M. Park, Récit de la guerre du Kâ’arta, 1799

La guerre qui bientôt, après que j’eus quitté le Kaarta, désola ce royaume et répandit la terreur dans tous les Etats voisins commença pour bien peu de chose. Un parti de Maures dérobèrent quelques taureaux dans un village des frontières du Bambara et les vendirent au douty ou chef d’une ville du Kaarta. Les villageois volés réclamèrent leur bétail. On refusa de le leur rendre. Alors ils s’adressèrent à leur roi et se plaignirent du douty recéleur. Mansong, roi de Bambara, qui voyait sans doute avec jalousie la prospérité croissante du Kaarta, se servit du prétexte de l’injustice faite à ses sujets pour déclarer la guerre à ce royaume.

Il envoya d’abord à Daisy, roi du Kaarta, un messager accompagné d’un parti de cavaliers pour le prévenir que dans la saison du sec le roi de Bambara se rendrait à Kemmou (capitale du Kâ’arta) à la tête de 9000 hommes ; qu’en conséquence il le chargeait d’ordonner à ses esclaves de nettoyer les maisons et de préparer tout ce qu’il fallait pour bien recevoir cette visite. Le messager présenta ensuite au roi Daisy une paire de sandales de fer et lui dit que « jusqu’à ce qu’il eût fui assez pour user ces sandales il ne serait pas en sûreté contre les flèches du Bambara ».

Daisy assembla aussitôt les principaux personnages de son royaume et tint conseil avec eux sur les moyens de repousser un ennemi si formidable. Il fit faire à Mansong la réponse que méritait son insolent message. Il chargea ensuite un buschréen de composer en arabe une proclamation qu’on écrivit sur une planchette et qu’on attacha à un arbre dans la place publique. En même temps, on envoya des vieillards de tous côtés pour expliquer au peuple ce que contenait cet écrit. Il invitait tous les amis de Daisy à venir le joindre immédiatement, et il permettait à tous ceux qui n’avaient point d’armes ou que la guerre effrayait de se retirer dans les royaumes voisins ; il les avertissait aussi que, pourvu qu’ils gardassent une stricte neutralité, ils seraient toujours libres de retourner dans leurs premières habitations, mais que s’ils s’armaient contre le Kaarta, ou s’ils favorisaient ses ennemis, alors ils auraient « brisé la clef de leurs chaumières et fermé leurs portes pour jamais ».

Cette proclamation fut généralement applaudie, mais beaucoup d’habitants du Kaarta, et surtout les puissantes tribus de Jower et de Kakarou, profitant de la permission de ne pas combattre, se réfugièrent dans les royaumes de Ludamar et de Kasson. Cette émigration fut cause que l’armée de Daisy ne se trouva pas aussi considérable qu’on aurait dû s’y attendre. Lors de mon passage à Kemmou, j’appris que le nombre des combattants effectifs ne s’élevait pas à plus de quatre mille hommes, mais ils étaient tous remplis de hardiesse et de fermeté, et on pouvait compter sur eux.

Quatre jours après mon arrivée à Jarra [2], Mansong s’avança vers Kemmou avec toute son armée. Daisy, ne voulant point hasarder une bataille, se retira d’abord à Joko, ville située au nord-est de Kemmou. Il y demeura trois jours, et ensuite il alla se renfermer dans la forte place de Gédingouma, située dans les montagnes et entourée d’une haute muraille de pierre.

Quand Daisy quitta Joko, ses fils refusèrent de le suivre, alléguant pour raison que « les chanteurs (griots) publieraient leur honte, s’ils apprenaient que Daisy et ses enfants s’étaient enfuis de Joko sans oser tirer un coup de fusil ».

Ils restèrent donc pour défendre Joko. Un détachement de cavalerie y resta aussi. Mais après plusieurs escarmouches ils furent totalement défaits, et l’un des jeunes princes tomba entre les mains des Bambaras. Le reste s’enfuit à Gédingouma que Daisy avait bien approvisionné et où il était déterminé à se défendre jusqu’à la dernière extrémité.

Mansong, voyant que Daisy avait résolu d’éviter une bataille rangée, plaça un corps considérable de troupes à Joko, pour observer tous les mouvements de son ennemi. Partageant ensuite le reste de ses soldats en petits détachements, il leur ordonna de parcourir le pays et de s’emparer des habitants avant qu’ils eussent le temps de s’enfuir. Cet ordre fut exécuté avec tant de promptitude et de barbarie qu’en peu de jours tout le royaume de Kaarta n’offrit que des scènes de désolation. Les habitants des villes et des villages furent, pour la plupart, surpris dans la nuit et devinrent aisément la proie du vainqueur. Ils virent en même temps livrer aux flammes leur blé et tout ce qui aurait pu servir aux troupes de Daisy.

Pendant ce temps-là, Daisy s’occupait à fortifier Gédingouma. Cette ville est bâtie dans un étroit défilé formé par deux hautes montagnes. Elle n’a que deux portes, l’une vers le Kaarta, l’autre vers le Jaffnou. La première était défendue par Daisy lui-même ; et les fils de ce prince furent chargés de garder la seconde. L’armée du Bambara s’approcha de la ville et fit divers efforts pour l’emporter d’assaut, mais elle fut toujours repoussée avec beaucoup de perte.

Mansong, trouvant Daisy plus redoutable qu’il ne s’y était attendu, résolut de lui ôter les moyens de renouveler ses provisions, afin de le réduire par famine. En conséquence, il envoya dans le Bambara tous les prisonniers qu’il avait faits, et il resta deux mois autour de Gédingouma sans tenter rien de décisif. Etant alors harcelé par les assiégés qui faisaient de fréquentes sorties, et voyant ses provisions presque épuisées, il fit demander à Ali, roi de Ludamar, deux cents cavaliers pour l’aider à attaquer la porte septentrionale de Gédingouma et se rendre maître de la place.

Quoique, dès le commencement de la guerre, Ali eût promis à Mansong de lui fournir des secours, ce Maure refusa de tenir sa parole. Mansong en fut si indigné qu’il marcha aussitôt, avec une partie de son armée, droit à Freningkedy, dans le dessein de surprendre le camp de Benowm. Les Maures, avertis de son approche, se retirèrent du côté du nord, et Mansong, voyant son projet échoué, s’en retourna à Sego (Ségou, capitale du Bambara).

Ces événements se passèrent tandis que j’étais retenu captif dans le camp d’Ali, comme on le verra par la suite.

Le roi de Kaarta étant délivré de son plus redoutable ennemi, il y avait lieu d’espérer que la paix serait rendue à ses Etats, mais un incident extraordinaire les mit soudain en guerre avec le Kasson. Tandis que les Bambaras étaient encore dans le Kaarta, le roi de Kasson mourut. Ses deux fils se disputèrent son trône, qui resta au plus jeune, Sambo Sego. L’aîné, forcé de quitter son pays, se réfugia à Gédingouma, où les gens de Sambo Sego se hâtèrent de venir demander qu’on le leur livrât. Daisy, qui avait toujours vécu en bonne intelligence avec les deux frères, refusa de rendre celui à qui il donnait asile ; mais en même temps il déclara qu’il ne soutiendrait point ses prétentions, et qu’il ne se mêlerait en aucune manière de sa querelle.

Sambo Sego, animé par ses succès et enorgueilli de se voir élevé au rang de souverain du Kasson, fut irrité des refus de Daisy, et se joignit à quelques traîtres qui s’étaient révoltés contre ce prince pour faire une invasion dans le Kaarta. Daisy, qui était loin de s’attendre à de pareilles hostilités, avait envoyé des gens semer des grains dans les environs de Joko et rassembler le bétail qui errait dans les bois, afin d’avoir de quoi nourrir son armée. Tous ces gens tombèrent entre les mains de Sambo Sego, qui les emmena à Kouniakary, et de là les envoya en caravanes, pour être vendus dans les comptoirs que les Français ont au Fort-Louis, sur les bords du Sénégal.

Daisy ne tarda pas à se venger. Manquant de subsistance, il crut que la conduite de son agresseur lui donnait suffisamment le droit de s’en procurer par le pillage d’une partie du Kasson. Il se mit donc à la tête de huit cents de ses meilleurs soldats et, pénétrant secrètement à travers les bois, il fondit pendant la nuit sur trois grands villages peu éloignés de Kouniakary. Plusieurs de ses sujets rebelles qui avaient été de l’expédition de Sambo résidaient dans ces villages. Daisy les fit massacrer, ainsi que tous ceux des habitants qui étaient en état de porter les armes.

Après cette expédition, Daisy se flatta d’obtenir la paix. Beaucoup de ses sujets émigrés rentrèrent dans leur patrie et s’occupèrent à réparer les villes que la guerre avait désolées. La saison des pluies approchait, tout enfin contribuait à ranimer ses espérances, quand une nouvelle agression vint tout à coup les suspendre.

Les Jowers, les Kakarous, et quelques autres habitants du Kaarta, qui, non contents d’abandonner leur pays dès le commencement de la guerre, avaient montré une grande partialité pour Mansong et pour son armée, furent honteux de leur conduite et, n’ayant pas le courage de demander leur pardon à leur roi, ils eurent celui de lui déclarer la guerre. Déjà très puissants par eux-mêmes, ils engagèrent les Maures à les soutenir dans leur rébellion. Ils mirent sur pied une nombreuse armée, ils pillèrent un grand village du Kaarta, et en emmenèrent beaucoup de prisonniers.

Daisy se prépara aussitôt à punir les coupables. Mais les Jowers et presque tous les Nègres qui habitaient parmi les Maures du Ladamar abandonnèrent leurs villes et s’enfuirent vers l’Est. D’ailleurs, la saison des pluies mit un terme à la guerre du Kaarta, guerre qui enrichit un très petit nombre d’hommes et fit plusieurs milliers de malheureux.

Telle était la situation des nations voisines de Jarra, peu de temps après que j’y fus arrivé. Je vais à présent donner la description de cette ville, et retracer les événements qui me concernent, en suivant l’ordre des dates.