Polybe, IX, VI, I, 10-3, Siège de Lilybée, Drepanum et Eryx, v. 200 av. n-è

Cette nouvelle, portée à Rome, y fit beaucoup de plaisir, moins parce que la défaite des éléphants avait beaucoup affaibli les ennemis, que parce que cette défaite avait fait revenir la confiance aux soldats. On reprit donc le premier dessein, d’envoyer des consuls avec une armée navale, et de mettre fin à cette guerre, s’il était possible. Tout étant disposé, les consuls partent avec deux cents vaisseaux, et prennent la route de Sicile. C’était la quatorzième année de cette guerre. Ils arrivent à Lilybée, joignent à leurs troupes celles de terre, qui étaient dans ces quartiers, et concertent le projet d’attaquer la ville, dans l’espérance qu’après cette conquête, il leur serait aisé de transporter la guerre en Afrique. Les Carthaginois pénétraient toutes ces vues, et faisaient les mêmes réflexions. C’est pourquoi, regardant tout le reste comme rien, ils ne pensèrent qu’à secourir Lilybée, résolus à tout souffrir plutôt que de perdre cette place, unique ressource qu’ils eussent dans la Sicile, au lieu que toute cette île, à l’exception de Drépane, était en la puissance des Romains. Mais de peur que ce que nous avons à dire ne soit obscur pour ceux qui ne connaissent pas bien le pays, nous profiterons de cette occasion pour en offrir un aperçu suffisant à nos lecteurs.

Toute la Sicile est située par rapport à l’Italie et à ses limites, comme le Péloponnèse par rapport à tout le reste de la Grèce et aux éminences qui la bornent. Ces deux pays sont différents, en ce que celui-là est une île, et celui-ci une presqu’île, car on peut passer par terre dans le Péloponnèse, et on ne peut entrer en Sicile que par mer. Sa figure est celle d’un triangle. Les pointes de chaque angle sont autant de promontoires. Celui qui est au midi, et qui s’avance dans la mer de Sicile, s’appelle Pachynus, le Pélore est celui qui, situé au septentrion, borne le détroit au couchant, et est éloigné d’Italie d’environ douze stades, enfin, le troisième se nomme Lilybée. Il regarde l’Afrique. Sa situation est commode pour passer de là à ceux des promontoires de Carthage dont nous avons parlé plus haut. Il en est éloigné de mille stades ou environ, et tourné au couchant d’hiver. Il sépare la mer d’Afrique de celle de Sardaigne.

Sur ce dernier cap est la ville de Lilybée, dont les Romains firent le siège. Elle est bien fermée de murailles, et environnée d’un fossé profond, et de lacs autour de son enceinte, formés par le débordement de la mer, d’où les bâtiments ne sauraient passer dans le port qu’avec beaucoup d’usage et d’expérience. Les Romains ayant établi leurs quartiers devant la ville, de l’un et de l’autre côté, et tiré des lignes d’un camp à l’autre, fortifiées d’un fossé, d’une palissade et d’un terre-plein revêtu d’une maçonnerie, ils commencèrent à pousser leurs travaux vers la tour de l’enceinte la plus proche de la mer qui regardait l’Afrique. On ajouta toujours de nouveaux bâtiments, dont l’un servait de fondement à l’autre, et poussant en même temps ces travaux en avant, on parvint à renverser six tours contiguës à celle qui était près de la mer. Comme ce siège se poussait avec beaucoup de vigueur, que parmi les tours il y en avait chaque jour quelqu’une qui menaçait ruine, et d’autres qui étaient renversées, que les ouvrages avançaient toujours en s’élevant contre les murs et même jusque dans la ville, les assiégés étaient dans une épouvante et une consternation extrême, quoique la garnison fût de plus de dix mille soldats étrangers, sans compter les habitants, et que Imilcon, qui commandait, fît tout ce qui était possible pour se bien défendre, et arrêter les progrès des assiégeants. Il relevait les brèches, il faisait des contre-mines. Chaque jour, il se portait de côté et d’autre. Il guettait le moment, où il pourrait mettre le feu aux machines, et, pour le pouvoir faire, livrait jour et nuit des combats, plus sanglants quelquefois et plus meurtriers que ne le sont ordinairement les batailles rangées.

Pendant cette généreuse défense, quelques-uns des principaux officiers des soldats étrangers complotèrent entre eux de livrer la ville aux Romains. Persuadés de la soumission de leurs soldats, ils passent de nuit dans le camp des Romains, et font part au consul de leur projet. Un Achéen, nommé Alexon, qui autrefois avait sauvé Agrigente d’une trahison, que les troupes à la solde des Syracusains avaient tramée contre cette ville, ayant découvert le premier cette conspiration, en alla informer le commandant des Carthaginois. Celui-ci aussitôt assemble les autres officiers, il les exhorte, il emploie les prières les plus pressantes et les plus belles promesses, pour les engager à demeurer fermes dans son parti, et à ne point entrer dans le complot. Il ne les eut pas plus tôt gagnés, qu’il les envoie vers les autres étrangers, Gaulois et autres. Pour leur aider à persuader les premiers, il leur joignit un homme qui avait servi avec les Gaulois, et qui par là leur était fort connu. C’était Hannibal, fils de cet Hannibal qui était mort en Sardaigne. Il députa vers les autres soldats mercenaires Alexon, qu’ils considéraient beaucoup, et en qui ils avaient de la confiance. Ces députés assemblent la garnison, l’exhortent à être fidèle, se rendent garants des promesses que le commandant faisait à chacun des soldats, et les gagnent si bien, que les traîtres étant revenus sur les murs pour porter leurs compagnons à accepter les offres des Romains, on eut horreur de les écouter, et on les chassa à coups de pierres et de traits. C’est ainsi que les Carthaginois, trahis par les soldats étrangers, se virent sur le point de périr sans ressource, et qu’Alexon, qui auparavant par sa fidélité avait conservé aux Agrigentins leur ville, leur pays, leurs lois et leurs libertés, fut encore le libérateur des Carthaginois.

À Carthage, quoique l’on ne sût rien de ce qui se passait, on pensa néanmoins à pourvoir aux besoins de Lilybée. On équipa cinquante vaisseaux, dont on confia le commandement à Hannibal, fils d’Hamilcar, commandant de galères, et ami intime d’Adherbal, et après une exhortation convenable aux conjonctures présentes, on lui donna ordre de partir sans délai, et de saisir en homme de cœur le premier moment favorable qui se présenterait de se jeter sur la place assiégée. Hannibal se met en mer avec dix mille soldats bien armés, mouille à Éguse, entre Lilybée et Carthage, et attend là un vent frais. Ce vent souffle. Hannibal déploie toutes les voiles, et arrive à l’entrée du port. L’embarras des Romains fut extrême. Un événement si subit ne leur donnait pas le loisir de prendre des mesures, et d’ailleurs, s’ils se fussent mis en devoir de fermer le passage à cette flotte, il était à craindre que le vent ne les poussât avec les ennemis jusque dans le port de Lilybée. Ils furent donc réduits à admirer l’audace avec laquelle ces vaisseaux les bravaient. D’un autre côté, les assiégés, assemblés sur les murailles, attendaient avec une inquiétude mêlée de joie, comment ce secours inespéré arriverait jusqu’à eux. Ils l’appellent à grands cris, et l’encouragent par leurs applaudissements. Hannibal entre dans le port, tête levée, et y débarque ses soldats, sans que les Romains osassent se présenter, ce qui fit le plus de plaisir aux Lilybéens que le secours même, quelque capable qu’il fût d’augmenter et leurs forces et leurs espérances. Imilcon, dans le dessein qu’il avait de mettre le feu aux machines des assiégeants, et voulant faire usage des bonnes dispositions où paraissaient être les habitants et les soldats fraîchement débarqués, ceux-là parce qu’ils se voyaient secourus, ceux-ci parce qu’ils n’avaient encore rien souffert, convoque une assemblée des uns et des autres, et, par un discours où il promettait à ceux qui se signaleraient, et à tous en général, des présents et des grâces de la part de la république des Carthaginois, il sut tellement enflammer leur zèle et leur courage, qu’ils crièrent tous qu’il n’avait qu’à faire d’eux, sans délai, tout ce qu’il jugerait à propos. Le commandant, après leur avoir témoigné qu’il leur savait gré de leur bonne volonté, congédia l’assemblée et leur dit de prendre au plus tôt quelque repos, et du reste d’attendre les ordres de leurs officiers.

Peu de temps après, il assembla les principaux d’entre eux. Il leur assigna les postes qu’ils devaient occuper, leur marqua le signal et le temps de l’attaque, et ordonna aux chefs de s’y trouver de grand matin avec leurs soldats. Ils s’y rendirent à point nommé. Au point du jour, on se jette sur les ouvrages, par plusieurs côtés. Les Romains, qui avaient prévu la chose, et qui se tenaient sur leurs gardes, courent partout, où leurs secours était nécessaires, et font une vigoureuse résistance. La mêlée devient bientôt générale, et le combat sanglant, car de la ville il vint au moins vingt mille hommes, et dehors, il y en avait encore un plus grand nombre. L’action était d’autant plus vive, que les soldats, sans garder de rang, se battaient pêle-mêle, et ne suivaient que leur impétuosité. On eût dit que dans cette multitude, homme contre homme, rang contre rang, s’étaient défiés l’un l’autre à un combat singulier. Mais les cris et le fort du combat étaient aux machines. C’était ce que les deux partis s’étaient proposé dès le commencement, en prenant leurs postes, ils ne se battaient avec tant d’émulation et d’ardeur, les uns que pour renverser ceux qui gardaient les machines, les autres que pour ne point les perdre, ceux-là que pour mettre en fuite, ceux-ci que pour ne point céder. Les uns et les autres tombaient morts sur la place même qu’ils avaient occupée d’abord. Il y en avait parmi eux qui, la torche à la main et portant des étoupes et du feu, fondaient de tous côtés sur les machines avec tant de fureur, que les Romains se virent réduits aux dernières extrémités. Comme cependant il se faisait un grand carnage de Carthaginois, leur chef, qui s’en aperçut, fit sonner la retraite, sans avoir pu venir à bout de ce qu’il avait projeté, et les Romains, qui avaient été sur le point de perdre tous leurs préparatifs, restèrent enfin maîtres de leurs ouvrages, et les conservèrent sans en avoir perdu aucun. Cette affaire finie, Hannibal se mit en mer pendant la nuit, et, dérobant sa marche, prit la route de Drépane, où était Adherbal, chef des Carthaginois. Drépane est une place avantageusement située avec un beau port, à cent vingt stades de Lilybée, et que les Carthaginois ont toujours eu fort à cœur de se conserver.

11. À Carthage, on attendait avec impatience des nouvelles de ce qui se passait à Lilybée. Mais les assiégés étaient trop resserrés, et les assiégeants gardaient trop exactement l’entrée du port, pour que personne ne pût en sortir. Cependant un certain Hannibal, surnommé le Rhodien, homme distingué, et qui avait été témoin oculaire de tout ce qui s’était fait en siège, osa se charger de cette commission. Ses offres furent acceptées, quoique l’on doutât qu’il en vînt à son honneur. Il équipe une galère particulière, met à la voile, passe dans une des îles qui sont devant Lilybée, et le lendemain, un vent frais s’étant élevé, il passe au travers des ennemis que son audace étonne. Il entre dans le port à la quatrième heure du jour, et se dispose, dès le lendemain, à revenir sur ses pas. Le consul, pour lui opposer une garde plus sûre, tient prêts, pendant la nuit, dix de ses meilleurs vaisseaux, et du port, lui et toute son armée observent les démarches du Rhodien. Ces dix vaisseaux étaient placés aux deux côtés de l’entrée, aussi près du sable que l’on pouvait en approcher. Les rames levées, ils étaient comme prêts à voler et à fondre sur Hannibal. Celui-ci, malgré toutes ces précautions, vient effrontément, insulter à ses ennemis et les déconcerte par sa hardiesse et la légèreté de sa galère. Non seulement il passe au travers, sans rien en souffrir lui ni son monde, mais il approche d’eux, il tourne à l’entour, il fait lever les rames et s’arrête, comme pour les attirer au combat. Personne n’osant se présenter, il reprend sa route, et brave ainsi avec une seule galère toute la flotte des Romains. Cette manœuvre, qu’il fit souvent dans la suite, fut d’une grande utilité pour les Carthaginois et pour les assiégés, car par là, on fut instruit à Carthage de tout ce qu’il était important de savoir. A Lilybée, on commença à bien espérer du siège, et la terreur se répandit parmi les assiégeants. Cette hardiesse du Rhodien venait de ce qu’il avait appris par expérience quelle route il fallait tenir entre les bancs de sable qui sont à l’entrée du port. Pour cela, il gagnait d’abord la haute mer, puis approchant comme s’il revenait d’Italie, il tournait tellement sa proue du côté de la tour qui est sur le bord de la mer, qu’il ne voyait pas celles qui regardent l’Afrique. C’est aussi le seul moyen qu’il y ait pour prendre avec un bon vent l’entrée du port.

L’exemple du Rhodien fut suivi par d’autres qui savaient les mêmes routes. Les Romains, que cela n’accommodait pas, se mirent en tête de combler cette entrée, mais la chose était au-dessus de leurs forces. La mer avait là trop de profondeur. Rien de ce qu’ils y jetaient ne demeurait où il était nécessaire. Les flots, la rapidité du courant emportaient et dispersaient les matériaux avant même qu’ils arrivassent au fond. Seulement dans un endroit, où il y avait des bancs de sable, ils firent à grand-peine une levée. Une galère à quatre rangs voltigeant pendant la nuit, y fut arrêtée et tomba entre leurs mains. Comme elle était construite d’une façon singulière, ils l’armèrent à plaisir, et s’en servirent pour observer ceux qui entraient dans le port, et surtout le Rhodien. Par hasard il entra pendant une nuit, et peu de temps après, il repartit en plein jour. Voyant que cette galère faisait les mêmes mouvements que lui, et la reconnaissant, il fut d’abord épouvanté, et fit ses efforts pour gagner les devants. Près d’être atteint, il fut obligé de faire face et d’en venir aux mains, mais les Romains étaient supérieurs, et en nombre et en forces. Maîtres de cette belle galère, ils l’équipèrent de tout point, et depuis ce temps-là personne ne put plus entrer dans le port de Lilybée.

Les assiégés ne se lassaient point de rétablir ce qu’on leur détruisait. Il ne restait plus que les machines des ennemis, dont ils n’espéraient plus pouvoir se délivrer, lorsqu’un vent violent et impétueux soufflant contre le pied des ouvrages, ébranla les galeries, et renversa les tours qui étaient devant pour les défendre. Cette conjoncture ayant paru à quelques soldats grecs fort avantageuse pour ruiner tout l’attirail des assiégeants, ils découvrirent leur pensée au commandant, qui la trouva excellente. Il fit aussitôt disposer tout ce qui était nécessaire à l’exécution. Ces jeunes soldats courent ensemble, et mettent le feu en trois endroits. Le feu se communiqua avec d’autant plus de rapidité, que ces ouvrages étaient dressés depuis longtemps, et que le vent soufflant avec violence, et poussant d’une place à l’autre les tours et les machines, portait l’incendie de tous côtés avec une vitesse extrême. D’ailleurs, les Romains ne savaient quel parti prendre pour remédier à ce désordre. Ils étaient si effrayés, qu’ils ne pouvaient ni voir ni comprendre ce qui se passait. La suie, les étincelles ardentes, l’épaisse fumée, que le vent leur poussait dans les yeux, les aveuglaient. Il en périt un grand nombre, avant qu’ils pussent même approcher des endroits qu’il fallait secourir. Plus l’embarras des Romains était grand, plus les assiégés avaient d’avantages. Pendant que le vent soufflait sur ceux-là, tout ce qui pouvait leur nuire, ceux-ci, qui voyaient clair, ne jetaient ni sur les Romains ni sur les machines rien qui portât à faux. Au contraire, le feu faisait d’autant plus de ravages, que le vent lui donnait plus de force et d’activité. Enfin la chose alla si loin, que les fondements des tours furent réduits en cendres, et les têtes des béliers fondues. Après cela, il fallut renoncer aux ouvrages, et se contenter d’entourer la ville d’un fossé et d’un retranchement, et de fermer le camp d’une muraille, en attendant que le temps fît naître quelque occasion de faire plus. Dans Lilybée, on releva des murailles ce qui en avait été détruit, et l’on ne s’inquiéta plus du siège.

Quand on eut, appris à Rome que la plus grande partie de l’armement avait péri ou dans la défense des ouvrages ou dans les autres opérations du siège, ce fut à qui prendrait les armes. On y leva une armée de dix mille hommes, et on l’envoya en Sicile. Le détroit traversé, elle gagna le camp à pied. Et alors le consul Publius Claudius ayant convoqué les tribuns : « Il est temps, leur dit-il, d’aller avec toute la flotte à Drépane. Adherbal, qui y commande les Carthaginois, n’est pas prêt à nous recevoir. Il ne sait pas qu’il nous est venu du secours, et après la perte que nous venons de faire, il est persuadé que nous ne pouvons mettre une flotte en mer. » Chacun approuvant ce dessein, il fait embarquer, avec ce qu’il avait déjà de rameurs, ceux qui venaient de lui arriver. En fait de soldats, il ne prit que les plus braves qui, à cause du peu de longueur du trajet et que d’ailleurs le butin paraissait immanquable, s’étaient offerts d’eux-mêmes. Il met à la voile au milieu de la nuit sans être aperçu des assiégés. D’abord la flotte marcha ramassée et toute ensemble, ayant la terre à droite. À la pointe du jour, l’avant-garde étant déjà à la vue de Drépane, Adherbal, qui ne s’attendait à rien moins, fut d’abord étonné, mais y faisant plus d’attention, et voyant que c’était la flotte ennemie, il résolut de n’épargner ni soins ni peines pour empêcher que les Romains ne l’assiégeassent ainsi haut la main. Il assembla aussitôt son armement sur le rivage, et un héraut, par son ordre, y ayant appelé tout ce qu’il y avait de soldats étrangers dans la ville, il leur fit voir en deux mots combien la victoire était aisée s’ils avaient du cœur, et ce qu’ils avaient à craindre d’un siège, si la vue du danger les intimidait. Tous s’écriant que, sans différer, on les menât au combat, après avoir loué leur bonne volonté, il donna ordre de se mettre en mer, et de suivre en poupe le vaisseau qu’il montait, sans en détourner les yeux. Il part ensuite le premier, et conduit sa flotte sous des rochers qui bordaient le côté du port opposé à celui par lequel l’ennemi entrait. Publius, surpris de voir que les ennemis, loin de se rendre ou d’être épouvantés, se disposaient à combattre, fit revirer en arrière tout ce qu’il avait de vaisseaux ou dans le port ou à l’embouchure ou qui étaient près d’y entrer. Ce mouvement causa un désordre infini dans l’équipage, car les bâtiments qui étaient dans le port, heurtant ceux qui y entraient, brisaient leurs bancs, et fracassaient ceux des vaisseaux sur lesquels ils tombaient. Cependant, à mesure que quelque vaisseau se débarrassait, les officiers le faisaient aussitôt ranger près de la terre, la proue opposée aux ennemis. D’abord le consul s’était mis à la queue de sa flotte, mais alors prenant le large, il alla se poster à l’aile gauche. En même temps Adherbal ayant passé avec cinq grands vaisseaux au-delà de l’aile gauche des Romains, du côté de la pleine mer, tourna sa proue vers eux, et envoya ordre à tous ceux qui venaient après lui et s’allongeaient sur la même ligne, de faire la même chose. Tous s’étant rangés en front, le mot donné, toute l’armée s’avance dans cet ordre vers les Romains qui, rangés proche de la terre, attendaient les vaisseaux qui sortaient du port, disposition qui leur fut très pernicieuse. Les deux armées proches l’une de l’autre, et le signal levé par les deux amiraux, on commença à charger. Tout fut d’abord assez égal de part et d’autre, parce que l’on ne se servit des deux côtés que de l’élite des armées de terre, mais les Carthaginois gagnèrent peu à peu le dessus. Aussi avaient-ils pendant tout le combat bien des avantages sur les Romains : leurs vaisseaux étaient construits de manière à se mouvoir en tous sens avec beaucoup de légèreté, leurs rameurs étaient experts, et enfin, ils avaient eu la sage précaution de se ranger en bataille en pleine mer. Si quelques-uns des leurs étaient pressés par l’ennemi, ils se retiraient sans courir aucun risque, et, avec des vaisseaux si légers, il leur était aisé de prendre le large. L’ennemi s’avançait-il pour les poursuivre, ils se tournaient, voltigeaient autour ou lui tombaient sur le flanc, et le choquaient sans cesse, pendant que le vaisseau romain pouvait à peine revirer à cause de sa pesanteur et du peu d’expérience des rameurs, ce qui fut cause qu’il y en eut un grand nombre de coulés à fond, tandis que si un des vaisseaux carthaginois était en péril, on pouvait en sûreté aller à son secours, en se glissant derrière la poupe des vaisseaux. Les Romains n’avaient rien de tout cela. Lorsqu’ils étaient pressés, comme ils se battaient près de la terre, ils n’avaient pas d’endroit où se retirer. Un vaisseau serré en devant se brisait sur les bancs de sable ou échouait contre la terre. Le poids énorme de leurs navires, et l’ignorance des rameurs leur ôtaient encore le plus grand avantage qu’on puisse avoir en combattant sur mer, savoir de glisser au travers des vaisseaux ennemis, et d’attaquer en queue ceux qui sont déjà aux mains avec d’autres. Pressés contre le rivage, et ne s’étant pas réservé le moindre petit espace pour se glisser par derrière, ils ne pouvaient porter de secours, où il était nécessaire, de sorte que la plupart des vaisseaux restèrent en partie immobiles sur les bancs de sable ou furent brisés contre la terre. Il ne s’en échappa que trente, qui, étant auprès du consul, prirent la fuite avec lui, en se dégageant le mieux qu’ils purent le long du rivage. Tout le reste, au nombre de quatre-vingt-treize, tomba avec les équipages en la puissance des Carthaginois, à l’exception de quelques soldats qui s’étaient sauvés du débris de leurs vaisseaux. Cette victoire fit chez les Carthaginois autant d’honneur à la prudence et à la valeur d’Adherbal, qu’elle couvrit de honte et d’ignominie le consul romain, dont la conduite, en cette occasion, était inexcusable, car il ne tint pas à lui que sa patrie ne tombât dans de fort grands embarras. Aussi fut-il traduit devant des juges, et condamné à une grosse amende.

 

12.Cet échec, quelque considérable qu’il fût, ne ralentit pas chez les Romains la passion qu’ils avaient de tout soumettre à leur domination. On ne négligea rien de ce qui se pouvait faire pour cela, et l’on ne s’occupa que des mesures qu’il fallait prendre pour continuer la guerre. Des deux consuls qui avaient été créés cette année, on choisit Lucius Junius pour conduire à Lilybée des vivres et d’autres munitions pour l’armée qui assiégeait cette ville, et on lui donna soixante vaisseaux pour les escorter. Junius étant arrivé à Messine, et y ayant grossi sa flotte de tous les bâtiments qui lui étaient venus du camp et du reste de la Sicile, partit en diligence pour Syracuse. Sa flotte était de cent vingt vaisseaux longs, et d’environ huit cents de charge. Il donna la moitié de ceux-ci avec quelques-uns des autres aux questeurs, avec ordre de porter incessamment des provisions au camp, et, resta à Syracuse, pour y attendre les bâtiments qui n’avaient pu le suivre depuis Messine, et pour y recevoir les grains que les alliés du milieu des terres devaient lui fournir.

Vers ce même temps Adherbal, après avoir envoyé à Carthage tout ce qu’il avait gagné d’hommes et de vaisseaux par la dernière victoire, forma une escadre de cent vaisseaux, trente des siens, et soixante-dix que Carthalon, qui commandait avec lui, avait amenés, mit cet officier à leur tête et lui donna ordre de cingler vers Lilybée, de fondre à l’improviste sur les vaisseaux ennemis, qui y étaient à l’ancre, d’en enlever le plus qu’il pourrait, et de mettre le feu au reste. Carthalon se charge avec plaisir de cette commission. Il part au point du jour, brûle une partie de la flotte ennemie, et disperse l’autre. La terreur se répand dans le camp des Romains. Ils accourent avec de grands cris à leurs vaisseaux, mais pendant qu’ils portent là du secours, Imilcon qui s’était aperçu le matin de ce qui se passait, tombe sur eux d’un autre côté avec ses soldats étrangers. On peut juger quelle fut la consternation de Romains lorsqu’ils se virent ainsi enveloppés.

Carthalon, ayant pris quelques vaisseaux et en ayant brisé quelques autres, s’éloigna un peu de Lilybée, et alla se poster sur la route d’Héraclée pour observer la nouvelle flotte des Romains, et l’empêcher d’aborder au camp. Informé ensuite, par ceux qu’il avait envoyés à la découverte, qu’une assez grande flotte approchait, composée de vaisseaux de toutes sortes, il avance au devant des Romains pour présenter la bataille, croyant qu’après son premier exploit il n’avait qu’à paraître pour vaincre. D’un autre côté les corvettes qui prennent les devants, annoncèrent à l’escadre qui venait de Syracuse que les ennemis n’étaient pas loin. Les Romains ne se croyant pas en état de hasarder une bataille, virèrent de bord vers une petite ville de leur domination, où il n’y avait pas à la vérité de port, mais où des rochers s’élevant de terre formaient tout autour un abri fort commode. Ils y débarquèrent, et, y ayant disposé tout ce que la ville put leur fournir de catapultes et de balistes, ils attendirent les Carthaginois. Ceux-ci ne furent pas plus tôt arrivés qu’ils pensèrent à les attaquer. Ils s’imaginaient que, dans la frayeur où étaient les Romains, ils ne manqueraient pas de se retirer dans cette bicoque, et de leur abandonner leurs vaisseaux. Mais l’affaire ne tournant pas comme ils avaient espéré, et les Romains se défendant avec vigueur, ils se retirèrent de ce lieu, où d’ailleurs ils étaient fort mal à leur aise, et, emmenant avec eux quelques vaisseaux de charge qu’ils avaient pris, ils allèrent gagner je ne sais quel fleuve, où ils demeurèrent, pour observer quelle route prendraient les Romains.

Junius, ayant terminé à Syracuse tout ce qu’il y avait à faire, doubla le cap Pachynus, et cingla vers Lilybée, ne sachant rien de ce qui était arrivé à ceux qu’il avait envoyés devant. Cette nouvelle étant venue à Carthalon, il mit en diligence à la voile, dans le dessein de livrer bataille au consul, pendant qu’il était éloigné des autres vaisseaux. Junius aperçut de loin la flotte nombreuse des Carthaginois, mais trop faible pour soutenir un combat et trop proche de l’ennemi pour prendre la fuite, il prit le parti d’aller jeter l’ancre dans des lieux escarpés et absolument inabordables, résolu à tout souffrir plutôt que de livrer son armée à l’ennemi. Carthalon se garda bien de donner bataille aux Romains dans des lieux si difficiles. Il se saisit d’un promontoire, y mouilla l’ancre, et ainsi placé entre les deux flottes des Romains, il examinait ce qui se passait dans l’une et dans l’autre.

Une tempête affreuse commençant à menacer, les pilotes Carthaginois, gens habiles dans les routes et experts sur ces sortes de cas, prévirent ce qui allait arriver. Ils en avertirent Carthalon et lui conseillèrent de doubler au plus tôt le cap Pachynus, et de se mettre là à l’abri de l’orage. Le commandant se rendit prudemment à cet avis. Il fallut beaucoup de peine et de travail pour passer jusqu’au-delà du cap, mais enfin on passa, et on y mit la flotte à couvert. La tempête éclate enfin. Les deux flottes romaines, se trouvant dans des endroits exposés et découverts en furent si cruellement maltraitées, qu’il n’en resta pas même une planche dont on pût faire usage. Cet accident, qui relevait les affaires des Carthaginois et affermissait leurs espérances, acheva d’abattre les Romains, déjà affaiblis par les pertes précédentes. Ils quittèrent la mer et tinrent la campagne, cédant aux Carthaginois une supériorité qu’ils ne pouvaient plus leur disputer, peu sûrs même d’avoir par terre tout l’avantage sur eux. Sur cette nouvelle, on ne put s’empêcher à Rome et au camp de Lilybée de répandre des larmes sur le malheur de la république, mais cela ne fit pas abandonner le siège que l’on avait commencé. Les munitions continuèrent à venir par terre, sans que personne fût empêché d’en apporter, et l’attaque fut poussée le plus vivement qu’il était possible. Junius ne fut pas plus tôt arrrivé au camp après son naufrage, que, pénétré de douleur, il chercha par quel exploit considérable il pourrait réparer la perte qu’il venait de faire. Une occasion se présenta.

Il fit entamer dans Éryce des menées qui lui livrèrent et la ville et le temple de Vénus. Éryce est une montagne située sur la côte de Sicile qui regarde l’Afrique, entre Drépane et Palerme, plus voisine de Drépane et plus inaccessible de ce côté-là. C’est la plus haute montagne de Sicile après le mont Etna. Elle se termine en une plate-forme, sur laquelle on a bâti le temple de Vénus Érycine, le plus beau sans contredit, et le plus riche de tous les temples de Sicile. Au-dessous du sommet est la ville, où l’on ne peut monter que par un chemin très long et très escarpé, de quelque côté que l’on y vienne. Junius, ayant commandé quelques troupes sur le sommet et sur le chemin de Drépane, gardait avec soin ces deux postes, persuadé qu’en se tenant simplement sur la défensive, il retiendrait paisiblement sous sa puissance et la ville et toute la montagne.

13. La dix-huitième année de cette guerre, les Carthaginois ayant fait Hamilcar, surnommé Barcas, général de leurs armées, ils lui donnèrent le commandement de la flotte. Celui-ci partit aussitôt pour aller ravager l’Italie. Il fit du dégât dans le pays des Locriens et des Bruttiens. De là, il prit avec toute sa flotte la route de Palerme, et s’empara d’Ercte, place située sur la côte de la mer, entre Éryce et Palerme, et très commode pour y loger une armée, même pour longtemps, car c’est une montagne qui, s’élevant de la plaine jusqu’à une assez grande hauteur, est escarpée de tous côtés, et dont le sommet a au moins cent stades de circonférence. Au-dessous de ce sommet, tout autour, est un terrain très fertile, où les vents de mer ne se font pas sentir, et où les bêtes venimeuses sont tout à fait inconnues. Du côté de la mer et du côté de la terre, ce sont des précipices affreux entre lesquels ce qu’il reste d’espace est facile à garder. Sur la montagne s’élève encore une butte, qui peut servir comme de donjon, et d’où il est aisé d’observer ce qui se passe dans la plaine. Le port a beaucoup de fond et semble fait exprès pour la commodité de ceux qui vont de Drépane et de Lilybée en Italie. On ne peut approcher de cette montagne que par trois endroits, dont deux sont du côté de la terre et un du côté de la mer, et tous trois fort difficiles. Ce fut sur ce dernier qu’Hamilcar vint camper. Il fallait qu’il fût aussi intrépide qu’il l’était, pour se jeter ainsi au milieu de ses ennemis n’ayant ni ville alliée, ni espérance d’aucun secours. Malgré cela, il ne laissa pas de livrer de grosses batailles aux Romains et de leur donner de grandes alarmes. Car d’abord, se mettant là en mer, il alla désolant toute la côte d’Italie, et pénétra jusqu’au pays des Cuméens. Ensuite, les Romains étant venus par terre se camper à environ cinq stades de son armée devant la ville de Palerme, pendant près de trois ans il leur livra une infinité de différents combats.

Décrire ces combats en détail, c’est ce qui ne serait pas possible. On doit juger à peu près de cette guerre comme d’un combat de forts et de vigoureux athlètes. Quand ils en viennent aux mains pour emporter une couronne, et que sans cesse ils se font plaie sur plaie ni eux-mêmes ni les spectateurs ne peuvent raisonner sur chaque coup qui se porte ou qui se reçoit, bien qu’on puisse aisément, sur la vigueur, l’émulation, l’expérience, la force et la bonne constitution des combattants, se former une juste idée du combat. Il faut dire la même chose de Junius et d’Hamilcar. C’était tous les jours de part et d’autre des pièges, des surprises, des approches, des attaques, mais un historien qui voudrait expliquer pourquoi et comment tout cela se faisait, entrerait dans des détails qui seraient fort à charge au lecteur, et ne lui seraient d’aucune utilité. Qu’on donne une idée générale de tout ce qui se fit alors, et du succès de cette guerre, en voilà autant qu’il en faut pour juger de l’habileté des généraux. En deux mots, on mit des deux côtés tout en usage, stratagèmes qu’on avait appris par l’histoire, ruses de guerre que l’occasion et les circonstances présentes suggéraient, hardiesse, impétuosité, rien ne fut oublié, mais il ne se fit rien de décisif, et cela pour bien des raisons. Les forces de part et d’autre étaient égales, les camps bien fortifiés et inaccessibles, l’intervalle qui les séparait fort petit, d’où il arriva qu’il se donnait bien tous les jours des combats particuliers, mais jamais un général. Toutes les fois qu’on en venait aux mains, on perdait du monde, mais dès que l’on sentait l’ennemi supérieur, on se jetait dans les retranchements, pour se mettre à couvert, et ensuite on retournait à la charge. Enfin la fortune, qui présidait à cette espèce de lutte, transporta nos athlètes dans une autre arène, et pour les engager dans un combat plus périlleux, les resserra dans un lieu plus étroit.

Malgré la garde que faisaient les Romains sur le sommet et au pied du mont Éryce, Hamilcar trouva moyen d’entrer dans la ville qui était entre les deux camps. Il est étonnant de voir avec quelle résolution et quelle constance les Romains, qui étaient au-dessus, soutinrent le siège, et à combien de dangers ils furent exposés, mais on n’a pas moins de peine à concevoir comment les Carthaginois purent se défendre, attaqués comme ils l’étaient par-dessus et par- dessous, et ne pouvant recevoir de convois que par un seul endroit de la mer, dont ils pouvaient disposer. Toutes ces difficultés, jointes à la disette de toutes choses, n’empêchèrent pas qu’on n’employât au siège de part et d’autre tout l’art et toute la vigueur dont on était capable, et qu’on ne fît toute sorte d’attaques et de combats. Enfin ce siège finit, non par l’épuisement de deux partis, causé par les peines qu’ils y souffraient, comme l’assure Fabius, car ils soutinrent ces peines avec une constance si grande, qu’il ne paraissait pas qu’ils les sentissent, mais après deux ans de siège, on mit fin d’une autre manière à cette guerre, et avant qu’un des deux peuples l’emportât sur l’autre. C’est là tout ce qui se passa à Éryce, et ce que firent les armées de terre.

À considérer Rome et Carthage ainsi acharnées l’une contre l’autre, ne croirait-on pas voir deux de ces braves et vaillants oiseaux, qui, affaiblis par un long combat, et ne pouvant plus faire usage de leurs ailes, se soutiennent par leur seul courage, et ne cessent de se battre, jusqu’à ce que, s’étant joints l’un et l’autre, ils se soient meurtris à coups de bec, et que l’un des deux ait remporté la victoire ? Des combats presque continuels avaient réduit ces deux états à l’extrémité. De grandes dépenses continuées pendant longtemps avaient épuisé leurs finances. Cependant les Romains tiennent bon contre leur mauvaise fortune. Quoiqu’ils eussent depuis près de cinq ans abandonné la mer, tant à cause des pertes qu’ils y avaient faites, que parce que les troupes de terre leur paraissaient suffisantes, voyant néanmoins que la guerre ne prenait pas le train qu’ils avaient espéré, et qu’Hamilcar réduisait à rien tous leurs efforts, ils se flattèrent qu’une troisième flotte serait plus heureuse que les deux premières, et que si, elle était bien conduite, elle terminerait la guerre avec avantage. La chose en effet eut tout le succès qu’ils s’étaient promis. Sans se rebuter d’avoir été deux fois obligés de renoncer aux armées navales, premièrement par la tempête qu’elles avaient essuyée au sortir du port de Palerme, et ensuite par la malheureuse journée de Drépane, ils en remirent une troisième sur pied, qui, fermant aux Carthaginois le côté de la mer par lequel ils recevaient leurs vivres, mit enfin la victoire de leur côté, et finit heureusement la guerre. Or, ce fut moins leur force que leur courage qui leur fit prendre cette résolution, car ils n’avaient pas dans leur épargne de quoi fournir aux frais d’une si grande entreprise, mais le zèle du bien public et la générosité des principaux citoyens, suppléèrent à ce défaut.

Chaque particulier selon son pouvoir, ou deux ou trois réunis ensemble, se chargèrent de fournir une galère tout équipée, à la seule condition que, si la chose tournait à bien, on leur rendrait ce qu’ils auraient avancé. Par ce moyen, on assembla deux cents galères à cinq rangs, que l’on construisit sur le modèle de la rhodienne, et dès le commencement de l’été, C. Luctatius, ayant été fait consul, prit le commandement de cette flotte. Il aborda en Sicile lorsqu’on l’y attendait le moins, se rendit maître du port de Drépane, et de toutes les baies qui sont aux environs de Lilybée, tous lieux restés sans défense par la retraite des vaisseaux carthaginois, fit ses approches autour de Drépane, et disposa tout pour le siège. Pendant qu’il faisait son possible pour la serrer de près, prévoyant que la flotte ennemie ne tarderait pas à venir et ayant toujours devant les yeux ce que l’on aurait pensé d’abord, que la guerre ne finirait que par un combat naval, sans perdre un moment, chaque jour, il dressait son équipage aux exercices qui le rendaient propre à son dessein, et par son assiduité à l’exercer dans le reste des affaires de marine. De simples matelots, il fit en fort peu de temps d’excellent soldats.

Les Carthaginois, fort surpris que les Romains osassent reparaître sur mer, et ne voulant pas que le camp d’Éryce manquât d’aucune des munitions nécessaires, équipèrent sur-le-champ des vaisseaux, et les ayant fournis de grains et d’autres provisions, ils firent partir cette flotte, dont ils donnèrent le commandement à Hannon. Celui-ci cingla d’abord vers l’île d’Hières, dans le dessein d’aborder à Éryce sans être perçu des ennemis, d’y décharger ces vaisseaux, d’ajouter à son armée navale ce qu’il y avait de meilleurs soldats étrangers et d’aller avec Hamilcar présenter la bataille aux ennemis. Cette flotte approchant, Luctatius ayant pensé en lui-même quelles pouvaient être les vues de l’amiral, il choisit dans son armée de terre les troupes les plus braves et les plus aguerries, et fit voile vers Éguse, ville située devant Lilybée. Là, après avoir exhorté, son monde à bien faire, il avertit les pilotes qu’il y aurait combat le lendemain matin. Au point du jour, voyant que le vent, favorable aux Carthaginois, lui était fort contraire, et que la mer était extrêmement agitée, il hésita d’abord sur le parti qu’il avait à prendre, mais faisant ensuite réflexion que, s’il donnait le combat pendant ce gros temps, il n’aurait affaire qu’à l’armée navale et à des vaisseaux chargés, qu’au contraire, s’il attendait le calme et laissait Hannon se joindre avec le camp d’Eryce, il aurait à combattre contre des vaisseaux légers et contre l’élite de l’armée de terre, et, ce qui était alors plus formidable, contre l’intrépidité d’Hamilcar, déterminé par toutes ces raisons, il résolut de saisir l’occasion présente. Comme les ennemis approchaient à pleines voiles, il s’embarque à la hâte. L’équipage, plein de force et de vigueur, se joue de la résistance des flots. L’armée se range sur une ligne, la proue tournée vers l’ennemi. Les Carthaginois, arrêtés au passage, ferlent les voiles, et, s’encourageant les uns les autres, en viennent aux mains. Ce n’était plus de part ni d’autre ces mêmes flottes qui avaient combattu à Drépane, et par conséquent il fallait que le succès du combat fût différent. Les Romains avaient appris l’art de construire les vaisseaux. De l’approvisionnement ils n’avaient laissé dans leurs bâtiments que ce qui était nécessaire au combat. Leur équipage avait été soigneusement exercé. Ils avaient embarqué l’élite des soldats de terre, gens à ne jamais lâcher pied. Du côté des Carthaginois, ce n’était pas la même chose. Leurs vaisseaux, pesamment chargés, étaient peu propres à combattre, les rameurs nullement exercés et pris comme ils s’étaient présentés, les soldats nouvellement enrôlés et qui ne savaient encore ce que c’était que les travaux et les périls de la guerre.

Ils comptaient si fort que les Romains n’auraient plus jamais la hardiesse de revenir sur mer, qu’ils avaient entièrement négligé leur marine. Aussi eurent-ils le dessous presque de tous côtés dès la première attaque. Cinquante de leurs vaisseaux furent coulés à fond, soixante-dix furent pris avec leur équipage, et les autres n’eussent pas échappé, si le vent, venant heureusement à changer dans le temps même qu’ils couraient le plus de risque, ne leur eût donné moyen de se sauver dans l’île d’Hières. Le combat fini, Luctatius prit la route de Lilybée, où, les vaisseaux qu’il avait gagnés et les prisonniers qu’il avait faits, au nombre de dix mille ou peu s’en faut, ne lui donnèrent pas peu d’embarras.