Charles de Foucauld, Boujad, Bu-Ja’d, Principauté des Sharqawi/Cherkaoui, 1883

Ici, ni sultan ni makhzen ; rien qu’Allah et Sidi Ben Daoud. » Ces paroles, que m’adressait un Musulman à mon entrée à Bou el Djad, résument l’état de la ville : Sidi Ben Daoud y est seul maître et seigneur absolu. Son pouvoir est une autorité spirituelle qui devient, quand il lui plaît, une puissance temporelle, par le prix qu’attachent les tribus voisines à ses bénédictions. Cette souveraineté s’étend à la ronde à environ deux journées de marche. De tous les points situés dans ce rayon, on accourt sans cesse à Bou el Djad apporter une foule de présents : la ville est toujours remplie de pèlerins : ils viennent chercher la bénédiction du saint et gagnent, en échange de cadeaux, les grâces attachées à ses prières. C’est surtout le jeudi, jour de marché, que les fidèles sont nombreux ; la semaine dernière, les offrandes, en blé seulement, se montaient à deux cents charges de chameau ; la précédente, à quatre cents : de plus, il y avait eu de grands dons d’argent, de bétail, de chevaux. Ce ne sont pas seulement les particuliers qui remplissent ces pieux devoirs. Chaque année, les tribus environnantes arrivent, les unes après les autres, fraction par fraction, recevoir en masse la bénédiction du Sid et lui présenter leur tribut. Cette redevance régulière lui est servie par toutes les tribus du Tâdla, presque tous les Chaouïa, quelques fractions des Aït Seri, une petite portion des Ichqern.
Quelle est la source de ce prestige ? Sidi Ben Daoud n’est point un chef d’ordre religieux ; il n’est point non plus un cherif, petit-fils de Mahomet ; mais son origine n’en est pas moins auguste : il descend du kalife Omar ben El Khattab, Ses ancêtres, établis depuis trois siècles et demi au Maroc, y acquirent vite, autant par leurs vertus que par leur sainte et illustre naissance, la vénération et la puissance dont nous voyons Sidi Ben Daoud jouir aujourd’hui. D’ailleurs, point d’ordre, point de khouân, point de prières particulières: il n’y a ici que le chef d’une grande et sainte famille, le rejeton d’une longue lignée de bienheureux, objet des grâces spéciales du ciel accordées aux prières de ses ancêtres. On honore en lui un sang sacré; on a foi en sa bénédiction, qui en ce monde fertilise la terre et fait prospérer les troupeaux, et dans l’autre vie ouvre aux hommes les portes du paradis et leur assure, au jour du jugement dernier, l’intercession d’Omar et de tous les saints ses descendants.
Voici la généalogie de Sidi Ben Daoud, depuis l’époque à laquelle sa maison s’est établie au Maroc :
Sidi Hammou (c’est lui qui vint d’Orient dans ces pays), Sidi Zari ben S. Hammou,
Sidi Bel Qasem Men S. Zari (il habitait Qaçba Tâdla, où se trouve son mausolée),
Sidi Mohammed Ech Chergi ben S. Bel Qasem (c’est lui qui fonda la ville de Bou el Djad, à l’emplacement de laquelle ne s’élevaient alors que des bois),
Sidi Abd el Qader ben S. Mohammed Ech Chergi,
Sidi Abd el Qader ben S. Abd el Qader,
Sidi El Mati ben S. Abd el Qader,
Sidi Çaleh ben S.El Mati,
Sidi El Mati ben S. Çaleh,
Sidi El Arbi ben S. El Mati,
Sidi Ben Daoud ben S. El Arbi.
Depuis la fondation de Bou el Djad par S. Mohammed Ech Chergi, cette ville n’a pas cessé d’être la résidence de ses descendants. Sidi ben Daoud ben Sidi El Arbi, leur chef actuel, a près de quatre-vingt-dix ans ; malgré son grand âge, il jouit de la plénitude de ses facultés : c’est un beau vieillard, au visage pâle, à la longue barbe blanche; ses traits ont une rare expression de douceur et de bonté. Il marche avec difficulté, mais circule chaque jour sur sa mule. Quelle que soit la maison où il se trouve, les abords en sont toujours entourés de plus de cent individus accroupis au pied des murs, attendant le moment de sa sortie pour baiser son étrier ou le pan de son haïk. Il est non seulement vénéré, mais profondément aimé. Chacun vante sa .justice, sa bonté, sa charité.
La famille Sidi ben Daoud est nombreuse : il a, me dit-on, au moins trente enfants, tant de ses femmes que de ses esclaves. L’aîné de ses fils s’appelle S. el Hadj El Arbi : il est en ce moment auprès du sultan; le second est S. Omar, homme de 50 à 60 ans : ce dernier passe pour très intelligent et fort instruit. Outre ses descendants directs, il a un grand nombre de frères, de neveux : la ville entière n’est peuplée, à part les Juifs et quelques artisans, que des parents proches ou éloignés du Sid, de leurs esclaves et de leurs serviteurs. Tous les membres de la famille de Sidi ben Daoud participent à son caractère de sainteté, et cela à un degré d’autant plus élevé qu’ils lui tiennent de plus près par le sang.
Qui sera l’héritier de S. Ben Daoud ? Nul ne le sait: il n’y a point d’ordre de succession ; chaque Sid, lorsqu’il sent la mort approcher, choisit un de ses enfants et, lui donnant sa béné­diction, fait passer par là sur sa tête les faveurs divines dont est sans cesse comblé le chef de la maison d’Omar ; l’élu recueille l’héritage de tous les biens spirituels et temporels de son père. Rien ne peut faire prévoir d’avance qui doit l’être ; l’ordre de naissance n’est point suivi : S. Ben Daoud était un des plus jeunes fils de S. El Arbi.
Le Sid est en bonnes relations avec le sultan ; jamais, malgré leur puissance, ni lui ni ses ancêtres n’ont montré d’hostilité au gouvernement des chérifs. Moulei El Hasen envoie chaque année de riches présents à Bou el Djad ; en échange, toutes les fois qu’il va de Fâs à Merrâkech, le Sid ou un de ses fils l’accompagne depuis Dar Beïda jusqu’à l’Oumm er Rebia ou l’Ouad el Abid. C’est ainsi que Hadj El Arbi est en ce moment auprès du sultan.
Inutile de dire que la zaouïa est riche : chaque année y voit entrer des offrandes immenses, tant en argent qu’en nature, tributs réguliers des régions environnantes, dons :apportés de loin par des pèlerins isolés, cadeaux, envoyés de Fâs et de Merrâkech par les grands de l’empire. Sidi ben Daoud possède une fortune énorme. Les autres membres de sa famille participent aux aumônes des fidèles comme ils participent à leur dévotion, suivant leur degré de sainteté. Quelques-uns sont fort riches, d’autres le sont moins ; mais tous ne vivent que des offrandes qu’ils reçoivent.
Les çalihs de Bou el Djad sont loin d’être des hommes fana­tiques, intolérants, d’esprit étroit. La plupart ont été à la Mecque : c’est qu’ils ont abandonné et les folles idées des ignorants sur Ia puissance et l’étendue de la religion musul­mane et leurs préjugés ridicules contre les Européens. Tous sont lettrés, peu sont savants. Le Sid possède cependant une belle bibliothèque, mais on la consulte peu. Les saints profitent des biens que Dieu leur a donnés pour passer leur existence dans les douceurs dles plaisirs licites: au reste, le Seigneur les bénit en toutes choses. Nulle part je n’ai vu les mulâtres aussi nombreux qu’à Bou el Djad.
La position de Bou el Djad au milieu des ondulations d’une immense plaine pierreuse et blanche, est triste. II y a peu d’eau, peu de jardins. Sans son importance comme centre religieux, sans le caractère que lui donnent ses mosquées, ses grandes qoubbas et les riches demeures de ses çalihs, ce lieu ne mériterait pas le nom du ville : il n’a guère plus de 1.700 habitants, dont 200 Israélites. La cité est. étendue, eu égard à sa population ; mais les maisons y sont clairsemées et entremêlées, à l’ouest, de jardins, à l’est, de terrains vagues et d’énormes monceaux d’ordures. Les demeures riches, celles des fils et des proches parents du Sid, sont bâties en pierres grossièrement cimentées, avec portails, arcades, pourtours de fenêtres en briques ; peu sont blanchies extérieurement ; à l’intérieur, elles sont ornées comme les maisons de Fâs : carrelage sur le sol; vitres aux fenêtres; plafonds de poutrelles peintes ; mihrabs à arabesques sculptées. Les maisons pauvres, c’est-à-dire le plus grand nombre, sont construites en pisé. Toutes sont couvertes en terrasse. La ville ne possède point d’enceinte ; mais il existe des portes, ou au moins des portails, à l’entrée des principales rues. La partie occidentale de Bou el Djad est habitée par la famille immédiate du Sid, aussi porte-­t-elle le nom de Ez Zaouïa ; les parents moins proches résident dans les autres quartiers ; les Juifs sont relégués au nord-est. Il y a deux grandes mosquées, et auprès d’elles quatre mausolées abritant les restes d’ancêtres de S. Ben Daoud : ce sont des tours carrées, hautes et massives, couronnées de toits de tuiles vertes. Point de quartier commerçant proprement dit. L’emplacement du marché hebdomadaire sert en même temps au trafic de chaque jour ; on y voit un certain nombre de niches alignées, faites de pisé ou de pierre sans ciment, profondes de 2 mètres, hautes de 1 m. 50 : c’est là qu’artisans et commerçants viennent s’installer chaque matin avec leurs marchandises qu’ils remportent le soir : tous n’ont même pas ces abris, il en est qui préfèrent de simples huttes de feuillage. Le jeudi, grand marché, fréquenté par toutes les tribus des environs. On trouve dans les boutiques la plupart des produits européens en vente à Fâs et à Meknâs, sauf le pétrole, la coutellerie, les crayons. Mais ces objets abondent chez les çalihs qui les font venir directement de Dar Beïda. C’est par ce port que se fait tout le commerce de Bou el Djad. De là viennent cotonnades, thé, riz, sucre, épicerie, parfumerie, vêtements de luxe ; en échange on y apporte des peaux, de la laine, de la cire. Il y a quatre jours de marche d’ici à Dar Beïda, deux en blad es sîba, où l’on ne voyage qu’avec l’escorte d’un parent du Sid, deux en Blad el makhzen. Aucunes relations avec Merrâkech, à cause de la difficulté des communications : la route est très périlleuse ; on compte huit jours pour la parcourir, tant il faut faire des détours et changer souvent de zetats. Bou el Djad, quoique traversé par un ruisseau, est mal pourvue d’eau ; celle que donne le ruisseau est mauvaise, et ne sert qu’à abreuver les animaux et à arroser les vergers : quelques maisons ont des citernes, mais la plus grande partie de la ville n’est alimentée que par un groupe de six à sept puits situés à près d’un kilomètre vers l’ouest. Avec si peu d’eau, il ne saurait y avoir beaucoup de .jardins : ils sont en effet peu étendus ; on les cultive avec d’autant plus de soin. On y voit les arbres qui croissent à Meknâs : grenadiers, figuiers, oliviers, vigne; et, poussant à leur ombre, les légumes du pays : citrouilles, melons, pastèques, courges et piments.
Le costume des citadins est le même ici qu’à Fâs. Celui des tribus voisines a été décrit au sujet des Beni Zemmour ; cependant, à partir du Bou el Djad, je remarque dans l’armement une particularité, spéciale au Tâdla, et qui ne m’avait pas frappé à Aït El Mati : c’est l’usage de la baïonnette ; tous les hommes du Tâdla portent habituellement, suspendue à un baudrier, une longue baïonnette. qui remplace sabre et poignard.

Mes relations avec les marabouts de Bou El Djad.
J’eus des relations avec plusieurs membres de la famille de Sidi Ben Daoud. Je les ai tues dans mon ouvrage parce que si la connaissance en était parvenue au sultan cela aurait créé des dangers à mes amis de Bou el Djad. A toi, mon cher François, je vais les raconter.
J’arrivai à Bou el Djad escorté par un petit-fils de Sidi Ben Daoud ; le Sid m’avait envoyé ce protecteur distingué après avoir reçu une lettre d’un grand seigneur de Fâs son ami, le Hadj Tîb Qçouç. Pour faire honneur jusqu’au bout à cette recommandation, il me donna audience dès mon arrivée dans sa ville ; Mardochée et moi fûmes reçus et interrogés séparément, nous nous présentâmes comme deux rabbins de Jérusalem éta­blis depuis sept ans à Alger. A peine sortis de la demeure du Sid, nous vîmes un Musulman assis au milieu d’un groupe nous faire signe d’approcher ; celui qui nous appelait était le second fils de Sidi Ben Daoud, Sidi Omar ; il nous introduisit chez lui et se mit à poser des questions sur l’Algérie. Pendant ce temps, le Sid faisait venir les principaux Israélites de la ville, leur commandait de nous bien recevoir, et désignait l’un d’eux pour nous donner l’hospitalité en son nom. Ces deux audiences, tant de soin de notre installation étaient des faveurs extraordinaires.
Le lendemain de mon arrivée, je reçois la visite d’un fils de Sidi Omar, Sidi el Hadj Edris ; c’est un jeune homme de vingt-cinq ans, très beau bien que mulâtre ; il est grand, bien pris, ses mouvements sont souples et gracieux, sa figure intelligente, vive et gaie ; le titre de hadj, de, l’esprit, de l’instruction, une belle mine ont fait de lui un des membres !es plus considérés de la famille de Sidi Ben Daoud. Il vient voir si nous ne manquons de rien ; trois ou quatre Musulmans l’accompagnent, on cause une demi-heure de choses et d’autres, nos visiteurs montrant une affabilité extrême ; en nous quittant, S. Edris demande si nous avons vu les rabbins de Bou el Djad. « Pas encore. – Qu’ils viennent ou ne viennent pas, que vous restiez ici plusieurs jours ou plusieurs mois, soyez les bienvenus mille fois ! » Que signifient de telles prévenances sans exemple pour des Juifs ?Je ne tardai pas à le comprendre. Deux choses furent remarquables pendant les quatre jours suivants : d’une part, des fréquentes visites, l’excessive amabilité des parents du Sid qui s’efforçaient de, me mettre en confiance et de me faire parler ; de l’autre, un espionnage ouvert des juifs qui surveillaient mes moindres démarches, mettaient le nez sur mon calepin dès que je voulais écrire, se jetaient sur mon thermomètre aussitôt que je le touchais, étaient grossiers et insupportables…. Ces deux procédés étaient trop accentués pour que la cause ne s’en devinât pas : quelque indice avait dû faire soupçonner à Sidi Ben Daoud ou à son fils Sidi Omar ma qualité de, Chrétien ; pour s’éclaircir, les marabouts avaient résolu de me faire espionner par les Juifs et en même temps de m’examiner eux-mêmes ; il était évident que depuis quatre jours on poursuivait cette recherche.
Le 11 septembre, sixième- jour de mon arrivée, un esclave de Sidi Edris entre chez moi dans !a matinée et me dit de le suivre avec Mardochée chez son maître. Il nous introduit dans une maison de la zaouïa ; nous nous attendons à de nouvelles ques­tions : point ; aussitôt que nous sommes assis on apporte à déjeuner. Thé, pâtisseries, beurre, œufs, café, amandes, raisins, figues sont placés sur des plateaux éblouissants ; S. Edris m’offre de la limonade et s’excuse de n’avoir ni couteaux ni fourchettes ; il mange avec nous, ce qui est une faveur inouïe, et, faisant beau­coup de frais, nous raconte qu’il connaît Tunis, Alger, Bône, Bougie, Philippeville, Oran, qu’il a visités en revenant de La Mecque. Au bout de deux heures nous sommes congédiés et un esclave nous reconduit à notre domicile. Mes relations deviennent de jour en jour plus intimes avec S. Edris et son père. Le 13, à midi, je suis appelé avec Mardochée chez le premier: un déjeuner nous attend encore, S. Edris le partage avec nous ; comme je lui parle de mon désir de quitter Bou et Djad, il me répond qu’il m’escortera lui-même ; il est un des plus hauts personnages de sa famille et il ne se dérange que pour des caravanes de deux cents ou trois cents chameaux, mais pour mon compagnon et moi il n’est rien qu’il ne fasse, nous partirons tous trois seuls, dans quelques jours ; il veut se faire des amis de nous, nous lui écrirons à notre retour à Alger et il ira nous y voir. Le repas fini, il me conduit à une fenêtre et, me montrant la haute chaîne du Moyen Atlas qui borde l’horizon vers le sud, il se met à me la décrire et à me donner sur elle et ses habitants une foule de détails. Pour que je jouisse mieux de ce beau spectacle, il me fait apporter une chaise et une lunette d’approche. Il est inadmissible que tant de caresses soient désintéressées ; où S. Edris et son père veulent-ils en venir ? Je ne sais ; cependant on m’a promis de m’escorter à mon départ de Bou el Djad, il faut cultiver cette bonne intention, le jour même j’envoie à S. Edris vingt francs et trois ou quatre pains de sucre, cadeau convenable pour le pays. Le lendemain 14, S. Edris nous fait chercher vers le soir pour dîner avec lui sur sa terrasse ; dans la conversation il répète qu’il voudrait aller à Alger, et de là sur le continent des Chrétiens ; serait-ce possible ? – Rien n’est plus facile, lui dis-je,, le ministre de France à Tanger le fera parvenir à Alger, où je serai tout à son service. Et lui-même, amènerait-il un chrétien à Bouel el Djad ? II ne demanderait pas mieux, pourvu que la Chrétien fût déguisé en Musulman ou en Juif et que le sultan ne sût rien ; il faudrait que la chose se négociât en secret entre lui et le ministre de France. En ce cas, ajoute Mardochée, les autorités françaises lui feront le meilleur accueil, car elles seront aises d’envoyer des Français reconnaître Bou el Djad que n’a jamais vue aucun Chrétien. S. Edris répond en souriant que des Chrétiens l’ont visitée.
« Sous le costume musulman ? – non, sous le costume juif ; on ignorait qui ils étaient ; mais nous les avons reconnus. »Le lendemain matin, nouvelle visite à. S.Edri.s, l’entretien devient tout à fait intime : Après ce, qu’il nous a dit hier s’engagerait-il, dans une lettre au ministre de France, à accueillir et protéger tout français dans sa ville ?- Volontiers, dit-il, et il est prêt à faire une visite au même fonctionnaire pour l’assurer de sa bonne volonté envers la Fronce. Le même jour nous sommes appelés chez Sidi Ben Daoud, on nous introduit dans une belle salle où sept ou huit marabouts de la famille du Sid sont assis autour de lui sur des tapis. On nous fait asseoir, et de petites négresses de huit à dix ans nous apportent des tasses de thé et des « Palmers ». Lorsque nous avons joui pendant une demi-heure de la vue du saint, on nous congédie avec des paroles bienveil­lantes et lui-même nous dit : « Que Dieu vous aide ! » En sortant, nous sommes rejoints par S. Omar qui nous entraîne dans sa demeure : c’est lui, dit-il, qui nous a fait demander chez son père, dans la pensée que, cette visite nous distrairait. Il m’inter­roge sur l’astronomie, les Juifs lui ont rapporté que j’étais qrand astronome, je passe, paraît-il, mes nuits à regarder les étoiles. Ainsi les Israélites continuent à m’espionner pour le compte des Musulmans. Le 16, Sidi Edris me fait chercher de bonne heure ; il me remet d’abord deux lettres recommandant Mardochée et moi aux Juifs de Qaçba Tâdla et à ceux de Qaçba Beni Mellal ; signées des rabbins de Bou el Bjad, elles n’ont point été écrites de bonne volonté, S. Edris a fait venir les rabbins chez lui et leur a enjoint de rédiger les lettres sous ses yeux. S. Edris me donne ensuite un mot de recommandation pour un de ses amis qui habite Bezzou, lieu où j’irai plus tard. Enfin il compose sa lettre au ministre de France ; il me la lit avant de la fermer ; elle est conçue à peu près en ces termes : « A l’Ambassadeur du gouvernement français. Je t’apprends que deux hommes de ton pays sont venus auprès de moi et que pour l’amour de toi je leur ai fait le meilleur accueil et les ai conduits où ils ont voulu ; je recevrai de même tous ceux qui viendront de ta part; les porteurs de cette lettre te donneront des informations plus complètes. Si tu veux me voir, fais-le moi savoir par le consul de France à Dar Beïda, je me rendrai aussitôt à Tanger. » S. Edris signe cet écrit, le plie, le cachète de son sceau et me le confie en me recommandant le secret et la prudence : c’est sa tête qu’il met entre mes mains, elle courrait grand risque si la lettre se perdait et tombait sous les yeux du sultan.
Cette affaire terminée, S. Edris m’annonce que nous partirons le lendemain pour Qaçba Tûdla ; non, seulement il m’y conduira, mais il m’accompagnera jusqu’à Qaçba Beni Mellal, où je quitterai le Tâdla. Je suis un frère à ses yeux et il irait au bout du monde pour m’être agréable ; mais il ne peut supporter plus longtemps que je vive chez les Juifs de la ville qui sont des sauvages, il va faire chercher mes mulets et mes bagages et désormais je serai son hôte. Une heure après j’étais installé dans su maison.
A partir de ce moment mes relations avec S.Edris prennent un nouveau caractère; jusque là ses caresses excessives m’avaient laissé en défiance ; le don de sa lettre pour le ministre de France était une telle marque de confiance que je ne pouvais plus douter de ses bonnes dispositions présentes ; d’ailleurs cette lettre expliquait ses avances en montrant qu’elles avaient pour cause le désir d’entrer en relations avec le gouvernement français. Sûr de S.Edris, j’eus dès lors avec lui les rapports qu’on a avec un ami ; je lui rendis confiance pour confiance, et comme il s’était mis entre mes mains, je me mis entre les siennes je lui dis sans restriction qui j’étais, qui était Mardochée, ce que je venais faire. Sa fidélité en augmenta. II se confondit en regrets de n’avoir pas su la vérité plus tôt : j’eusse logé chez lui dès le premier jour, j’y aurais travaillé, dessiné, fait mes observations à mon aise: si je voulais retarder mon départ, il me conduirait visiter les qoubbas et les mosquées, mettrait à ma disposition la Bibliothèque de la zaouïa qui est riche en ouvrages historiques, me promènerait dans les environs, … que ne ferait-il pas ? Puis, de m’offrir cent choses, des vêtements musulmans, un esclave, comme j’avais trouvé gracieux le service fait chez Sidi Ben Daoud par de petites négresses, il m’en offre une. Dès mon arrivée, dit-il, mon visage lui a fait soupçonner que j’étais chrétien, et les Israélites ont confirmé cette opinion : que je prenne garde aux Juifs ! ce sont des gens sans foi, des coquins dont il faut se défier sans cesse ; ceux d’ici sont venus dès le lendemain de mon entrée lui rapporter que je m’occupais d’astronomie, que je ne parlais pas leur langage, que je n’écrivais pas leur écriture, que je n’allais pas à la synagogue, enfin qu’ils me croyaient chrétien ; lui leur a répondu qu’ils étaient des ânes et que, las Juifs d’Alger et de France étaient différents des Juifs de ce pays.
Le 17 septembre, S. Edris, Mardochée et moi quittions Bou el Djad. Le 20, nous arrivions à Qaçba Beni Mlellal. Le 23, S. Edris nous faisait ses adieux et reprenait le chemin de sa zaouïa. Je ne puis dire ce qu’il fut pour moi pendant les jours que nous voyageâmes ensemble : durant les marches, il plaçait sa monture près de la mienne et me donnait des explications sur tout ce que nous parcourions, rencontrions, apercevions ; vou­lais-je dessiner, il s’arrêtait de son propre mouvement, il choisit toujours les chemins les plus intéressants et non les plus courts. Nous arrêtions-nous dans un lieu, il me prenait par la main et me conduisait voir toutes les choses curieuses ; il faisait plus, comme la demeure où il recevait l’hospitalité se remplissait dès son arrivée d’une foule venue pour lui baiser la main, ce grand marabout cachait dans ses larges vêtements une partie de mes instruments, pendant que je portais l’autre; et me menait en un lieu écarté faire mes observations ; là il montait la garde auprès de moi pour empêcher qu’on me surprît. Que de courses nous fîmes ensemble aux environs de Qaçba Beni Mellal ! Je m’arrêtais pour dessiner, il s’asseyait à côté de moi et sa conversation m’apprenait une foule de choses. Tout ce que je sais sur la zaouïa de Bou el Djad, la famille de S. Ben Daoud, les populations du Tâdla vient de lui ; de lui sont presque tous les renseignements imprimés dans ce volume de la page 259 à la page 267, sur le bassin de l’Ouad Oumm er Rebia ; lui encore dicta ce qu’on lit de la page 65 à la page 67 sur la campagne du sultan dans le Tâdla en 1883, il avait suivi l’expédition de Merrâkech à Meris el Biod comme représentant de Sidi Ben Daoud auprès de Moulei El Hasen. Au sujet des relations de sa famille avec Ie sultan il me dit : « Nous ne le craignons pas et il ne nous craint pas ; il ne peut pas nous faire de mal et nous ne pouvons lui en faire. » Lui ayant demandé si Moulei El Hasen était aimé : « Non, il est cupide et avare. » (C’était, mot pour mot, ce qu’on m’avait dit à Fâs). Sidi Edris se promet d’aller me voir à Alger et en France et m’engage à retourner plus tard à Bou el Djad : que j’y revienne en Turc, je m’installerai chez lui, nous y passerons de bonnes semaines et nous voyagerons tant que je voudrai. Il me recommande la lettre qu’il m’a confiée, « Si le sultan en avait connaissance, il me ferait couper la langue et la main. » Je lui demande si son père S. Omar sait qu’il l’a écrite : Oui, c’est S. Omar qui l’a inspirée et c’est lui qui a dit à son fils de se conduire avec moi comme il l’a fait ; mais le secret est resté entre S. Omar et S. Edris, ils ne s’en sont point ouverts à Sidi ben Daoud « parce qu’il est un peu vieux ». « Que ce pays serait riche si les Français le gouvernaient ! »­me dit sans cesse mon compagnon en contemplant les fertiles plaines qui s’étendaient à nos pieds. » « Si les Français viennent ici, me feront-ils qaïd ? » ajoute-t-il une fois.
La croyance à une prochaine invasion des Français fut la cause de l’accueil que je trouvai à Bou el Djad : les marabouts me reçurent bien parce qu’ils me prirent pour un espion. Dans la plus grande partie du Maroc on pense qu’avant peu la France s’emparera de l’empire de Moulei El Hasen, on se prépare à cet événement, et les grands cherchent dès à présent à s’assurer notre faveur. Les caresses dont me combla la famille de Sidi Ben Daoud la lettre dont on me chargea, sont une preuve de l’état des esprits chez les plus hauts personnages de Maroc.
Cette domination française à laquelle on s’attend, la redoute-­t-on ? Les grands seigneurs, les populations commerçantes, les groupes opprimés par le sultan ou par de puissants voisins la recevraient sans déplaisir ; elle représente pour eux un accroisse­ment de richesses, l’établissement de chemins de fer (chose très souhaitée), la paix, la sécurité, enfin un gouvernement régulier et protecteur. Au contraire, les tribus libres et pauvres, qui n’ont d’autre bien que leur indépendance, la défendraient avec d’autant plus de force que, vivant dans une profonde ignorance, elles se figurent les Chrétiens comme des monstres toujours bai­gnés dans le sang musulman.
Qu’advint-il de mes relations avec les marabouts, de leur lettre ? Sidi Edris m’avait laissé à Qaçba Bou Mellal chez un ami qui me fit parvenir à Ouaouizert. De là je continuai mon voyage. N’ayant pas été à Bezzou, je ne remis pas le billet de recommandation qu’on m’avait donné pour cette ville ; il resta entre mes mains et me fut utile dans le Sahara, à Tatta, où je trouvai un rameau de da famille de Sidi Ben Daoud ; j’ai placé ce billet à la fin de ce volume. La lettre destinée au ministre de France demeura dans mon calepin jusqu’à mon arrivée à Mogador, en janvier 1884; de cette ville je l’envoyai à M. Montfraix, premier secrétaire de la légation de Tanger, en le, priant de la remettre au ministre… Je ne reçus jamais de réponse de M. Montfraix. M. Ordéga, alors ministre au Maroc, que j’ai vu récemment, m’a déclaré n’avoir point reçu mon message, et m’a dit être brouillé avec M. Montfraix.
La lettre de S.Edris ne parvint pas à son adresse ; ses projets de voyage à Tanger et en France n’eurent pas plus de succès. Peu de temps après mon retour du Maroc, M. Ordéga, à qui je comptais recommander mes amis de Bou el Djad, fut remplacé dans ses fonctions parM. Féraud qui les occupe encore. Celui-ci, ancien interprète de, l’armée d’Afrique, a laissé, en divers lieux où il a été une si mauvaise réputation qu’il me parut imprudent de lui confier aussi grave pour la famille de Sidi Ben Daoud ; d’autre part je désirai moi-même ne pas entrer en rap­port avec lui. Je ne mis donc pas S. Edris en relations avec la légation de France, et je gardai le silence sur l’accueil qu’on m’avait fait à Bou el Djad.
Depuis mon départ du Tâdla, j’eus une fois des nouvelles de S. Edris. M. de Campon le vit au Maroc l’automne de 1884 ; ils parlèrent de moi, et le marabout offrit à M. de Campon, qui refusa, de le conduire dans sa ville.
Mardochée ne sut jamais que j’avais découvert à S. Edris ma qualité de Chrétien et le but de mon voyage ; une haine instinctive plutôt qu’une prudence raisonnée le tenait en défiance contre tout Musulman, et il se serait cru perdu s’il m’avait cru capable de me confier à un Mahométan. Je ne révélai qui j’étais et ce que je faisais qu’à quatre personnes au Maroc : M. Samuel Bensimhoun, Israélite de Fâs, le Hadj Bou Rhim, Musulman de Tisint qui fut pour moi un véritable ami, Sidi Edris, et un Juif de Debdou. Aux deux Israélites Mardochée et moi fîmes la confidence ensemble, d’un commun accord. Aux deux Musul­mans, je la fis seul, et Mardochée l’ignora toujours. Tous les quatre gardèrent mon secret avec religion, me rendirent mille services et il ne me reste qu’à me féliciter de m’être confié à eux et à leur conserver une vive reconnaissance.