Thucydide, IV, 58-65 : 415 : Conseil Général des greco-siciliens, v. 410 av. n-è

Le même été, en Sicile, un armistice intervint entre les habitants de Kamarina et ceux de Géla. Puis toutes les autres villes grecques de Sicile envoyèrent des députés qui se réunirent à Géla et entamèrent des pourparlers en vue d’une conférence de réconciliation. Maintes opinions furent exprimées de part et d’autre ; on ne parvenait pas à se mettre d’accord ; on réclamait dans la mesure où on se croyait lésé. Enfin le Syracusain Hermokratès, fils d’Hermôn, parlant dans l’intérêt général, contribua particulièrement à rallier les suffrages.

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Ce n’est pas en qualité de citoyen d’une des villes les moins importantes ou les plus éprouvées par la guerre que je vais, Siciliens, prendre la parole devant vous. Je voudrais m’efforcer de montrer à la Sicile tout entière le parti qui me paraît le plus conforme à l’intérêt général. A quoi bon entrer dans de longs détails pour montrer à des gens qui ne les ignorent pas les maux qu’entraîne la guerre ? Du reste, ce n’est pas par ignorance qu’on se voit poussé à l’entreprendre, ni par crainte qu’on l’évite, si l’on pense y trouver du profit. Mais les uns pensent que les gains qu’elle procure compensent largement les dangers ; les autres acceptent les risques et aiment mieux les courir que subir une perte immédiate. Que les adversaires n’aient ni les uns ni les autres ces avantages, au moment opportun, c’est alors qu’il est utile de les inviter à se réconcilier. Tel est notre cas ; nous ne pourrions manquer de tirer le plus grand profit d’une pareille conviction. C’est parce que chacun de nous voulait servir ses intérêts particuliers que nous avons pris les armes au début ; tâchons maintenant que nos discussions aboutissent à un accord. Si chacun n’obtient pas ce qui lui revient de droit, nous recommencerons la guerre.  

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Pourtant, si nous sommes sages, il faut en convenir, notre réunion n’a pas seulement pour objet de régler nos intérêts particuliers ; c’est la Sicile tout entière qui est à mon avis exposée aux attaques des Athéniens ; il s’agit de tâcher de la sauver. Plus que mes discours les Athéniens vous contraindront à cette réconciliation : ce sont les plus puissants des Grecs ; ils sont près de nous, avec un petit nombre de vaisseaux, occupés à guetter nos fautes et, se parant du titre d’alliés, ils font servir à leur profit et sous de beaux prétextes leur hostilité naturelle à notre égard. Poursuivons la guerre ; faisons appel au concours de ces gens, qui, sans qu’on les invite, interviennent d’eux-mêmes, ruinons-nous par nos dépenses particulières ; travaillons à étendre leur pouvoir ! Tout naturellement, quand ils verront notre épuisement, ils viendront avec des forces plus grandes et feront tout pour soumettre le pays entier à leur domination.

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Pourtant, si nous sommes sages, c’est pour acquérir ce que nous n’avons pas et non pour amoindrir ce que nous possédons, que nous faisons appel à des alliés et que nous acceptons les risques. Sachons-le : les dissensions sont la mort de tous les États, mais plus encore pour la Sicile, car les habitants sont d’autant plus exposés que les divisions entre cités sont plus graves. Il faut nous convaincre de cette vérité, réconcilier le citoyen avec le citoyen, la cité avec la cité. Bref il faut tâcher de sauver en commun la Sicile entière. Nul ne doit se mettre dans l’esprit que les Athéniens n’en veulent qu’aux seuls Siciliens d’origine dorienne et que les Khalkidiens sont en sécurité, parce qu’ils sont d’origine ionienne. Ce n’est pas par antipathie de race qu’ils viennent nous attaquer, mais par convoitise des biens que nous tous, Siciliens, nous possédons en commun. Ils l’ont bien montré, tout dernièrement à l’appel des gens d’origine khalkidienne. Ceux-là n’avaient jamais attardé leur concours en vertu d’un traité. Mais les Athéniens sont venus à leur aide avec plus d’empressement que n’en demandait le traité. Que les Athéniens aient cette ambition et ces visées, c’est bien pardonnable et je blâme, non pas ceux qui veulent établir leur domination, mais ceux qui sont prêts à la subir. Car la nature de l’homme est ainsi faite ; il subordonne ce qui lui cède, il se garde de ce qui lui résiste. Cela, nous le savons, et nous ne prenons pas nos précautions et nous ne jugeons pas que l’essentiel est de nous mettre à l’abri du danger commun ! Quelle folie ! Pourtant nous serions vite délivrés de ce danger, si nous voulions nous mettre d’accord. Car la base d’opération des Athéniens n’est pas chez eux, mais chez ceux qui les ont appelés. De la sorte, ce n’est pas la guerre qui mettra fin à la guerre ; mais c’est la paix qui terminera sans difficultés nos dissensions. Et ces auxiliaires qui se parent de beaux prétextes, mais qui sont de coupables agresseurs, s’en retourneront, comme il convient, sans avoir atteint leur but.  

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Si nous voulons prendre une sage résolution, tel sera l’immense avantage que nous retirerons du côté des Athéniens. Si la paix est, comme tous en conviennent, le premier des biens, pourquoi ne pas l’instituer parmi nous ? Si l’un y gagne, si l’autre y perd, ne croyez-vous pas que la tranquillité, plus que la guerre, soit propre à faire cesser les maux de l’un et à conserver à l’autre ses avantages ? N’est-ce pas la paix qui assure honneurs, distinctions éminentes et toutes sortes de biens qu’il serait trop long d’énumérer ? Réfléchissez-y bien et ne dédaignez pas mes paroles ; profitez-en au contraire pour assurer votre salut. Si vous croyez compter dans vos entreprises sur la justice ou la force, craignez de voir vos espérances terriblement trompées. On a vu maintes fois, sachez-le, des gens poursuivre une juste vengeance ou compter sur leur puissance pour satisfaire leurs ambitions ; les uns, loin d’y parvenir, n’ont pas même réussi à se sauver ; les autres, loin d’accroître leur puissance, ont perdu ce qu’ils avaient en propre. Car la justice ne suffit pas, à elle seule, à assurer le châtiment du coupable ; la force n’est pas solide parce qu’elle est portée par l’espérance. Ce sont les incertitudes du destin, qui très souvent l’emportent ; si peu nécessaires qu’elles soient, elles ont aux yeux de tous cet immense avantage, que, toutes craintes égales, on met dans l’attaque plus de circonspection.

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Maintenant, alarmés à la fois par la crainte d’un avenir insaisissable et par l’effroi que vous cause la présence des Athéniens, convaincus aussi que la faillite de nos espérances est imputable aux obstacles que je viens d’indiquer, chassons de notre pays les ennemis qui nous menacent ; concluons entre nous un accord éternel ; sinon, par une trêve aussi longue que possible, ajournons la solution de nos différends particuliers. Bref, si vous m’écoutez, chacun de nous, sachez-le, habitera une cité indépendante où il aura tout pouvoir de punir ou de récompenser sur-le-champ le mal et le bien ; dans le cas contraire si vous vous défiez de moi, pour obéir à d’autres avis, il ne sera plus question pour nous de punir l’agresseur ; en mettant les choses au mieux, nous aurons pour amis nos pires ennemis et nous serons en désaccord avec ceux que nous devons aimer. 

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Pour moi, je répète ce que j’ai dit en commençant. Membre d’une cité considérable, qui est en état d’attaque plutôt que réduite à se défendre, je fais acte de prévoyance en vous conseillant des concessions réciproques. Je souhaite que, en voulant faire du mal à vos ennemis, vous ne vous en fassiez pas davantage à vous-mêmes. Car la folie des querelles ne me porte pas à croire que j’ai autant de pouvoir sur un destin qui échappe à mes prises que sur ma propre pensée. Mon avis est de céder à ce à quoi je puis raisonnablement céder. J’estime que les autres doivent en faire autant et que de vous-mêmes vous devez accorder ce que les ennemis vous forceraient à céder. II n’y a nulle honte à se faire des concessions entre gens de même race, Doriens entre Doriens, Khalkidiens entre Khalkidiens, bref entre voisins, entre habitants d’un même pays baigné par la mer et portant tous le nom de Siciliens. Je crois que nous nous ferons la guerre, quand il le faudra et il nous arrivera ensuite de traiter et de nous réconcilier. Mais si nous sommes sages, nous nous unirons toujours pour repousser les attaques de l’étranger ; si, quoique visés isolément, nous sommes exposés au même danger, jamais à l’avenir nous n’appellerons des alliés ni des conciliateurs. Ainsi nous assurerons sur-le-champ deux grands avantages à la Sicile : nous nous débarrasserons des Athéniens et de la guerre civile et, à l’avenir, nous habiterons ensemble un pays libre et moins exposé aux menaces de l’étranger.”

65. – Tel fut le discours d’Hermokratès. Les Siciliens convaincus décidèrent de mettre d’eux-mêmes et d’un commun accord fin à la guerre. Chacun conserva ce qu’il possédait les habitants de Kamarina obtinrent Morgantinè contre le versement aux Syracusains d’une somme déterminée. Les alliés d’Athènes convoquèrent les commandants athéniens et leur signifièrent leur intention d’adhérer à l’accord et de les comprendre également dans le traité. Sur leur approbation, l’accord se conclut.

Là-dessus les vaisseaux athéniens quittèrent la Sicile. Mais à leur arrivée à Athènes, les uns comme Pythodôros et Sophoklès furent punis d’exil ; le troisième, Eurymédôn, se vit infliger une amende. Les Athéniens prétendaient qu’on avait obtenu leur départ à prix d’argent, alors qu’ils auraient pu réduire la Sicile en leur pouvoir ; tant leurs succès présents les poussaient à croire que rien ne pouvait leur résister ; tant ils s’imaginaient pouvoir venir à bout, quels que fussent les moyens à leur disposition, des entreprises même les plus difficiles ! Cette prétention est imputable à une suite de succès inattendus qui les gonflait d’espoir.