Polybe, VII, 2, Hiéronyme de Syracuse rallie Carthage, v. 200 av. n-è

Après la conjuration qui s’était formée contre la vie d’Hiéronyme, roi de Syracuse , et après la mort de Thrason, Zoïppe et Andranadore persuadèrent à ce prince d’envoyer, sans délai, des ambassadeurs à Hannibal. On jeta les yeux, pour cette mission, sur Polycrète de Cyrène et Philodème d’Argos, et on les fit partir pour l’Italie, avec ordre de traiter d’alliance avec les Carthaginois. Le roi envoya, en même temps, ses frères à Alexandrie. Hannibal reçut gracieusement les ambassadeurs, leur vanta fort les avantages que le jeune roi tirerait de l’alliance qu’il projetait, et les envoya avec des ambassadeurs de sa part, qui étaient Hannibal de Carthage, alors commandant des galères; Hippocrate et Épicide, son frère puîné, tous deux Syracusains. Ces deux frères portaient les armes depuis long-temps sous Hannibal; ils étaient même établis à Carthage, parce que, leur aïeul ayant été accusé d’avoir attenté à la vie d’Agatharque, le plus jeune des fils d’Agathoclès avait été obligé de fuir hors de sa patrie. Ces deux ambassadeurs arrivent à Syracuse, et Hannibal de Carthage fait part au roi des ordres que lui avait donnés le général des Carthaginois. Hiéronyme, qui était déjà disposé à se lier avec ce peuple, dit à Hannibal qu’il fallait, au plus tôt, qu’il partît pour Carthage, et il promit d’y envoyer avec lui des ambassadeurs pour traiter, de sa part, avec les Carthaginois. On apprend à Lilybée la nouvelle de cette alliance. Le préteur qui y était de la part des Romains, députe aussitôt au roi de Syracuse, pour l’engager à renouveler les traités que ses ancêtres avaient faits avec Rome. Le prince ne goûtait point cette ambassade : « Je plains fort le sort des Romains, répondit-il; il est fâcheux qu’un méchant peuple soit taillé en pièces en Italie par les Carthaginois. » Les ambassadeurs, étonnés d’une réponse si peu sensée, lui demandèrent sur la foi de qui il parlait de la sorte : « C’est, dit-il, sur la foi des Carthaginois que vous voyez; c’est eux qu’il faut accuser de mensonge, si ce que je viens de vous dire est faux. » Les ambassadeurs répliquèrent que ce n’était pas la coutume des Romains d’ajouter foi au rapport de leurs ennemis; qu’au reste ils lui conseillaient de ne pas enfreindre les anciens traités, et que non seulement la justice, mais encore son propre intérêt lui commandaient de les observer fidèlement. « Je délibérerai« sur ce sujet, reprit le roi, et je vous ferai savoir ma dernière résolution: Mais dites-moi , je vous prie, pourquoi avant la mort de mon aïeul vous êtes revenus à Syracuse, après que vous en étiez partis avec cinquante vaisseaux, et que vous étiez même arrivés au promontoire de Pachynum? » En effet les Romains , quelque temps avant cette ambassade, ayant entendu dire qu’Hiéron était mort, étaient revenus à Syracuse, dans la crainte que le peu de respect qu’on aurait pour un roi enfant ne donnât lieu à quelque révolution, et, informés ensuite qu’Hiéron vivait, ils avaient repris la route de Lilybée. Les ambassadeurs avouèrent le fait, et dirent qu’en revenant à Syracuse ils n’avaient eu d’autre dessein que de secourir sa jeunesse et de lui conserver son royaume. « Eh bien, répliqua le roi, souffrez donc, Romains , que, pour me conserver le royaume, je change de route et que je me rejette du côté des Carthaginois. » À ces mots, les ambassadeurs, ne doutant plus qu’il n’eût arrêté ses projets, prirent congé de lui sans rien répondre, retournèrent à Lilybée, et apprirent au préteur tout ce qu’ils avaient entendu. Depuis ce temps là les Romains épièrent les démarches de ce prince, et s’en méfièrent comme d’un ennemi déclaré. Hiéronyme, ayant choisi pour ses ambassadeurs auprès des Carthaginois Agatharque , Onégisène et Hipposthène, les fit partir avec Hannibal de Carthage, et leur ordonna de conclure avec la république un traité qui portait « que les Carthaginois lui fourniraient des troupes de terre et de mer, et qu’après avoir, avec leur secours, chassé les Romains de la Sicile, il partagerait avec eux l’île de telle sorte, que l’Himère, qui la traverse presque par le milieu, servirait de borne entre les provinces des Carthaginois et les siennes. » Les ambassadeurs proposèrent ces conditions, auxquelles les Carthaginois souscrivirent volontiers, et le traité fut conclu.

Hippocrate faisait assidûment sa cour à ce jeune prince, et nourrissait son es-prit de mensonges et de flatteries. Il lui racontait de quelle manière Hannibal était passé en Italie, les batailles et les combats qu’il y avait livrés. Il lui faisait entendre qu’il n’appartenait à personne plus qu’à lui de régner sur toute la Sicile, premièrement parce qu’il était fils de Néréis, fille de Pyrrhus, que les Siciliens, par choix et par inclination, avaient mis à leur tête et comme leur roi; en second lieu, parce qu’Hiéron son aïeul y avait régné seul. Il sut enfin charmer tellement ce jeune roi, que nul autre que lui n’en était écouté. Le caractère du prince, naturellement léger et inconstant, avait beaucoup de part à ce défaut, mais on le doit surtout imputer à ce flatteur, qui donnait pour aliment à sa vanité les espérances les plus ambitieuses. Agatharque négociait encore à Carthage le traité, lorsque Hiéronyme envoya de nouveaux ambassadeurs pour y dire qu’il prétendait régner seul sur toute la Sicile; qu’il lui paraissait juste que les Carthaginois lui aidassent à reconquérir tous les droits qu’il avait sur cette île; mais qu’en récompense il promettait aux Carthaginois de les aider dans l’exécution des projets qu’ils avaient formés sur l’Italie. On sentit bien à Carthage qu’il n’y avait aucun fonds à faire sur ce prince; mais comme, pour plusieurs raisons, il était important à la république d’avoir la Sicile dans son parti, on lui accorda tout ce qu’il voulut; et comme il y avait déjà des vaisseaux équipés et des troupes levées, on ne s’occupa plus que du soin de transporter au plus tôt une armée dans la Sicile.

Sur cette nouvelle, les Romains envoyèrent de nouveau des ambassadeurs au roi de Sicile pour l’avertir de ne pas se départir des traités que ses pères avaient faits avec la république romaine. Le roi assembla son conseil. Les habitants du pays, craignant les fureurs du prince, gardèrent le silence. Mais Aristomaque de Corinthe, Damippe de Lacédémone et Autone le Thessalien furent de l’avis qu’il eût dû rester dans l’alliance des Romains. Il n’y eut qu’Andranodore qui dit que l’occasion était trop belle pour la laisser échapper, et que c’était dans cette conjoncture seule qu’il pouvait établir sa domination dans la Sicile. On consulta ensuite Hippocrate, qui répondit simplement qu’il était de l’avis d’Andranodore. Là se termina la délibération, et ainsi fut prise la résolution de déclarer la guerre aux Romains. Le roi ne voulut cependant pas rompre les traités sans donner au moins des prétextes apparents de son changement; mais il en allégua de tels, que les Romains, loin de s’en contenter, devaient en être vraiment offensés. Il dit qu’il observerait ces traités, pourvu qu’on lui rendît premièrement l’or qu’on avait reçu d’Hiéron son aïeul; secondement, le blé et tous les autres présents qu’Hiéron leur avait donnés depuis le commencement de l’alliance, et que l’on reconnût que toutes les terres et les villes qui sont en deçà de l’Himère appartiennent aux Syracusains. On congédia là-dessus les ambassadeurs romains, et l’assemblée se sépara. Hiéronyme ensuite fit ses préparatifs de guerre, leva des troupes, et fit provision de toutes les autres munitions nécessaires.