Ibn Jubayr, Voyage en Sicile, v. 1184 n-è

MESSINE

C’est dans cette ville, rendez-vous des navires de tous les pays, que se tient la foire des marchands infidèles : le séjour en est fort agréable pour le bon marché des denrées, mais sombre à cause des infidèles. Aucun musulman ne se trouve établi dans cette ville, qui regorge d’adorateurs des croix, et qui est si remplie d’habitants qu’elle contient à peine sa population. Messine est couverte d’immondices, infecte, et si peu hospitalière que tu ne saurais y trouver un seul ami des étrangers. Elle offre cependant des marchés abondants et animés, et les moyens de satisfaire amplement à toutes les commodités de la vie. Tu demeureras en pleine sûreté en cette ville, de nuit comme de jour, quand même ta mine, ta bourse et ton langage te dénonceraient comme étranger.

Les montagnes serrent Messine de si près que leurs flancs suivent exactement le pourtour des fossés de la ville. Elle est baignée par la mer du côté du midi; et quant à son port, aucun pays maritime n’en possède de plus merveilleux; car ici les navires s’approchent du rivage presque au point d’y toucher. On débarque au moyen d’une planche, que l’on passe sur le quai, par laquelle le portefaix monte avec tout son fardeau, en sorte qu’il ne faut pas de canots pour charger et décharger les bâtiments, si ce n’est pour ceux qui restent à l’ancre à peu de distance. Tu vois donc les navires rangés le long du quai, comme des chevaux attachés à leurs poteaux ou dans leurs écuries: tout cela à cause de l’immense profondeur de la mer en cet endroit-ci. C’est un détroit de 3 milles de largeur, qui sépare Messine du continent. Sur le rivage opposé à Messine est située une ville dite Rayah (Reggio), chef-lieu d’une grande province.

SICILE

Messine est à l’extrémité de la Sicile, île d’ancienne renommée, couverte de villes, de bourgs et de hameaux (4). Sa longueur est de 7 jours de chemin, et sa largeur, de 5 jours. C’est en Sicile qu’existe le volcan dont nous avons fait mention, qu’on voit enveloppé de nuages, à cause de sa hauteur immense : en hiver comme en été, il est couvert de neiges éternelles.

L’abondance qui règne dans cette île dépasse toute description. Il suffit de dire qu’elle est fille de l’Espagne, sous les rapports de la population, de la fertilité et de l’abondance des biens. Douée largement de toute sorte de productions et enrichie de fruits de tous les genres et de toutes les espèces, la Sicile est habitée cependant par les adorateurs des croix, qui se promènent sur ses montagnes et font bonne chère dans ses champs.

Les musulmans, avec leurs propriétés et leurs industries, demeurent en Sicile en compagnie des chrétiens, qui d’abord les traitèrent bien, mirent à profit leur intelligence et leur travail, et leur imposèrent une redevance qu’ils payent deux fois par an.

Ainsi, les chrétiens sont venus se placer entre les musulmans et la richesse, sur le sol dont ces derniers tiraient auparavant une subsistance aisée. Puisse Dieu (qu’il soit exalté!) améliorer leur sort ! Puisse-t-il, dans sa bonté, accorder un heureux succès à leurs entreprises! Ici, toutes les montagnes sont des vergers chargés de poires, de marrons, de noisettes, de prunes et d’autres fruits. A Messine, il n’y a de musulmans qu’une poignée de gens de service. Il tient à eux seuls que le voyageur musulman n’y soit pas traité tout à fait comme une bête fauve.

PALERME, et le roi GUILLAUME

La plus belle ville de la Sicile, résidence du roi, est appelée par les musulmans la capitale (Al-‘Açima) et, par les chrétiens, Palerme. L’établissement principal des bourgeois musulmans existe à Palerme : ils y possèdent des mosquées, des marchés exclusivement à eux, et plusieurs faubourgs. Le reste des musulmans habite les fermes, tous les villages et d’autres villes, comme, par exemple, Syracuse. Mais la première entre toutes, en étendue et en population, est toujours la grande ville, résidence de leur roi Guillaume ; et Messine ne vient qu’après elle. C’est à Palerme que nous nous arrêterons si Dieu le permet : et de là nous espérons partir, avec la permission de Dieu (qu’il soit exalté !) pour celui d’entre les pays de l’Occident que Dieu déterminera.

 Le roi Guillaume est remarquable par sa bonne conduite, et parce qu’il se sert des musulmans et admet dans son intimité les pages eunuques qui, tous ou la plupart, cachent, il est vrai, leur religion, mais restent fidèles à l’islam. Le roi a une grande confiance dans les musulmans, et se repose sur eux pour ses affaires, même les plus délicates, au point que l’inspecteur de sa cuisine est un musulman et qu’il entretient une compagnie de nègres musulmans sous un commandant musulman. Il tire ses vizirs et ses Hâjib de ses nombreux pages, qui sont aussi les employés du gouvernement et les hommes de la cour. Le roi fait resplendir en eux tout l’éclat de son trône. En effet, ils déploient un grand luxe d’habillements somptueux et d’agiles chevaux, et ils ont tous, sans exception, leur train, leur cortège et leur suite.

Ce roi possède des palais magnifiques et des jardins délicieux, surtout dans la capitale de son royaume. Il a aussi à Messine un palais blanc comme une colombe, élevé sur le rivage de la mer, dans lequel sont employés un grand nombre de pages et de jeunes filles. Nul des rois chrétiens n’est plus doux que celui-ci dans son gouvernement, et ne jouit de plus de délices et de biens.

Guillaume se plonge dans les plaisirs de la cour comme les rois musulmans, qu’il imite encore dans le système de ses lois, dans la marche de son gouvernement, dans la classification de ses sujets, dans la magnificence qui relève la royauté et dans le luxe des ornements. Son royaume est très vaste.

Le roi témoigne beaucoup d’égards à ses médecins et à ses astrologues, et il tient tellement à en avoir que, s’il apprend qu’un médecin ou un astrologue voyage dans ses états, il ordonne de le retenir, et l’engage par une large pension, de manière à lui faire oublier son propre pays. Que Dieu, dans sa bonté, préserve tout musulman d’une pareille tentation ! Le roi Guillaume a à peu près 30 ans. Que Dieu accorde aux musulmans la prolongation de cette vie en parfaite santé !

Un des faits les plus singuliers que l’on raconte de ce roi, est qu’il lit et écrit l’arabe, et, qu’ainsi que nous l’a appris un de ses serviteurs intimes, il a adopté la ‘alama : « Al-Hamdu-li-llah ! juste est sa louange. »

La ‘alama de son père était : « Louange à Dieu en reconnaissance de ses bienfaits ! »

Quant aux filles et aux concubines qu’il tient dans son palais, elles sont toutes musulmanes. Le valet de cour dont nous avons fait mention, qui s’appelle Yahya (Jean), employé dans la manufacture de draps, où il brode en or les habits du roi (12), nous a appris à ce sujet un autre fait étonnant, c’est-à-dire que les chrétiennes franques (13) demeurant dans le palais royal étaient converties à la foi musulmane par lesdites jeunes filles. Il ajoutait que tout cela se passait à l’insu du roi, et que ces filles étaient très actives dans les œuvres de charité.

Le même Yahya nous a raconté que, lors des violents tremblements de terre qui affligèrent la Sicile, il arrivait quelquefois que ce polythéiste, allant de côté et d’autre dans son palais, tout effrayé et chancelant, n’entendait que les voix de ses femmes et de ses pages priant Dieu et le prophète. A son arrivée, tout le monde était saisi de frayeur, mais le roi les rassurait en disant :

« Que chacun de vous prie le Dieu qu’il adore ; quiconque aura foi dans son Dieu sentira la paix dans son cœur. »

Pour ce qui regarde les pages du roi, auxquels on confie les places principales du gouvernement et les emplois de l’administration, ils- ont tous musulmans; et, sans en excepter un seul, ils accomplissent le jeûne, soit personnellement, soit par compensation ; ils font l’aumône pour se frayer un chemin vers Dieu, rachètent les prisonniers, font élever les enfants musulmans, les marient, leur prêtent des secours et font du bien autant qu’ils le peuvent. Cela est un des mystères de Dieu (qu’il soit exalté !) et une de ses œuvres en faveur des musulmans de cette île. Que Dieu les aide toujours !

Nous rencontrâmes à Messine un page musulman, du nom d’Abd-el-Massih, personnage très distingué et important, lequel nous avait fait demander une entrevue. Il s’empressa de nous recevoir d’une manière honnête et bienveillante, et après avoir bien regardé dans son salon et en avoir éloigné tous ses domestiques, par lesquels il craignait d’être compromis, il s’ouvrit enfin à nous sans réserve, il nous fit des questions sur la Mecque (que Dieu la bénisse !), sur ses sanctuaires, sur ceux de Médine la sainte et de la Syrie ; et, comme nous lui en donnions des nouvelles, il se pâmait de désir et de ferveur. Il demanda aussi si nous avions rapporté quelque souvenir des saints pays de Mecque et de Médine, et il nous pria de ne pas être avares envers lui des reliques dont nous pourrions disposer. Ensuite il nous dit :

« Vous jouissez d’une entière liberté de professer l’islam, vous êtes les maîtres de faire tout ce que bon vous semble ; et vous réalisez des bénéfices dans votre commerce, quand il plaît à Dieu, tandis que nous, nous sommes forcés de cacher notre religion pour sauver notre vie ; nous sommes obligés d’observer en secret le culte et les préceptes de Dieu ; nous nous trouvons enchaînés dans le royaume de l’infidèle qui nous tient au cou la corde de l’esclavage. Ainsi, tout ce que nous pouvons faire de mieux pour nous sanctifier c’est d’approcher les pèlerins comme vous, de chercher à obtenir leurs prières en notre faveur, et de jouir de tous les souvenirs de ces sanctuaires bénis dont ils veulent bien nous faire cadeau, afin qu’ils nous servent de préparation à l’iman, et de trésors dans notre lit de mort. »

A ces paroles, nos cœurs se fondaient d’attendrissement. Nous fîmes des vœux pour qu’il fût accordé à ce brave homme une bonne fin, et nous lui donnâmes quelques-uns des objets qu’il désirait. De son côté, il ne savait comment nous remercier et nous récompenser, et il nous pria de garder le secret de la profession de foi des autres pages du palais ses confrères. Ceux-ci jouissent d’une grande renommée de bienfaisance, et la rançon des prisonniers est l’œuvre qui leur donnera le plus de mérite auprès de Dieu. On peut dire les mêmes choses sur le compte de tous leurs domestiques.

Un autre fait curieux relatif à ces pages, c’est que, se trouvant en présence de leur maître à l’heure de la prière, ils sortent de la chambre du roi l’un après l’autre, pour aller réciter leurs prières, ce qu’ils font souvent en quelque endroit, à portée de la vue du roi, mais Dieu (qu’il soit exalté !) jette un voile sur eux. Du reste, ils ne se lassent jamais de travailler à leur but, ni d’encourager secrètement les musulmans à la constante propagation de la foi

Dieu les en récompensera, et dans sa bonté il leur accordera le salut!

Ce roi possède à Messine un arsenal renfermant un tel nombre de navires des flottes royales qu’il serait impossible de les compter. Il a un autre arsenal, semblable, à Palerme.

Nous logeâmes dans une auberge, et après y avoir demeuré 9 jours, la nuit du mardi, 12 dudit mois saint et 18 décembre, nous fîmes voile pour Palerme sur un bateau. On cinglait si près de la côte que nous pouvions la distinguer fort nettement; et comme Dieu envoya une brise légère du levant, qui poussait la barque d’une manière délicieuse, tout en voyageant nous parcourions de nos regards une rangée continue de fermes et de villages, aussi bien que les châteaux et les forteresses nichées sur les sommets des montagnes. On remarquait à notre droite neuf îlots sortant de la mer comme des épouvantails, plantés tout près de la terre de Sicile. Un feu non interrompu sortait de deux de ces îlots; car nous aperçûmes d’abord la fumée qui s’en échappait, et, à nuit close, nous vîmes une flamme rouge s’élançant dans l’air, en forme de langues. C’est l’effet du volcan que tout le monde connaît. On nous apprit que la flamme s’échappe de certains soupiraux de ces deux montagnes, par lesquels s’élève avec une force extrême un souffle igné, qui produit la flamme. Au milieu d’elle s’élance souvent une grosse pierre emportée dans l’air par la puissance du souffle igné qui l’empêche à la fois de rester à sa place et de tomber au fond. Voilà un des récits merveilleux qui ne sont pas des fables.

Quant à la haute montagne de la Sicile, que l’on appelle la montagne du feu, elle présente une autre singularité, c’est-à-dire que dans certaines années il en sort un feu, comme le torrent El-Arem, et que ce feu, après avoir brûlé tout ce qu’il trouve sur son passage, arrivé à la mer, soutient son comble pendant quelque temps au-dessus de la surface de l’eau et enfin se submerge tout à fait. Louange au Créateur pour les merveilles de ses créatures ! il n’y a pas d’autre Dieu que lui. Vers le soir du mercredi, c’est-à-dire du jour qui suivit la nuit de notre départ de Messine, nous abordâmes dans le port de Cefalù. Entre cette ville et Messine on compte un jour et demi de navigation.

CEFALU

Cefalù est une ville maritime abondante en produits du sol, riche aussi de diverses ressources, entourée de vignobles et autres plantations, et fournie de marchés fixes. Un certain nombre, de musulmans demeurent à Cefalù. La ville est dominée par un vaste rocher circulaire sur lequel s’élève un château, le plus fort qu’on ait jamais vu; château que les chrétiens ont préparé pour se défendre dans le cas de l’attaque inattendue de quelque flotte sortie de pays des musulmans (que Dieu les aide !). Nous mîmes à la voile de Cefalù à minuit, et nous abordâmes à la ville de Termini le jeudi matin, au lever du soleil, après un voyage commode. Ces villes sont éloignées l’une de l’autre de 25 milles (22). A Termini nous changeâmes de bateau, car nous en avions frété un autre, afin d’être conduits par des matelots du pays.

TERMINI

Placée plus agréablement que Cefalù, et très bien fortifiée, cette ville de sa hauteur commande la mer. Les musulmans y occupent un grand faubourg avec des mosquées. La ville a un château élevé et formidable, et, dans sa partie inférieure, une mare qui sert de bains aux habitants. Termini jouit d’une fertilité et d’une abondance extrême, et toute l’île, en général, est un des pays les plus merveilleux du monde sous ces deux rapports. Ayant relâché dans une rivière qui coule en bas de la ville, nous demeurâmes à Termini toute la journée du jeudi 14 dudit mois. La marée, après avoir monté dans la rivière, se retira (23), et nous passâmes dans le même endroit la nuit du vendredi ; mais, voyant que le vent soufflait déjà à l’ouest et qu’il n’y avait aucun moyen de mettre à la voile, nous primes une autre résolution. Entre Termini et la ville vers laquelle nous nous dirigions, et que les chrétiens appellent Palerme, il n’y a que 25 milles. Nous craignions d’être retenus longtemps (à Termini) ayant bien raison de remercier Dieu pour la grâce qu’il nous avait faite en réduisant à deux jours seulement une traversée dans laquelle quelques bateaux avaient perdu, comme l’on nous disait, vingt ou trente jours, et même davantage. Déterminés donc à faire le voyage par terre à pied, nous nous mîmes en route le matin du vendredi 15 du mois saint, laissant derrière nous, dans le bateau, les marchandises les plus lourdes à la garde de quelques-uns de nos compagnons, et portant nous-mêmes une partie de nos effets.

Nous suivions une route peuplée comme une foire et encombrée de monde qui allait et venait. Les chrétiens des caravanes que nous rencontrions étaient les premiers à nous saluer, et ils nous traitaient d’une manière tout à fait amicale. Aussi trouvions-nous dans la police de ce pays, et dans la douceur de ses habitants envers les musulmans, tout ce qu’il aurait fallu pour jeter de la tentation dans l’esprit des ignorants. Que Dieu protège tout le peuple de Muhammad (sur lequel soit la paix et la bénédiction de Dieu)! Que, dans sa puissance et dans sa bonté, il le sauve de toute tentation!

QASR SAD

Nous arrivâmes déjà assez fatigués au Qasr-Sâd, situé à une parasange de la capitale. Nous nous dirigeâmes vers ce château pour y passer la nuit. Il est situé sur le rivage de la mer, il est bâti très solidement, et est très antique; sa fondation remonte au-delà de la conquête de l’île par les musulmans. Depuis cette époque, il a été, et, avec la grâce de Dieu, il sera toujours habité par des serviteurs de Dieu. On remarque autour de Qasr Sâd un grand nombre de tombeaux de musulmans pieux et timorés : ainsi c’est un lieu de grâce et de bénédiction qu’un grand nombre de gens, venant de tous les côtés, s’empressent de visiter. Vis-à-vis de lui jaillit une source d’eau que l’on appelle ‘Aïn al-Majnuna. Le château a une porte de fer bien solide. Au dedans sont des logements, des maisons bourgeoises élevées et des palais à étages ; rien de ce qui peut être agréable aux habitants ne manque ici. Une mosquée des plus jolies du monde est bâtie sur la place la plus élevée du château. Elle est de forme oblongue et entourée d’arcades allongées, dont le pavé est couvert de nattes et dont le travail est le plus beau que l’on ait jamais vu. Une quarantaine de lampes de laiton et de cristal, de formes différentes, sont suspendues dans cette mosquée. Une grande rue qui s’ouvre devant la mosquée fait le tour du plateau le plus élevé du château, taudis que dans la partie la plus basse est creusé un puits d’eau douce.

Nous passâmes une nuit délicieuse dans la mosquée, et nos oreilles furent frappées enfin par l’adhan que depuis longtemps nous désirions entendre. Les habitants nous honorèrent beaucoup. Ils ont un imam qui, dans ce mois saint, faisait avec eux la prière d’obligation et le tarawih.

A un mille à peu près de ce château, sur la route de la capitale, il y en a un autre semblable qui s’appelle CasrJa‘far. Dans l’intérieur de ce château se trouve un étang d’eau douce.

Sur cette route s’offrirent à nos yeux des églises chrétiennes destinées à servir d’infirmerie aux malades de leur croyance. Ils en ont aussi dans leurs villes des hôpitaux à l’instar de ceux des musulmans, et nous avons vu aussi de ces établissements chrétiens à Saint-Jean d’Acre et à Tyr. Leur soin pour des institutions de ce genre nous étonna.

PALERME :

Ayant fait notre prière du matin, nous prîmes le chemin de la capitale; mais, une fois arrivés, on nous défendit d’entrer et on nous emmena à la porte contiguë aux palais du roi franc (que Dieu retire les musulmans de sa domination !).

Conduits en présence du mustahlif pour être interrogés sur l’objet de notre venue, ainsi qu’on en use avec tous les étrangers, nous traversions des esplanades, des portes et des cours appartenant au roi, où se présentaient à la vue tant de bâtiments élevés, d’amphithéâtres en gradins, de jardins et de loges destinées aux gens de service de la cour, que nos yeux en restèrent éblouis et nos esprits stupéfaits. Alors nous revinrent à la mémoire les paroles de Dieu (qu’il soit exalté !) :

« Nous aurions bien donné à ceux qui ne croient pas au Dieu miséricordieux des toits d’argent pour leurs maisons avec des échelles pour y monter, s’il n’avait dû s’ensuivre que tous les hommes seraient devenus un seul peuple. »

Autant que nous pûmes l’observer, nous remarquâmes ici une salle bâtie dans une vaste cour, enclavée dans un jardin. Des portiques continus suivaient le périmètre de la cour; et la salle qui en occupait toute la longueur avait de telles dimensions et des tourelles si hautes que nous eu fûmes étonnés. Quelqu’un nous apprit que c’est la salle à manger du roi et de sa compagnie ; et que les magistrats, les gens de service et les employés des administrations restent assis en présence du roi sous le» portiques et dans les loges.

Le mustahlif sortit entre deux valets, qui le soutenaient et soulevaient la queue de ses vêtements. C’était un beau vieillard à longues moustaches blanches; il nous demanda en arabe, qu’il parlait avec beaucoup de facilité, quel était le but de notre voyage et quelle était notre patrie ; et, ayant entendu nos réponses à ces questions, il se montra très bienveillant. Avant de nous faire sortir il dit entre ses dents la salutation et la prière ; ce qui nous étonna. La première de ses questions avait eu pour objet les affaires de Constantinople, et ce que nous pouvions en savoir; mais nous étions à ce sujet dans une ignorance complète. Dans la suite nous en parlerons davantage. A notre sortie de la porte du palais nous découvrîmes une étrange embûche que l’on nous tendait. Un chrétien, assis devant la porte, nous dit :

« Faites bien attention, ô pèlerins, à ce que vous portez; prenez-garde que les employés de la douane ne vous tombent sur le dos. »

Cet individu supposait que nous avions sur nous des marchandises assujetties au droit de la douane : mais un autre chrétien se chargea de lui répondre.

« Tu es singulier, lui dit-il; en entrant dans le palais au roi (ces étrangers) sont un peu timides ; mais qu’est-ce que j’aurais pu trouver sur eux si ce n’est des milliers d’insectes ? — Allez-vous-en en paix, vous n’avez rien à craindre. »

Nous fûmes étonnés de ce que nous avions vu et entendu. Nous nous dirigeâmes vers une auberge, où nous prîmes notre logement le samedi 16 du mois saint et 22 décembre. En sortant du palais, nous avions marché longtemps sous un portique continu et couvert qui nous conduisit à une grande église. On nous dit que ce portique sert de passage au roi pour aller à l’église.

CAPITALE

Elle est la métropole de ces régions et réunit les deux avantages de la commodité et de l’éclat : elle offre tout ce que tu saurais désirer le bon en réalité aussi bien qu’en apparence ; tous les fruits ou les feuilles de la vie.

Ancienne et élégante, magnifique et agréable, dans son aspect séduisant, elle se pose avec orgueil entre ses places et ses plaines, qui ne sont qu’un jardin. Remarquable par ses avenues spacieuses et ses larges rues, elle t’éblouit par l’exquise beauté de son aspect.

Ville étonnante, construite dans le style de Cordoue et bâtie toute en pierre de taille de l’espèce que l’on nomme el-caddan. Un cours d’eau vive la traverse; quatre fontaines, qui jaillissent dans les environs, lui servent d’ornement Cette ville est tout le monde pour son roi. Il en a fait la capitale de son royaume franc (que Dieu l’extermine!). Les palais du roi sont disposés autour de cette ville, comme un collier qui orne là belle gorge d’une jeune fille ; en sorte que le roi, en traversant toujours des lieux d’amusement et de délice, passe, à son gré, de l’un à l’autre des jardins et des amphithéâtres de la ville. Combien de pavillons il y possède (puissent-ils servir à tout autre que lui!). Combien de kiosques, de vedettes et de belvédères ! Combien de couvents des environs de la ville appartiennent au roi, qui en a orné les bâtiments et a assigné de vastes fiefs à leurs moines ! Combien d’églises pour lesquelles il a fait fondre des croix en or et en argent ! Mais Dieu peut bien améliorer très prochainement le sort de cette île, la remettre dans le sein de la foi, et changer en sûreté le danger qui la menace ; Dieu peut tout ce qu’il veut.

Les musulmans de Palerme conservent un reste de foi; ils tiennent en bon état la plupart de leurs mosquées; ils font la prière à l’appel du muezzin; ils possèdent des faubourgs où ils demeurent, avec leurs familles, sans le mélange d’aucun chrétien.

Les marchés sont tenus et fréquentés par eux. La khutba leur étant défendue, ils ne font pas de Jumu‘a ; mais, dans les jours de fête, ils récitent la Khutba avec l’invocation pour les Abbassides.

Les musulmans ont à Palerme un cadi qui juge leurs procès, et une mosquée principale où ils se réunissent pour la prière : ils s’assemblent à l’illumination de cette mosquée, dans ce mois saint.

Les autres mosquées sont si nombreuses qu’on ne saurait les compter, et la plupart servent d’écoles aux précepteurs du Coran. En général, les musulmans de Palerme n’aiment pas leurs confrères devenus vassaux des infidèles, et ils ne leur…, quant à leurs biens, ni à leurs femmes, ni à leurs enfants. Que Dieu, dans sa munificence, les console par ses bénéfices !

Un des points de ressemblance que cette ville a avec Cordoue (on trouve toujours quelque côté par lequel une chose ressemble à une autre), c’est qu’il existe ici une cité ancienne qu’on appelle le Kassar ancien, et qui reste au milieu de la cité neuve, tout a fait comme à Cordoue, que Dieu la protège ! On voit dans ce Kassar des palais magnifiques comme des châteaux, avec des tourelles qui s’élancent dans l’air à perte de vue, et qui éblouissent par leur beauté.

Une des œuvres les plus remarquables des Chrétiens que nous ayons vues ici, c’est l’église qu’ils appellent de l’Antiochéen. Nous l’avons visitée le jour de Noël, jour de grande fête pour eux : et, en effet, beaucoup d’hommes et de femmes y étaient rassemblés. Entre les différentes parties de ce bâtiment nous avons distingua une très remarquable façade, dont nous ne saurions faire la description et sur laquelle nous préférons nous taire, car c’est le plus beau travail du monde. Les murailles intérieures du temple sont dorées, ou, pour mieux dire, elles sont toute une pièce d’or. On y remarque des tables de marbre de couleur, dont on n’a jamais vu les pareilles, qui sont relevées par des cubes de mosaïque en or et couronnées de branches d’arbres en mosaïque verte. Des soleils en verre doré, rangés en haut, rayonnaient d’une lumière à éblouir les yeux et jetaient dans l’esprit un tel trouble que nous implorions Dieu de nous en préserver.

Nous apprîmes que le fondateur, dont cette église a pris le nom, y a consacré des quintaux d’or, et qu’il était vizir du grand-père de ce roi polythéiste. Cette église a un beffroi soutenu par des colonnes en marbre et surmonté par un dôme qui repose aussi sur d’autres colonnes; en effet, on le nomme Sawmatu-as-sawari (le beffroi des colonnes). C’est une des plus merveilleuses constructions que l’on puisse voir. Que Dieu, avec sa grâce et sa générosité d’action, honore bientôt cet édifice par l’adzân !

Les dames chrétiennes de cette ville, par l’élégance de leur langage, et leur manière de se voiler et de porter leurs manteaux, suivent tout à fait la mode des femmes musulmanes. A l’occasion de cette fête de Noël, elles sortaient habillées de robes en soie couleur d’or; enveloppées de manteaux élégants, couvertes de voiles de couleur, chaussées de brodequins dorés, et se pavanaient dans leurs églises ou tanières, surchargées de colliers, de fard et d’odeurs, tout à fait en toilette de dames musulmanes. Ainsi se présenta à notre esprit, comme une plaisanterie littéraire adaptée à la circonstance, ce vers du poète :

Ma foi, qui entre aujourd’hui dans l’église y rencontre des antilopes et des gazelles.

Mais réfugions-nous auprès de Dieu, car cette description touche déjà aux puérilités et aux frivoles plaisanteries ; réfugions-nous auprès de Dieu pour nous éloigner de la fascination qui conduit au délire, car Dieu est le seigneur de la puissance et de la clémence.

Après avoir demeuré sept jours dans cette ville, logés dans un des hôtels que fréquentent les musulmans, nous nous nous mîmes en route pour là ville de Trapani, le matin du vendredi 22 de ce mois saint et 28 décembre, dans le dessein de trouver deux navires partant, l’un pour l’Espagne et l’autre pour Cette, sur lesquels, lors de notre voyage d’Alexandrette, nous avions trouvé des pèlerins et des marchands musulmans.

Nous traversions une série non interrompue de villages et de fermes très rapprochées entre elles, et nous avions toujours sous nos yeux des terres labourées et des champs à blé d’une culture, d’une fertilité et d’une étendue telle que nous n’en avions jamais vu de pareils, et que nous aurions comparé à la Campania (50) de Cordoue si ceux-ci n’avaient été des terrains plus forts et plus fertiles. Nous passâmes une nuit seulement en route dans la ville que l’on appelle Alkamah (51), qui est grande et considérable, et dans laquelle on trouve un marché et des mosquées. Les habitants de la ville, aussi bien que ceux des fermes qu’on remarque sur cette route, sont tous musulmans. Partis d’Alkamah au point du jour, le samedi 23 de ce mois saint et 23 décembre, nous rencontrâmes, à peu de distance, un château que l’on appelle Hisn-el-Hammah (le château des bains), château considérable où l’on trouve des grands bains. Dieu les fait jaillir du sol en différentes sources et a chargé ces eaux de tels principes que le corps humain ne peut pas les supporter à cause de leur chaleur excessive (52). Ayant passé tout près d’une de ces sources, qui reste sur la route, nous descendîmes de nos montures et nous nous récréâmes en y prenant un bain. Arrivés à Trapani à l’heure d’asser (53) de ce même jour, nous logeâmes dans une maison louée exprès.

TRAPANI

C’est une ville d’une petite surface et d’un circuit non étendu, entourée de murailles blanches comme la colombe. Son port doit être compté parmi les plus beaux et les plus commodes pour les navires; et il tient à cela que les romées (54) le fréquentent beaucoup, surtout ceux qui voyagent pour la côte d’Afrique (55). En effet, entre Trapani et Tunis, il n’y a qu’un jour et une nuit de voyage : ce trajet, qu’on fait toujours en hiver comme en été, devient même extrêmement court quand il souffle un vent favorable.

Trapani est fournie de marchés, de bains et de toutes les ressources d’une grande ville, quoiqu’elle soit à la merci de la mer, qui l’entoure des trois côtés, en sorte que la ville ne tient à la terre ferme que par un seul côté fort étroit. Partout ailleurs l’Océan ouvre sa bouche pour l’engloutir, ce qui fait croire aux habitants que sans doute il finira un jour par envahir la ville, quoique ce terme soit très éloigné. Mais personne ne peut connaître l’avenir à l’exception de Dieu. Qu’il soit exalté !

Le bon marché, conséquence d’un vaste territoire cultivé, produit le bonheur et l’aise de cette ville, habitée à la fois par les musulmans et par les chrétiens, qui ont, les uns leurs mosquées, les autres leurs églises. Très près de l’isthme de Trapani, à l’est-nord-est, s’élève une grande montagne très étendue et d’une hauteur immense, surmontée par un pic qui s’élance du sommet de la montagne. Les romées occupent sur ce pic une forteresse réunie à la montagne par un pont; et possèdent une ville considérable sur la montagne même. On dit que les femmes de ce lieu sont les plus belles de toute file. Que Dieu les fasse devenir captives des musulmans! On remarque sur cette montagne des vignes et des champs de blé ; et quelqu’un nous apprit qu’il y jaillit à peu près quatre cents sources d’eau. Elle s’appelle Djebel-Hamed et n’est accessible que d’un côté seulement, ce qui fait penser que la conquête de la Sicile, si Dieu le veut, tient à cette montagne. En effet, il n’y a pas moyen que les chrétiens y laissent monter un musulman. Par la même raison, ils sont garnis de cette excellente forteresse, et, au moindre bruit qu’ils entendraient, ils seraient préparés à y renfermer leurs femmes et à couper le pont de manière qu’un vaste fossé les séparerait de quiconque se trouverait sur la montagne. Ce pays est fort curieux, entre autres raisons, à cause des sources déjà indiquées, tandis que Trapani, située dans la plaine, ne possède d’autre eau que celle des puits creusés à une grande distance, et, dans ses maisons, on ne trouve que des puits peu profonds d’eau saumâtre non potable.

Nous avons trouvé à Trapani les deux navires qui attendent le moment de partir pour l’Occident. Nous espérons nous embarquer, s’il plaît à Dieu, sur celui d’entre eux qui se dirige vers l’Espagne; laquelle grâce nous nous promettons d’obtenir de la bonté divine. A l’ouest de Trapani, à la distance de deux parasanges à peu près, se trouvent trois petits îlots rapprochés entre eux, dont le premier s’appelle Malitimah (Marettimo), l’autre Jabisah (Levanzo) et la troisième Er-Rahib (l’île du Moine, aujourd’hui Favignana), nom qu’on lui a donné à cause d’un moine qui y demeure dans un bâtiment semblable à un château, élevé sur le sommet de l’îlot, et qui peut servir de lieu d’embuscade aux ennemis. Les deux autres îlots sont déserts; celui-ci n’est habité que par le moine dont nous venons de parler.

La nouvelle lune de ce mois commença la nuit du samedi 5 janvier, ayant été constaté par témoins devant le Hakim de Trapani, que l’on avait vu la nouvelle lune de ramadhan la nuit du jeudi, et que le peuple de la capitale de la Sicile avait commencé son jeûne le jour du jeudi. On célébra donc la fête de la fin (du jeûne) en faisant le compte à partir de ce jour-là. Nous fîmes notre prière à l’occasion de cette sainte fête, dans une des mosquées de Trapani, avec cette partie des habitants qui, par une cause légitime, n’avait pas pu se porter au Mosalla. Nous fîmes la prière des voyageurs : Que Dieu y rende tout voyageur à sa patrie ! Du reste, tout le monde s’achemina au Mosalla avec le magistrat préposé aux jugements, marchant au son des timbales et des cors, ce qui ne nous étonna pas moins que la conduite des chrétiens qui feignaient de ne n’apercevoir de rien. Ayant déjà arrêté le fret du navire qui devait partir, avec le plaisir de Dieu, pour l’Espagne, nous nous occupions de nos provisions de voyage, quand survient (Dieu seul peut assurer un succès facile et heureux!) un ordre du roi de Sicile qui met l’embargo sur les navires dans toute l’étendue des côtes de l’île, à cause de la flotte qui …….  et qu’il appareille, de manière que nul navire ne pourrait partir tant que cette flotte n’aurait pas mis à la voile. Puisse-t-elle être frustrée dans l’objet de son expédition, et puisse rester incomplet son dessein! Cependant les Génois, à qui sont les deux navires susdits, s’obstinaient à s’embarquer; et il en résulta d’abord que le bailli mit sous garde les navires. Mais ensuite les Génois, ayant corrompu ce fonctionnaire, restèrent libres avec leurs navires, et se mirent à attendre le temps favorable pour le départ.

Sur ces entrefaites, il nous survint des nouvelles fâcheuses de l’Occident; entre autres que le prince de Majorque avait pris Bougie. (Que Dieu ne permette pas que cela se vérifie, et que, dans sa puissance et bonté, il accorde aux musulmans le succès et la tranquillité!) A Trapani, on faisait mille conjectures diverses sur la destination de la flotte que ce roi chrétien s’empressa de former et d’augmenter, comme on dit, jusqu’à décembre de 300 voiles tant térides que navires, et même, dit-on, davantage, et qu’il fait suivre par une centaine de transports pour les vivres. (Plut-il à Dieu de faire échouer son entreprise et de faire tourner les événements à son préjudice !) Quelques-uns pensent que l’objet de l’expédition est Alexandrie (que Dieu la garde et la défende!); d’autres disent que c’est Majorque (que Dieu la garde!); d’autres s’imaginent que c’est l’Afrique (que Dieu la soutienne dans son affranchissement du joug de ce roi !). Cette dernière conjecture est fondée sur les mauvaises nouvelles reçues récemment de l’Occident; mais elle est la moins probable de toutes, car il paraît que le roi tient à l’observance du traité. Du reste, Dieu a les yeux sur lui et lui ne les a pas sur Dieu. D’autres, enfin, supposent que ces préparatifs n’ont d’autre objet que Constantinople, et ils fondent leur conjecture, sur la grande nouvelle qui en est arrivée, nouvelle qui promet des suites aussi heureuses qu’étonnantes, et qui servira à confirmer, par une preuve incontestable, la vérité de la sentence traditionnelle de l’élu, sur lequel soient la bénédiction et la paix de Dieu (Mahomet!).

Voici de quoi il s’agit : le prince de Constantinople, dit-on, venant à mourir, laissa le royaume à sa femme, qui avait un petit enfant. Un cousin de ce prince usurpa le trône, mit à mort la princesse, s’assura de la personne de l’enfant, et même avait ordonné à son propre fils de le faire mourir ; mais celui-ci, par un bon mouvement, laissa en liberté le jeune prisonnier, que les destinées, après quelques vicissitudes, poussèrent en Sicile. Il y arriva dans un état de délabrement et dans une condition servile; valet d’un moine, et jetant sur sa contenance royale un manteau de servage. Ainsi il s’aventura et aussi il découvrit son secret ; car le déguisement ne lui servit à rien. Il est vrai que, d’abord, mandé par ce même Guillaume, roi de Sicile, et assujetti à des questions et à des interrogations, il s’était dit esclave et valet du moine; mais bientôt des Génois, allant à Constantinople, donnèrent son signalement et constatèrent l’identité de sa personne par tous les indices et toutes les apparences d’une naissance royale qui brillaient en lui.

En voici un exemple d’après ce qu’on nous a raconté. Le roi Guillaume, un de ses jours de fête, se montrait aux personnes rassemblées et rangées pour le féliciter, entre lesquelles on avait fait venir, avec les autres serviteurs de la cour, le garçon dont il est question. Mais, tandis que tous s’inclinaient servilement devant le roi, fiers de l’honneur qu’il leur faisait en se laissant voir par eux, ce jeune homme seul, fit à peine un signe de salut, de manière que tout le monde comprit que la fierté royale l’avait empêché de suivre l’exemple du vulgaire. Le roi Guillaume prit soin de lui, lui assigna un noble logement, et le rendit l’objet d’une surveillance très empressée, de crainte que son cousin, persécuteur de sa famille, ne le fit enlever à la dérobée. Or, il avait une sœur fameuse par sa beauté, de laquelle le fils de l’oncle usurpateur devint éperdument amoureux, et, comme celui-ci ne pouvait pas l’épouser parce que les Grecs n’admettent guère les mariages entre parents, l’impitoyable amour, le désir qui aveugle et assourdit, et le plaisir qui régit en despote ses prosélytes, poussèrent le jeune homme à en finir de la plus belle manière : enlever sa maîtresse et se sauver avec elle chez l’émir Maçoud, prince du Darub, d’Iconium et de l’Édjam voisin de Constantinople, dont les exploits pour l’islam ont été déjà racontés par nous dans le présent livre. Il suffît de te dire (ô lecteur} que le prince de Constantinople lui paye toujours un tribut et se tient en paix avec lui en lui cédant les provinces rapprochées de ses états. Ce prince grec se fit musulman avec sa cousine en présence du sultan Maçoud, et foula aux pieds un crucifix d’or rougi au feu qui lui fut présenté, ce qui passe pour la plus éclatante démonstration d’abandonner la religion chrétienne et de professer l’islam ; ainsi il épousa sa cousine et il atteignit l’objet de ses désirs.

Enfin, à la tête d’une armée musulmane, il entra dans Constantinople où il tua à peu près 50 000 Grecs, aidé par les Agarènes, peuple qui croit à une révélation, parle arabe, est divisé des autres sectes de sa race par une haine occulte, et n’admet pas que l’on mange du porc. Ainsi, ils se sont aidés des forces de leurs propres ennemis, et Dieu a poussé les infidèles à une guerre civile dans laquelle les musulmans se sont emparés de Constantinople. La masse immense des richesses de la ville a été portée à l’émir Maçoud, qui a laissé à Constantinople plus de quarante mille hommes de cavalerie. Et ainsi les provinces musulmanes arrivent déjà à Constantinople. Cette conquête, si elle se vérifie, sera un des plus grands événements de notre âge ; mais Dieu seul connaît ses mystères. Nous trouvâmes la nouvelle répandue en Sicile parmi les musulmans et les chrétiens, qui la croyaient sans le moindre doute. Elle avait été apportée par des navires roméens arrivés de Constantinople. (Voilà pourquoi) le jour de notre arrivée à Palerme, et de notre présentation au mostahlif du roi, la première question de ce fonctionnaire fut si nous avions des nouvelles de Constantinople. N’en connaissant aucune, nous n’avions pu comprendre jusqu’à présent l’objet de l’interrogation. Maintenant, par l’ordre du roi Guillaume, on a vérifié de nouveau l’état de ce jeune homme et les menées de l’usurpateur qui l’entourait d’émissaires pour tâcher de le faire enlever: à la suite de ces renseignements, le jeune homme est aujourd’hui gardé et surveillé avec un grand soin auprès du roi de Sicile, en sorte qu’il n’est pas possible même de jeter un regard sur lui. On nous dit qu’il est un adolescent au teint rose de la jeunesse, resplendissant de l’auréole de la royauté, apprenant l’arabe et autres langues, très avancé dans toutes les branches d’une éducation royale et doué d’un esprit fin au delà de la capacité de son âge et de l’expérience de la jeunesse. Le roi de Sicile, dit-on, a l’intention d’envoyer sa flotte à Constantinople, en considération de ce jeune prince. Quoi qu’il lui arrive, et à quoi qu’aboutisse son dessein, Dieu (qu’il soit exalté!) le repoussera avec perte, lui apprendra combien est malheureuse, la voie qu’il suit, et déchaînera les ouragans destructeurs pour dissiper (la flotte), car Dieu pout tout ce qu’il veut. Cette nouvelle de Constantinople (que Dieu la fasse se vérifier !) serait une des vicissitudes les plus étonnantes et un des événements les plus notables du monde. Dieu sait bien parvenir à ce qu’il a arrêté et prédestiné !

La nouvelle lune de ce mois a paru la nuit du lundi 4 février, tandis que nous attendons toujours à Trapani la fin de l’hiver et le départ du navire génois sur lequel nous espérons aller en Espagne, s’il plaît à Dieu (qu’il soit exalté !), et si Dieu (qu’il soit loué !) favorise notre dessein et seconde notre désir avec sa grandeur et sa bonté. Pendant notre séjour dans cette ville, nous avons appris des détails fort pénibles sur la fâcheuse situation des musulmans de Sicile à l’égard des adorateurs de la croix (que Dieu les extermine!) et dans quel état d’abjection et de misère les premiers vivent dans la compagnie des seconds, à quel joug de vasselage ils ont été soumis, et avec quelle dureté agit le roi pour (faire réussir) les artifices tendant à pervertir la foi des enfants et des femmes dont Dieu a décrété la perdition. Souvent le roi s’est servi de moyens de contrainte pour forcer quelques-uns des cheikhs du pays à l’abandon de leur religion. Il en fut ainsi, dans ces années dernières, avec Ibn-Zaraa, un des fakis de la capitale, lieu de résidence de ce tyran, qui, au moyen de mille vexations, le poussa à faire semblant de renier l’islam et de se plonger dans la religion chrétienne. Ibn-Zaraa, s’étant mis à apprendre par cœur l’Évangile, à étudier les usages des romées, et à s’instruire dans les principes de leurs lois, prit son rang parmi les prêtres que l’on consultait dans les procès entre chrétiens : et il n’était pas rare que, lorsqu’un jugement musulman se présentait en même temps, on consultât Ibn-Zaraa pour celui-ci encore, à cause de son savoir bien connu en jurisprudence (musulmane), de manière qu’il arriva de s’en rapporter à ses décisions dans les deux jurisprudences. Cet individu changea en église une mosquée qu’il possédait vis-à-vis de sa maison. Que Dieu nous sauve de la fin de la perdition et de l’erreur! Cependant, on nous dit qu’il cachait sa vraie croyance: il est possible qu’il rentre dans l’exception établie par la parole de Dieu (75) «à l’exception de celui qui, étant forcé, reste fidèle à la religion dans son cœur. »

Dans ces jours il est arrivé à Trapani le chef de parti des musulmans de Sicile, leur seigneur principal, le kaïd Abou’l Kassem ibn-Hamud, surnommé Ibn-al-Hadjer, un des nobles de cette île chez les quels la seigneurie s’est transmise d’aîné en aîné (76). On nous a assuré encore qu’il est un homme honnête ; désireux du bien; affectionné aux siens; très adonné aux œuvres de bienfaisance, comme la rançon des prisonniers, la distribution de secours aux voyageurs et aux pèlerins pauvres; et qu’il possède de grands mérites et de nobles qualités. A son arrivée, la ville a été tout en émoi. Dernièrement il s’est trouvé en disgrâce de ce tyran, qui le confina dans sa maison à la suite d’une dénonciation que ses ennemis avaient faite contre lui en le chargeant de faits controuvés et en l’accusant de correspondance avec les Almohades, que Dieu les aide ! Cette enquête l’aurait très probablement amené à une condamnation, sans l’intervention du (chancelier?) (77) ; cependant, elle ne manqua pas d’attirer sur lui une série de vexations par lesquelles on lui extorqua au delà de trente mille dinars mouminiens (78), sans qu’on lui eût rendu aucune des maisons et des propriétés dont il avait hérité de ses ancêtres, en sorte qu’il est resté très à court d’argent. Tout récemment, il est rentré dans la grâce du roi, qui l’a fait passer à un service dépendant du gouvernement; il s y est résigné comme l’esclave dont on a possédé la personne et les biens.

A son arrivée à Trapani, il fit des avances pour avoir une entrevue avec nous. En effet, nous étant trouvés ensemble, il nous manifesta à fond sa position et celle des habitants de cette île à l’égard de leurs ennemis, avec des détails à faire couler des larmes de sang et à navrer les cœurs (79) de douleur. Voilà un de ces détails, j’ai tâché, nous dit-il, pour moi et pour les gens de ma maison, de vendre tout ce que nous possédions, dans l’espoir de sortir ainsi de notre état actuel et d’avoir de quoi vivre en pays musulman. » Considère donc (ô lecteur) où devait s’en trouver cet homme pour pouvoir désirer, nonobstant sa grande richesse et sa haute position, de prendre un pareil parti avec tout son train d’effets, de domestiques, d’enfants et de filles! Nous priâmes Dieu (qu’il soit exalté!) pour qu’il accordât à celui-ci, aussi bien qu’au reste des musulmans de la Sicile, une heureuse libération de leur position actuelle; et de même tout musulman qui se trouve dans quelque lieu que ce soit en présence de Dieu, est dans l’obligation de faire des prières à leur intention. Lors de notre séparation, Ibn-el-Hadjer était en pleurs et nous en faisait verser. La noblesse de son extraction, les rares qualités de son esprit, la gravité de ses mœurs, son amour immense pour ses parents, sa libéralité sans bornes, la beauté de sa personne et la bonté de son caractère nous inspiraient de vives sympathies pour lui. Dans la capitale, nous avions déjà remarqué des maisons à lui, à ses frères et aux gens de sa famille, qui ressemblaient à des châteaux grandioses et élégants. Tous les membres de cette famille jouissaient d’une haute position, surtout ledit Ibn-el-Hadjer, qui, lors de son séjour à Palerme, s’était distingué par de bonnes actions en faveur des pèlerins pauvres ou indigents, qui recevaient des secours et auxquels on fournissait les frais de nourriture et de voyage. Que Dieu dans sa bonté le fasse prospérer en considération de ses œuvres, et lui en donne une pleine récompense.

Nous allons raconter une des épreuves les plus fâcheuses auxquelles est exposé le peuple (musulman) de cette île. Il arrive tous les jours qu’un homme s’emporte contre son fils ou sa femme, ou bien une mère contre sa fille : si celui qui est l’objet de cette colère, dans un moment de dépit, se jette dans une église, c’en est fait; on le fait chrétien, on le baptise, et il n’y a plus de moyen que le père s’approche de son fils, ou la mère de sa fille. Imagine-toi (ô lecteur) l’état d’un homme qui a enduré un pareil malheur dans sa famille et en la personne de son propre enfant! cette seule pensée suffirait pour abréger la vie. En effet, de crainte que cela n’arrive, les musulmans de Sicile flattent toujours leurs familles et leurs enfants; et ici les hommes les plus clairvoyants appréhendent pour leur pays ce qui arriva dans le temps aux musulmans de l’île de Crète, où le gouvernement tyrannique des chrétiens exerça une telle action continue, et où les faits et les circonstances se succédèrent avec un tel enchaînement, qu’enfin les habitants se trouvèrent forcés à se faire tous chrétiens; et il n’en échappa que ceux dont Dieu avait décrété le salut. Mais la parole de la damnation sera prononcée contre les infidèles, car Dieu peut bien tout ce qu’il veut, et il n’y a d’autre Dieu que lui.

Cet Ibn-Hamud (le kaïd Abou’l-Kassemsurnommé Ibn-al-Hadjer) jouit d’une telle estime chez les chrétiens (puisse Dieu les exterminer!), qu’ils supposent que, s’il se faisait chrétien, il ne resterait pas dans l’ile un seul musulman; car tout le monde le suivrait et l’imiterait : que Dieu les garde tous sous sa protection et que, dans l’excellence de sa générosité, il les délivre de leur état actuel !

Nous fûmes aussi les témoins d’un autre exemple éclatant de la condition des musulmans; un de ces faits qui te déchirent le cœur et le, consument de pitié et de douleur. Un des notables de cette ville de Trapani envoya son fils à un des pèlerins, nos compagnons, pour le prier d’accepter sa fille, jeune demoiselle qui vient d’atteindre à peine l’âge nubile, et de l’épouser si cela lui plaisait, ou bien, dans le cas contraire, de l’emmener avec lui pour la marier avec un de ses compatriotes auquel la jeune fille pourrait être agréable. On ajoutait que celle-ci abandonnait de bon gré son père et ses frères par empressement de se soustraire à la tentation (d’apostasie) et par désir de séjourner dans un pays musulman : et que le père et les frères en étaient contents aussi, dans l’espoir qu’ils trouveraient un moyen de se sauver eux-mêmes en quelque pays musulman aussitôt que serait levé cet embargo qui les en empêchait. Le pèlerin à qui on fit la proposition ne demandait pas mieux : il fut enchanté de profiter de cette occasion qui lui offrait du bien dans cette vie et dans l’autre. Quant à nous, nous restions étonnés au plus haut degré qu’un homme pût jamais se trouver dans le cas de concéder, avec autant de facilité, une personne si intimement attachée à son cœur; qu’il pût la confier à un homme tout à fait étranger et se résigner à un tel éloignement, au désir tourmentant de la revoir et à la solitude où il devait se sentir sans elle. Nous avons trouvé extraordinaires aussi cette jeune fille, que Dieu l’ait dans sa garde ! et la satisfaction qu’elle éprouve à abandonner ses parents pour amour de l’islamisme et pour se cramponner à l’appui solide de la religion. Que Dieu, qu’il soit exalté ! tienne cette jeune fille sous sa garde et sa protection; qu’il l’entoure d’une société convenable et qu’il la fasse prospérer avec sa bonté. Interrogée par son père sur le projet qu’il avait conçu, cette jeune fille lui répondit : « Si tu me retiens, tu seras responsable de moi. » Elle était sans mère, mais elle avait deux frères et une petite sœur du même père.