Rapport Parlementaire et Poujoulat, sur l’Emir Bechir du Liban, 1862

Emir Béchir de la montagne
Nous nous sommes proposé de reparler de l’émir Béchir. C’est là de l’histoire rétrospective, mais qui pourtant ne manque point d’intérèt.
Les dissensions de parti, les haines de religion qui ont soulevé l’un contre l’autre deux peuples qui avaient vécu en paix durant plusieurs siècles, datent, en effet, de l’époque où l’émir Béchir exerçait le gouvernement de la Montagne.

Sa cruauté, était impitoyable. En 1807, il fit crever les yeux aux deux émirs Qaçim et Sa‘ad-Ad-Din, enfants de Yûsuf qui s’étaient déclarés ses compétiteurs au pouvoir ; il fit décapiter le précepteur
de ces jeunes princes, il se débarrassa par la mort ou par l’exil de la moitié de la population druze. De 1807 à 1819, la Montagne jouit d’une sorte de paix. Triste paix qui rappelle ces belles paroles de Tacite : Solitudinem faciunt et pacem appellant.
[…]
Il est impossible de ne pas reconnaître dans l’émir Béchir un homme d’une singulière habileté et d’une grande énergie de caractère, doué du génie de l’intrigue et sachant poursuivre un but avec une opiniâtreté qui défie les obstacles ; mais rien ne saurait excuser ses actes d’atroce cruauté et d’effroyable vengeance, ni son horrible tyrannie, qui fil asseoir la misère à tous les foyers. II traita le Liban comme Méhemet-Ali l’Egypte; l’émir de la Montagne semble avoir pris pour modèle le pacha des bords du Nil, son vieil ami. L’émir Béchir est mort chrétien, niais l’était-il vraiment? voici ce que rapporte M. B. Poujoulat:

«… Il est dans la politique de l’émir Béchir d’être chrétien avec les chrétiens, musulman avec les musulmans et Druze avec les Druzes. Il a fait bâtir dans son château des églises pour mieux dérouter les bons montagnards. Les diverses opinions répandues dans le Liban sur la croyance religieuse de l’émir Béchir donnent lieu quelquefois à des disputes assez plaisantes. Entre autres anecdotes qu’on m’a racontées à ce sujet, en voici une dont un Français, établi en Syrie depuis longtemps, m’a garanti l’authenticité.

«L’an dernier, un Maronite et un musulman partirent ensemble de leur village pour aller porter à l’émir Béchir leur récolte d’olives. Chemin faisant, ils s’entretenaient de l’énormité des impôts qui pèsent sur eux. Le Maronite et le musulman étaient jusque-là parfaitement d’accord, mais leur avis fut bien différent lorsqu’ils abordèrent le chapitre de la religion de l’émir.

« – Quoique le prince soit chrétien, dit le Maronite, il ne traite pas mieux les enfants de l’Évangile que les sectateurs de Mahomet.
-Dans quels pays de la terre as-tu pu voir, répondit le mahométan avec un air superbe, un Gawr chef des musulmans? Tant que le soleil brillera au ciel, que la mer ne sera pas desséchée et que la chaîne du Liban ne changera pas de place, on ne pourra voir une chose semblable : l’émir Béchir est musulman! Personne n’observe le jeûne du ramadhan avec plus de dévotion que le prince de la Montagne. Ne lui as-tu pas entendu prononcer souvent ces divines paroles, qui renferment le dogme fondamental de notre foi : Lâ Ilah illâ allah Muhammad rasûl Allah!
-Tu mens ! dit le Maronite indigné; l’émir Béchir est chrétien ! il appartient, comme tous les Maronites, à la sainte Église catholique, apostolique et romaine. J’ai vu le prince assistant, dans la chapelle de son palais, au divin sacrifice de la messe.
Le musulman, offensé, donna un grand coup de bâton sur la têle du Maronite ; celui-ci prit son adversaire par la gorge et l’aurait tué sans un Druze qui arriva vers eux au moment du combat. Il les sépara.

-Quel est le sujet de votre querelle? demanda le Druze ; on le lui dit
-Vous êtes fous tous les deux, répliqua le Druze avec un sourire de pitié : l’émir Béchir n’a pas d’autre religion que celle des Druzes ; on ne trouverait pas dans tout le Liban, ni chez nos frères du Hawran, un ‘uqqâl plus instruit que le prince de la Montagne dans la connaissance des mystères de notre culte.

Les trois montagnards convinrent d’aller demander au premier secrétaire de l’émir quelle était la véritable religion de celui-ci. Lorsque le premier secrétaire eut entendu les trois montagnards, il ordonna à son cavass de les saisir et de leur administrer à chacun d’eux deux cents coups de bâton sur la plante des pieds. Le musulman, le Maronite et le Druze furent prévenus ensuite qu’on les pendrait à la porte de leur cabane, s’ils se permettaient encore une fois de parler de la religion du prince de la Montagne.