Chevalier d’Arvieux, Pélerinage, Jourdain et Mer Morte, 1660 :

Le Jourdain vient de deux sources qui sont au pied du Mont Liban , près de la Ville de Césarée de Philippe ; l’une s’appelle Jor & l’autre Dan, unies, elles font la riviere dont il est question, & les noms assemblez font celui de Jordan, dont on a fait Jourdain. Il passe par le lac de Genesatath ou mer Tiberiade , qu’il traverse, à ce qu’on prétend, sans mêler ses eaux avec celles du lac, & delà il se perd dans la mer Morte. Il est aussi large en plusieurs endroits que la moitié, ou les trois quarts de la Seine devant le Louvre à Paris, il est bordé d’arbres qui en rendent le cours fort agréable, il est assez rapide ; mais ses eaux font bourbeuses , parce que son lit est de terre grasse. Elles ne laissent pas d’être bonnes , & l’on prétend qu’elles sont incorruptibles, ou du moins qu’elles se conservent beaucoup d’années. Plusîeurs de nos Pélerins ne manquèrent pas après en avoir bû copieusement et s’y être baignez, d’en remplir plusieurs bouteilles pour rapporter en leur Païs , & faire par eux-mêmes l’experience que je viens de rapporter. Ceux de nos Pelerins qui étoient des Pais-Bas et d’Allemagne , ne se chargerent point de cete marchandée, disant qu’ils avoient assez d’eau dans la Meuse & dans le Danube sans en apporter chez-eux ; mais que si c’étoit du vin ils s’en chargeroient avec plaisir.

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Le Jourdain est extrêmement poissonneux ; & comment ne le seroit-il pas ? Personne ne se donne la peine d’y pêcher. Ce que les poissons ont à observer aussi bien que les arbres qui sont sur les bords , c’est de ne se pas laisser entraîner dans la mer Morte , parce que les premiers y meurent aussitôt ,et les autres y deviennent legers comme du liege.

j Dès que nous fûmes arrivez au Jourdain, nos Religieux se pressèrent de dresser un Autel double qu’ils avoient apporté, y dirent la Messe deux à la fois, & nous fîmes tous ou presque tous nos dévotions, pendant que quelques Chrétiens du Pais que nous avions menez avec nous pour nous servir , se jetterent dans l’eau , s’y baignerent et y nageoient par dévotion comme des poissons. D’autres à l’imitation de Notre-Seigneur s’y baptisoient, en se jettant de l’eau fur la tête, & d’autres faisoient provision de bâtons pour eux & pour leurs amis.

Après que les dévotions furent achevées, nous dînâmes , & puis ayant reIuis nos montures , nous allâmes voir a mer Morte , qui n’étoit qu’à une lieue de l’endroit où nous avions dîné.

De la mer la mer Morte ou lac Asphalt  sont environ 36 lieues de longueur, & 10 de large dans son milieu. Elle a la figure d’un ovale bordé de hautes montagnes, excepté vers le Nord qu’elle a une plaine. Ses eaux sont claires, mais si salées & si mordicantes , qu’à peine les peut-on souffrir sur les lèvres , sans y sentir de la douleur, & avoir ensuite des enlevûres. Elles piquent quent plus quelle salpêtre, & ont un peu d’amertume. Ces eaux étoient fort retirées quand nous y arrivâmes. Je ne prétens pas inferer delà, que cette mer ait flux & reflux, comme l’Ocean & la Mediterranée ; mais je n’ai pas demeuré assez long-tems sur les lieux pour arriver à la connoissance de ce phénomene.

Je priai nos Arabes d’entrer dans l’eau avec leurs chevaux , et d’en sonder la profondeur avec leurs lances. Ils le firent avec plaisir,& marcherent devant nous , pour nous conduire à un grand monceau de ruines qui paroissoit élevé de 3 pieds au-dessus de la surface de l’eau du Lac. Nous les suivîmes ; Souriques avoient de l’eau jusqu’aux angles. Nous y arrivâmes , nous y mîmes pied à terre , et pendant que nos Arabes gardoient nos montures, nous fîmes le tour de cette place , qui avoit plus de 200 pas de circonference, Toutes les pierres qui la composoient étoient brûlées comme des pierres de ponce , legeres & friables. Je remarquai comme une disposition de colonnes qui étoient enfoncées perpendiculairement, & qui paroissoient avoir soutenu la coupole d’un temple,qui étoit enfoncé […].

Les gens du pais appellent ce Lac la Mer de Loth. Un Arabe avec qui je m’entretenois offrit de me conduire à 2 lieuës de là , & de me faire voir fur le bord de la mer un pillier de sel miraculeux , que le bétail diminue beaucoup pendant le jour à force de le lécher , & qui croît de nouveau pendant la nuit, en sorte qu’on le trouve le lendemain matin au même état.

Les Arabes qui nous écoutoient, qui étoient du pais, m’assurerent que c’étoit une verité constante , et ajouterent qu’ils savaient par tradition de pere en fils que c’étoit un homme que Dieu avoit changé en pillier de sel à cause de son infidelité , afin qu’il fût dévoré des bêtes peu à peu ; & qu’il le remettoit toujours au même état, afin qu’il servît d’exemple â la posterité. Cela s’accorde assez bien à ce que l’Ecriture dit de la femme de Loth , qui fut changée en une statue de sel.

La longueur du Lac est du Nord au Sud. Lorsque ses eaux sont agitées par de grands vents, elles jettent sur le rivage du bitume,que les Arabes amassent, qu’ils vont vendre à Jerusalem , aussi-bien que le sel blanc Se luisant comme du cristal , qu’ils recueillent fur les rochers.

Ce bitume est une matiere solide, noire & cassante, qui ressemble à la poix noire. Il est plein de souffre , s’enflamme aisément , & rend une odeur puante & fort désagréable. On croit qu’il est produit par la terre qui est au fond du Lac, d’où il se détache comme une poix liquide, qui s’éleve à la surface de l’eau, s’y soûtient & se condense par la chaleur du Soleil, par les sels qui s’y incorporent,après quoi les vents le jettent sur le rivage. Les Arabes s’en servent pour goudronner leurs vaisseaux & leurs bateaux. On dit qu’il s’en consumoît beaucoup pour embaumer les cadavres ; mais il y a longtems que la mode en est passée. Il est certain qu’il résiste à la pourriture & aux vers. On s’en sert aussi en Medecine.