René Caillié, Description de la nation des Braknas, castes…, 1828

Le pays des Braknas est situé à environ 60 lieues E. N. E. de Saint-Louis; il a pour limites, au S. le fleuve du Sénégal, à l’E. le pays des Douiches, au N. E. celui des Kounts (Tagant ?), au N. la tribu de Oulad Lême (W. Dulaym), à laquelle s’est réunie une autre tribu voisine : elles forment à elles deux un corps de nation redouté, à cause des brigandages qu elles exercent ; elles ne suivent pas la religion mahométane. La tribu des Labôs 1 se trouve au N. E., et à l’O. les Trarzas.

 

Ce royaume est formé de plusieurs tribus, les unes de hassanes, les autres de marabouts. Les principales sont : ( Hassanes ), Oulad-Sïlii, Oulad-Aly, Oalacl Hamet, Oalacl- Makliso, Oulad-Abdallali, Oalad-Baccar, Ouhd-Pis-nem-Nematema; (Marabouts), Dhiédhiébe-Touaryk, Oulad-Tandora et Oulad-Biéry-Togatt.

 

Chacune de ces tribus a son chef particulier et indépendant. Hamet-Dou est reconnu roi par le gouvernement français; c’est à lui que on paie les coutumes pour favoriser la traite de la gomme : il reçoit celles que paient les navires traitans ; mais les marchandises qui en proviennent sont partagées entre tous les chefs et princes, et ceux-ci les distribuent ensuite à leurs sujets. Les marabouts ne reçoivent rien des princes. Ces tribus se font souvent la guerre entre elles, et peuvent l’entreprendre sans le consentement du roi. La couronne n’est héréditaire qu’autant que le roi laisse en mourant un fils majeur: s’il meurt sans enfans, ou même s’il ne laisse que des fils mineurs, la couronne revient à son frère, qui la conserve jusqu’à sa mort; alors, s’il y,a eu des fils mineurs du roi précédent, l’aîné rentre dans ses droits, et reprend la couronne de son père. La population des Braknas n’est pas très nombreuse; elle se divise en cinq classes déjà nommées : les hassanes, les marabouts, les zénagues, les laratines et les esclaves.

 

Les hassanes sont regardés comme les premiers du pays. Ce sont eux qui font la guerre : leurs armées se composent d’eux et de leurs esclaves ; les zénagues s’y joignent aussi par l’appât du pillage. La même cause y attire quelquefois le commun du peuple, c’est-à-dire, les hassanes pauvres; mais ils y vont toujours volontairement, car les princes n’ont pas le droit de forcer les hommes libres de les suivre à la guerre.

 

Lorsqu’un chef de tribu est dur ou injuste envers ses sujets, ou même peu généreux, chacun est libre d’enlever ses troupeaux et d’aller se joindre à telle autre tribu qu’il lui plaît : aussi rien de moins régulier que la population d’une tribu; elle augmente ou diminue suivant le caractère et la générosité de son chef; celle du roi même n’est pas exempte de désertion.

 

Lorsque les Maures ont la guerre entre eux, ils ne font pas de prisonniers ; si quelques-uns de leurs ennemis tombent entre leurs mains, ils les mettent à mort sur-le-champ; les dépouilles du vaincu appartiennent au vainqueur. Ils ne se battent qu’en tirailleurs, et n’attaquent que par surprise. Les chefs de tribu se battent comme leurs soldats. Cependant on m’a dit que quand Hamet-Dou va à la guerre, il se fait toujours accompagner d’un de ses ministres, qui a soin de le retenir à une distance respectueuse par son coussabe, qui, ajoute-t-on, n’a jamais été déchiré : c’est peut-être une calomnie. Ce sont toujours les hassanes qui font des descentes chez les nègres pour les piller et faire des esclaves ; rarement les zénagues les accompagnent. Ils sont hautains et fiers : ils traitent inhumainement leurs malheureux tributaires, et les méprisent au point que la plus grande insulte qu’on puisse faire à un hassane, c’est de l’appeler zénague. Les hassanes sont paresseux, menteurs, voleurs, gourmands, envieux, superstitieux ; enfin ils réunissent toutes les mauvaises qualités. Un hassane qui possède un cheval, un fusil et un coussabe, se regarde comme le plus heureux des hommes.

 

La saleté chez eux paraît être une vertu. Les hommes sont couverts de vermine, et ne se nettoient jamais. Les femmes sont dégoûtantes : continuellement étendues sur leur lit, les cheveux oints d’une couche de beurre que la chaleur fait fondre et ruisseler sur leur visage et sur tout leur corps, elles exhalent une odeur infecte, capable d’incommoder un Européen. La paresse est poussée encore plus loin chez elles que chez les hommes : elles ne se lèvent même pas pour prendre leurs repas; elles s’appuient sur les deux coudes pour recevoir le lait que leur présente l’esclave, et lui rendent la calebasse lorsqu’elles ont bu.

 

Le commerce des Braknas est entre les mains des marabouts. Ce sont eux qui récoltent toute la gomme, sans payer aucun droit; lorsqu’ils l’ont livrée aux Européens, ils vont dans les pays éloignés vendre les fusils et les guinées qu’elle leur a produits. Ils s’arrêtent souvent à Adrar, à sept journées N. du lac Aleg : cette ville donne son nom à un petit royaume ; elle est habitée par des marabouts qui ne s’occupent que de culture et élèvent de nombreux troupeaux. Le pays fournit beaucoup de dattes ; leurs champs sont entourés de dattiers. Ils ne vivent pas sous des tentes comme les Braknas ; ils ont des maisons construites en terre surmontées de terrasses, et qui n’ont que le rez-de-chaussée. Ces marabouts changent leurs dattes et leur mil contre la guinée et les fusils des Braknas : la guinée leur sert à faire des vêtemens; ils ne cultivent pas le coton. Ils ont beaucoup d’esclaves, qu’ils emploient à la culture du riz et du mil et à garder leurs troupeaux. Les pâturages sont peu abondans autour de la ville; ils sont obligés d’envoyer paître leurs bestiaux fort loin : on dit que les esclaves qui les gardent sont souvent un mois ou deux absens. Cette nation est paisible; elle ne prend les armes que pour défendre son pays contre les rapines de ses voisins. C’est pendant la saison des pluies que les Braknas entreprennent ce voyage ; ils traversent, pour y arriver, un désert de quatre jours de marche. Ces détails m’ont été fournis par des marabouts qui ont visité plusieurs fois ce pays. Je me proposais de les accompagner le printemps suivant, si j’étais resté parmi eux.

 

Les marabouts braknas sont aussi paresseux que les hassanes ; ils ne font d’autre exercice que d’aller à la mosquée, et leur seule distraction est la lecture du Coran. Quelquefois ils font la conversation, couchés sur le sable, et s’endorment en causant religion ou politique.

 

De toutes les classes des Maures, les marabouts sont ceux qui donnent le moins et demandent le plus. Leur qualité de prêtres les faisant considérer comme les dipensateurs de la grâce, on ne les refuse jamais, dans la persuasion où sont les autres Maures de gagner le ciel par ces libéralités. Ce n’est pas seulement aux hassanes qu’ils adressent leurs demandes ; ils s’obsèdent aussi entre eux : mais c’est surtout envers les zénagues.

 

Cette classe, méprisée de toutes les autres, est harcelée par toutes : si les marabouts ne les maltraitent pas comme le font les hassanes, ils les menacent des foudres de la religion et du feu éternel ; ainsi le malheureux tributaire, dans l’espoir d’une autre vie plus heureuse, se dépouille pour satisfaire la cupidité de ses insatiables maîtres. Ceux des marabouts qui n’ont pas d’esclaves pour ramasser la gomme, trop paresseux pour se liver eux-mêmes au travail, resteraient sans vêtemens, si les zénagues ne leur fournissaient les moyens d’en acheter; c’est encore de ces malheureux qu’ils obtiennent un sac de beurre qu’ils vont vendre aux escales pour de la guinée. On pensera peut-être qu’ils savent reconnaître tant de bienfaits, et apprécier les privations que s’impose le crédule zénague pour les satisfaire : non, l’ingratitude est encore un de leurs vices ; à peine ont -ils obtenu ce qu’ils désirent, qu’ils décrient leur bienfaiteur, le maudissent, et le vouent au feu éternel.

 

Quelques-uns des plus misérables, qui n’ont aucun moyen d’existence, se fixent dans les camps

zénagues pour instruire les enfans ; outre leur nourriture, ils reçoivent comme paiement des moutons, du beurre, des cuirs tannés, ou de l’étoffe pour faire une tente.

 

Les marabouts ne sont pas plus susceptibles d’amitié que de reconnaissance. Un jour que je témoignais à Mohammed-Sidy-Moctar le désir d’aller voir son gendre, il voulut m’en détourner, en me disant qu’il n’était pas bon.

 

« S’il était bon, me dit-il, il vous aurait donné un bœuf, quand vous êtes allé le voir la première fois, et il ne vous a pas même donné un coussabe : il ne me donne jamais rien ; je ne l’aime pas. »

 

Je lui demandai s’il aimait Hamet Dou, qui lui avait fait des cadeaux en ma présence :

 

« Ah ! dit-il, Hamet-Dou est riche, etc. »

 

Je me souviens qu’en quittant le camp du roi, je donnai une pagne à l’esclave qui avait eu soin de me fournir du sanglé : mon marabout, qui s’en aperçut, lui ôta la pagne en la grondant sévèrement. J’insistai pour que ce cadeau lui fût rendu ; mais il ne céda pas, me gronda à mon tour, et me dit de me souvenir qu’un marabout ne doit jamais donner, et toujours recevoir. Il remit le pagne à mon guide, pour la joindre à mes autres effets. Ce trait peint bien leur caractère.

 

S’ils sont ingrats, ils ne sont pas moins inhumains Ils traitent leurs esclaves avec barbarie ; ils ne leur donnent que des noms insultans, les frappent, exigent d’eux beaucoup de travail, ne leur fournissent que trèspeu de nourriture, et, pour tout vêtement, une peau de mouton. Je me récriais quelquefois sur la dureté avec laquelle on commandait à ces malheureux; on me répondait :

 

« Ce sont des esclaves, des infidèles ; vous voyez qu’ils ne prient jamais ; ils ne connaissent ni

Dieu ni le prophète. »

 

J’en ai vu cependant qui faisaient régulièrement la prière, et qui n’étaient pas mieux traités ; cela n’empêchait pas qu’on ne ne les appelât du nom flétrissant d’esclave.

 

Les fonctions que remplissent les marabouts les rendent plus dissimulés que les hassanes : ils se montrent moins cruels et plus hospitaliers ; mais j’ai eu mille occasions de reconnaître que c’est toujours avec humeur qu’ils reçoivent les étrangers, et que la crainte des représailles ou du pillage, plus que l’humanité, les porte à en agir bien avec eux.

 

Un voyageur européen qui ne prendrait pas le parti de feindre, comme je l’ai fait, s’il échappait à la fureur fanatique des hassanes, ne serait peut-être pas assassiné par les marabouts ; mais ils lui interdiraient l’entrée des tentes, et ne lui accorderaient aucun secours ; ou s’ils lui donnaient un peu de lait pour l’empêcher de mourir de faim, ce serait dans l’espoir d’en tirer une riche rançon. Si un chrétien tombait entre les mains des hassanes ou des zénagues, il n’est sorte de tourmens auxquels il ne fût exposé.

 

Les marabouts s’éloignent moins des bords du fleuve que les hassanes ; ils lèvent le camp moins

souvent ; ils ne changent de place que pour se procurer des pâturages.

 

Les zénagues ou tributaires sont les plus malheureux des Maures : ce sont les serfs des hassanes ; ces derniers en ont tous, plus ou moins. Ils exigent d’eux des contributions annuelles, qui consistent ordinairement, pour chaque zénague, en un matar de mil ( le quart d’une barrique ), une calebasse de beurre, quelques peaux de mouton tannées, et une laize d’étoffe pour tente, ou une vache et une calebasse de beurre. Le tributaire paie exactement son maître ; mais celui-ci, injuste et exigeant, demande toujours plus qu’il ne lui est dû, et fait endurer au malheureux les tourmens les plus atroces pour lui extorquer ce qu’il veut. On a vu plus haut comment il est traîné à la queue d’un chameau. La cruauté va plus loin encore : si, après lui avoir fait souffrir les plus grands tourmens, il ne peut rien obtenir, souvent le barbare le poignarde. Ils ne sont nulle part à l’abri des persécutions : les hassanes les poursuivent jusque dans leurs camps ; ils vont s’y établir pour plusieurs jours, et se font nourrir comme ils le veulent.

 

Les zénagues ont peu de bœufs, mais de nombreux troupeaux de moutons et de chèvres, qui leur produisent beaucoup de lait avec lequel il font du beurre, qu’ils vont échanger aux escales contre de la guinée. On leur permet la possession de quelques esclaves, qu’ils emploient à la culture et à garder leurs troupeaux ; mais ils ne peuvent pas les envoyer à la récolte de la gomme; les hassanes les leur voleraient. Ils s’écartent peu du fleuve, et campent toujours au milieu d’un bois épais, pour se soustraire autant que possible aux visites importunes des hassanes et des voyageurs. Ils préfèrent habiter les pays marécageux, parce que leurs troupeaux y trouvent une nourriture plus abondante. Ils ont beaucoup de lait ; mais il est désagréable à boire, à cause du goût qu’il retient des herbes fortes que mangent les brebis et les chèvres ; il est si mauvais, que quand les hassanes et les marabouts passent chez eux, ils n’en boivent qu’avec répugnance et quand ils ne peuvent s’en procurer d’autre.

 

Aussitôt après la retraite des eaux, ils descendent vers le fleuve pour semer le mil ; ils travaillent à leurs champs avec leurs esclaves.

 

Les femmes zénagues, laborieuses par besoin, filent et tissent le poil de mouton et de chameau, pour faire des tentes, ce sont elles aussi qui les cousent. Elles tannent le cuir, font les varrois, en un mot tous les ouvrages, excepté ceux en fer. Voici leur manière de tanner : si c’est un cuir de bœuf, elles le coupent par le milieu ; elles font un trou en terre, le garnissent de bouse de vache ; elles mouillent le cuir et le frottent avec de la cendre, le mettent dans la fosse, le recouvrent exactement de cendre ; après avoir versé de l’eau sur la cendre jusqu’à ce qu’elle soit bien délayée, elles ferment la fosse avec une couche de bouse de vache. On laisse le cuir ainsi pendant six ou huit jours, au bout de ce temps, on le racle avec un couteau pour enlever le poil, puis on le lave bien, afin d’en ôter toute la cendre. Quand il est nettoyé, on le met dans une grande calebasse avec l’écorce de boscia et de la graine de mimosa (la même qui est connue dans le commerce sous le nom de babeh, et au Sénégal sous celui de nem-nem), avec l’attention de bien le frotter et le mêler ; on verse de l’eau dessus jusqu’à ce qu’il trempe bien, et on le laisse dans cette calebasse pendant quatre jours au plus; puis on le retire pour le racler de nouveau, afin d’ôter le poil qui pourrait être resté à la première opération. Lorsqu’il est bien nettoyé, on le remet dans la même calebasse, en augmentant la quantité de graine réduite en poudre, et mouillant toujours convenablement. Quatre jours suffisent pour achever de le tanner parfaitement. Alors on le lave bien, et on l’écharne avec des coquilles tranchantes, que les Maures se procurent sur les bords de la mer. Les peaux de chèvre et de mouton se tannent de la même manière, mais beaucoup plus promptement, étant moins épaisses. Le cuir tanné de cette manière a exactement la même couleur que le nôtre, et est d’un bon usage. Ils l’emploient ordinairement sans autre apprêt ; mais lorsque l’usage auquel ils le destinent exige une grande souplesse, ils le graissent avec du beurre avant de s’en servir.

 

Les femmes font aussi du savon avec du suif de bœuf et de la lessive : ce savon est très-mauvais, blanchit mal, et communique une odeur très désagréable au linge.

 

Quand un tributaire a trop à souffrir avec son maître, il peut s’en donner un autre. Il conduit ses troupeaux et tout ce qu’il possède, chez celui auquel il veut se donner, et tâche de lui couper une oreille s’il le trouve endormi, ou de tuer son cheval : dès ce moment, il est le tributaire de ce nouveau maître, qui a sur lui d’immenses droits, tandis que son ancien maître perd tous les siens.

 

Mais si le fugitif est repris avant qu’il ait pu couper l’oreille ou tuer le cheval, il est fouetté, dépouillé de tout ce qu’il possède, et chassé sans miséricorde. Alors il devient extrêmement malheureux : rarement on lui accorde l’hospitalité ; sa vie n’est plus qu’une longue angoisse ; souvent il succombe sous le poids de sa misère, sans qu’aucun de ses semblables daigne jeter sur lui un regard de pitié. J’en ai vu un dans le camp où j’étais; il était absolument nu : il vint demander l’aumône et l’hospitalité; mais loin d’obtenir le moindre rafraîchissement ou même le moindre signe de pitié, on le chassa en le frappant inhumainement, et l’on excita tous les chiens du camp à sa poursuite. Que devint ce malheureux, et sur quoi reposait une telle cruauté? Parce qu’il avait voulu changer d’oppresseur, avait-il pour cela perdu la qualité d’homme? Avec quel plaisir je me serais privé de mon souper pour le lui offrir! mais ses impitoyables compatriotes ne me laissèrent pas cette satisfaction.

 On m’a dit que, dans les temps de disette, les zénagues mangent les sauterelles, après les avoir fait sécher simplement au soleil : mais je crois que c’est un conte que l’on m’a fait pour rabaisser cette race à mes yeux; car, cultivant le mil et nourrissant des troupeaux, ils vivent généralement mieux que les autres tribus, et, en temps de disette, ils doivent moins souffrir que les classes fainéantes. D’ailleurs, dans le cours de mes voyages, quoique j’aie vu des peuplades bien misérables, je n’ai jamais vu nulle part les Maures manger des sauterelles.

 Les haddads (ouvriers en fer) sont de cette classe, et peut-être plus malheureux encore que ceux qui se livrent à la culture et au soin des troupeaux. Ils ne peuvent habiter de camp particulier ; les hassanes les pilleraient; ils sont obligés, pour se soustraire à la rapacité, de se tenir dans les camps des marabouts, et de les faire dépositaires de ce qu’ils possèdent.

 Malgré tous mes efforts, je n’ai rien pu découvrir sur l’origine de cette race, ni savoir comment elle avait été réduite à payer tribut à d’autres Maures : lorsque j’adressais des questions à ce sujet, on me répondait que Dieu le voulait ainsi ; que c’étaient des infidèles qui faisaient rarement le salam. Seraient-ce les restes de tribus vaincues, et comment ne s’en conserverait-il aucune tradition parmi eux? Je ne puis le croire; car les Maures, fiers de leur origine, n’oublient jamais les noms de ceux qui ont illustré leurs familles; et les zénagues, formant da partie majeure de la population, et étant d’ailleurs exercés à la guerre, se soulèveraient sous la conduite d’un descendant de leurs anciens chefs, et secoueraient le joug de la servitude, en exterminant leurs oppresseurs. Ils le pourraient; ils sont assez nombreux.

 La quatrième classe de la population se compose des enfans nés d’un Maure et d’une esclave noire; on les nomme Haratines.

Quoique esclaves par leur naissance, ils ne sont jamais vendus; ils ont des camps particuliers, sont traités à peu près comme les zénagues, et assujettis aux travaux.

 Les Haratines fils de hassanes sont guerriers; ceux qui sont fils de marabouts reçoivent de l’instruction, et embrassent la profession de leur père. Fiers du privilège attaché à leur naissance, ils sont peu soumis à leurs maîtres ; ce n’est que par la force que ceux-ci peuvent les contraindre à leur payer la rétribution qui leur est due. Ils ne possèdent que peu de bestiaux; car, dans la crainte qu’ils s’affranchissent s’ils devenaient riches, on ne leur permet pas d’augmenter leurs troupeaux. Ce sont eux et les zénagues qui prennent soin des troupeaux de bœufs et de chameaux que les hassanes font garder hors de leur camp.

 Les esclaves forment la cinquième classe, et sont tous nègres. Ils sont chargés de tous les travaux du camp, du soin des troupeaux, de la provision d’eau et de bois, et de la culture des champs. Les femmes pilent le mil, préparent les alimens, servent leurs maîtresses, abreuvent les veaux, vont chercher de feau, et, chez les marabouts, vont à la récolte du haze et de la gomme. En voyage, les esclaves portent sur leur tête ce qui ne peut être chargé sur les bœufs. Ils sont, comme je l’ai déjà dit, mal traités, mal nourris, et fouettés au moindre caprice du maître, sans même avoir commis la plus légère faute. Rarement on les appelle par leur nom, mais par celui d’esclave. En un mot, il n’est sorte de vexations qu’on ne leur fasse endurer.

 Les Maures quittent les bords du fleuve au commencement de la mauvaise saison, c’est-à-dire, au commencement d’août; car, outre que les inondations les incommoderaient beaucoup, ils y seraient exposés à toutes les maladies qu’elles occasionnent, et leurs troupeaux seraient dévorés par les moustiques. Ils vont dans le N. E., sur les confins du grand désert, où ils trouvent des pâturages abondans, un climat sain et exempt des incommodités qu’ils auraient à redouter aux environs des marécages. Ils s’en rapprochent à la retraite des eaux, et y passent tout le temps compris entre les mois de mars et d’août.

 Le costume des Maures consiste, pour les riches, en un drâh, tunique de guinée qui leur descend aux jarrets, et dont les manches, aussi larges que le corps, tombent jusqu’à terre. Une culotte faite de dix coudées de guinée les couvre depuis la ceinture jusqu’aux genoux: une pagne complète le vêtement; ils la mettent par-dessus la tunique, et quelquefois sur leur tête, en turban ; ils portent rarement des sandales. Ceux qui n’ont pas les moyens d’acheter une tunique, portent simplement un coussabe fait de cinq coudées de guinée. On nomme coussabe une pièce d’étoffe de deux aunes de long sur trois quarts au moins de large, pliée en deux, et les laizes cousues ensemble, en laissant par le haut des ouvertures pour passer les bras ; on en fait une autre au milieu de l’étoffe pour passer la tête. C’est une chemise sans col et sans manches.

 Les Maures se rasent toutes les parties poilues du corps, excepté la barbe, qu’ils laissent croître, et pour laquelle ils ont une grande vénération. Une belle barbe est la plus belle parure d’un musulman.

 Les femmes ont pour vêtement une demi-pièce de guinée ( environ sept aunes ), dans laquelle elles s’enveloppent à triple tour. Dans l’un des bouts, avec le tiers environ de l’étoffe, on pratique une sorte de coussabe, ouvert d’un côté, en repliant l’étoffe sur elle-même, et cousant les lisières à deux endroits, de manière à former trois ouvertures, une pour la tête et deux pour les bras. On voit que les ouvertures ne sont pas sur le côté comme aux coussabes des hommes ; mais l’étoffe retombe de chaque côté en se drapant, et ne gêne point les mouvemens : à l’endroit de la couture, sur chaque épaule, se trouve une agrafe d’argent, qui sert à soutenir le second tour de l’étoffe ; le troisième leur passe sur la tête, et leur sert de coiffure. Pendant le deuil, ou en présence des étrangers, des chrétiens surtout, elles se l’entortillent autour de la tête, de manière qu’on ne leur voie que les yeux. Ce vêtement se nomme malafé : jamais elles n’en ont de rechange ; elles le portent deux ou trois mois sans le laver, et sont souvent deux ans sans pouvoir le renouveler.

 Elles ont de beaux cheveux, qu’elles réunissent en tresses sur leur tête, en forme d’ovale ; deux! petites tresses, se joignant au-dessous de chaque oreille, sont garnies de verroteries, et leur tombent de chaque côté de la tête. Quelques-unes placent à côté deux autres tresses plus longues, auxquelles elles suspendent un collier mélangé d’ambre, de corail et de verroteries, qui leur tombe sur la poitrine ; d’autres enfin multiplient les tresses à l’infini, en les garnissant toujours d’ornemens. Celles qui ne suspendent pas leur collier à leurs cheveux, l’attachent aux agrafes de leur vêtement; elles n’ont pas l’habitude de le porter autour du cou. Une bande de guinée, de cinq pieds de long sur cinq à six pouces de large, complète leur coiffure; elles s’en enveloppent la tête à plusieurs tours. Tous les jours elles se graissent les cheveux avec du beurre ; cet usage conserve très-bien les cheveux, mais leur communique une odeur de rance insupportable,

 Les jeunes filles ont une grande boucle en or au bas de chaque oreille, et quatre autres à la partie supérieure, que leur poids force à se renverser. Les femmes de vingt-quatre ans n’en mettent plus qu’une petite en haut.

 Les enfans vont tout nus jusqu’à l’âge de douze ou quatorze ans; on leur rase la tête, en y faisant des dessins, ou laissant des touffes de cheveux ; souvent ils n’ont que la moitié de la tête rasée. A 12 ans, on laisse croître les cheveux des filles, et à 18 on rase totalement la tête des garçons. L’opinion de quelques voyageurs, accréditée au Sénégal par des récits populaires sur la manière de couper les cheveux aux jeunes gens, en leur laissant plusieurs touffes que l’on retranche à mesure qu’ils se distinguent par quelque action d’éclat, est absolument fausse, au moins chez les Braknas.

 J’ai eu plusieurs occasions de me convaincre que ces touffes de cheveux sont de pure fantaisie, et que le nombre dépend de la volonté de celui qui rase ou de celle du jeune homme.

C’est une mode qui varie suivant le goût de chacun ; il est rare de voir deux têtes rasées de la même manière, excepté chez les hommes au-dessus de l’âge de 18 ans, qui se la tondent entièrement.