La Syrie sous Muhammad Ali, Rapport, v. 1845

PASHALIK DE HALEP :

La capitale de ce pashalik était Alep, l’ancienne Halubosi ou Béroè, ville considérable autrefois par son immense commerce d’entrepôt avec l’Inde et la Perse. Alep fut à moitié détruite par le tremblement de terre de 1822. La citadelle, assise au sommet d’une colline aiguë, était un monument curieux de l’époque et devint, sons les Sarrasins, une forteresse importante.

Les autres villes remarquables de ce gouvernement sont Antioche, Lattaquié et Séleucie.

[…]Al-Ladhaqié, autrefois Laodikée, fondée par Seleukos Nicator, en l’honneur de sa mère Laodikée, jadis très-importante, mais assez pauvre aujourd’hui, s’élève à un quart de lieue de la mer, et fait quelque commerce, principalement en soie et en tabac.

La plus grande partie des vastes plaines qui environnent Alep sont aujourd’hui incultes et stériles; cependant elles étaient cultivées jadis : il est facile de distinguer les vestiges d’un grand nombre de canaux d’irrigation ou de transport. L’émir Arghûn avait réuni, par un canal de communication actuellement obstrué, le Su’îq au Sajûr, qui se jette dans l’Euphrate.

Le colonel anglais Chesney, chargé, par la compagnie des Indes, de l’expérience de la navigation à vapeur sur l’Euphrate, a reconnu, près d’Alep, l’ancien canal de jonction de l’Oronte à l’Euphrate, qu’on pourrait aisément déblayer; mais, par l’incurie des gouvernements ottomans, les canaux se comblent, les villages se dépeuplent, et de vastes plaines, si fertiles jadis, sont successivement enlevées à la culture. Ce n’est que par une administration vigoureuse et des soins incessants que, dans les climats de l’Orient, l’on peut s’opposer aux empiétements du désert : là, comme en Égypte , l’eau et le désert sont en lutte continuelle; tout ce que l’homme abandonne est aussitôt envahi par les sables et frappé de stérilité.

Kurdes, Turkmen et arabes :

Un grand nombre de peuplades différentes habitent ce pashalik : depuis Payas (Issos) jusqu’à l’Euphrate , on compte les tribus kurdes des Bek-deshi, au-dessus d’Issus, les Mousa-beyli , les Beziki, les Kizik et les Barak près de l’Euphrate. Le corps de nation de ces tribus habite le Kurdistan et les montagnes voisines des lacs de Van et d’Urmia; mais les hordes désignées plus haut sont venues dresser leurs tentes au fond des vallées en deçà de l’Euphrate, où leurs immenses troupeaux trouvent d’abondants pâturages. Ces peuples s’adonnent aux brigandages ; cependant ils exercent, dans leurs chétives demeures, l’hospitalité la plus généreuse : ils professent le mahométisme légèrement altéré.

D’autres hordes de Turkmènes, telles que les Riçan-li, etc., fréquentent les environs d’Antioche, et campent avec leurs troupeaux sur les rives marécageuses du lac Buhayr. Les Turkmènes, quoique essentiellement pasteurs, sont guerriers et puissants.

De nombreuses tribus d’Arabes poussent leurs incursions jusque sur les murs d’Alep, dans les vastes plaines situées entre l’Euphrate et Maharra. Ces Arabes possèdent la race, si estimée en Syrie, des chevaux kehels ; ils conduisent d’innombrables troupeaux de juments, de poulains et de chameaux. Les plus puissantes de ces tribus sont celles des ‘Aniza, des Mawâlî et des Ikaydât.

PASHALIK de TRIPOLI :

Les points principaux de ce pashalik sont Tortose, l’ancienne Orchosias ou Antaradus, placée presque vis-à-vis la petite île de Rwâd ou Aradus, et Gabala.

Ile de Rwâd. Cette île était renommée anciennement à cause de ses hardis navigateurs. Les navires de l’opulente Tyr étaient dirigés par des habitants d’Aradus et de Sidon (1). On construit encore aujourd’hui dans cette île la majeure partie des bricks arabes marchands. La ville d’Aradus, qui occupait toute l’île, fut bâtie 750 avant J. C., d’après la mythologie. C’est sur un rocher voisin de cette île qu’Andromède fut exposé au monstre marin; d’autres prétendent que ce fut près de Jaffa. La tradition semble n’en être pas effacée, car les gens du pays montrent encore le rocher du Serpent, Hajar-al-Haya. Ils prétendent aussi qu’à une profondeur considérable entre l’île et le rivage il existe une abondante source d’eau douce, que l’on était parvenu à conduire jusqu’à Tortose, au moyen de tuyaux en cuir.

Jabala ou Jubayl est une ville où reposent les ruines d’un théâtre ancien e( d’un château fort, d’une telle hauteur, selon les Turcs, qu’un cavalier, au soleil levant, pouvait marcher une heure dans son ombre. Sultan-Ibrahim y a élevé une grande mosquée et un hôpital. Son corps est enseveli dans la mosquée.

PASHALIK de AKKA : […]

PASHALIK de SHAM :

[…] Si vous demandez à quelques savants chrétiens du pays la cause de cette mystérieuse protection, ils vous répondront, dans leur foi naïve et ardente, que le sang du premier juste égorgé par son frère a arrosé cette terre et crie sans cesse à la vengeance divine merci et miséricorde pour la ville qui s’est élevée sur le théâtre du premier fratricide. Sur la montagne de Salahiya, ramification de l’anti-Liban, qui surplombe Damas au nord-ouest, on montre encore au chrétien et au musulman un petit monument carré, appelé el Nebi-Abel, rebâti bien des fois, assure la tradition, mais (ou jours à l’endroit même ou Caïn égorgea son frère Abel. On prétend que le nom de la ville ( Damasck] perpétue aussi le souvenir du crime dans son étymologie, que quelques-uns font dériver de dam (en arabe et en syriaque, sang’} , et de sakh (juste, innocent’), sang du juste.

D’après l’historien Josèphe (Antiqu.), elle a été fondée par Hus b Aram b. b. Nûah; d’autres, au contraire, assurent que ce fut Damascus, fils de Mercure et Acimède. Quelles que soient ces opinions, qui attestent du moins une origine des plus ancienne. […]

Rien e peut donner une idée de la vue saisissante qu’offre tout d’un coup Damas , la ville enchantée , lorsque le voyageur est arrivé sur la dernière sommité del’anti-Liban. Il découvre, dans une vaste plaine, au milieu d’une forêt d’orangers, de limoniers, la belle cité, élevant gracieusement ses innombrables minarets, ses croissants de cuivre et ses dômes de mosquées, qui étincellent de mille feux: la rivière Barradî l’entoure de ses sept branches sinueuses, qui se divisent ensuite en mille petits ruisseaux, pour aller entretenir la verdure des jardins et former, dans toutes les demeures, des bassins et des fontaines qui y répandent la fraîcheur. L’entrée de la ville est cependant triste et monotone, à cause des maisons de boue, semblables à des masures et à des ruines à peine éclairées par de rares fenêtres; mais il est prudent de cacher sa richesse en Orient, et le dehors de ces maisons contraste d’une manière piquante avec un. intérieur éblouissant de luxe et de bien-être. Partout on remarque de gracieuses arabesques, d’élégantes arcades, de riches tapis, des jets d’eau et des cascades. La rivière, qui embellit la ville et roule mollement ses eaux sous les épais ombrages des jardins, était appelée par les anciens du doux nom de Chrysorrhoas, ou rivière au murmure d’or. Les sept branches sont le Jazziya, Tura, Banias, Barada, Qanawat, Aqrabani et Darari, dont plusieurs donnent leur nom à différents quartiers de la ville.

Les bazars présentent un aspect féerique par l’étrange bigarrure des costumes de la foule immense qui se presse auprès de petites boutiques où sont entassés sans ordre les plus riches produits des Indes, et les marchandises les plus précieuses de l’Europe et de l’Asie.

[…]

Les chrétiens ont religieusement conservé la tradition de l’endroit où saint Paul fut baptisé par Ananias; ils montrent la vieille maison du rempart d’où l’apôtre fut descendu plus tard par une fenêtre dans une corbeille d’osier (in sportâ], pour échapper à ses ennemis.

La population de Damas ne dépasse pas 100,000 habitants; mais l’immense quantité d’étrangers qui encombrent continuellement les bazars de la ville a fait supposer à plusieurs voyageurs un nombre d’habitants plus que double.

Damas est une cité sainte aux yeux des musulmans, qui l’appellent la porte de la Mecque, parce que cette ville sert de point de ralliement aux nombreux pèlerins ou itadjis, qui s’y organisent en caravanes pour traverser le désert. Un des titres les plus pompeux du sultan est celui de Seigneur et Maître de Damas, odeur du Paradis. Les habitants de Damas sont- fiers, orgueilleux de leur ville, mais aussi turbulents et fanatiques. Un proverbe ou jeu de mots, bien vulgaire en Syrie, caractérise ainsi ses habitants et ceux d’Alep : […?]heleby, Shami Shûmi  : les petits-maîtres Alepins, les perfides Damasquins’. Pour peu qu’on ait habité quelque temps la Syrie, l’on reconnaît bientôt la vérité de ce jugement.

Les autres principales villes du nord de ce pashalik sont Famiyâ, Homç et Hama, villes d’une antiquité reculée et assez peuplées aujourd’hui, quoique bien déchues de ce qu’elles étaient autrefois.

Hamah est une des villes les plus agréables de la Syrie, et la retraite ordinaire des Turcs riches et puissants. L’Oronte coule dans ses murs, et des roues hydrauliques d’un diamètre prodigieux servent à élever l’eau de ce fleuve, en cascades , jets d’eau et fontaines, dans tous les étages des maisons de la ville.

Himç, l’ancienne Emèse, n’est qu’à neuf lieues de Hama. A moitié chemin de ces deux villes, on traverse l’Oronle sur un beau pont en pierre, au village de Russan (1).

Famiyâ ou Apamée, bâtie par Séleukos Nikator, en l’honneur de sa femme, dans une délicieuse position, à la sortie de l’Oronte du lac Buhayre, n’est plus qu’une petite ville à demi ruinée.

Toute la partie sud de ce pashalik comprend les montagnes de Naplouse et une grande partie des villes de la Judée ou Palestine, dont il sera parlé plus haut. Jérusalem et Jaffa n’appartiennent cependant point au pashalik de Damas ; elles étaient soumises à un gouverneur particulier, qui n’était, pour ainsi dire, qu’un percepteur du sérail, le revenu de ces villes ayant été cédé aux sultanes du vieux sérail de Constantinople.

SYRIENS :

Les Syriens, en général, sont braves, courageux , mais irascibles, et impatients au plus haut degré de toute domination, quelle qu’elle soit ; le plus léger motif, la moindre insulte leur met les armes à la main.

Cet instinct belliqueux dégénère souvent en rixes féroces et sanguinaires. Les montagnes de Naplouse offrent les plus fréquents exemples de ces combats entre les habitants d’un même village, ou entre ceux-ci et les villages voisins.

Avant l’invasion de la Syrie par Ibrahim Pasha, le gouvernement de cette partie de l’empire ottoman donnait beaucoup de peine au Diwân : on ne pouvait le concentrer dans une seule main ; c’eût été confier trop de pouvoir et d’autorité à un seul homme, et lui laisser ainsi des moyens redoutables de révolte. Malgré la division de la Syrie en 4 pashaliks, chaque pasha n’avait déjà que trop de disposition à la rébellion , et bien souvent le sultan n’était que souverain titulaire, lorsqu’un gouverneur ou pasha avait réussi à ordres de Constantinople. Ce fut ce qui arriva sous le gouvernement de ‘Abdallah-Pasha et de plusieurs autres encore. Cependant, à quelques exceptions près, les pashas gouverneurs en Syrie avaient rarement des moyens et des forces suffisants pour étouffer une révolte sérieuse dans leur gouvernement; ils étaient, chose étrange, toujours plus forts pour résister au sultan, leur souverain, que pour réprimer les insurrections, qui, il faut le dire, étaient quelquefois causées par leurs exactions.

Bien souvent des pashas ont été forcés de composer avec les rebelles; plusieurs même ont été déposés, d’autres brûlés (1) ou cruellement mis à mort: aussi, pour leur sûreté personnelle et pour prévenir toute tentative de révolte, ils avaient adopté un système de terreur permanente. Le sang coulait au moindre soupçon; les supplices les plus affreux avaient été mis en usage : on pendait, on empalait, on jetait sur les crocs en fer et on tenaillait les coupables. Par là, les pashas réussissaient souvent à éteindre, dans le principe, des conspirations dont ils seraient, sans cela, devenus les premières victimes. Il est malheureusement trop vrai qu’il n’y a que le système de la terreur et, de la force qui puisse agir efficacement sur les populations syriennes […]

La diversité de races et de cultes favorisait extrêmement son caractère; car, d’après le système généralement suivi par les Osmanli, il cherchait toujours à fomenter la discorde entre les populations pour les empêcher de se réunir et de pouvoir se révolter avec quelques chances de succès. C’était donc en attisant les haines, jusqu’aux hostilités près, en opposant les sectes les unes aux autres, sous le masque habile d’une tolérance entière, que les Égyptiens soutenaient leur puissance en Syrie et y traitaient les Syriens en maîtres.

[…]Aucun peuple peut-être n’est aussi facile à influencer que le Syrien. Dans chaque secte ou dans chaque petit corps de cette nation, il existe quelques familles anciennes, espèce d’aristocratie ou de noblesse, que toutes les autres entourent d’une vénération profonde et d’un entier dévouement. Ibrahim avait tiré le plus grand parti de ces dispositions; il s’efforça de s’attacher ces familles par tous les moyens possibles, en comblant leurs membreé de profits et d’honneurs; mais aussi il ne négligea point de jeter des rivalités entre elles quand il le fallait : il avait eu soin, surtout, de profiter de l’enthousiasme qui éclata lors de sa conquête du pays, pour écraser sans bruit et avec beaucoup de politique celles de ces familles qui étaient mal disposées à son égard.

ADMINISTRATION DE MOHAMMED ALI

On conçoit donc qu’un mode gouvernemental de cette espèce, systématiquement suivi à l’égard de races, de sectes ennemies et de croyances différentes, prévienne facilement des révoltes générales. Aussi, chaque fois qu’une population s’insurgeait, les autres, quoique ayant peut-être les mêmes motifs d’y prendre part, attendaient avec impatience l’issue de l’événement, et y trouvaient toujours une compensation et un sujet de satisfaction.

Les Égyptiens parvenaient sans doute à étouffer la révolte, car ils employaient des mesures énergiques; mais éprouvaient-ils quelques pertes, tout le peuple s’en réjouissait comme d’un succès : lorsque, au contraire, les troupes d’Ibrahim-Pasha écrasaient les insurgés, c’était une grande satisfaction pour les autres sectes de voir une religion rivale humiliée. On remarquera que ce sont tantôt les Druzes, tantôt les Chiites, les Maronites ou les Ansaris, qui se révoltent, mais toujours isolément. A la volonté absolue des anciens pasha-gouverneurs, Muhammad-‘Alî, le premier et le seul peut-être de sa race, avait eu l’idée féconde et généreuse de substituer, dans ses États, une administration sage, des pouvoirs judiciaires régulièrement organisés, et un mode de gouvernement nouveau basé sur des lois justes et appropriées aux besoins du pays.

[…]

Ibrahim-Pasha s’occupait de l’administration civile, quand il le jugeait à propos et à son avantage : lorsqu’il ne lui convenait pas de rendre une justice qui pouvait lui devenir onéreuse, il n’était que généralissime ou Seraskier.Le gouverneur de la Syrie, Sharîf-Pasha, résidait à Damas, sous le titre pompeux d’Iqumdar Arabistan (gouverneur général d’Arabie), et avec les pouvoirs les plus étendus ; il avait sous son commandement toute la Syrie, depuis les frontières d’Égypte jusqu’à celles des pashaliks d’Alep et de laCilicie. Son autorité était en quelque sorte en dehors des attributions d’Ibrahim

[…]

Chaque ville de la Syrie avait un gouverneur ou mutsellim, recevant les ordres du gouverneur général. Ce mutsellim empiétait continuellement sur les attributions du qadi; car il rendait souvent la justice et remplissait la plus grande partie des fonctions des anciens juges de paix en Europe. Le mutsellim était spécialement chargé de la surveillance, de l’administration de la ville et de presque tous les détails , qui sont du ressort des conseils municipaux en France; il avait sous ses ordres un secrétaire du gouvernement, appelé al-mubashir, qui cumulait en même temps les fonctions de Saraj (caissier ou receveur). Le mubashir était chargé, sous sa responsabilité personnelle, des comptes d’administration de la ville et de la recette des contributions directes et territoriales, soit du jarda et du miri.Ces employés, qui, en Syrie, répondaient aux mallems, coptes d’Égypte, étaient ordinairement choisis dans la classe des chrétiens rayas, parce qu’il est plus facile de trouver parmi ceux-ci les connaissances de comptabilité que l’on exige : ils étaient, du reste, placés sans garantie ni cautions, et recevaient un minime traitement, suffisant à peine à leur entretien; mais, en revanche, ils connaissaient mille moyens d’augmenter leurs appointements , soit par des transactions sans exemple en Europe, soit en rognant les pièces d’or et d’argent, ou en les faisant ronger dans des acides mêlés d’eau. Tant qu’il n’y avait pas de plainte formulée, ils continuaient ce genre d’industrie; mais s’il y avait plainte, ce qui arrivait souvent, alors le mubashir accusé payait de sa vie ou par des centaines de coups de bâton l’infidélité de sa gestion au contrôleur en chef, le cruel Munib, divan-effendi d’Ibrahim-Pasha, c’est-à-dire le président de son conseil de contrôle et gestion pour les contributions directes et le miri.

Toute ville de plus de 2,000 âmes avait, en outre, un divan communal, espèce de conseil municipal, dont le président était choisi parmi les habitants et ne relevait point du mutsellim ou gouverneur de l’endroit […] depuis la conquête de la Syrie par Ibrahim-Pasha. Ce conseil devait être composé des négociants et gens notables de chaque ville, au nombre de 13, 17 ou 21, selon son importance, et sans égard à la religion, car les deux religions chrétienne et musulmane devaient y être représentées.