommes qui marchaient avec de grosses caisses qu’ils frappaient, et d’autres femmes ayant un tambour suspendu au cou, à l’extrémité duquel était une petite planche couverte de sonnettes et de morceaux de fer qui s’agitaient et résonnaient par contre-coup ; ce qui produisait un assez bel effet. Je pensai que tous ces musiciens étaient ce qu’on appelle au Sénégal des griotes ou chanteurs ambulans, qui font profession de célébrer les louanges de ceux qui les paient. Je trouvai ceux-ci assez réservés; car jamais je ne les ai vus, comme ceux du Sénégal, harceler personne pour en arracher des cadeaux.

 

Ces peuples sont toujours en fête; ils sont d’une gaieté qui fait un contraste bien frappant avec l’air triste et monotone des fanatiques musulmans.

 

Les femmes du lieu avaient à la lèvre inférieure un morceau d’étain tenu intérieurement par une plaque du même métal ; un bout pointu, de deux pouces de long et gros comme un tuyau de plume ressortait à l’extérieur. Cette étrange mode varie un peu suivant les caprices du beau sexe. L’usage de se percer la lèvre est généralement répandu parmi ces peuplades ; il y est, aux yeux des coquettes et de leurs adorateurs, une parure indispensable. Je ne pus m’empêcher de rire en pensant à l’étrange effet que cet ornement ferait sur les lèvres blanches et vermeilles de nos jolies Françaises.

 

Le 11 janvier, à six heures du matin, nous quittâmes les joyeux habitans de Bangoro, pour nous diriger au NO : nous fîmes cinq milles sur un sol composé de sable et couvert de pierres; nous traversâmes deux petits marais desséchés. Mon guide me dit qu’à son passage dans cet endroit, il avait éprouvé beaucoup de difficultés, le pays étant tout inondé ; et que si je me fusse décidé à faire route avec lui le mois d’août dernier, probablement je serais resté en chemin. La campagne est en général très découverte. Vers neuf heures, nous fîmes halte à Débéna, ville qui peut contenir quatre à cinq mille habitans bambaras. Ce lieu est entouré d’un mur; il s’y tient un grand marché : les gens de la caravane allèrent établir leurs petites boutiques de sel ou de colats, qu’ils échangèrent avec les Bambaras, qui, pour une valeur de 10 cauris, assaisonnent le dîner de toute une famille : rarement néanmoins ils se décident à faire cette dépense ; et quand ils achètent du sel, ils le réservent pour les jours de fête ou de réjouissance. Cette ville est composée de plusieurs petits hameaux très rapprochés : le marché avait lieu sous de gros bombax.

 

Dans tous les lieux habités situés sur notre route, nous trouvions des marchés assez bien garnis des productions du pays, ainsi que de poissons qu’ils se procurent dans les ruisseaux des environs et qu’ils ne vendent qu’après les avoir fait sécher. A mon arrivée dans un village, j’allais faire une visite au marché, pour me procurer des provisions pour mon déjeûner.

 

Depuis Tangrera jusqu’à Jenné, il y a dans tous des femmes qui vendent de petites galettes à la poêle, qui sont pour les voyageurs d’une très grande ressource; elles coutent 1 ou 2 cauris la pièce : les marchands, à peine arrivés à un lieu de station, envoient une de leurs femmes au marché, pour acheter de ces galettes, qu’ils mangent en attendant l’heure du repas.

 

Le 23 janvier, à six heures du matin, nous fîmes route au NNE, puis à l’ENE, neuf milles : le sol se compose d’un sable gris dur et de quelques pierres ferrugineuses ; on ne voit dans la campagne, qui est assez découverte, que des ces et des nédés ; dans toute cette partie le sol est très uniforme.

 

Nous fîmes halte vers neuf heures à Tiara, village entouré d’un mur ; nous traversâmes, un peu avant d’y arriver, un petit ruisseau, où les habitans puisent leur eau. Ce village est ombragé par quelques bombax et baobabs ; on y cultive du tabac aux environs des cases. Le marché n’est pas bien fourni, et nous eûmes beaucoup de peine à nous procurer du mil pour notre souper. Dans la soirée, un homme de notre caravane vint me trouver, et me dit en riant que, Dieu merci, nous allions prendre la route de Jenné : je crus d’abord que c’était une plaisanterie qu’il me faisait ; mais bientôt après, mon guide Garamo-osila vint m’annoncer qu’il était décidé à prendre cette route, parce qu’il y avait dans ce moment trop de marchands allant à Sansanding ; effectivement, notre caravane était très nombreuse. Je ne saurais exprimer la joie que je ressentis à cette heureuse nouvelle ; car ce n’était qu’avec bien du regret que je m’étais décidé à prendre la route de Sansanding, parti qui renversait tous mes projets, en m’ôtant la possibilité d’aller à Temboctou. Je fis un cadeau à mon guide pour lui témoigner le plaisir que je ressentais de sa résoluion, et j’achetai une volaille pour nous faire un bon souper : comme ils ne voulaient, crainte de m’en priver, accepter qu’une partie de celles que j’achetais pour moi, je leur donnai celle-ci toute entière, et à l’heure du souper mon guide m’apporta lui-même ma portion.

 

J’ai vu dans ce village un arbre très gros, dont les branches étaient toutes garnies de petites racines. J’ai trouvé le semblable à Tangrera, et il en vient dans l’île de Saint-Louis du Sénégal. Cet arbre, espèce de ficus inclica, est laiteux et gluant; les naturels établissent sous son ombrage leur banancoro.

 

Le i k janvier, à six heures du matin, la majeure partie de nos compagnons se dirigèrent au NO pour aller à Sansanding, et nous prîmes la route de Jenné : nous fîmes au NE quatre milles, sur

un sol très uni, composé d’un sable gris, dur et couvert de quelques pierres ferrugineuses. Nous traversâmes plusieurs petits ruisseaux, ayant de l’eau jusqu’aux genoux. La végétation est toujours la même ; j’ai cependant remarqué un arbre qui croît communément aux environs du Sénégal : il porte un fruit rond, un peu plat, de la grosseur d’une pomme de reinette ; il est recouvert d’une pellicule grise, et la pulpe, que les nègres aiment beaucoup, est d’une couleur verdâtre ; le noyau est filamenteux ; les feuilles de l’arbre sont pinnées et larges comme celles du frêne. Les nègres font usage de l’écorce de cet arbre dans les maladies ; ils l’emploient comme caustique. Vers neuf heures du matin, nous arrivâmes à Douasso, où nous fîmes halte : c’est un petit village non muré, qui peut contenir deux cents à deux cent cinquante habitans.

 

Je souffrais beaucoup du palais; les plaies que le scorbut m’avait occasionnées n’étaient pas fermées. Je me tins pendant la halte éloigné de mes compagnons de route, ne voulant pas les rendre témoins de mes souffrances, ni des opérations douloureuses auxquelles j’étais obligé de me livrer moi-même, n’ayant personne capable de me rendre ce pénible service : je me tirai du palais un os qui communiquait au cerveau. Je demandai à mon guide de me procurer un peu de l’astringent qu’ils emploient dans ces sortes de maladies; il donna aussitôt ordre à l’une de ses femmes d’en faire bouillir : je l’employai avec succès.

 

Dans toute cette partie de l’Afrique, même depuis le Baleya, les nègres mettent des ruches dans les arbres pour que les abeilles viennent s’y loger ; ils récoltent beaucoup de miel, dont ils sont très amateurs. Les ruches sont faites en écorce d’arbre, et recouvertes de paille ; j’ai vu beaucoup d’arbres encore verts entièrement dépouillés pour cet objet de leurs écorces par les babitans. Les environs de ce village sont bien cultivés en petit mil et maïs : il ne s’y tient pas de marchés journaliers ; quelques femmes vinrent nous vendre du mil et des pistaches pour notre souper.

 

Le 2 5 janvier, à six heures du matin, nous fîmes route vers le N., d’abord sur un sol sablonneux et très bien cultivé ; ensuite sur un sol composé de terre rouge couverte de gravier, et ayant à sa surface des pierres ferrugineuses. Cette campagne est couverte de ces et de nédés. Nous fîmes rencontre d’une caravane de marchands mandingues venant de Kayaye acheter du sel ; ils avaient avec eux beaucoup d’ânes, auxquels ils avaient mis de belles brides recouvertes d’écarlate, qu’ils achètent aux marchés situés sur les bords du Dhioliba : ces brides étaient garnies en cauris et en grelots; ils avaient des colliers d’une cinquantaine de ceux-ci, en sorte qu’on les entendait de trèsloin. Le sel me parut un peu noir, et d’un grain très gros ; il était en planches de deux pieds et demi de long, un pied de large et deux pouces d’épaisseur : un âne porte ordinairement quatre de ces planches, et un nègre deux et demie; les femmes n’en portent que deux avec les calebasses et les ustensiles de cuisine.

 

Vers neuf heures du matin, nous atteignîmes Siracana, gros village muré, pouvant contenir six à huit cents habitans. Il est situé dans une plaine découverte, composée de terre grise, contenant beaucoup de sable : elle est, dans la saison, très bien cultivée. A mon arrivée, le Bambara chez lequel nous allâmes descendre, ne voulut pas me permettre l’entrée de sa case, parce que, disait-il, j’étais blanc, et que probablement je lui porterais malheur. Je m’assis donc sur une pierre qui en était un peu éloignée, où je restai à l’ardeur d’un soleil brûlant, en attendant que mon guide, accompagné de trois autres Mandingues, put faire entendre raison au simple et superstitieux Bambara. Ils s’empressèrent de lui faire un beau récit de mes aventures, et de la manière dont j’avais été pris parles chrétiens : maintenant, disaient-ils, je retournais dans mon pays, qui était voisin de la Mecque ; c’était un acte méritoire de me recevoir, et ceux qui me feraient du bien iraient droit dans le paradis. Le nègre, convaincu par ces argumens, me permit l’entrée de sa case, et je me mis à l’ombre avec mes compagnons de voyage. Il fut sans doute flatté par la promesse que les nègres lui avaient faite d’aller en paradis, car dans la soirée il vint me voir dans notre case, s’assit auprès de moi avec ses camarades, qui, ainsi que lui, me regardaient attentivement. Il me pria d’excuser la réception qu’il m’avait faite le matin; ce n’était qu’une erreur, dit-il, car il m’avait pris d’abord pour un chrétien : il m’engagea ensuite à accepter une poule pour mon souper.

 

Je vis dans ce village une femme de Ségo qui faisait le commerce ; elle achetait du coton et le faisait filer par ses esclaves. J’allai visiter le marché, qui me parut bien triste ; il était peu approvisionné, et nous eûmes de la peine à trouver du mil pour notre souper : il y avait cependant du coton, des pots en terre, un peu de tabac du pays, et quelques marchandes de maumies, dont la malpropreté n’était guère attrayante pour les amateurs de leurs galettes. Ce marché se tenait sous un gros bombax ; il pouvait y avoir tout au plus une trentaine de femmes. Quoiqu’il y eût dans ce village quelques bestiaux, nous ne pûmes nous procurer du lait. J’ai vu dans plusieurs cases de ces malheureux, un lit formé de trois ou quatre troncs d’arbre un peu élevés de terre, sur lesquels ils se couchent. Nous en avions un dans notre case; je m’y posai un instant dans une des cavités qui existaient d’un tronc à l’autre ; mais j’étais si mal à mon aise, que je ne pus y rester ; je me trouvais mieux sur la terre, enveloppé de ma couverture.

 

Le 26 janvier, à six heures du matin, nous nous mîmes en route, nous dirigeant à l’ENE : nous traversâmes un petit marais desséché, où les naturels font paître leurs troupeaux ; ensuite il fallut passer à gué un gros ruisseau qui va se perdre dans le Dhioliba; nous avions de l’eau jusqu’au-dessus des genoux,

Nous continuâmes à marcher sur du .sable gris mêlé de gravier, la campagne offrant toujours le même aspect d’uniformité pendant quatre à cinq milles. Vers huit heures du matin, nous arrivâmes à Sounibara, petit village muré contenant deux cent cinquante ou trois cents habitans, où nous ne pûmes nous procurer de vivres, et nous fûmes obligés de continuer notre route.

 

Au sortir du village, nous passâmes près de deux puits qui pouvaient avoir quinze à dix-huit pieds de profondeur, creusés dans un sol composé de sable rougeâtre mêlé de beaucoup de gravier; j’y aperçus des veines de terre grise argileuse, aussi mêlée de gravier, d’environ deux pieds et demi d’épaisseur: la terre plus près de l’eau paraissait également argileuse, mais contenant quelques cailloux. L’eau de ces puits est très abondante et délicieuse à boire; mais elle conserve une teinte blanche qu’elle tient de l’argile: il y avait autour une quantité de femmes occupées à nettoyer leurs ‘pagnes ; elles puisaient de l’eau avec une petite calebasse attachée à une corde faite d’écorce d’arbre, et en avaient d’autres plus grandes, dans lesquelles elles lavaient. Je vis qu’elles se servaient de savon, qu’on nomme dans le pays saboune ou safnan : ce nom est connu dans tout l’intérieur, par les Sénégalais, jusque dans le Bondou, le Caarta et Gason; les Maures Braknas le nomment sabou ; noms qui ont beaucoup de rapport avec notre mot savon. Les laveuses bambaras étaient toutes nues, et ne paraissaient éprouver aucune honte de paraître ainsi devant les hommes de la caravane.

 

Nous nous dirigeâmes à l’E., trois milles, sur un sol composé de sable gris mêlé de petit gravier; nous arrivâmes, vers une heure du soir, à Fara, où nous fîmes halte. La campagne que nous venions de parcourir était couverte de ces ; ce n’était qu’une forêt immense : c’est l’arbre qui domine dans toute cette partie ; aussi les naturels font-ils un grand commerce du beurre qu’ils en retirent ; ils le portent â Jenné, ou le vendent aux caravanes qui s’y rendent. Dans tous les lieux habités où je passais, je voyais des femmes portant de ce beurre dans des calebasses ; j’en achetais souvent pour mettre dans mes alimens. Une livre coûte dans le pays 40 cauris (4 sous de France).

Le nègre chargé de faire la provision du mil pour les repas de la caravane, alla au marché pour s’en procurer; il nous dit qu’il était bien plus cher que les jours précédens. On ne dépensait ordinairement pour un repas que 80 cauris pour quinze ou seize personnes que nous étions ; et dans ce village de Fara, il en coûta 30 de plus. On me prévint que plus nous avancerions vers Jenné, plus les comestibles deviendraient chers ; la quantité de caravanes de marchands qui passent continuellement dans ce pays, causent cette augmentation.

 

Le 2 y janvier, à six heures du matin, nous prîmes congé de nos hôtes, et nous fîmes route au NNE, sur du sable gris; puis nous arrivâmes sur les bords du Bagoé, Rivière Blanche des nègres : elle vient de l’ENE, et coule à l’OSO ; ses rives, très boisées, sont élevées de trente ou quarante pieds, et composées d’un sable jaune mêlé d’argile, avec quelques veines de terre grise argileuse, qui ont de dix-huit pouces à deux pieds d’épaisseur. Cette rivière déborde dans la saison des pluies, inonde la campagne et rend ses environs marécageux. Il y a des pirogues qui y naviguent : elle est à peu près de la largeur du Milo à Kankan ; elle est profonde et navigable pour de grandes embarcations; elle fait beaucoup de sinuosités; après avoir parcouru l’espace de cinq à six milles à l’OSO., elle tourne vers la partie du N., et va se perdre dans le Dhioliba. Suivant le rapport des naturels et des voyageurs mandingues, le Bagoé vient du S., passe à Tenté, où ils vont acheter des noix de colats, et va se perdre dans le Dhioliba, un peu plus bas que Ségo. Son passage nous retint très longtemps, tant pour la quantité du bagage que pour la discussion du prix qu’il fallut payer en cauris.

 

Les nègres, naturellement frileux, allumèrent du feu et s’assirent autour pour régler le prix du passage. Le Bambara chef de la pirogue donna à chaque individu de petits morceaux de bois qu’on lui rendait en passant, pour éviter de se tromper sur la grande quantité de personnes. Nous traversâmes cette rivière dans une grande pirogue ; il était près de midi lorsque nous eûmes atteint la rive droite. Le courant était lent, et filait à-peu-près un nœud et demi à l’heure.

 

Nous continuâmes notre route au NE, et nous arrivâmes vers deux heures à Courounina, joli village, où nous fîmes halte à cinq heures du soir, pour dîner.

Après avoir mangé un peu de bouillie, avec une mauvaise sauce aux herbes, et payé au chef le droit de passe, nous fîmes route en nous dirigeant au NE Nous traversâmes un petit ruisseau, et nous arrivâmes, un peu avant la nuit, à Missabougou. Le sol parcouru pendant la journée était semblable à celui des jours précédens, et très bien cultivé en mil, pistaches, etc. Les habitans vinrent en foule me voir; ces bons Bambaras ne pouvaient se lasser de me regarder, et dirent qu’ils n’avaient jamais vu de Maure aussi blanc que moi.

 

Comme je me tenais auprès du feu, un peu après le coucher du soleil, et faisais bouillir quelques morceaux d’écorce d’arbre pour me laver la bouche, qui me faisait encore souffrir, un jeune nègre de notre caravane, qui n’avait cessé, pendant toute la route, de me donner des marques d’intérêt, vint me prévenir qu’il ne fallait pas m’exposer à rester dehors trop tard, parce que, si les lous me rencontraient, ils me frapperaient impitoyablement. Je ne savais ce qu’il voulait dire ; je le priai de s’expliquer. Il m’apprit que, dans tout le Bambara, il y a des hommes qui se tiennent le jour dans les bois ; ils logent dans des cabanes faites de branches d’arbre, et ont avec eux de jeunes enfans qu’ils instruisent dans les mystères de leurs cérémonies. Toutes les nuits ils sortent des bois, et vont, accompagnés des enfans initiés, courir dans le village en poussant des cris affreux et faisant mille contorsions. A leur approche, chacun se renferme dans sa case pour éviter leur rencontre, qu’on a sujet de craindre.

Il y a beaucoup d’hommes, ajouta le jeune nègre, qui n’ont pas peur de ces lous. Je compris que ces hommes étaient initiés, et que C’était une institution dans le genre de celle des simos, qu’on voit chez les peuples qui habitent le Rio-Nunez, et même chez les Timannés ; institution dont j’ai déjà parlé. C’est ce qu’il me confirma, en me disant que les jours de réjouissance, ils faisaient prévenir qu’ils se montreraient à tout le monde ; qu’ils venaient partager les plaisirs du jour et de la nuit, et rentraient dans leurs bois chargés de présens de toute espèce que chacun à l’envi s’était empressé de leur offrir. Les femmes surtout venaient en foule au-devant de lui. Le jeune nègre qui me donna ces détails, avait fait plusieurs voyages, et avait acquis, sur les mœurs de ces peuples, des connaissances qu’un étranger qui ne fait que passer ne se procure qu’imparfaitement. Il m’assura qu’on fournissait de la bière à ces hommes, et qu’ils s’enivraient souvent.

 

Dans la soirée, j’entendis des hurlemens aux environs du village : j’eus la curiosité de voir ces Lous, me doutant bien que c’étaient eux qui commençaient leur vacarme ; je sortis de ma case avec beaucoup de précaution, et me plaçai derrière une petite palissade, d’où je pouvais les apercevoir. Je vis bientôt un homme, la tête couverte d’un haillon, le corps entouré de sonnettes et de petits morceaux de fer qui faisaient un tintamare horrible : cette espèce de simo s’annonçait en poussant des, hurlemens épouvantables, courant autour du village avant d’y entrer, et agitant bien fort son bruyant attirail. Il était suivi d’une quantité d’enfans vêtus delà même manière que lui. J’aperçus trois ou quatre vieillards assis devant leur porte, faisant la conversation ; ils crièrent au lou de ne pas approcher de ce côté, parce qu’il y avait du monde : aussitôt ils prirent une autre direction. Une partie de la nuit, je ne pus dormir à cause des hurlemens de ces sauvages.

 

A six heures du matin, nous quittâmes les habitans de Missabougou, marchant au NE pendant l’espace de six milles. Le sol est couvert de pierres ferrugineuses. Nous fîmes halte, vers neuf heures du matin, à Badiarana, village qui peut contenir huit à neuf cents habitans. Le marché, très bien fourni, offrait en abondance tout ce qui est nécessaire à la vie. Les habitans font beaucoup de commerce ; il y vient de Ségo et Yamina des marchands qui apportent du sel qu’ils échangent contre des étoffes du pays et des cauris. Les Mandingues, en revenant du marché de Jenné, y trafiquent aussi afin de se procurer des cauris pour faire leur route. Je questionnai plusieurs marchands sur la distance de Badiarana à Ségo : ils s’accordèrent tous à dire que Kayaye, grande ville très commerçante, se trouvait à neuf jours au N. de Badiarana, et que Ségo se trouvait à neuf jours de Kayaye, dans la même direction. A notre arrivée au village, le chef fit arrêter la caravane dans un champ, pour compter les charges. Afin de ne pas se tromper en recevant les droits de passe, il remit à chaque marchand autant de petits morceaux de bois plats et pointus qu’ils avaient de charges, dont chacune payait vingt noix de colats, valant, dans le village, quinze à dix-huit cauris pièce. Le chef nous fit donner de grandes cases pour nous loger. Je m’empressai, aussitôt après notre arrivée, d’aller au marché, où j’achetai quelques maurnies et du lait aigre. Ce marché était bien tenu : les marchandes, placées sur deux rangs, étaient habillées proprement et paraissaient très affables envers ceux qui achetaient leurs marchandises, composées de produits du pays ; leurs boutiques étaient garnies d’étoffe, coton, sel, mil, piment, poivre long, pistaches, zambalas, fruits du baobab, et de feuilles sèches de cet arbre, qui s’emploient pour mettre dans les ragoûts. J’étalai aussi ma petite boutique, et je débitai quelques verroteries et de jolis morceaux d’indienne de couleur qui attiraient l’admiration de ces bons nègres. Ensuite, j’allai, avec mon guide, voir le chef ; je le trouvai assis dans une grande case, entouré de marchands mandingues discutant leurs intérêts. La femme de ce chef avait vu mes verroteries; elle pria son mari d’en acheter pour elle : je lui en cédai une vingtaine de grains, à 30 cauris pièce. Plusieurs femmes firent emplette d’un petit morceau d’étoffe de couleur, de dix huit à vingt pouces de long sur quatre de large, qu’elles me payèrent trois cents cauris, valeur de vingt-quatre sous; c’est tout au plus si cet objet valait trente centimes. L’un des alïiclés du chef, qui recevait les colats, m’en fit cadeau de dix très beaux, qu’il me pria d’accepter; cet homme avait les mains et les pieds couverts de lèpre. Mes compagnons trouvèrent le débit de quelques colats. A l’heure du souper, étant dans la cour à prendre le frais, je vis le chef du village étendu sur une natte, la tête appuyée sur un petit banc, ayant à côté de lui une jeune négresse occupée à le macer. Bientôt six ou sept de ses femmes lui apportèrent tour à tour une calebasse de tau pour son souper ; il goûta un peu de chacun de ces mets, en distribua à quelques Bambaras couchés auprès de lui, et les cuisinières emportèrent successivement le reste. L’habitude, dans ce pays, est que les femmes d’un homme riche fassent chacune leur souper en particulier et le porte ut au chef de la famille avant d’y toucher ; celles des pauvres font à souper à tour de rôle pour toute la famille. Je me trouvais assez près du chef, et je fus très étonné de l’impolitesse qu’il eut de ne pas m’inviter à partager son repas, habitude si commune dans ces contrées. Les puits sont de sept à huit pieds de profondeur, creusés dans un sol mêlé de sable et de gravier, et le fond est déterre grise argileuse. L’eau, quoique blanchâtre, est délicieuse à boire.

 

Le 2g janvier, à six heures du matin, nous nous mîmes en route au N., en cheminant sur un sol couvert de pierres ferrugineuses et de gravier rouge. Nous traversâmes un gros ruisseau pour arriver à Timbala, où nous passâmes le reste de la journée, tout le monde étant fatigué.

 

Le 3o janvier, à six heures du matin, nous nous dirigeâmes au NNO On nous fit remarquer dans cet endroit la route qui conduit à Ségo et Yamina : nous tournâmes vers le NNE, route de Jenné, et nous fîmes huit milles dans cette direction. Nous trouvâmes dans les bois, à peu de distance de Timbala, plusieurs femmes faisant cuire des maumies qu’elles vendaient aux gens de la caravane ; elles avaient peine à suffire, car chacun desirait en acheter, parce que nous devions faire une longue route : cependant ensuite on en décida autrement, car nous fîmes halte, vers dix heures, à Touriat, petit village non muré. La route de la matinée était composée d’un sable gris très dur, où il croît quelques bombax et baobabs; le ce y est très répandu. Un homme de la caravane se trouvait indisposé : ses compagnons achetèrent entre eux un petit cabri pour se régaler, car depuis notre départ, ils n’avaient presque mangé que du tau à la sauce aux herbes, sans sel. Mon guide m’en fit présent d’un morceau à peu près de la grosseur d’un œuf; ils étaient tant de monde à partager ce petit régal, qu’ils n’en eurent pas chacun autant.

 

Les environs de ce village sont très découverts ; le sol est très -uni, et les arbres les plus répandus sont le ce et le nédé. Il peut contenir trois à quatre cents habitans.

 

Le 3i janvier, à six heures du matin, nous fîmes route au NNE, sur un sol composé de sable dur et couvert de pierres ferrugineuses et de gravier. Nous arrivâmes à Magna-Gnounan, où nous fîmes halte pour dîner. Aux environs du village, il y a de jolis petits potagers d’ognons et de haricots que les habitans soignent très bien : ils se servent des feuilles pour faire leurs sauces. Je vis aussi quelques champs de tabac : ils ne le cultivent pas mieux qu’à Timé, mais il est d’une plus belle espèce ; les feuilles sont larges et très longues; et s’il était bien soigné, il serait aussi beau et aussi bon que celui qu’on cultive en Europe. Le village est muré, et peut contenir deux cent cinquante habitans ; les environs sont boisés de quelques mimosas et de gros baobabs. Je vis aussi plusieurs champs de coton mal soignés. Je m’assis, hors du village, à l’ombre d’un baobab, et je fis griller des pistaches pour mon déjeûner, que je partageai avec quelques-uns de mes compagnons.

 

A environ un mille au SE, il y a deux petites montagnes élevées d’environ cinquante ou 60 brasses : elles paraissent couvertes d’une belle végétation. Sous les baobabs, hors du village, il se tient un petit marché mal approvisionné ; on n’y trouve que quelques pistaches et un peu de mil. Vers deux heures et demie, après avoir dîné, nous quittâmes Magna-Gnounan, et fîmes au N. six milles sur un sol couvert de pierres ferrugineuses et de gravier. L’arbre à beurre continue d’être aussi commun. Nous traversâmes quatre ruisseaux qui tous paient tribut au Dhioliba. Un peu avant le coucher du soleil, nous fîmes halte à Khoukhola, où nous passâmes la nuit.

 

Ce joli village est ombragé par une infinité de baobabs : les habitans en récoltent avec soin les fruits et les feuilles, dont ils font commerce. Je remarquai quelques cases construites en briques cuites au soleil. Nous fîmes route, à six heures du matin, au NNE., sur un sol composé de sable gris très dur, entremêlé de quelques pierres calcaires de couleur blanche et d’un rose pâle. Après avoir fait quatre milles, nous trouvâmes un gros ruisseau; puis nous arrivâmes à Kiébala, petit village où l’on paya les droits sans s’arrêter plus d’une heure. Je vis dans ce village plusieurs puits qui pouvaient avoir quinze à dix-huit pieds de profondeur ; on avait mis autour quelques morceaux de bois pour empêcher les terres de s’ébouler. Il y avait, aux environs, quelques cultures de tabac. La caravane s’était arrêtée, un peu hors du village, dans un champ. Non loin de cet endroit, j’aperçus un arbre tout couvert de bouts de corde, de cuir, d’étoffe, etc., attachés aux branches; sous le même arbre, il y avait des pots en terre vides et rangés symétriquement. On m’apprit que c’était un lieu de sépulture : les bambaras, par superstition, mettent dans la fosse de chaque défunt, des vivres, des effets et diverses bagatelles ; ils prélèvent quelques parcelles de tous ces objets, suspendent les unes à un arbre du cimetière, et déposent les autres, c’est-à-dire, ce qui est comestible, dans dès vases. Si, durant la nuit, des chiens ou des animaux sauvages ont mangé ces dernières offrandes, les parens se persuadent que c’est le génie protecteur du mort qui est venu s’en repaître. Ces idées superstitieuses ne sont répandues que dans quelques parties du pays.

 

Continuant notre route au NE, sur un sol comme celui de la matinée, nous arrivâmes à Sérasso, vers dix ou onze heures du matin, et y passâmes le reste de la journée. Ce joli village, qui peut contenir trois cents hahitans, est situé dans une belle plaine de sable gris très dur, couverte de ces, nédés, bombax, baobabs, et de quelques mimosas; cette plaine est bien cultivée. En avançant dans cette direction, depuis le dernier village de Fara, les ignames et le riz deviennent très rares : on en cultive peu, ce qui tient sans doute à la sécheresse du terrain ; car les pluies n’y sont pas aussi communes que plus au S. On y cultive beaucoup de mil des deux espèces et un peu de maïs.

 

Le 2 février, à six heures, nous quittâmes le village de Sérasso; nous fîmes route à l’E pour passer un pont qui se trouve à une petite distance du village. Ce pont est construit dans le genre de celui de Gambaya sur le Tankisso; mais il est recouvert de paille, puis de terre par-dessus, et a des rampes de chaque côté, précautions que je n’avais pas encore vu observer chez les nègres : ce pont est le plus commode que j’aie rencontré dans tout l’intérieur. On y avait établi, à 1’entrée, deux Bambaras qui étaient assis auprès d’un petit feu, quoique certainement il ne fît pas froid. La chaleur est à peu près la même qu’au Sénégal; mais elle varie un peu. Les deux nègres percevaient les droits de passe; ils exigeaient jusqu’à vingt cauris pour chaque charge de colats. Les Mandingues auraient préféré payer le double en nature, car ils étaient peu chargés de monnaie. Les hommes et les femmes passèrent gratis. Les ânes nous retinrent très longtemps par leur obstination : les nègres eurent des peines infinies à les faire passer; ils en portèrent deux jusqu’au milieu du pont, qui prirent aussitôt le galop pour traverser. Les naturels du pays ne sont pas obligés de payer au passage; il n’y a que des étrangers gu’on exige une rétribution. Je demandai à plusieurs personnes le nom du ruisseau : ils me dirent qu’il se nommait Koua; mais je sais que ce nom est commun à tous les ruisseaux. Nous continuâmes notre route, et nous fîmes quatre milles à l’ENE., sur un beau chemin et à travers une campagne très unie, couverte de grands arbres. Le sol est composé de sable dur, gris. Il y a quelques blocs de granit noir, isolés. Vers neuf heures du matin, nous fîmes halte à Mouriosso. Peu avant d’entrer dans ce village, dont les maisons sont surmontées de terrasses construites en briques cuites au soleil, nous traversâmes un joli ruisseau, sur les bords duquel je vis des jardins où croissaient de beaux ognons : ce sont les femmes qui les soignent; elles étaient occupées à sarcler; elles ont soin d’arroser souvent. On trouve, à des distances rapprochées, des puits de deux pieds environ de profondeur, dans lesquels ces femmes puisent avec des calebasses, sans corde. La terre de ces jardins est d’une couleur noire; elle est grasse et très productive.

 

Ils sont entourés d’une haie d’épines sèches, pour les garantir des poules. Plusieurs de ces femmes, couvertes seulement d’une mauvaise pagne passée autour des reins, vinrent nous vendre des feuilles d’ognon, pour mettre dans notre sauce; nous les payâmes de quelques cauris, avec lesquels elles achètent des verroteries pour leur parure. Elles ont quelques colliers de rassades couleur marron : c’est celle qui est préférée dans le pays, parce qu’elle est à meilleur compte.

 

A notre arrivée, le marché s’installa de suite sous un gros arbre dont les branches étaient couvertes de racines, comme celui que j’ai décrit plus haut. Ce marché était approvisionné de mil, d’un peu de riz, de pistaches, ognons et zambalas. Il s’y établit aussi des marchandes de maumies : nous en achetâmes en attendant notre mauvais dîner.

 

Le village se compose de plusieurs petites enceintes, occupées chacune par une seule famille ; il peut contenir deux cents habitans : ils cultivent, autour de leurs habitations, des citrouilles, des giraumons et des calebasses dont ils font grimper les tiges jusque sur les toits : les champs environnans sont ensemencés de petit mil. Je remarquai quelques tisserands : les forgerons, s’il y en a, n’y sont pas communs, car je n’en ai pas aperçu un seul.

 

CHAPITRE XVI.

 

Oulasso. — Facibrisso. — Toumané. — Instrumens aratoires. — Couara. — Le Koraba. — Douasso. — Ville et pays de Kong. — Le pays de Baunan. — Garo. — Forges. — Nibakhasso.

 

Vers deux heures du soir, nous quittâmes le village de Mouriosso, et nous fîmes route en nous dirigeant à ENE, sur un sol dur, composé de terre grise mêlée de sable, et parsemé de pierres ferrugineuses et de gravier ; il est d’une grande aridité. Vers six heures du soir, nous fîmes halte à Oulasso, village composé, comme le dernier, de plusieurs enceintes, et de cabanes construites de même : il peut contenir trois ou quatre cents habitans. Nous joignîmes dans ce village une caravane de marchands mandingues venant d’acheter au sud des noix de colats qu’ils allaient vendre à Jenné. On nous donna une grande cabane pour nous loger; mais il nous fut impossible d’y rester, tant elle était chaude et pleine de fumée : celle-ci n’avait d’autre issue que par la porte, et le feu était tout-à-fait au fond de la pièce, qui pouvait avoir vingt pieds de long sur huit de large; le feu qu’on y allume fait le même effet que dans un four. Je passai la nuit sous un mimosa devant notre cabane, et je m’enveloppai de ma couverture, le temps étant très rafraîchi.

 

Comme le village était trop petit pour loger deux caravanes, plusieurs marchands couchèrent comme moi à la belle étoile ; ils eurent la précaution d’allumer un grand feu auparavant. C’était, un spectacle assez curieux que de voir ces feux dans tout le village : les femmes établirent leur cuisine auprès. Au dernier gîte, on avait eu soin de se procurer du mil pour le souper de tout le monde ; bien nous en avait pris, car nous ne trouvâmes rien à Oulasso. Les environs sont composés de sable très productif, cultivé en partie. Les habitans bambaras ne comprenaient pas la langue mandingue ; nous eûmes cependant le bonheur de trouver une femme qui put nous servir d’interprète.

 

Le 3 février, à six heures du matin, nous nous mîmes en route au NE Notre caravane avait pris une force imposante; elle était augmentée par celle que nous avions rejointe la veille. On continua de se diriger sur un sol composé de sable et de terre très dure, couvert de pierres et de gravier, qui rendent le chemin fort difficile. La campagne est cependant bien boisée en ces et nédés. Nous traversâmes trois gros ruisseaux dont le passage nous retint longtemps, à cause de nos ânes. Les bords en sont très boisés, et il croît dans les endroits frais des palmiers en quantité. Les naturels ne connaissent pas la propriété de cet arbre, de fournir une liqueur enivrante; ils font, avec le fruit, de l’huile qu’ils aiment beaucoup, et avec laquelle ils se graissent le corps. Cet arbre est bien loin d’être aussi répandu que sur la côte. Vers dix heures du matin, nous arrivâmes à Facibrisso, où se tient un grand marché de colats, piment, poivre long, qu’ils tirent du S.; d’étoffes qu’ils fabriquent dans le pays, et de sel qui vient des bords du Dhioliba ; de beaucoup de mil, coton, pistaches, et autres productions du pays. Toutes les cabanes sont à terrasse, n’ont qu’un rez-de-chaussée, et sont construites en briques cuites au soleil : ces maisons sont de la plus grande incommodité et peu solides ; aussi en voit-on beaucoup tomber en ruine. Tous les villages, jusqu’à Jenné, sont bâtis dans le même genre, et en général ombragés par une inlinité de bombax et de baobabs : leurs habitans récoltent principalement les fruits de ces derniers ; ils en font un commerce avec les caravanes ; ils en portent même à Jenné, où il y en a peu, et de Jenné on les exporte à Temboctou.

Le ce et le nédé sont répandus d’une manière étonnante dans toute cette partie. En avançant vers le N., les baobabs deviennent moins communs, et le bombax les surpasse en grosseur : le ronnier est abondant dans quelques endroits.

 

Le k février, à six heures du matin, nous nous mîmes en route dans la direction de l’ESE sur de très bonne terre fertile : nous passâmes un ruisseau, au-delà duquel on prit un chemin couvert de gravier.

Après avoir fait quatre milles, nous atteignîmes Toumané, où se trouvait une nombreuse caravane venant de Jenné. Les nouveaux venus désolèrent mes compagnons en leur apprenant que les colats y étaient très communs et à très bas prix : cette nouvelle déconcerta les pauvres marchands de Timé. J’allai visiter le marché, que je trouvai mieux tenu que ceux des villages où j’avais déjà passé : on l’avait établi sous un hangar, pour le préserver de la pluie dans la mauvaise saison. Il était très bien fourni de toutes les productions du pays; il y avait même de la viande de boucherie et quelques marchandises d’Europe, telles qu’étoffes, fusils, poudre, verroteries. Les femmes se tiennent proprement. J’achetai quelques maumies, que je trouvai mieux faites et meilleures que dans les villages précédens. Je vis des pintades sauvages, oiseaux qui sont très communs dans le pays; on lés vend le même prix que les poules. Il y avait dans ce village beaucoup d’étrangers venant de Ségo, Yamina et autres lieux : les habitans ne parurent faire aucune attention à moi; tous me prenaient pour un Maure : je les trouvai doux et affables envers les étrangers ; ils étaient mis assez proprement en comparaison de ceux des villages que j’avais visités. Mon guide Karamo-osila, affligé de la nouvelle apportée par des marchands venant de Jenné, se décida une seconde fois à faire route pour Kayaye et Sansanding ; décision qui m’eût singulièrement contrarié si tout le monde avait été de son avis ; mais il fut le seul avec ses associés qui approuva ce parti. Je m’arrangeai avec un vieil homme de Timé, qui faisait route pour Jenné; je lui promis qu’arrivé dans cette ville, je lui donnerais un beau morceau d’étoffe, s’il voulait consentir à faire porter mon bagage par son âne: ce marché parut lui convenir. La veille de notre séparation, je voulus faire à mon guide un troisième cadeau, et il ne voulut pas accepter un joli morceau d’étoffe de couleur. Il n’avait point, me dit-il, agi envers moi par intérêt, mais dans l’intention de faire une action agréable à Dieu et à son prophète. Il ajouta que j’avais une longue route à faire pour aller à la Mecque ; que mes ressources n’étaient pas grandes, et que, si je devais faire de fréquens cadeaux, elles seraient bientôt épuisées. Je ne fus pas dupe de son discours; je compris qu’il avait envie de quelque autre chose : effectivement, il me pria de lui vendre une paire de ciseaux et du papier. Persuadé que je passerais pour avare en lui vendant ces objets, je promis de les lui donner lors de notre séparation, qui devait avoir lieu le jour suivant. En route, j’avais prêté à mon guide et à plusieurs hommes de la caravane 700 cauris ; chacun d’eux me remit fidèlement ce qu’il me devait.

 

Le 5 février au matin, nous allâmes, mon guide et moi, chez l’homme de Timé avec lequel désormais je devais voyager Au moment de ma séparation de mon ancien guide, je lui donnai la paire de ciseaux et le papier que je lui avais promis; il me demanda des cauris pour faire sa route, sous prétexte que les colats ne se vendaient pas, et qu’il se trouverait embarrassé pour acheter des provisions : je fis peu d’attention à sa demande. Quoique je n’eusse qu’à me louer de sa conduite, je me séparai de lui sans regrets, car j’étais sans cesse harcelé par ses gens, et principalement par les femmes, qui prenaient plaisir à me tourmenter; j’étais leur jouet, le sujet habituel de leur divertissement ; enfin je croyais, pendant les haltes, être encore au village de Timé : jamais les hommes ne prenaient la peine de leur imposer silence.

 

A sept heures du matin, le même jour, nous nous séparâmes; Karamo-osila fit route au NNE, et nous à l’E. A une petite distance du village, nous passâmes un ruisseau sur un pont assez solide ; il y avait à ce passage six à sept cents personnes, et trente ou quarante ânes; plusieurs voyageurs et leurs femmes passèrent le ruisseau à gué, ayant de l’eau jusqu’à la ceinture. C’était une cohue épouvantable ; on ne s’entendait pas, tant la foule était nombreuse : on discutait, en criant, sur le prix de la rétribution, qui fut payé en cauris. Notre caravane s’était augmentée d’une quantité d’individus, marchands de toile du pays, de piment et de poivre long. Arrivés sur la rive droite, nous nous dirigeâmes au NE, marchant sur une assez belle route, très unie ; la campagne était découverte, parsemée de ces et de nédés ; le sol, composé de sable gris, étoit entrecoupé de petits monticules. Nous traversâmes un marais desséché, couvert de gras pâturages, où les naturels mettent leurs bestiaux. Les habitans des villages voisins sont assez industrieux pour avoir imaginé des chaussées ; ils en font de trois pieds et demi à quatre pieds, pour maîtriser l’eau du marais qui, sans elles, dans les mois d’août et de septembre, inonderaient le pays.

 

Vers neuf heures du matin, nous fîmes halte à Gulasso, village composé de trois ou quatre petites enceintes de même grandeur; il peut contenir trois cents habitans.

 

Le 6 février, à six heures du matin, nous nous disposâmes à partir; nous fîmes six milles au NE, sur un même sol que la veille. La campagne est couverte de bombax et de baobabs. Nous fîmes halte vers neuf heures du matin à Chesso. Ce village est, comme Gulasso, formé de plusieurs petites enceintes assez proches les unes des autres : les environs en sont assez découverts ; il s’y trouve un marais sur les bords duquel les naturels cultivent des ognons, des haricots, des giraumons, etc. Il y a aussi, dans l’intérieur du village, beaucoup de bombax et de baobabs. En arrivant à la cabane que l’on nous avait destinée, je vis à la porte une femme extrêmement sale, occupée à faire des galettes avec une poêle en terre fabriquée dans le pays; j’en achetai, ne pouvant m’en procurer d’autres, car dans ce village il n’y avait pas de marché. Notre cabane était très étroite et basse ; nous avions peine à nous y loger avec notre bagage : je fus obligé cependant d’y passer la nuit.

 

Mes nouveaux compagnons s’associèrent pour acheter une chèvre. Il m’en coûta 60 -dix cauris pour y avoir une part, et j’eus le malheur de ne pouvoir en manger, tant la chair en était dure et mal cuite. Une heure ou deux après le souper, les nègres se mirent à manger la tête à moitié cuite sur les charbons-, après avoir rongé les os, il les donnèrent aux esclaves.

 

L’absence du marché rend ce lieu très triste ; ses rues, étroites et tortueuses, sont très sales; il s’y rencontre des mares d’eau bourbeuse, que nous traversâmes ayant de la boue jusqu’à mi-jambes. Les habitans cultivent autour de ces mares des herbages pour leurs sauces. Le souper préparé avec le bouillon de la chèvre rétablit mes forces épuisées par une marche réitérée chaque jour.

 

Le 7 février, à sept heures du matin, nous quittâmes Chesso, et fîmes route dans la direction du NE. : le sol était uni, mais couvert de pierres ferrugineuses et de gravier ; la végétation semblable à celle des jours précédens :.je vis, de plus, quelques rhamnus lotas. Nous continuâmes de marcher sur du sable gris, assez bien cultivé en mil et beaucoup d’autres productions. Un vent de N. très frais soufflait sur nous, et je me serais chauffé volontiers, carmes vêtemens étaient légers et tombaient en lambeaux.

 

Nous arrivâmes, vers neuf heures du matin, à Pala; nous fîmes halte pour y passer le reste de la journée. Ce petit village a un marché bien fourni. J’aperçus aux environs plusieurs fourneaux pour la fonte du fer; ce métal se trouve sur la surface du sol. Je vis aussi l’instrument aratoire dont les habitans se servent pour leur culture, le seul, je crois, qu’ils connoissent, car je n’en ai pas vu d’autres : c’est une pioche d’un pied de long sur huit pouces de large ; le manche peut avoir seize pouces de long ; il est très incliné sur la pioche. Pour leur récolte, ils se servent aussi d’une faucille sans dents, comme dans le Ouassoulo.

 

Le 8 février, à six heures du matin, nous quittâmes le village de Pala, et nous nous dirigeâmes au NE, sur un sol composé de sable blanc et dur. La campagne est très découverte; on y voit quelques mimosas et beaucoup de ces. Cet arbre ci, qui, comme je l’ai dit plus haut, fournit du beurre en quantité, croît spontanément dans tout l’intérieur de l’Afrique ; il viendrait parfaitement dans nos colonies d’Amérique, et ce serait un bien grand service à rendre à l’humanité que de l’y introduire ; le don d’une plante aussi utile serait plus précieux pour les habitans de ce pays qu’une mine d’or. Il était neuf heures du matin lorsque nous arrivâmes à Maconeau, joli village de trois à quatre cents habitans, situé dans une belle plaine bien cultivée. Auprès du village, il se trouve une côte de peu d’élévation, qui se prolonge du NO au SE

 

Le 9 février, à six heures du matin, nous nous dirigeâmes au NE, et fîmes un mille en montant la côte, qui contient beaucoup de pierres blanches de nature calcaire. Nous descendîmes, par un chemin très difficile, dans une belle plaine dure, sablonneuse : nous fîmes cinq milles sur le même sol. Quoique notre marche journalière ne fût pas forte, je n’en étais pas moins très -fatigué : si parfois, ayant chaud, je m’asseyais sous un arbre pour me reposer, j’étais aussitôt saisi par un vent frais ; ce passage subit du chaud au froid m’occasionnait des rhumes fréquens, une des grandes incommodités que j’aie éprouvées dans mon voyage. Etant couché dans les cabanes, j’éprouvais un autre inconvénient du même genre : le grand feu que les nègres ont habitude d’y faire occasionnait une chaleur étouffante, et le vent, passant au travers d’une porte de paille très  mal fermée, venait me glacer. Je toussais tant que je ne pouvais dormir ; une partie des nuits j’étais sur mon séant : je prenais quelquefois le parti de coucher dehors, pour avoir une température plus égale, mais j’y trouvais peu de soulagement. Enfin je souffrais beaucoup ; et j’étais tellement enroué, que, pour m’en tendre, on était obligé de s’approcher très près de moi.

 

Nous rencontrâmes une caravane de marchands venant de Jenné, où ils avaient acheté du sel ; ils avaient avec eux plusieurs chevaux qu’ils avaient aussi achetés dans cette ville. Vers neuf heures du malin, nous fîmes halte à Couara, joli village où l’on trouve en abondance tout ce qui est nécessaire à la vie : on y cultive beaucoup de coton, de mil, et l’eau se puise dans un ruisseau qui coule à un demi-mille à l’ENE de ce village.

Le 1o février, à huit heures du matin, nous quittâmes Couara; nous nous disposâmes à traverser la rivière appelée Koraba, qui nous retint à son passage au moins trois heures. Cette rivière est étroite et profonde : ses rives sont très élevées et boisées ; elles sont composées de terre rouge argileuse, mêlée de sable, de gravier et de quelques rochers. Le courant est trèsrapide : dans son débordement, elle fait de grands ravages, et enlève des masses de terre qui élargissent son lit; en revanche, elle fertilise les campagnes qu’elle inonde. Cette rivière vient du S. et coule rapidement du NE à l’E. : sur sa rive droite, il y a une petite chaîne de montagnes peu élevées qui s’étend du S. à l’ENE Les naturels et les marchands mandingues m’assurèrent que cette rivière passe à Kayaye, grande ville où se tient un marché bien fréquenté, à cinq jours au NNO de Couara, et qu’elle va se perdre dans le Dhioliba, aux environs de Ségo. Le Koraba est navigable pour des embarcations de 60 à 80 tonneaux, puisque, dans l’endroit où nous le traversâmes, il a dix pieds de profondeur et cinquante à 60 brasses de largeur. Plusieurs personnes le nomment Couaraba. Des femmes du village s’étaient établies sur la rive gauche : elles faisaient des maumies qu’elles vendaient aux marchands ; j’en achetai quelques unes pour mon déjeûner. Nous avions deux pirogues pour effectuer le passage de la rivière : les bateliers furent très exigeans ; ils se firent payer d’avance, et comptèrent leurs cauris deux ou trois fois, pour s’assurer qu’on ne les trompait pas. Je m’impatientais beaucoup de ce contre-temps, qui nous retardait. Les ânes donnèrent aussi une peine infinie pour les faire passer à la nage, car les pirogues étaient trop étroites pour les recevoir. Rendus au milieu de la rivière, ces animaux revenaient sur la rive d’où ils étaient partis : enfin, fatigués de ce retard, plusieurs nègres se décidèrent à leur passer une corde au cou, et, se l’attachant eux-mêmes autour des reins, se mirent à la nage, tandis que d’autres Mandingues suivaient ces bêtes, et, les frappant à coups de verges, les forçaient d’avancer. Nous arrivâmes sur la rive droite, sans éprouver d’autres embarras. Je m’adressai à une négresse mandingue, et la priai de me donner à boire dans une Calebasse ; elle eut la complaisance d’y ajouter un peu de farine de mil. Il était près de midi, lorsque nous nous éloignâmes des bords de la rivière, en nous dirigeant au NE, sur une terre argileuse. La campagne en général est très découverte ; j’aperçus quelques naaclea africana : le sol est couvert de pierres ferrugineuses; et dans toutes les directions, on voit de petites montagnes peu élevées, dont les principales gisent du N0. à l’E., et qui sont couvertes de ces, du moins celles que j’ai pu voir. Vers deux heures et demie du soir, après avoir fait quatre milles et demi, nous fîmes halte à Douasso, village ombragé par une infinité de baobabs et de bombax : ses puits ont douze ou quatorze pieds de profondeur; l’eau en est claire et bonne à boire.

 

Les environs sont très unis et couverts de nédés. Une partie de notre caravane était restée à Couara, n’ayant pu traverser la rivière ce jour-là. Nous devions les attendre dans ce village : j’allai visiter le marché, que je trouvai garni de poissons secs et frais, de beaucoup de mil, peu de riz, de pistaches, maumies, et de coton en quantité. Les femmes de notre caravane obtinrent quelques colats de leurs maris pour acheter de ce dernier article : elles le filent, et, comme je l’ai dit plus haut, en font leur bénéfice. Je vis sous des arbres plusieurs tisserands établis. Dans la soirée, notre hôte nous fit présent d’une poule, de quelques pistaches, et d’un poisson frais, espèce de petite carpe qui est très commune dans les marais; on se sert, pour la pêcher, d’un panier fait de branches d’arbre. Mon vieux guide, nommé Kai-mou, récita une longue prière pour le remercier, l’assura qu’il irait dans le paradis de Mahomet, et lui donna six colats, valeur dans le pays de 48 cauris.

 

Après le souper, je m’établis dans la cour, assis sur une peau de mouton, pour prendre le frais : je me trouvai auprès d’un marchand mandingue, natif de Kong ; il revenait de Jenné faire le commerce du sel ; il était seul, et portait ses marchandises sur la tête. Je conversai un instant avec lui, et je pris sur son pays toutes les informations que je pus en tirer. Il me dit que Kong, lieu de sa naissance, est une grande ville, chef-lieu d’un petit arrondissement, et habité par des Mandingues mahométans; que de Douasso, où nous étions, il fallait un mois et demi pour s’y rendre avec une charge sur la tête. Je lui demandai de quel côté se trouvait son pays, et à plusieurs fois différentes il me montra le SSE

J’avais une boussole de poche, dont je craignais de me servir en présence de témoins ; cette imprudence m’aurait peut-être causé beaucoup de désagrément : mais pour observer la direction la plus juste possible, je remarquai avec attention la place où il était assis, et je choisis un objet qui se trouvât vers le point de l’horizon qu’il me désignait. Le lendemain matin, sans être vu de personne, je pus m’assurer de la direction qu’il m’avait indiquée. Ce marchand me dit qu’à son retour, il évitait Tangrera, qu’il laissait cette ville sur la gauche, et qu’il passait par un gros village, très commerçant, selon lui, habité par des Mandingues, et situé à 1 mois de marche de Douasso : il le nomma Dierisso; de là, ajouta-t-il, il mettait 15 jours pour se rendre à Kong. Il me dit aussi que le sol de son pays est uni et sablonneux, très productif en mil, riz, ignames, cassaves, giraumons, ces, nédés, baobabs et autres plantes utiles; que ses compatriotes sont riches en bœufs, moutons, chèvres et volailles ; qu’ils ont aussi des chevaux, mais de petite race, car il les comparait à ceux du pays où nous étions.

 

Kong et Baunan

Il s’y tient tous les jours un grand marché. Il ajouta que la contrée est arrosée par de petits ruisseaux, et qu’il n’y a pas de rivières. On y cultive beaucoup de coton, avec lequel on fabrique de belles étoffes estimées dans le commerce. On ne trouve pas d’or dans le pays de Kong ; mais on va en acheter dans le Baunan, situé à quinze jours plus au S.

 

Ce dernier pays produit de l’or en quantité et des noix de colats ; les marchands y portent en échange du sel et des étoffes. Le sol de Baunan, quoique fertile et montagneux, est sans culture ; les habitans, occupés à l’exploitation des mines, tirent leurs comestibles de chez leurs voisins. Il me dit y être allé plusieurs ibis, et que, passé Kong, on ne trouvait plus de nègres bambaras ; que c’étaient bien aussi des hommes à cheveux crépus, mais parlant une autre langue. Ces peuples sont tous idolâtres, et ne voyagent pas ; il y a des marchés établis chez eux. Les marchands mandingues y font le commerce, et viennent en caravane à Jenné; ils apportent de l’or, des noix de colats, de petits pimens et du poivre long. Il me dit qu’il y avait dans ce moment à Jenné beaucoup de marchands de son pays, et que je pourrais peut-être les voir. Il part de Kong des caravanes de musulmans pour faire le pèlerinage de la Mecque. Le pays de Baunan, dont ce nègre me faisait mention, peut bien être le même que le Tauman de la bonne vieille de Timé.

 

Sorcellerie

 

Le 11 février, comme nous séjournions à Douasso pour attendre une partie de nos compagnons restés en arrière, je me disposai à faire une observation approximative de la hauteur du soleil, en mesurant la longueur de l’ombre à midi. Je m’établis près d’un gros baobab, un peu éloigné du village, pour n’être aperçu de personne; malgré cette précaution, je faillis me trouver dans un sérieux embarras. Etant d’une couleur si remarquable pour les gens du lieu, ils s’aperçurent bientôt de mon absence ; on me chercha, et je fus rencontré sous l’arbre où j’étais depuis longtemps établi ; comme je me levais souvent pour visiter le bâton, j’aperçus un peu dans l’éloigneraient quelques femmes qui tournaient autour de moi pour m’observer. Me voyant écrire, elles s’empressèrent d’en faire part aux hommes, qui se crurent tous perdus, se figurant que j’avais ensorcelé leur village : ils se réunirent plusieurs et firent beaucoup de bruit ; ensuite ils prévinrent mon guide de me défendre d’écrire davantage. J’avoue que je n’étais pas trop rassuré sur les suites de cette affaire. On vint me déclarer d’un ton d’autorité qu’il fallait cesser mes opérations de magie; ils me poussèrent même par le dos, et me firent des menaces. J’avais prévu que, si j’étais aperçu, j’élèverais des soupçons, et j’avais eu soin, pour les apaiser, d’écrire sur le sol au pied du bâton, en gros caractères arabes, ces mots sacramentels : Bism Allah erralmân errahym (Au nom de Dieu clément et miséricordieux) : mais les ignorans Bambaras ne connaissent pas l’écriture et ils ne purent lire. Heureusement que j’avais fini l’opération lorsque cette scène fâcheuse arriva. On se rangea autour de moi pour m’interroger sur ce que je venais de faire; je dis que c’était un amulette contre toute maladie, et mon guide appuya de bonne foi ce subterfuge. Enfin ils finirent par s’apaiser : plusieurs d’entre eux me prièrent de leur procurer de semblables grigris ; j’aurais employé tout le reste du jour à cet ouvrage, si j’avais voulu les croire. Je donnai à deux Bambaras un petit morceau de papier sur lequel j’avais écrit quelques caractères arabes, ils parurent très contens de ce présent, et le serrèrent précieusement dans un petit morceau de chiffon bien sale. Rentré dans ma case, je n’étais pas encore remis de l’émotion que j’avais éprouvée. Le vieux Kai-mou, mon guide, me demanda pourquoi j’étais resté si longtemps sous cet arbre : il m’avertit que je m’exposais, les Bambaras n’étant pas bons; qu’il fallait me méfier d’eux; que désormais, si je voulais écrire, je devais rester dans la cabane. Quant à lui, il était dans la persuasion que j’avais écrit des grigris. Dans la soirée, nos compagnons arrivèrent.

 

Le 12 février, à six heures du matin, nous quittâmes les superstitieux habitans de Douasso, et nous nous dirigeâmes au N. sur un sol très uni parfois, et couvert dans quelques endroits de pierres ferrugineuses et de gravier. Nous fîmes quatre milles et demi dans la même direction. En avançant, je trouvai un sable bien cultivé. La campagne est généralement très découverte; il y a cependant quelques ces, nédés, rhammis lotus et nauclea. Nous fîmes rencontre d’une grande caravane chargée de sel, venant de Jenné ; elle était composée d’environ deux cents hommes, 60 femmes et vingt-cinq ânes. Vers neuf heures du matin, nous fîmes halte à Sanasso. Depuis Toumané jusqu’à Jenné, le bois est si rare, que la majeure partie des habitans brûlent le chaume du mil. Ce village est ombragé de bombax et de baobabs; comme tous ceux des Bambaras de cette région, il est construit en briques cuites au soleil : les maisons n’ont que le rez de chaussée ; elles sont très sales, et toutes entourées de murs.

 

Le 13 février, nous dirigeâmes notre route, à six fleures du matin, au NNE : après avoir fait six milles, nous traversâmes un grand marais desséché ; la campagne était encore plus découverte que la veille ; le sol très uni, composé de sable gris très dur. Vers neuf heures du matin, nous nous arrêtâmes à Garo, grand village qui peut contenir huit à neuf cents habitans. Il est situé dans une belle plaine bien cultivée en coton et mil ; autour des cases, on cultive un peu de tabac. Il s’y tient un grand marché.

 

Le 14 février, nous nous mîmes en route à six heures du matin, et nous fîmes au N. quatre milles sur un même sol que la veille ; vers huit heures, nous fîmes halte à Béré, village dont les environs sont couverts de nédés et de ces. Je remarquai sur la surface du sol beaucoup de pierres ferrugineuses ; il y existe plusieurs fourneaux pour la fonte du fer.

 

Nous étions logés chez un forgeron, qui m’enseigna le procédé qu’on emploie à cet effet. On concasse avec un marteau les pierres contenant les particules ferrugineuses, et l’on fait, dessus et dessous, un grand feu. Ces fourneaux sont construits comme ceux que j’ai décrits en parlant du Fouta-Dhialon. Le fer étant fondu, on lui donne une forme convenable, et il est porté à Jenné pour être échangé contre du sel. Les forges étaient construites comme celles des forgerons du

Sénégal ; mais ceux d’ici n’avaient pas autant d’outils. Leurs soufflets sont faits de deux peaux de mouton ou de cabri; ils ont une toute petite enclume et deux marteaux pour frapper. Ils emploient du charbon de bois, quoique très rare. L’emplacement des forges est un bâtiment étroit et long, fait sans aucun art : il y a sept portes ordinaires donnant toutes à l’O. Je me défis dans ce village de quelques verroteries : ces pauvres Bambaras étaient tout émerveillés de la beauté de celles que je leur montrais; j’avais soin de ne leur en faire voir que très peu.

 

Le 1 5 février, à six heures du matin, nous nous mîmes en route au N. NE, et fîmes cinq milles sur le même sol que la veille. Vers neuf heures, nous fîmes halte à Nibakhasso, village de six à sept cents liabitans, ayant un marché bien fourni. Les habitons étaient en fête; ils dansaient et chantaient; les vieillards étaient rassemblés autour de grandes calebasses de bière, buvant, chantant, fumant et s enivrant à la ronde. Ils avaient auprès d’eux quelques musiciens qui rendaient la scène plus joyeuse. Ils tuèrent ce jour là un chien bien gras, et le firent griller avec la peau ; quoiqu’il fût à peine cuit, le maître mit beaucoup d’empressement à le vendre : chacun en achetait un peu pour cinq ou dix cauris, le mangeait avec avidité, et buvait par dessus un verre de bière. Cette viande était rougeâtre, mais avait bonne mine, et je crois qu’elle valait beaucoup mieux que celle du chameau, que depuis j’ai été obligé de manger dans le désert.

 

Les Mandingues étalèrent leurs boutiques de colats, et en vendirent beaucoup aux joyeux Bambaras : je vendis aussi ceux que j’avais depuis Tangrera; ils les achetèrent de préférence. Il y a dans le pays des fabricans de bière, qui la vendent au détail : j’aurais bien désiré en goûter pour en connaître le goût; mais ma qualité de musulman m’en empêchait. Ils s’établissent les jours de fête dans les lieux d’assemblée, et ils sont bientôt entourés par les amateurs de cette boisson, qu’ils distribuent dans de petites calebasses : je m’aperçus qu’ils avaient soin de se faire payer, et de refuser à ceux qui n’avaient pas de monnaie. Dans la soirée, étant presque tous ivres, ils firent caracoler leurs chevaux, au nombre de douze ou quinze, au son de plusieurs tambours. La jeunesse dansa toute la nuit. Le vieux Kai-mou, mon guide, fit un extraordinaire ; il acheta une grosse poule pour notre souper, et je donnai du sel pour assaisonner la sauce; nous fîmes un assez bon repas.

 

Le 16 février, à six heures du matin, nous nous mîmes en route, et fîmes quatre milles au NNE, sur un sol composé de sable et de gravier, où il croît beaucoup de nédés et de ces, quelques mimosas, figuiers sauvages, rhamnus lotus et bombax. Nous arrivâmes à onze heures du matin à Ouattouro. Nous rencontrâmes une caravane de marchands venant de Jenné : ils nous apprirent que la guerre entre Ségo et cette ville interceptait les communications, et que les Maures marchands n’allaient pas à Sansanding ; qu’ils étaient retenus parla crainte de cette guerre ; enfin que les noix de colats, à Jenné, n’avaient aucune valeur. Le marché de Ouattouro se tient à l’ombre des bombax; il est bien fourni en poisson sec, mil, un peu de riz, et viande de boucherie.

 

CHAPITRE XVII.

 

Coton herbacé ou annuel. — Coloni. — Les Iolas, tribu de Foulahs. — Bancousso. — Carabara. — Pays marécageux. — Cordes d’hibiscus. — Fabrication des briques. — Construction .des habitations. — Kérina. — Foudouca. — Médina. — Pain de lotus. — Toumadioman. — Manianan. — Arrivée le 10 mars à Galia, sur les bords du Dhiolibâ, en face de Jenné.

 

Le i 7 février, à six heures du matin, nous fîmes route au N. La caravane, intimidée par les bruits anticipés de la guerre de Ségo, et se trouvant dans les environs de cette ville, se mit sur ses gardes. A peu de distance du village, nous fîmes halte pour nous rallier. On divisa en deux parties les hommes chargés, qui étaient tous armés d’arcs et de flèches ; on plaça les femmes entre ces deux corps ; les vieux marchands et les chefs de la caravane qui conduisaient leurs ânes fermaient la marche. Je m’assis un instant pour les voir défder, ce qui dura au moins un quart d’heure. Cette marche, bien observée, donnait à la caravane un air imposant : lorsqu’on voulait prendre du repos, l’avant-garde s’arrêtait avec les femmes, et l’arrière-garde continuait à marcher jusqu’à une certaine distance, puis s’arrêtait à son tour, attendant que ceux qui s’étaient reposés les premiers eussent passé devant. Les vieillards conducteurs des ânes se trouvaient alors à la tête, et s’arrêtaient aussi jusqu’à ce que toute la caravane eût défilé ; alors ils reprenaient leur place habituelle à l’arrière-garde. Nous fîmes quatre milles au NNE, même sol que la veille. Vers onze heures du matin, on s’arrêta à Saraclé, petit village muré, où il y a un marché très-bien fourni. A l’entrée, nous vîmes un puits creusé dans un sol de terre grise mêlée de sable et de beaucoup de gravier; il pouvait avoir de 15 à 18 pieds de profondeur ; l’eau en est claire et délicieuse à boire : ce puits n’est pas entouré ; il est au niveau du sol, comme tous ceux que j’avais vus jusqu’alors; mais il y a auprès un grand trou formant une mare, où les négresses jettent l’eau dans laquelle elles ont lavé leur linge. Quoique cette eau soit très sale, les hommes et les femmes s’y lavent la figure tous les matins ; plusieurs personnes de notre caravane suivirent cet exemple. Il y a dans la campagne quelques mimosas, beaucoup de ces et denédés. Il vient à ce marché un grand nombre de marchands de Ségo et d’autres pays environnans ; plusieurs qui en arrivaient me dirent que la capitale du Bambara se trouve à quatre jours au NNO. de Saraclé. Je vendis au marché quelques verroteries, et des morceaux d’indienne de couleur de dix huit à vingt pouces de long sur quatre de largeur, à trois cents cauris pièce, valeur d’un franc cinquante centimes.

Les femmes se servent de ces étoffes pour se les mettre autour de la tête, en les inclinant un peu sur le front; elles n’ont pas d’autre genre de coiffure.

 

Le 18 février, au moment de notre départ, un des hommes du vieux Kai-mou prit mon bagage avec dédain, le mit de côté, et, m’adressant la parole d’une manière très brusque, me dit que désormais il fallait que je le portasse moi-même. Je ne fis aucune attention à son impertinence, et tournai la tête de l’autre côté, n’ayant nullement affaire à lui; mais son intention était de m’humilier. Pendant tout le temps que je suis resté chez les Mandingues, je n’ai pas vu d’homme semblable à celui-ci : il était plein de suffisance, fier et insolent ; il insultait souvent les Bambaras, en leur vendant ses marchandises ; il les méprisait et se croyait très supérieur à eux. Il s’en trouva cependant un qui lui tint tête, et lui mit le poing sous le nez, en le menaçant de punir son insolence. Notre arrogant, qui, comme tous les poltrons, n’était brave que quand il se croyait le plus fort, se tut sur-le-champ, et parut même épouvanté: une dispute eût attiré en effet une foule nombreuse de Bambaras, et aurait peut-être amené une affaire grave. Au moment de notre départ, Kai-mou ordonna d’arranger les charges, et celui qui avait l’habitude de porter mon sac le mit dans son bagage. Cette scène avait été occasionnée par une petite discussion que j’avais eue à Ouattouro avec mon vieux guide, et voici comment : étant au marché, j’achetai pour 20 cauris de riz ; je priai ce dernier, qui en avait acheté aussi pour ce prix, de le mettre avec le sien ; il s’y refusa, et me donna quelques raisons que je ne compris pas. Je m’aperçus qu’il parlait un peu en maître ; je lui répondis sur le même ton. Il resta plusieurs jours sans m’adresser la parole, et il conserva même une sorte d’animosité contre moi.

 

A six heures du matin, nous fîmes route au NE. sur un sol très uni, composé de sable : la campagne est très découverte; cependant il y a des ces, des nédés, des mimosas, et quelques rhamnus lotus. La caravane observa pour la marche le même ordre que la veille. La chaleur, plus forte qu’à l’ordinaire, était accablante : après avoir marché pendant quatre milles, nous fîmes halte au village de Bamba, ombragé par des baobabs.

Pendant que j’étais au marché, je remarquai que les femmes avaient une boucle de verroterie au nez ; quelques-unes l’ont en or, et d’autres en cuivre. Ce village peut contenir trois à quatre cents habitans. On m’assura qu’à trois jours au N, on trouve le Dhioliba, et que le quatrième jour, à midi, on arrive à Ségo.

 

Dans la soirée, nous fûmes importunés par plusieurs chanteuses; ces femmes fatiguent les voyageurs, pour en obtenir quelque chose. Le vieux Kai-mou leur donna deux colats pour se débarrasser d’elles ; puis, m’apercevant dans un coin, elles vinrent m’étourdir: mais, comme je n’avais rien à leur donner, je quittai la chambre; elles ne parurent pas très satisfaites de cette conduite. Ces chanteuses sont suivies de plusieurs petites filles bien habillées ; elles ont chacune une petite calebasse pour recevoir ce qu’on leur donne, tandis que le concert continue. Un peu plus tard, nous fûmes de nouveau importunés par de semblables mendians, qui chantaient à haute voix des prières du Coran ; ils restèrent à la porte, et on leur donna quelques noix de colats.

 

Le 19 février, à six heures du matin, nous nous mîmes en route dans la direction du NE Nous fîmes trois milles sur un sol de même nature que les jours précédens, et bien découvert. Je vis plusieurs champs de coton d’une très petite espèce. En route, une pauvre femme, portant un lourd fardeau, fut prise du mal d’enfant, et, sans secours, accoucha dans un champ de coton. Nous continuâmes à marcher, laissant cette malheureuse avec deux de ses camarades. Le lendemain, je fus fort étonné de la voir suivre la caravane, avec une calebasse vide sur la tête; ses traits étaient altérés.

 

Nous fîmes halte à Sanço, où nous passâmes le reste du jour. Il y a, aux environs de ce village, beaucoup de cultures de coton, d’une espèce que je n’ai jamais vue sur les bords du Sénégal ni aux environs de Sierra-Leone; il est herbacé, et ne croît qu’à cinq ou six pouces au-dessus du sol ; il ne jette que très peu de branches ; la plante a le même port que le grand coton. Parvenu à sa crue, il produit; mais sa laine est d’une qualité bien inférieure ; elle est très courte et pas d’un très -beau blanc. Ils ont aussi un cotonnier qui croît à quatre ou cinq pieds ; il est en petite quantité autour de leurs habitations. Le coton nain est cultivé dans des terrains éloignés du village ; il est très répandu : ils le sèment à la volée parmi leurs champs de mil, comme dans le Ouassoulo : ce coton est annuel. Ils en vendent beaucoup aux femmes des caravanes qui continuellement passent dans leur pays : ils en font aussi des toiles étroites, comme dans tout l’intérieur; car, à mesure que j’avançais vers les bords du Dhioliba, j’apercevais un grand changement clans l’industrie des naturels. Ici ils sont beaucoup mieux habillés ; ils s’adonnent au commerce; leurs marchés sont mieux approvisionnés, leurs cultures mieux soignées. Tous les comestibles y sont très chers ; souvent on a bien de la peine à s’en procurer, ce qui vient de la grande quantité d’étrangers qui passent, et qui font une forte consommation. Dans cette partie du Bambara, ils n’ont pour nourriture que le gros et le petit mil. Le riz n’y vient qu’en très petite quantité. Les ignames, d’un si grand secours dans le S., sont dans cette partie si petites et d’une qualité si inférieure, qu’on en cultive très peu : dans les marchés, j’en voyais quelquefois une douzaine au plus; elles étaient extrêmement chères. Les voyageurs en achètent, et les font griller sur des charbons, pour les manger le matin de leur départ, ou en route lorsqu’ils se reposent. Les environs de ce village sont boisés en ces et en nédés; on récolte beaucoup de fruits des premiers, dont on extrait le corps gras, qui est vendu ensuite à Jenné, ou aux caravanes qui passent. La plus grande partie des habitans ne brûlent que le chaume du mil ; le bois est si rare, que ceux qui en ont vont le vendre au marché.

 

Le 2o février, à six heures du matin, nous nous mîmes en route, en nous dirigeant au NE pendant six milles, sur un sol composé de sable gris, très dur. La campagne est généralement unie et découverte.

Je vis quelques Tiauclea et des nédés, mais en petite quantité. La chaleur, déjà très forte, fut augmentée par un vent brûlant venant de l’E. Vers onze heures du matin, nous fîmes halte à Saga, joli petit village ombragé par des bombax. On continuait désormais à ne plus faire aucune attention à moi; on me regardait comme un Maure : mes belles étoffes de couleur et mes verroteries, que j’étalais au marché en petite quantité, occupaient entièrement les esprits. Dans toute cette contrée, le costume est à-peu-près le même que dans le S.; à l’exception qu’on y est beaucoup plus propre. Les femmes portent aussi leurs cheveux en tresses. On peut les comparer aux femmes mandingues de Timé et de Tangrera, mais non aux femmes bambaras, qui vont presque nues. Elles ont, de plus que celles-ci, une boucle au nez, comme je l’ai dit plus haut.

 

Le 21 février, à six heures du matin, nous fîmes route vers le NE, l’espace de cinq milles et demi, la caravane observant toujours le même ordre de marche. Le sol est semblable à celui des jours précédens, à un peu de gravier près. La campagne est bien cultivée en mil. Je vis quelques rhamnus lotus. Nous arrivâmes à dix heures du matin à Coloni, joli petit village situé dans une grande et belle plaine fertile et bien cultivée : il est entouré d’une infinité de gros bombax, A mon arrivée, j’allai m’asseoir par terre, à l’ombre d’un arbre où il y avait quelques marchandes ; j’achetai des pistaches bouillies pour mon déjeûner, et j’y joignis quelques galettes. Comme je prenais mon frugal repas, je fus accosté par un Foulah du Massina, que j’avais déjà vu à Sanasso; il s’assit auprès de moi par terre, et fut bientôt imité par beaucoup de ses camarades. Ce nègre était déjà instruit sur mon compte : il leur débita mon histoire, leur dit que j’étais chérif, et que je sortais de chez les chrétiens, pour lesquels ils témoignèrent une grande aversion : ils me fatiguèrent par leurs questions importunes, et me conseillèrent, lorsque je serais â Jenné, d’aller voir Ségo-Ahmadou, qui certainement me ferait de grands présens, et me donnerait un guide pour me conduire dans mon pays. Tous ces Foulahs étaient établis à Goloni et natifs du Massina, pays qui se trouve un peu au NO. de Jenné.

 

Le village de Goloni est le premier de la dépendance de Ségo Ahmadou, leur chef, et il fait partie du petit royaume de Jenné. Ce pays fut conquis sur les Bambaras par les Foulahs : Ségo-Ahmadou y a établi des mosquées ; les Bambaras, qui ne professent pas le culte de Mahomet, paient un léger tribut à ce chef. Il y a beaucoup de Mandingues établis dans le pays ; on ne leur donne pas communément ce nom, mais on les appelle Jaulas ou Diaulas ou Iolas. Ce sont eux qui font la plus grande partie du commerce. Les Foulahs qui habitent ce pays n’ont d’autre occupation que l’étude de la religion; ils ont beaucoup d’esclaves qui cultivent les terres et pourvoient aux besoins de leurs maîtres. Ces Foulahs ont le même costume que ceux du Fouta-Dhialon, et ils sont aussi propres queux : leurs cheveux, leur teint et les traits de leur visage, sont les mêmes; ils sont grands, bien faits, et ont un port majestueux; ils parlent la langue du Fouta et celle des Mandingues : ils sont tous armés de trois ou quatre lances qu’ils tiennent d’une seule main; les hampes en sont très minces et de cinq pieds de long.

 

Le village de Coloni est entouré de deux murs en terre ; il peut contenir quatre cents habitans, Foulahs, Bambaras et Mandingues; il est ombragé par de grands mimosas et quelques bombax. Nous fûmes logés dans une cabane située dans la cour du Foulah de ma connaissance, qui m’y vint voir souvent : il était presque toujours accompagné de quelques-uns de ses camarades, qui me donnèrent quelques noix, de colats, fruit qu’ils paraissent aimer beaucoup. Quant à mon hôte, il se borna, dans ses fréquentes visites, à m’accabler de questions, et ne me fit aucun cadeau. Il me demanda si j’avais de l’or à lui vendre : selon lui, puisque je venais de Bouré, où il y en avait beaucoup, je devais en avoir. Quoique je lui eusse assuré à plusieurs reprises que j’étais pauvre, et que je n’avais pas d’or, il ne cessait de me faire la même interpellation. Dans la soirée, un homme de notre caravane acheta un cabri qu’il tua par spéculation ; il en fit de petits lots d’une valeur de 80 cauris, que ses camarades achetèrent : j’en achetai aussi pour mon souper, car depuis plusieurs jours je faisais assez mauvaise chère; je partageai cette viande avec mon guide et ses gens. La chambre où nous étions pour passer la nuit, était si incommode, à cause de la fumée, que je me décidai à coucher dans la cour. J’étais tellement enrhumé, que je ne pus reposer; la continuité de la toux m’affecta la poitrine au point de me faire cracher le sang.

 

Le 22 février, à sept heures du matin, comme nous nous disposions à partir, la scène de Saraclé se renouvela. Le même nègre eut l’insolence de jeter mon sac en cuir devant la porte, et il me dit d’un ton hrusque et insolent qu’il fallait que je le portasse sur ma tête; que l’homme qui en était chargé était malade : je ne l’écoutai pas, et m’éloignai de lui ; mais tous les jours il cherchait à m’insulter, et il me fallut appeler la prudence à mon secours pour ne pas lui répondre. Je restai un instant auprès d’une marchande de maumies; j’en achetai quelques-unes pour mon déjeûner: on m’avait prévenu que nous avions une longue route à faire. Je vis tous nos gens défder avec leurs charges sur la tête, laissant là mon bagage. Gomme mon guide ne disait rien au nègre insolent, je crus qu’il ne voulait plus se charger de mes effets ; reprenant donc une natte et quelques bagatelles que j’avais mises sur la tête d’une négresse, je me décidai à rester dans le village et à changer de guide. Le vieillard, qui conduisait son âne, n’était pas encore parti; il me dit que j’avais eu tort de reprendre ce que portaient les femmes qui étaient déjà bien avant; qu’il ne fallait pas faire attention à ce que le nègre me disait, qu’il n’y avait ici d’autre maître que lui ; que celui qui avait habitude de porter mon bagage avait effectivement mal au cou, mais qu’il avait son âne qui suppléerait à ce petit malheur. Enfin il ajouta que, s’il avait voulu que je portasse mon bagage, il me l’aurait dit lui-même : toutefois je crois que si je m’étais mis en devoir de le porter, il ne s’y serait pas opposé, car son âne était assez chargé. Je lui déclarai que si cette scène se renouvelait, je changerais de guide ; qu’en payant comme je le faisais, j’en trouverais toujours. Je lui avais fait un joli cadeau en indienne de couleur et en papier, et je devais le payer en arrivant à Jenné. Je me plaignis qu’il n’eût pas réprimé l’insolence de son esclave : il paraissait de très mauvaise humeur; toutefois, il mit en murmurant mon bagage sur son âne, et nous continuâmes à marcher. Je le suivais ayant à la main la natte sur laquelle je couchais, un pot en terre et mon parapluie; lorsque nous eûmes rejoint les gens de notre suite, je fus quitte de cet embarras, car les femmes s’en chargèrent. Plusieurs Foulahs de Goloni vinrent me conduire à une petite distance ; et lors de notre séparation, ils me prièrent de leur donner ma bénédiction : l’un d’eux mit une de ses mains dans la mienne, les autres l’imitèrent ; je marmottais tout bas quelques versets du Coran; puis, quand je voulus terminer, je leur soufflai sur les mains, qu’ils s’empressèrent de porter à leur figure, en s’écriant d’un air dévot, Alamdoul-illahi, puis ils s’en allèrent satisfaits.

 

Nous atteignîmes la caravane, qui s’était arrêtée un peu pour disposer la marche comme les jours précédens. Nous fîmes cinq milles vers l’E ; la route était très belle, la campagne plus boisée que la veille et couverte de paille sèche, le sol composé de sable très dur. Nous traversâmes un ruisseau qui nous retint long-temps : les hommes et les femmes se mirent tout nus pour le traverser ; l’eau leur venait à la ceinture. Ceux qui n’étaient pas chargés le passèrent sur un pont chancelant construit de plusieurs piquets plantés perpendiculairement dans le ruisseau, et de quelques perches en travers assez mal liées ; on posait les pieds sur ces perches, et l’on se tenait aux piquets ; on courait à chaque instant les plus grands risques de tombera l’eau. Cependant il n’arriva pas d’accidens; tous gagnèrent la rive droite. Les bords de ce ruisseau sont bien boisés. Nous continuâmes notre route, et fîmes au SE cinq milles, sur un sol composé de sable couvert de gravier ; la chaleur était très forte, et rendait la marche pénible. Nous arrivâmes, vers onze heures du matin, à Bancousso, grand village de cinq à six cents habitans, qui est situé dans une belle plaine bien cultivée et ombragée de beaucoup de baobabs. H y a dans ce village un grand marché bien fourni de toutes les productions du pays. J’y remarquai beaucoup de toile de coton et de pots en (erre fabriqués sur les lieux.

 

Le 2 3 février, à six heures du matin, nous fîmes six milles au NE Nous traversâmes un ruisseau presque à sec, et continuâmes à faire sept milles dans la même direction. Le sol est uni, composé de sable gris, et, dans quelques parties, de terre rouge mêlée de gravier : la campagne est très découverte ; je n’aperçus qu’un petit nombre de nédés et de ces. La chaleur était accablante, et nous incommodait beaucoup : nous fûmes d’autant plus malheureux, que nous ne trouvâmes que très peu d’eau sur la route ; il n’y en eut même pas pour tout le monde. Nous arrivâmes vers deux heures du soir à Gniapé ; nous étions tous très altérés, et épuisés de fatigue. Les environs de ce village sont assez bien cultivés.

Le vieux Kai-mou, mon guide, eut une dispute sérieuse avec une de ses femmes, qui lui tenait tête, il la menaçait souvent de la frapper: elle eut l’imprudence de le défier; alors le vieillard en colère la battit impitoyablement. La malheureuse se saisit d’un bâton pour se défendre ; mais elle en fut empêchée par plusieurs Mandingues de la caravane, qui, attirés par le bruit, vinrent les séparer. Ne pouvant se venger, elle eut recours aux pleurs, et se frappait le sein de rage. C’est la seule fois que j’aie vu une femme se défendre contre son mari et même lui résister. La brouille dura encore longtemps : il régna entre eux une animosité très grande ; ils ne se parlaient même plus ; la paix fut très longue à se faire : enfin un nègre mandingue vint pendant trois ou quatre jours de suite s’interposer pour les raccommoder ; ses discours eurent quelque influence, et finirent par ramener le calme entre les deux époux ; la femme fut obligée de convenir qu’elle avait tort, car le mari n’aurait jamais cédé. Pour cimenter la paix, celui-ci cassa une noix de colats, et en donna la moitié à sa femme, puis mangea l’autre : dès ce moment tout ressentiment disparut. Les femmes de ces contrées oublient facilement ces sortes de querelles ; elles y sont habituées.

 

Le 21 février, à six heures du matin, nous nous mîmes en route à l’ESE, et nous fîmes trois milles sur un sol semblable à celui de la veille. On rencontra une caravane de marchands mandingues, venant de Jenné ; et la nôtre fit halte à huit heures du matin à Couriban-Sanço, où nous passâmes le reste du jour.

 

Le 2 5 février, nous nous mîmes en route au lever du soleil, et nous dirigeâmes à l’ENE pendant huit milles ; le sol, le même que les jours précédens, continue d’être très découvert. Nous arrivâmes vers dix heures du matin à Kimpana, petit mais joli village où nous passâmes la nuit.

 

Le 26 février, à six heures du matin, nous nous mîmes en route au NE, et fîmes six milles sur un sol couvert de petit gravier ; il y croît quelques rhamnus lotus, et d’autres arbres que je ne connais pas. A dix heures, nous fîmes halte à Garabara, village contenant cinq à six cents habitans, où il se tient un grand marché : les puits sont situés hors de l’enceinte ; ils peuvent avoir douze ou quatorze pieds de profondeur; l’eau en est très bonne.

 

Le 27 février, à six heures, nous nous mîmes en route au NNO. ; nous fîmes six milles dans cette direction. Le sol est couvert de petit gravier ; les ces et les nédés commencent à n’être plus aussi communs ; il y croît quelques bombax et mimosas. Il était près de onze heures, lorsque nous fîmes halte à Nenesso, village dont les environs sont bien cultivés en mil, coton, etc. : il y a aussi quelques baobabs.

 

Le 28 février, à six heures du matin, nous fîmes au NN0. quatre milles, sur un sol composé de sable dur et bien cultivé, où il croît beaucoup de gros baobabs. Nous fîmes halte à Nomou, joli village situé dans une belle et grande plaine très découverte, où l’on aperçoit beaucoup de belles cultures de coton, ainsi que de beau tabac dont les feuilles sont très longues et se terminent en pointe ; il ne manque aux habitans que la manière de le bien préparer pour qu’il soit aussi bon que le nôtre. Ils donnent à cette culture des soins particuliers : ils sèment la graine sur couche; et lorsque la plante a acquis une croissance convenable, ils préparent leur terre, en lui donnant deux labours, la divisent en petits carrés, et y transplantent les pieds de tabac à dix-huit pouces les uns des autres. Ils ont soin de les arroser deux fois par jour; ils creusent, pour cet effet, des puits près de leurs plantations. Ils ne récoltent les feuilles de tabac que lorsque la plante est en graine, car ils ne connaissent pas l’usage de l’étêter. Ils font de cette substance une grande consommation; ils en prennent en poudre, fument beaucoup; c’est la seule distraction des vieillards : ils ont des pipes aussi grandeset de même forme que celles des peuples du Ouassoulo  pour le prendre par le nez, ils se servent d’un petit pinceau. Le costume de ces peuples, leurs mœurs et leurs habitudes sont par-tout les mêmes.

 

Le 29 février, à six heures du matin, nous prîmes notre direction au NE, et marchâmes pendant quatre milles sur le même sol que la veille, toujours aussi découvert. Nous fîmes halte à Tamero : comme j’étais au marché pour acheter quelques galettes, une femme assez bien vêtue vint m’accoster, et, me prenant pour un Arabe, me dit qu’il y avait dans le village un Maure malade, qu’elle m’engagea à venir voir; je la suivis, et je trouvai ce malheureux assis à l’ombre d’un baobab, occupé à se débarrasser de la vermine qui le tourmentait. Il me parut très pauvre; il était aussi mal vêtu que moi, et avait une plaie au pied qui l’empêchait de marcher. Il me fit asseoir par terre, auprès de lui, et me demanda d’où je venais : il fut étonné d’apprendre que mon pays était Alexandrie; il me dit en avoir entendu parler, mais que c’était très loin ; il m’apprit alors qu’il était de Tafilet et qu’il desirait bien y retourner, mais que dans ce moment, étant dans l’impossibilité de marcher, il était logé chez un bon nègre mahométan qui le nourrissait pour l’amour de Dieu. Son état de misère me fit compassion; je lui donnai quelques verroteries. De retour à notre logement, j’annonçai à mon guide que j’avais rencontré un Arabe qui connaissait mon pays; il en fut enchanté, et parut plus gai qu’à l’ordinaire.

 

Je trouvai au marché d’assez bon poisson sec que j’achetai pour mon souper; j’en fis part à mes compagnons de voyage. Le village de Tamero est composé, comme tous les autres, de plusieurs enclos murés, il est ombragé par une infinité de baobabs, et peut contenir trois ou quatre cents habitans. On recueille avec soin le fruit et les feuilles de cet arbre, dont les habitans font un grand commerce.

 

Le 1er mars, partis à six heures du matin, nous fîmes au NNE cinq milles : nous avions traversé,

un peu après le village, un grand marais inondé, où l’on avait de l’eau jusqu’à la ceinture : ce marais est peuplé d’une infinité d’oiseaux aquatiques, tels que le pélican, l’aigrette, l’oiseau trompette, le marabou, le plongeon, le canard de Barbarie, la sarcelle, et une infinité d’autres espèces que je ne pus distinguer. Les naturels ne font pas la chasse à ces oiseaux, car la poudre est chez eux un objet très rare. Après avoir traversé le marais, nous marchâmes sur du sable mouvant ayant cependant quelque consistance. Il y croît des tamariniers, des samps en quantité, des rharnnus lotus, le ce, le nédé, et quelques baobabs. Vers neuf heures du matin, nous fîmes halte à Syenço; les habitans étaient occupés à serrer les fruits du baobab : Ils en cassent la coque avec un gros morceau de bois, retirent la pulpe qu’ils font bien sécher au soleil, puis la pilent légèrement pour en extraire la fécule, qui est très estimée dans le pays; ils en mettent dans leurs sauces, et s’en servent à la place du miel, pour préparer leur dokhnou ou provision de campagne. On fait dans ce village beaucoup de cordes avec le chanvre (hibiscus cannabinus ) découvert à Gambie par un Français du nom de Baudry, et qui s’emploie au même usage dans le Sénégal. Ici on ne se sert pas de métier pour fabriquer ces cordes -, on les tord à la main : aussi ne sont-elles pas fortes ; ce qui peut venir encore de ce que ce chanvre n’a pas été mis à l’eau avant d’être employé, et qu’il est récolté trop sec. J’achetai deux de ces cordes, qui pouvaient avoir trois brasses de long et un pouce de grosseur; je les payai quinze cauris pièce, valeur de six liards, Je fis rencontre d’un homme de Jenné, qui me parut doux et affable : comme je me plaignais de la fatigue de la route, il m’engagea à prendre patience, en me disant que nous n’avions que peu de chemin à faire pour nous rendre à cette ville.

 

Le i mars, à six heures du matin, nous quittâmes Syenço, et nous marchâmes entre le N et l’E l’espace de sept milles ; un peu après le village, nous avions traversé un marais, ayant de l’eau jusqu’aux genoux. Le sol est couvert de gras pâturages. Vers onze heures, nous fîmes halte à Somou, village situé dans une plaine très découverte et bien cultivée. En visitant le marché, je fus étonné de la grande quantité de poisson qui s’y trouvait ; j’en achetai un pour mon souper, que je trouvai délicieux. J’achetai en même temps de petits pains de lotus, qui me parurent avoir un fort bon goût ; ils ressemblaient par la couleur au pain d’épice, mais étaient un peu acides : on les fait avec les fruits du rhamnas lotus, dont parle Mungo Park. Il y avait à ce marché des femmes qui vendaient du chaume de mil, attendu la rareté du bois dans ce pays. Je vis aussi, mais en petite quantité, du soufre en bâton, qui se tire des marchés de Jenné, Ségo, Sansanding et Yamina; je n’ai pu savoir quel usage on en fait ici.

 

Tous les villages sur cette route, depuis Oulasso jusqu’à Jenné, sont construits en briques séchées au soleil. Ces briques, longues d’un pied, larges de huit pouces, et épaisses de deux et demi, sont faites sans le secours d’un moule : la terre étant délayée à une consistance convenable, les fabricans en étendent sur le sol des couches très longues; et à moitié sèches, ils les coupent, et les tournent de côté et d’autre pour en terminer la dessiccation. Leurs maisons, ou plutôt leurs cahutes, sont élevées de huit à neuf pieds, longues de douze à quatorze, et larges de huit ; les murs ont dix-huit pouces d’épaisseur, et sont faits sans art ; ils ne se donnent pas la peine de les crépir. Les maisons sont toutes à terrasse ; la charpente est soutenue par de gros piquets plantés intérieurement et à des distances convenables ; au milieu de la chambre, on met aussi des piquets qui soutiennent le toit. Le tout est si mal construit, que le mur ne pourrait soutenir long -temps la charpente, qui est très lourde, faite en branches d’arbre non façonnées et recouvertes en terre. Ces cabanes n’ont, en général, qu’une porte, pas de cheminées ; et quand on y fait du feu, ce qui arrive tous les soirs, il y fume tellement qu’il est presque impossible d’y rester : pour moi j’aimais mieux coucher dehors. Les entrées ont cinq pieds de haut, et une largeur ordinaire ; elles ferment par le moyen d’une porte en paille, peu solide et mal jointe.

Chaque habitant a plusieurs de ces maisons; tous ont dans leur cour de petits magasins ronds, en terre, couverts en paille, où ils serrent leurs provisions de l’année. Les villages de cette contrée sont de la plus grande monotonie, et bien loin d’être aussi gais que ceux qui sont situés au S. : je n’avais plus le plaisir de voir les habitans danser et s’amuser.

 

Le 3 mars, au lever du soleil, nous nous mîmes en route, et fîmes au NE cinq milles. A un mille

et demi de Somou, nous traversâmes un grand marais; nous y avions de l’eau jusqu’au-dessus du genou : ce marais, qui nourrit beaucoup de poissons, est couvert d’oiseaux aquatiques; dans la partie du NO.,il forme un grand lac, et dans celle du SO., il est rempli de grandes herbes. Nous fîmes encore sept milles au NNE : le sol est en général très uni, découvert et composé de sable dur. Il pouvait être midi lorsque nous arrivâmes bien fatigués à Kinina, village contenant environ deux cents habitans, et qui est entouré d’une infinité de ronniers.

 

Le 4r mars, à six heures du matin, nous nous remîmes en route au NNE Après deux milles dans cette direction, nous tournâmes à l’ENE ; puis nous reprîmes le NNE, et fîmes en tout dix milles. Le sol a un aspect très aride ; il est couvert de pierres volcaniques et de gravier rouge. Vers onze heures, nous arrivâmes à Kirina, joli village environné d’une infinité de bombax et de baobabs, qui peut contenir cinq à six cents habitans : la majeure partie sont cordiers; ils vendent leurs cordes aux caravanes qui passent dans le pays ; ils en portent aussi à Jenné ; on s’en sert pour la construction des pirogues qui font le voyage de Temboctou. Quelques-unes de ces cordes étaient faites de chanvre ; mais la plus grande partie étaient en écorce d’arbre et en feuilles de ronnier. On nous offrit aussi de nous vendre des couteaux fermans; ils étaient assez bien faits; c’était la première fois que j’en voyais dans l’intérieur : ils n’étaient pas de fabrique européenne; je présume qu’ils venaient de Talilet.

 

Il y a dans le village quelques puits qui peuvent avoir douze ou treize pieds de profondeur, creusés dans un sol aride, plein de gravier et de petits cailloux; l’eau en est claire et très -bonne.

 

Le 5 mars, à six heures du matin, nous quittâmes le joli village de Kirina, et fîmes au NE quatre milles, sur un sol le même que celui de la veille. Nous fîmes halte à Foudouca, autre village ombragé par quelques nédés et baobabs. Les vivres y sont très chers. Il peut contenir cinq à six cents habitans ; c’est à peu près le terme ordinaire de la population des villages que j’ai visités, même jusqu’à Jenné. Ils sont, comme je l’ai déjà dit, murés, mais partiellement ; car le village est quelquefois composé de quatre à cinq petites enceintes, qui servent chacune à loger deux ou trois familles. Les puits qui s’y trouvent ont sept ou huit pieds de profondeur.

Le 6 mars, au lever du soleil, nous nous mîmes en route, en nous dirigeant au NE, puis au NO, l’espace de six milles. Le sol est toujours le même, mais la campagne plus découverte que les jours précédens. Je remarquai beaucoup de champs de mil, qui avaient été cultivés dans la saison des pluies: une partie du chaume restait encore sur le sol. Vers onze heures du matin, nous fîmes halte à Médina : les environs en sont très bien cultivés; le marché est petit, mais assez fourni: j’y ai vu de très beau poisson frais et d’autre séché à la fumée ; on m’assura que le poisson frais, qui avait deux pieds et demi de long et un pied de circonférence, la peau sans écailles et la tête un peu alongée, se pêche dans le Dhioliba. Ce poisson a une très grosse arête, sans aucune petite; j’en achetai un morceau pour mon souper : je le trouvai délicieux ; on n’en mange pas de meilleur en Europe. Il y avait à ce marché beaucoup de pain de lotus, pain qui a un goût un peu sucré et acide, ce qui provient du fruit, qui n’est jamais récolté en maturité : il est très commun dans cette partie du Soudan, les habitans vont en vendre à Jenné, d’où on le transporte à Temboctou.

 

Le 7 mars, à six heures du matin, nous nous mîmes en route dans la direction du NE : le sol était le même que les jours précédens ; je vis cependant quelques naucléas. Nous fîmes halte à dix heures du matin à Counignan, village situe dans une plaine couverte de gravier, qui cependant est cultivée dans la saison des pluies. On n’aperçoit, autant que la vue peut s’étendre, que quelques buissons situés à des distances peu rapprochées. H y a près du village des ronniers

et des bombax. Le marché est assez bien fourni des choses de première nécessité : je vis quelques bouchers établis ; ils embrochent de petits cubes de viande de bœuf et de suif en guise de lard, les font griller ou simplement sécher à la fumée, et les vendent aux étrangers.

 

Le 8 mars, vers sept heures du matin, nous nous disposions à partir ; mais, à la porte du village, nous vîmes les bouchers qui, la veille, avaient fait bouillir les têtes et les pieds des animaux qu’ils avaient tués. Ils les vendirent à la caravane, ce qui nous retint un instant. Nous achetâmes de quoi nous restaurer en attendant le dîner que nous devions prendre plus tard. Nous nous dirigeâmes au NE, sur un sol composé de sable rouge, dur, couvert de gravier, et fîmes huit milles dans la même direction ; après quoi nous traversâmes, dans sa partie la plus étroite, un marais qui là était à sec, mais inondé du côté du N. Les endroits un peu élevés de ce marais sont cultivés en riz ; les nègres y font des chaussées pour maîtriser l’inondation. Après l’avoir traversé, nous passâmes auprès d’un grand village nommé Touma-dioman.

 

Nous fîmes encore cinq milles au N. NE; le sol est composé de sable dur et moins graveleux que les jours précédcns, et couvert de rhamnus lotus, de mimosas, de ces et de nédés. La route était pleine de qens du pays qui allaient, d’un village à l’autre, portant diverses productions, telles que mil, coton, poissons secs, etc., et de caravanes de marchands de sel.

 

Dans le village de Touma-dioman, il y a deux grandes mares d’eau bourbeuse, où les hommes et les animaux vont s’abreuver.

 

Vers une heure du soir, nous fîmes halte à Manianan, grand village où il y a un marché très bien installé; les marchands ont des cahutes en paille pour se préserver de l’ardeur du soleil. Il croît aux environs du village beaucoup de ronniers. On y voit une multitude d’Iolas établis : ils sont très intrigans, industrieux, et s’adonnent au commerce; ils fabriquent des toiles. Le village est situé sur une éminence, au pied de laquelle, presque tout autour, il y a de grandes fosses creusées par la nature; elles lui tiennent lieu de fortifications : ces cavités contiennent beaucoup d’eau; quoique corrompue, cela n’empêche pas les habitans d’en boire. Je remarquai plusieurs enfans, ayant de petites pirogues faites de plusieurs morceaux de planches; ils s’amusaient à naviguer sur ces mares, au bord desquelles les femmes du village jettent les immondices. Un de mes compagnons de voyage fit ici emplette d’un âne, qui lui coûta 11 000 cauris.

 

Le 9 mars, à huit heures du matin, nous nous mîmes en route. En sortant du village par la porte du N., je vis plusieurs cases faites comme celles des Foulahs pasteurs, et, dans la campagne, beaucoup de troupeaux de bœufs, chèvres, moutons, et quelques ânes. Après avoir fait trois milles sur un sol composé de sable mouvant, et où dans bien des endroits la végétation était la même que la veille, nous vîmes Tomga, village entouré, comme Manianan, d’excavations profondes, et de nombreux ronniers.

 

Le 10 mars, à six heures du matin, nous fîmes au N. deux milles, puis trois milles au NNO. : nous traversâmes un marais inondé, où nous avions de l’eau jusqu’à la ceinture ; je remarquai le nymphœa bleu et le blanc. Les naturels récoltent la graine de cette plante, qu’ils emploient à leur nourriture, ainsi que sa racine. A de grandes distances, on aperçoit, dans les marais, quelques petits arbustes trèséloignés les uns des autres. Dans bien des endroits inondés, on fut obligé de décharger les ânes pour leur faire passer l’eau. Les hommes portaient les charges sur leur tête, et ce n’est qu’en se tenant avec un bâton qu’ils pouvaient garder l’équilibre.

 

Vers onze heures du matin, nous arrivâmes bien fatigués à Galia (ou Cougalia), situé sur le bord du Dhioliba ; c’est un hameau de cinq ou six cahutes en terre et autant en paille, de la forme de celles des Foulahs; il est situé sur une petite élévation. Les environs, à quelque distance, ne sont pas inondés dans cette saison ; il y a beaucoup de ronniers, et, sur le bord du fleuve, deux gros tamariniers, qui font diversion à l’uniformité de la campagne. Il y a dans ce petit village quelques Foulahs établis, et qui transportent dans des pirogues les nombreuses caravanes qui arrivent à Jenné. Je les trouvai assez affables : j’achetai d’eux un peu de lait et quelques pistaches  car nous ne pûmes nous procurer ni mil ni riz pour notre souper. Je vis, dans la soirée, passer plusieurs grosses embarcations descendant le fleuve pour aller à Temboctou. Le Dhioliba, qui paraît venir en cet endroit de l’ONO., coule lentement au NE Sa vitesse est d’un nœud et demi par heure, ses eaux m’ont paru assez claires, quoique ayant une légère teinte blanchâtre Ses rives, généralement découvertes et très basses, excepté devant Cougalia, où elles ont un peu plus d’élévation, sont composées de sable gris argileux. On remarque de temps en temps de petites veines d’argile rougeâtre. A peu de distance au NE, j’aperçus une petite île, à sec dans cette saison, mais inondée lors des débordemens, qui sont périodiques. Le marché de Cougalia se tient à l’ombre de deux tamariniers situés sur le bord du fleuve : il était peu fourni ; heureusement que nous avions des provisions. Nous achetâmes quelques poissons secs. Nous étions tant de monde dans ce petit village, que nous ne pûmes tous loger dans son enceinte : ]a plus grande partie de mes compagnons allèrent s’installer sous diverses huttes qu’on voyait dressées dans la campagne, et qui consistaient en quelques piquets fichés en terre et recouverts d’une pagne.

 

CHAPITRE XVIII. Jenné

 

Traversée du Dhioliba. — Séjour à Jenné. — Description de la ville, — Mœurs et usages des habitans. — Commerce, marchandises d’Angleterre et de France. — Constructions. — Population. — Ecoles. — Religion. — Nourriture et habillement. — Renseignemens géographiques. — Cours du fleuve. — Le Massina. — Maison du chérif de Jenné. — Un repas. — Usage du thé, du sucre et de la porcelaine. — Préparatifs du départ pour Temboctou.

 

Le 11 mars au matin, on se disposa au départ. Nous traversâmes le fleuve dans de frêles pirogues de trente pieds de long environ, mais très étroites; elles étaient faites d’un seul tronc d’arbre (bombax), mais de la plus grande incommodité ; on courait risque à chaque instant de chavirer; cependant on lit embarquer les ânes dedans, car le fleuve était trop large pour qu’on pût les faire passer à la nage. J’estime qu’il a, en cet endroit, cinq cents pieds de large ou deux cent cinquante pas ordinaires ; il me parut étroit, relativement à sa largeur à Gouroussa (pays d’Amana), qui se trouve bien plus près de sa source. Je présumai d’abord que ce n’était qu’un bras formant l’île de Jenné. Il est très profond, car, étant au milieu, on fut obligé de se servir de rames ou pagaies, les perches n’étant pas assez longues pour atteindre le fond. Il était midi lorsque nous eûmes passé sur la rive gauche. on tira nombre de coups de fusil, en signe de réjouissance. Il faisait une chaleur très forte : je me promenai un peu sur cette rive, où je vis beaucoup de mimosas, la même espèce qui croît dans l’eau sur les bords du Sénégal et en grande quantité dans l’intérieur ; toutefois, dans les terres inondées, il ne vient pas à plus de cinq pieds d’élévation. Il est épineux, les branches en sont trèsminces et la gousse en est veloutée ; l’attouchement fait contracter ses feuilles.

 

Nous quittâmes les bords du Dhioliba, et nous fîmes six milles à l’ONO. Nous traversâmes un marais à sec, sans trouver un seul arbre pour nous mettre à l’ombre. Lors de l’inondation, ce marais est cultivé en riz : le terrain en est composé de terre grise argileuse, et contient beaucoup de sable et de veines d’une argile rouge, comme celle que j’ai vue sur les bords du Dhioliba. J’examinai plusieurs esclaves occupés à y labourer ; ils se servent de grandes pioches, comme dans le Ouassoulo.

 

Un peu avant d’arriver à l’île de Jenné, le sol est composé de sable dur, qui m’a paru ne pas être sujet à l’inondation; il y croît quelques arbustes. Vers deux heures et demie, nous arrivâmes sur les bords d’un bras secondaire du Dbioliba, venant du N. dans cette partie, et qui forme l’île où se trouve la ville de Jenné. Nous le passâmes à gué, ayant de l’eau jusqu’à la ceinture; le courant y est très rapide; le lit en est large et sablonneux. Il y avait à ce passage quantité de marchands qui sortaient de Jenné et retournaient avec des marchandises dans leur pays.

 

Après avoir traversé cette branche du fleuve, je me croyais sur l’île de Jenné ; mais avant d’entrer dans la ville, il fallut en passer une seconde aussi profonde que l’autre. La première fois, nous nous trouvions sur l’extrémité d’une grande île, séparée par ce marigot, et formée par un bras du fleuve qui en sort à Ségo, et le rejoint à Isaca, village situé à un jour et demi de Cougalia. C’est dans cette grande île que se trouve située celle de Jenné, enfermée par un bras secondaire du fleuve. Je vis dans le port beaucoup de grandes pirogues : les unes, à flot, attendaient un chargement, et les autres, à terre, étaient en réparation. Je fus étonné de la grandeur de ces embarcations; j’en parlerai plus loin.

 

Il y avait sur le rivage plusieurs nègres : mon vieux guide s’adressa à l’un d’eux pour lui demander un logement; c’était un Mandingue d’assez bonne mine. Il nous conduisit dans sa maison, qui paraissait jolie extérieurement, mais dont l’intérieur n’offrait plus le même aspect. En ma qualité d’Arabe, on jugea convenable de me faire loger dans une chambre haute, où je serais moins exposé à l’humidité : cette chambre était malpropre et très mal conditionnée ; elle pouvait avoir douze pieds de long sur cinq de large, et autant de hauteur. Le plancher consistait en morceaux de bois bruts, rangés pourtant avec plus de goût que chez les Bambaras que j’avais visités sur ma route, mais très inégaux et recouverts en terre ; on avait laissé dans un coin un amas de gravats destinés à réparer le plancher. Le seul meuble qu’il y eût consistait en une natte tendue sur le sol. L’escalier pour y monter donnait dans la cour ; il était en terre, petit, très incommode, et si rapide, qu’en descendant il fallait rendre les plus grandes précautions pour ne pas tomber. Mon vieux guide et sa suite logèrent dans les magasins du rez-de-chaussée.

 

Lorsque nous fûmes installés, Kai-mou rassembla le chef de la maison avec deux ou trois vieillards qui se trouvaient dans le voisinage ; il s’empressa de les instruire des événemens qui occasionnaient mon passage à Jenné : ils prêtèrent beaucoup d’attention à son récit, et parurent prendre intérêt à moi. D’après le désir que je leur témoignai de connaître les Arabes établis dans le pays, pour me mettre sous leur protection, ils convinrent ensemble de me conduire dans la soirée chez le chérif Sidy-oulad-Marmou, Maure de Tafilet, et réputé très riche parmi eux. Cet entretien terminé, mon vieux guide m’appela dans ma chambre, où il monta le premier, et s’assit sur la natte : il commença par me féliciter, puis me fit une harangue très longue, en disant que je devais me trouver très heureux d’être arrivé à Jenné sans avoir éprouvé de plus grands inconvéniens, et sans que les infidèles m’eussent maltraité, qu’il était même étonnant qu’avec ma couleur blanche, si peu connue dans le pays, j’eusse traversé un aussi long espace, sans être volé par les habitans; que c’était à lui en partie que j’en étais redevable, et qu’il pensait bien que je reconnaîtrais cet important service. Il se tut, et me regardant fixement, il avait l’air de me demander ce que je pensais de son discours. Je compris bien que, sans plus tarder, il voulait être payé de ses peines, et je m’empressai de lui donner une paire de ciseaux, deux aunes d’indienne de couleur, trois feuilles de papier, et un collier de trente grains de verroterie rouge pour ses femmes : j’estime ces petits objets à une valeur de cinq francs de France, mais qui, à Jenné, était bien au moins triple.

 

Le vieillard m’avait défrayé en route d’une partie de ma nourriture; je lui avais fait cle temps en temps quelques petits cadeaux d’étoffe, qui le dédommagèrent un peu : je crois qu’il est difficile de voyager en Afrique à meilleur compte. Ce bon nègre parut néanmoins très content, me trouva même plus généreux qu’il ne s’y était attendu, prit un air riant, loua ma générosité, et me combla de bénédictions. Je témoignai le désir d’aller de suite chez le chérif arabe ; mais il exigea que je restasse à dîner avec lui, disant que le lendemain nous aurions tout le temps nécessaire pour aller chez les Maures, auxquels il me promit bien de parler en ma faveur. Il fit acheter par une de ses femmes de très bon poisson frais et du riz, pour nous dédommager des mauvais repas que nous avions faits depuis plusieurs jours. Notre hôte, déjà prévenu en ma faveur, vint me prendre pour aller à la mosquée faire la prière de six heures : j’y remarquai plusieurs Maures, tous très bien vêtus ; ils ne firent aucune attention à moi.

 

De retour à notre logement, mon guide me fit appeler ; et nous nous assîmes au milieu de la cour avec ses gens pour manger un souper que nous trouvâmes délicieux, car on avait eu soin d’y mettre du sel. Je passai une nuit très agitée par l’inquiétude de savoir comment j’allais être accueilli de mes nouveaux compatriotes.

 

Le i 2 mars, vers huit heures du matin, mon guide et moi nous allâmes avec notre hôte rendre visite aux Maures. Il nous conduisit d’abord chez un de ses amis, dans la maison duquel il entra seul, et nous laissa à la porte, où nous attendîmes au moins une heure : je fus d’abord inquiet de cette étrange conduite; mais j’ai su depuis qu’ils étaient plusieurs rassemblés dans cette maison, et qu’ils prenaient leur déjeuner. Lorsque le repas fut fini, ils vinrent nous inviter à entrer, et nous donnèrent à chacun une moitié de colats; puis ils nous montrèrent une calebasse de couscous à la viande, que ces messieurs avaient eu la complaisance de mettre de côté pour nous ; l’absence du lalo (feuille de baobab pilée que l’on met dans le couscous) le rendait détestable ; ils avaient mis sur ce mets quelques os qu’ils avaient commencé à ronger. Nous allâmes ensuite tous ensemble chez le chérif. En traversant le marché, qui me parut très bien tenu et approvisionné de toute espèce de marchandises, je fus accosté par un nègre bien vêtu : il reconnut à ma figure et à mon costume tombant en lambeaux que j’étais étranger ; il s’empressa de me demander d’où je venais et qui j’étais, puis m’apprit lui-même qu’il était d’Adrar ; comme mes compagnons prenaient le devant, je n’eus pas le temps de le questionner, et je ne le revis plus. Arrivé devant la maison du chérif, située assez près du marché, je vis quatre Maures assis dans la rue sur une natte et de petits coussins ronds faits en peau de mouton mal tannée, où l’on voyait encore le poil. L’un d’eux, homme de quarante ans, était beaucoup plus blanc que moi.

 

Les Mandingues, sans différer, leur annoncèrent qui j’étais, d’où je venais, dirent que mes moyens étaient épuisés, et que je leur demandais l’hospitalité. Leur étonnement fut au comble ; ils me regardaient avec curiosité, et se disaient entre eux : Aich kount hadé ? (Qu’est-ce que c’est que ça?) Je les saluai d’abord; ils me rendirent mon salut et me donnèrent la main : puis ils me demandèrent de nouveau qui j’étais. Je leur dis aussi bien que je le pus (car je parlais leur langue très imparfaitement), que j’étais Arabe, natif d’Alexandrie; que mon père, zélé musulman, était négociant, très riche, et avait des bâtimens comme ceux des chrétiens; que j’avais été fait prisonnier très jeune par les Français, et que m’étant sauvé de chez eux, je m’étais déterminé à retourner dans mon pays, pour reprendre la religion de mes pères; que j’étais presque sans moyens, et venais réclamer leur protection pour me rendre à Temboctou, d’où je passerais à Alexandrie, ma patrie. Ils prêtèrent beaucoup d’attention à tout ce que je venais de leur débiter, mais ils ne parurent pas convaincus ; ils me firent observer qu’Alexandrie était à l’E., et que je venais de l’O, puis me demandèrent comment j’avais pu faire pour me sauver de chez les chrétiens. Fort heureusement j’étais préparé à leur répondre ; je fis un long récit, dans lequel je leur disais que le pays des chrétiens était dans le N., et que, m’ayant pris à Alexandrie, ils m’avaient conduit dans leur patrie, où ils m’avaient donné de l’éducation; qu’à l’époque où je fus parvenu à un âge raisonnable, le chrétien auquel j’appartenais m’avait emmené avec lui sur un bâtiment, et qu’après deux mois de navigation, nous arrivâmes sur la côte du pays des nègres.

 

Les blancs, continuai-je, ont dans ces contrées de petits villages en propriété, où ils placent des établissemens de commerce; je suis resté dans un fort longtemps ; j’y tenais le magasin de mon maître, qui m’avait donné toute sa confiance et me regardait comme son fils. Profitant des relations continuelles que j’avais avec les Foulahs pour tâcher d’apprendre leur langue, j’avouai à plusieurs mon origine arabe, et je me déterminai, sur leurs propositions réitérées, à quitter les chrétiens pour me retirer chez eux : mais avant d’effectuer ce projet, je voulais avoir gagné quelque argent, pour m’aider à faire une aussi longue route. Enfin, ayant atteint le but que je m’étais proposé, je désertai la nuit avec quelques Foulahs, qui me conduisirent dans le Fouta-Dhialon, auprès du roi de ce pays.

 

Ici, je terminai mon récit par un éloge pompeux du souverain du Fouta ; je vantai sa générosité et son zèle pour la religion de Mahomet. Cette histoire leur parut assez plausible, et finit par les convaincre de ma véracité. Ils comprenaient bien qu’étant parti si jeune de mon pays, je ne pouvais pas en connaître la langue ; je leur dis aussi que le peu d’arabe que je savais, je l’avais appris en route. Ils m’adressèrent de nombreuses questions sur les chrétiens, sur la manière dont j’étais traité chez eux; ils me demandèrent tous si j’avais été battu, frappé à coups de bâton, traité comme un esclave, si enfin on s’était opposé à ce que je lisse la prière, si j’avais mangé du cochon et bu de l’eau-de-vie. Je repondis que les chrétiens étaient bons et humains, qu’ils traitaient leurs prisonniers avec douceur, mais qu’ils ne permettaient pas dans leur pays l’exercice du culte de Mahomet (On doit me pardonner ce mensonge; car, si j’avais parlé de la liberté des cultes, il s’en fût trouvé, parmi les questionneurs, d’assez adroits pour me demander pourquoi j’entreprenais un voyage aussi pénible, puisque je pouvais exercer ma religion chez un peuple dont suivant mon dire, je n’avais qu’à me louer) ; qu’ils n’y croyaient pas plus que nous à la religion chrétienne ; ce qui les fit tous crier:

« Allah akhar ! (grand Dieu!). Comment, tu ne faisais pas la prière chez les chrétiens, continuèrent-ils ?

-Non : je suis parti si jeune de chez moi, que je n’avais pas appris à la faire, et les chrétiens ne me l’enseignèrent pas.

-Mais quand tu fus dans le Soudan, en relation avec les Foulahs mahométans, faisais-tu ta prière?

-Oui; mais j’avais soin, pour cela, de n’être vu de personne.

-Priais-tu quelquefois le prophète?

-Je le faisais intérieurement. »

 

J’avouai que, chez les chrétiens, j’avais mangé du cochon, bu de l’eau-de-vie et du vin. Ils s’écrièrent tous en arabe :

« Ah, grand Dieu! et pourquoi en buvais-tu ? »

-Parce que j’y étais obligé par mon maître. »

 

Je leur fis observer que, si j’avais eu envie de continuer une telle vie, je serais resté chez eux; que c’était pour éviter de commettre de si grands péchés, que j’avais entrepris à pied un voyage aussi long et aussi périlleux.

« Il a raison, c’est bien vrai ! » répétèrent-ils à l’envi en.se regardant les uns les autres. Ils poussèrent leurs questions jusqu’à me demander s’il était vrai que les chrétiens mangeassent leurs esclaves. Les Maures de Tafildet me paraissaient assez instruits, et ce ne fut pas d’eux que vint cette sotte question, mais de quelques Maures nomades, qui s’étaient arrêtés par curiosité, en passant de ce côté : ceux de Tafilet les regardèrent en souriant, avec un air de mépris et de supériorité, en leur disant que les blancs n’étaient pas anthropophages. Les questionneurs rirent aussi, car je pense bien qu’ils n’avaient voulu que plaisanter. Je m’empressai de leur apprendre que les Européens ne faisaient plus d’esclaves ; ils me demandèrent pourquoi: parce qu’ils disent, répliquai-je, que les hommes sont tous égaux devant Dieu, et qu’il ne doit pas y avoir d’esclaves. Ils convinrent que c’était bien vrai, et qu’il était très beau pour des chrétiens de penser ainsi. Mais pourquoi, reprirent-ils, t’a-t-on retenu esclave ? Je leur fis observer qu’on ne m’avait pas retenu ; que si j’étais resté en France jusqu’à la fin de la guerre, je serais, comme mes compatriotes, retourné dans mon pays, et qu’étant dans le Soudan avec le chrétien mon maître, ce dernier, qui n’avait pas d’enfant, me regardait comme son fils et ne voulait pas me laisser aller. Sa fortune, ajoutai-je, ne pouvait me tenter; je la méprisais en pensant à un avenir plus heureux, le paradis de Mahomet. Ils me félicitèrent beaucoup d’avoir une telle pensée. Ils voulurent savoir comment les blancs se nourrissent, de quel côté ils tournent la tête des bœufs et des moutons qu’ils tuent, s’ils ne font qu’assommer l’animal ou s’ils lui coupent la gorge, et de quelle manière ils s’y prennent; si les chrétiens mettent leurs mains au plat, et s’asseyent par terre; enfin, je n’en finirais pas si je racontais toutes les questions qu’ils me firent.

 

Quand l’interrogatoire fut terminé, le chérif dit au nègre, mon hôte, de me conduire chez le chef de la ville. Nous y allâmes, et mon guide m’accompagna toujours. Nous entrâmes dans le petit corridor d’une maison fort ordinaire ; on nous fit rester dans une première chambre, où il y avait beaucoup de monde qui attendait audience. On alla chercher une peau de bœuf, sur laquelle on nous fit asseoir. Dans le fond du corridor il y avait une porte fermée, qui donnait sur un escalier intérieur, conduisant au premier étage. On alla m’annoncer au chef : il descendit aussitôt et s’assit au bas de l’escalier, la porte toujours fermée sur lui. Ce chef ne parlait pas arabe ; il me fit demander si je connaissais le mandingue. Mes compagnons le prévinrent de ce qui m’amenait en sa présence. Celui qui gardait 3a porte, répétait à haute voix le rapport qu’on faisait, afin que le chef (qui sans doute avait l’ouïe un peu dure) pût entendre ; il me demanda si je parlais bambara. Un des Maures que j’avais vus chez le chérif, vint me joindre ; on l’annonça, et aussitôt la porte de l’escalier s’ouvrit: tous les assistans eurent le plaisir de voir ce chef mystérieux. Il me parut âgé et très gros; il y voyait à peine; ses vêtemens étaient très simples. Le Maure alla avec empressement lui donner la main, en signe de salutation, et me dit d’en faire autant: je me hâtai de lui obéir; c’est une faveur à laquelle je fus très sensible, car elle n’est pas accordée à tout le monde. Le Maure instruisit de nouveau le chef sur ce que j’avais dessein de faire; il ajouta qu’étant très pauvre, je réclamais l’hospitalité. Le chef, qui avait écouté très attentivement, dit qu’en attendant qu’il se présentât une occasion pour aller à Temboctou, route de mon pays, il fallait que je restasse chez le chérif, qui, en qualité d’homme riche et parent du prophète, se ferait un devoir de me bien traiter. Mais ce chef nègre exigea qu’avant de le quitter, je lui répétasse moi-même l’histoire que j’avais racontée le matin, ce que je fis sommairement; le Maure qui était venu me joindre nous servait d’interprète. De tous les Maures que j’avais vus dans la matinée, le chérif fut celui qui me fit le moins d’accueil. Le chef me donna un de ses gens pour me conduire chez ce nouvel hôte et l’instruire de sa volonté. Je retournai donc chez mes nouveaux compatriotes, dont la présence m’avait d’abord un peu intimidé; je croyais à chaque instant qu’ils allaient lire sur mon visage que je les trompais; heureusement il n’en fut rien. L’homme qui m’accompagnait instruisit le chérif des volontés du chef; il répondit qu’il y était très -disposé. Ils me firent asseoir par terre auprès d’eux; puis ils renouvelèrent les mêmes questions. Le chérif me paraissait être le plus distingué d’entre eux; il parlait peu : il se retira chez lui, et ne se montrait pas trop satisfait d’être chargé de moi ; aussi ne m’adressa-t-il pas la parole. Il faisait différentes questions aux Maures, qui s’empressaient de me les répéter.

 

Il s’était rassemblé autour de nous une foule nombreuse; elle se dissipa peu à peu, et je restai assis avec deux Maures, qui me parurent assez sociables : l’un d’eux se nommait al-Haggi-Mohammed ; il appela une de ses esclaves, lui donna des cauris, et l’envoya acheter quatre petits pains ou galettes, du riz, du beurre et du miel ; elle délaya bien le miel et le beurre ensemble avant de l’apporter, et le servit dans un plat d’étain très propre, de fabrique européenne.

 

Le Haggi Mohammed fit porter le tout chez lui, dans un corridor au premier, et m’invita à monter pour déjeûner. Je mangeai peu ; et lorsque je descendis pour le remercier de son attention, il m’engagea à aller me reposer, en me disant que je devais être fatigué de la longue route que je venais de faire. Il me fit conduire dans une maison qui servait en même temps de logement à ses esclaves et de magasin pour ses marchandises ; il fit débarrasser un petit corridor, y fit mettre une natte par terre, et me dit que désormais ce serait mon logement. Il avait pour lui une maison plus belle où il logeait avec ses enfans. Mon parapluie avait attiré l’attention ; il me demanda à 3e voir, l’ouvrit, le ferma plusieurs fois, en faisant remarquer aux passans cette rareté : il appela aussi le chérif pour la lui montrer ; celui-ci, qui connaissait ce genre d’ustensiles, trouva le mien très à son goût. Beaucoup de nègres s’arrêtèrent pour le regarder; ils ne pouvaient revenir de leur étonnement.

 

Je dis au Maure que j’avais apporté un sac et des effets ; il m’engagea à aller les chercher, et me donna quelqu’un pour me conduire. J’allai donc chez mon