Ali Bey al-Abbassi, Voyage au Maroc, 1803, Tanger lors de la visite de Moulay Slimane le pieux

En conséquence de ma résolution, étant revenu en Espagne au mois d’avril 18o8, je m’embarquai à Tarifa dans un très petit bateau; après avoir traversé le détroit de Gibraltar en 4 heures, j’entrai dans le port de Tanja ou Tanger, à 10 heures du matin, le 29 juin de la même année[…].
La sensation qu’éprouve l’homme qui fait pour la première fois ce court trajet ne peut être comparée qu’à l’effet d’un songe. Passant, dans un aussi petit intervalle de temps, dans un monde absolument nouveau, et qui n’a pas la plus petite ressemblance avec celui d’où il sort, il se trouve réellement comme s’il avait été transporté dans une autre planète.
Dans toutes les contrées du monde, les habitants des pays limitrophes, plus ou moins unis par des relations réciproques, amalgament en quelque sorte et confondent leurs langues, leurs usages, leurs costumes, en sorte qu’on passe des uns aux autres par des gradations presque insensibles; mais cette loi constante de la nature n’existe pas pour les habitants des deux rives du détroit de Gibraltar, qui, malgré leur voisinage, sont aussi étrangers les uns aux autres qu’un François le serait à un Chinois. Dans nos contrées du Levant, si nous observons successivement l’habitant d’Arabie, de Syrie, de Turquie, de Valachie, et d’Allemagne, une longue série de transitions nous marque en quelque sorte tous les degrés qui séparent l’homme barbare de l’homme civilisé: mais ici l’observateur touche, dans une même matinée, aux deux extrémités de la chaîne de la civilisation; et dans la petite distance de deux lieues et deux tiers, qui est la plus courte entre les deux côtes, il trouve la différence de XX siècles.
A notre arrivée près de terre, quelques Maures se présentèrent à nous. L’un d’entre eux, qu’on me dit être le capitaine du port, affublé d’un burnus, espèce de sac grossier, avec un capuchon, les jambes et les pieds nus, un grand roseau à la main, entra dans l’eau en demandant le certificat de santé que mon patron lui donna; se dirigeant ensuite vers moi, il m’adressa les questions suivantes:
Capitaine. — D’où venez-vous?
Ali Bey. — De Londres, par Cadix.
C. — Ne parlez-vous pas moresque ?
A. — Non.
C. — D’où êtes-vous donc?
A. —De Hhaleb (Alep).
C. — Et où est Haleb?
A. — Dans le Sham (la Syrie).
C. — Quel pays est Sham?
A. — Il est au levant, près de la Turquie.
C. ;— Vous êtes donc Turc?
A. — Je ne suis pas Turc; mais mon pays est sous la domination du Padischah
C. — Mais vous êtes musulman?
A. —Oui.
C. — Avez-vous des passe-ports?
A. — Oui, j’en ai un de Cadix.
C. — Et pourquoi n’est-il pas de Londres?
A. — Parce que le gouverneur de Cadix m’a pris celui de Londres, et l’a remplacé par celui-ci.
C. — Donnez-le-moi.
Je le remis au capitaine, qui, donnant l’ordre de ne laisser débarquer personne, partit pour montrer mon passe-port au kaïd ou gouverneur. Celui-ci l’envoya au consul d’Espagne pour le reconnoître; et le consul, l’ayant approuvé comme authentique, me le renvoya par son vice-consul, qui se rendit à mon bateau avec un Turc appelé Si Mhamed, chef des canonniers de la place, envoyé par le gouverneur pour m’interroger de nouveau.
Ils m’adressèrent les mêmes questions que le capitaine du port; et, après m’avoir rendu mon passeport, ils partirent pour faire leur rapport au kaïd.
Peu de temps après, le capitaine du port revint avec l’ordre du gouverneur pour mon débarquement. Je descendis à terre sur-le-champ, et me fis conduire chez le kaïd, appuyé sur deux Maures, parce que, ayant versé dans ma voiture en traversant l’Espagne, j’avais été assez grièvement blessé à la jambe.
Le kaïd me reçut très bien. Il me réitéra à peu près les mêmes questions qui m’avoient été déjà faites, puis donna l’ordre de me préparer une maison, et me congédia avec beaucoup de compliments et d’offres de service.
Après avoir fait mes remerciements au kaïd, je sortis accompagné des mêmes personnes, et l’on me conduisit dans la boutique d’un barbier. Le Turc qui m’avoit interrogé dans le bateau, alla et revint plusieurs fois sans pouvoir se procurer la clef de la maison qui m’étoit destinée, et dont le propriétaire étoit à la campagne. La nuit étant survenue, mon Turc m’apporta du poisson pour manger avec lui; et lorsqu’après un léger repas je me préparois à me coucher sur une espece dte bois de lit, quelques soldats de la garde du kaïd entrerent brusquement avec l’ordre de me ramener chez le kaïd.
Je me levai et me laissai conduire une seconde fois chez le kaïd; il m’attendait impatiemment à quelques pas hors de sa porte, et me fit monter dans une chambre où étoient son secrétaire et son khalifa ou lieutenant-gouverneur. Après s’être excusé de ne m’avoir pas retenu le matin, il ajouta avec beaucoup de politesse qu’il vouloit me donner l’hospitalité jusqu’à ce que ma maison fût prête. On nous servit du café sans sucre : les demandes et les réponses sur ce qui me concernoit, furent répétées; et après un souper abondant, auquel je pris une légère part, je me couchai enfin comme les autres sur le même tapis.
Dans l’après-midi du même jour, j’avois débarqué le petit porte-manteau qui composoit tout mon équipage. J’en présentai la clef à la douane; mais on ne voulut ni le visiter ni recevoir aucune gratification. Ce porte-manteau m’accompagna toujours, jusqu’à ce que je fusse établi dans ma maison.
Le lendemain matin, après le déjeûner, le patron du bateau vint me prier de demander pour lui au kaïd la permission de charger quelques vivres: ce que je refusai, ne croyant pas être déjà devenu assez intime avec le gouverneur pour hasarder des sollicitations. Nous dînâmes à midi : je demandois toujours des nouvelles de ma maison, et on ne me répondoit que par oui, oui; enfin, vers le soir, on m’annonça qu’elle étoit prête. Je pris alors congé du kaïd qui me répéta ses offres de service, et je fus conduit dans mon nouveau domicile.
En y entrant, je trouvai qu’on avoit employé la journée à blanchir les murs et à couvrir le plancher de toutes les chambres d’une couche de deux à trois pouces de plâtre, qui n’étoit pas encore bien sec. Je remerciai beaucoup du soin qu’on avoit pris d’embellir ma demeure; et en même temps j’admirai la rare simplicité de mœurs d’un peuple qui se contente de semblables habitations, et qui même paroît ne pas connaître l’usage des fenêtres dans la construction des maisons: de sorte que les chambres ne reçoivent l’air et la lumière que par la porte d’un corridor qui donne sur une cour. Malgré ces graves inconvénients, tel était mon désir, je dirai même mon besoin extrême, de me trouver enfin seul et à mon aise, que je reçus le logement comme une faveur, et que je m’y renfermai sur-le-champ. Je couchai cette nuit sur une natte avec une couverture de laine, ayant mon porte-manteau pour oreiller.
Le lendemain vendredi Ier juillet, on acheta les meubles de mon ménage, qui fut composé de quelques nattes pour couvrir le sol et une partie des murs, de quelques tapis, d’un matelas, des coussins, et des ustensiles de première nécessité.
Le costume des Maroquins est très peu connu en Europe, parce que, lorsqu’ils y viennent, ils prennent ordinairement le costume barbaresque des Turcs des Régences. Le Maroquin ne couvre jamais ses jambes; sa chaussure est composée de pantoufles jaunes très grossières, qu’il porte sans y faire entrer le talon ; la pièce principale de son habillement est une espèce de grand drap blanc tissu en laine, qu’il appelle Hayk, avec lequel il s’enveloppe de la tête aux pieds. En conséquence, desirant m’habiller comme les autres, je sacrifiai mes bas et mes jolies pantoufles turques, et je m’affublai d’un immense Haïk, laissant au grand air mes jambes et mes pieds, excepté la pointe, qui entrait dans mes énormes et lourdes babouches.
Comme c’étoit vendredi, et que nous devions aller à la mosquée faire la prière de midi, le rit des Maroquins étant un peu différent de celui des Turcs, qui étoit le mien, mon Turc m’enseigna les cérémonies du pays. Mais il falloit encore d’autres préparatifs : le premier fut de me raser la tête, quoique peu de jours auparavant elle eût été rasée à Cadix. Cette opération me fut encore faite par le même Turc, dont la main impitoyable me rendit la tête toute rouge, à l’exception de la touffe de cheveux réservée au milieu. Après la tête, il se mit à me raser toutes les autres parties du corps, de maniere à n’y pas laisser trace de ce que notre saint prophète a proscrit dans sa loi comme une horrible impureté. Il me mena ensuite au bain public, où nous fîmes notre ablution légale. J’en parlerai dans un autre endroit, ainsi que des cérémonies de la prière à la mosquée où nous allâmes à midi; ce qui termina pour ce jour notre saint ouvrage.
Le lendemain samedi commença la fête El Mouloud, ou naissance de notre saint prophète, qui est célébrée pendant huit jours. C’est à cette époque que se fait la circoncision des enfants; tous les jours, matin et soir, on exécute des espèces de concerts devant la porte du kaïd: cette musique est composée d’un grossier tambour et de deux musettes plus grossières encore, et très discordantes.
Pendant ces jours de fête, nous allâmes faire nos dévotions dans un hermitage ou lieu consacré situé à deux cents toises de la ville, et dans lequel on révère la dépouille mortelle d’un saint. Il sert en même temps d’habitation à un autre saint vivant, frère du défunt, et qui reçoit les offrandes pour tous deux. C’est de ce côté de la ville qu’on voit le cimetière des musulmans. Le sépulcre du saint, placé au milieu de la chapelle, étoit couvert de différents morceaux d’une toile tissue en soie, coton, or, et argent, très usée. Dans un coin étoient quelques Maures chantant en chœur des versets du Koran. Après avoir fait nos dévotions au sépulcre, nous allâmes rendre visite au saint vivant, que nous trouvâmes dans le jardin à peu de distance de la chapelle, accompagné d’autres Maures. Il nous reçut très bien. Nous étant assis, mon Turc lui raconta mon histoire: le saint rendit grâces à Dieu pour tout, et principalement pour ce qu’il m’avait enfin ramené dans la terre des fidèles croyants. Il me prit la main, et murmura dessus une prière ; puis il mit sa main sur ma poitrine, et récita une autre prière, après laquelle nous nous séparâmes. Le costume de cet homme est le même que celui des autres habitants.
Nous visitâmes aussi le fakih Sidi- Abderrahman-Mfarrasch, qui est le chef des autres fakihs ou docteurs de la loi, imam ou chef de la principale mosquée de Tanger, et kadi ou juge civil du canton. Ce vieillard vénérable est respecté dans tout le pays, et même par le roi de Maroc. Il entendit avec intérêt mon histoire racontée par mon Turc, et il me témoigna beaucoup d’affection.
Ces premiers pas faits pour mon établissement, je desirois commencer à m’occuper de mes affaires; l’éternelle compagnie de mon Turc, qui ne me quittoit pas un moment jour et nuit, me gênoit infiniment, et ne me permettoit de me livrer à aucun travail. Il falloit donc l’éloigner un peu; mais la chose étoit délicate, parcequ’il étoit possible qu’il eût la commission du kaïd de me surveiller de près comme étranger, et alors ma démarche pouvoit avoir des suites fâcheuses. Cependant, comme il se chargeoit journellement de mes petites affaires, et qu’il géroit ma maison, non sans quelque profit pour lui, il me fut facile de trouver des prétextes ou de véritables motifs de mécontentement; et, m’étant assuré qu’il n’étoit pas soutenu, comme je le soupçonnois, je l’éloignai définitivement: mais ce fut après lui avoir fait un bon présent, afin de ne pas exciter son animadversion, et parcequ’enfin il m’avoit bien servi les premiers jours.
Dès ce moment je me trouvai en pleine liberté, et je commençai de travailler à mon aise.
CHAPITRE II.
Circoncision. — Description de Tanger. — Fortifications. — Service militaire. — Course de chevaux. — Population. — Caractère des habitants. — Costumes.

J’ai dit que c’est à là fête du Mouloud que les Maures font circoncire leurs enfants : cette opération, qui se fait publiquement hors de la ville dans la chapelle dont j’ai parlé, est une fête pour la famille du néophyte. Pour se rendre au lieu du sacrifice, on réunit un certain nombre de garçons qui portent des mouchoirs, des ceintures, et même des haillons suspendus à des bâtons ou des roseaux, en maniere de drapeaux. Derrière ce groupe vient une musique composée de deux musettes qui jouent à l’unisson, et qui n’en sont pas moins discordantes, et de deux ou plusieurs tambours d’un son rauque: orchestre bien désagréable pour toute oreille habituée à la musique européenne, comme, par malheur, étoit la mienne. Le pere ou le plus proche parent suit, avec les personnes invitées qui entourent l’enfant monté sur un cheval dont la selle est couverte d’un drap rouge. Si l’enfant est trop petit, il est porté dans les bras d’un homme à cheval; tous les autres sont à pied. Le néophyte est ordinairement revêtu d’une espèce de manteau de toile blanche; par-dessus il en porte un autre de couleur rouge, orné de différents rubans, et une bandelette de soie entoure sa tête. De chaque côté du cheval se tient un homme portant à la main un mouchoir de soie, avec lequel il écarte les mouches de l’enfant et de sa monture. La marche est fermée par quelques femmes enveloppées dans leurs énormes hhaïks ou bournous.
Quoiqu’il y ait des circoncisions tous les jours de la fête du Mouloud, j’attendis le dernier, parce qu’on m’avoit assuré qu’il y en aurait un plus grand nombre ; en effet, ce jour-là, toutes les rues étoient pleines de peuple qui allait et venait en foule, et de soldats avec leurs fusils.
A dix heures du matin je sortis de chez moi, et, traversant la foule pour me diriger vers la chapelle, je rencontrai sur le chemin des cortéges de trois, de quatre, et même de plusieurs enfants que l’on menoit ensemble à la circoncision. La campagne étoit couverte de chevaux, de soldats, d’habitants, d’Arabes, et de groupes de femmes entièrement couvertes, assises à l’ombre de quelques arbres ou dans les creux du terrain. Ces femmes, quand les enfants passoient devant elles, poussoient des cris extrêmement aigus; ce qui est toujours de leur part un signe d’alégresse et d’encouragement.
Arrivé à l’hermitage, je traversai la cour au milieu d’une foule innombrable, et j’entrai dans la chapelle, où je trouvai ce que j’oserai appeler une véritable boucherie.
A côté du sépulcre du saint étoient placés cinq hommes, vêtus seulement d’une chemise et d’un caleçon, et ayant les manches retroussées jusqu’aux épaules. Quatre de ces hommes étoient assis en face de la porte de la chapelle; le cinquième étoit debout à côté de la porte, pour recevoir les victimes. Deux de ceux qui étoient assis portoient les instruments du sacrifice; les deux autres avoient chacun une bourse ou petit sac rempli d’une poudre astringente.
Derrière ces quatre ministres se trouvoit un groupe d’une vingtaine d’enfants de tout âge et de toutes les couleurs, qui jouoient aussi leur rôle, comme nous le verrons bientôt; et, à quelques pas de distance, un orchestre comme celui dont j’ai parlé exécutoit des airs discordants.
Quand il arrivoit un néophyte, son père ou la personne qui lui en tenoit lieu, le devançoit: il entroit dans la chapelle, baisoit la tête du ministre coupeur, et lui faisoit quelques compliments. Ensuite on amenoit l’enfant. Dans le même moment il étoit saisi par l’homme vigoureux chargé de le recevoir, et qui, après lui avoir retroussé la robe, le présentoit au coupeur pour le sacrifice. En même temps la musique se faisoit entendre avec fracas; les enfants qui étoient assis derrière les ministres se levoient àla-fois en poussant de grands cris, et attiroient l’attention de la victime vers le toit de la chapelle en l’indiquant avec le doigt. Étourdi par ce bruit, l’enfant levoit la tête, et dans ce moment le ministre, saisissant la peau du prépuce, droit fortement, et la coupoit d’un coup de ciseaux. A l’instant même un autre jetoit de la poudre astringente sur la plaie, et un troisième l’enveloppoit de charpie maintenue par une bandelette; puis on emportoit l’enfant sur les bras. Toute l’opération ne duroit pas une demi-minute, quoiqu’elle se fît très grossièrement. Le tapage des enfants et de la musique m’empêchoit d’entendre les cris des victimes, même à leur côté ; mais leurs gestes faisoient assez connoître leur douleur. On mettoit ensuite chaque enfant sur le dos d’une femme, qui le ramenoit chez lui couvert de son hhaïk ou bournous, et accompagné du même cortége qu’à son arrivée.
Avec les néophytes de la campagne je vis beaucoup de soldats et des Bédouins, qui me surprirent par le manége de leurs très longs fusils, qu’ils tiroient les uns entre les jambes des autres, comme une démonstration d’amitié.
J’ai entendu dire aux chrétiens que Quelques uns d’entre eux, ayant visité les pays musulmans, y avoient voyagé avec sécurité, à la faveur du costume des habitants; mais je regarde cela comme impossible s’ils ne s’étoient soumis d’avance à la circoncision, pareeque c’est la première chose dont ils s’informent en voyant des étrangers: en sorte qu’à mon arrivée à Tanger ils le demandaient à mes gens, et quelquefois à moi-même.
La ville de Tanger, du côté de la mer, présente un aspect assez régulier. Sa situation en amphithéâtre; les maisons blanchies; celles des consuls, d’une fabrique régulière; les murs qui entourent la ville; Alcassaba ou château, bâti sur une hauteur , et la baie, qui est assez grande et entourée de collines, forment un ensemble assez beau : mais, du moment qu’on met le pied dans l’intérieur de la ville, le prestige cesse, et on se trouve entouré de tout ce qui caractérise la plus rebutante misère.
Excepté la rue principale, qui est un peu large, et qui de la porte de la mer traverse irrégulièrement la ville du levant au couchant, toutes les autres rues sont tellement étroites et tortueuses qu’à peine trois personnes peuvent y passer de front. Les maisons sont si basses, qu’avec la main on peut atteindre le-toit de la plupart. Ces toits sont tous plats, et couverts de plâtre. Il est peu de maisons qui aient un haut étage. Les maisons des consuls ont de bonnes croisées; mais à celles des habitants on ne voit que quelques petites fenêtres qui ont à peine un pied carré, ou des créneaux d’un pouce ou deux de large, et d’un pied de hauteur. Dans quelques endroits, la rue principale est mal pavée; le reste est abandonné à la simple nature avec d’énormes rochers, qu’on n’a pas même pris la peine d’aplanir.
Les murailles qui entourent la ville, se trouvent dans un état absolu de ruine. Elles ont des tours rondes et des tours carrées; du côté de terre elles sont entourées d’un grand fossé également en ruine, qui est planté d’arbres et bordé de jardins potagers.
Sur la droite de la porte de la mer sont deux batteries; l’une basse, de quinze pièces de canon, et l’autre, plus élevée, de onze. La batterie haute bat la mer en face ; elle a un petit flanc avec deux pièces qui défendent l’embarcadère et la porte de la mer: la batterie basse bat également en front la rive de la mer. Il y a encore douze pièces placées dans une situation très élevée sur la muraille. Les canons sont de différents calibres, et des fabriques d’Europe; mais les affûts sont du pays, et si maladroitement construits, que ceux des calibres de 24 à i2 ne pourroient pas soutenir le feu pendant un quart d’heure. Deux troncs informes avec trois ou quatre traverses, un foible essieu, et deux roues formées de grosses planches presque sans ferrures, composent la machine : le tout est peint en noir, et je le crois de bois de chêne. Sur la partie orientale de la baie sont trois autres batteries.
Les plus grands bâtiments que j’aie vus entrer dans le port, sont de 25o tonneaux : mais, quoique la baie soit un peu découverte aux vents de l’est, sa situation est assez belle; et je pense qu’on pourroit y construire un bon port à peu de frais.
La place de Tanger, du côté de terre, n’a d’autre défense que le mur et le fossé ruinés, mais sans batteries. Du côté du nord, l’enceinte de la ville se réunit au mur du vieux château ou Alcassaba, situé sur une hauteur, et dans lequel se trouvent un faubourg et une mosquée.
Comme les Maures ignorent absolument le service militaire, leurs batteries sont ordinairement sans garde. A la porte du kaïd est une petite garde, et auprès de la porte de la mer est une sorte de plancher ou d’estrade, sur laquelle on voit un certain nombre de fusils, représentant un poste militaire qui n’existe pas, ou qui se réduit à deux ou trois hommes. Tous les jours, le soir, tandis que le kaïd fait sa promenade et s’assied sur le rivage de la mer, quelques soldats font la cérémonie de relever la garde; ce qui est une simple parade, puisque ensuite chacun se retire et rentre chez soi.
Un coup de fusil, tiré dans la grande place à dix heures du soir, donne le signal de la retraite; on établit alors un poste au même endroit, avec un factionnaire qui, toutes les cinq minutes, passe la parole à une autre sentinelle placée à la porte de la mer, en lui criant assassa, et l’autre répond alabala. Les Maures font leur faction étant toujours assis, et très communément sans aucune arme: ce qui est fort commode.
Dans les guerres d’Afrique l’homme à pied n’est compté presque pour rien, et les princes n’évaluent leurs forces que par le nombre de leurs chevaux. D’après ce principe, les Maures tâchent d’acquérir toute la dextérité possible dans l’équitation. A Tanger ils s’exercent sur la rive de la mer, en faisant des courses de chevaux sur le sable humide de la basse marée. Ces exercices continuels les rendent très habiles cavaliers. La selle dont ils se servent est fort lourde, et les arçons extrêmement hauts. Deux sangles fortement serrées passent, l’une sous les côtes, et l’autre obliquement par les flancs sous le basyentre du cheval. Ils montent avec des étriers très courts, et leurs éperons sont formés de deux pointes de fer de huit pouces de longueur. Avec cet équipage et un mors extrêmement dur, ils martyrisent les pauvres chevaux de maniere qu’on voit très fréquemment ruisseler le sang de leurs flancs et de leur bouche.
Une seule manœuvre forme ces exercices militaires : trois ou quatre cavaliers, ou un plus grand nombre, partent ensemble en poussant de grands cris, et vers le terme de la course ils tirent leur coup de fusil sans ensemble et en désordre. D’autres fois , l’un court derrière l’autre, toujours avec de grands cris, et au moment de l’atteindre il lui lâche son coup entre les jambes du cheval.
Non seulement ils traitent fort durement leurs chevaux, mais ils ne leur donnent même pas un toit pour abri. Ils les tiennent ordinairement en pleine campagne, ou dans une cour découverte, les pieds de devant assujettis à une corde fixée horizontalement entre deux piquets, sans têtière ou sans licou. On leur jette la paille à terre, et on leur présente l’orge dans un petit sac qu’on suspend à leur tête. Ordinairement on donne de la paille deux ou trois fois dans la journée à un cheval, et l’orge seulement une fois sur le soir. Quand ils sont en marche, ils font le chemin tout d’une traite chaque jour, et ne mangent que pendant la nuit. Ils soutiennent également bien et le plus ardent soleil de l’été, et les plus grandes pluies de l’hiver. Malgré ce régime, ils se conservent encore gras, forts et sains: ce qui, au fond, me ferait croire cette méthode préférable à la méthode européenne, qui rend les chevaux si délicats et si embarrassants dans les grands mouvements militaires; mais on doit considérer aussi la différence des climats.
On voit à Tanger beaucoup de chevaux , quelques mules , et très peu d’ânes; ceux-ci et les mules sont généralement petits; quant aux chevaux, il y en a de toutes grandeurs, mais ils ne sont pas très hauts; ils ont du feu et d’excellentes dispositions, mais point d’école, parceque les cavaliers ignorent l’art de les dresser. La plus grande partie sont blancs ou cendrés, et ce sont les plus forts; ceux de couleur bai-brun et alezan sont ordinairement les plus beaux.
On porte la population de Tanger à dix mille ames. La plus grande partie sont des soldats, des petits marchands en détail, des artisans très grossiers, peu de personnes aisées, et des Juifs.
Le caractère distinctif de ces gens est la fainéantise : à toutes les heures du jour on les voit assis ou couchés tout de leur long dans les rues et dans les autres endroits publics. Ils sont d’éternels causeurs et visiteurs; en sorte qu’au commencement il m’en coûtait beaucoup pour me délivrer d’eux: mais après, comme ils me respectaient, ils se retiraient au premier signe; ce qui me laissait le temps de travailler.
Le costume des habitants est la chemise avec des manches extrêmement larges, un énorme caleçon de toile blanche, un gilet de laine, ou une petite jaquette de drap, le bonnet rouge et pointu; la plupart ont une toile ou mousseline blanche autour du bonnet formant le turban; le Haïk les enveloppe entièrement, et couvre leur tête à la manière d’un capuchon; quelquefois la capotte ou le bournous blanc avec son capuchon au-dessus du Haïk, et les babouches ou pantoufles jaunes. Quelques uns aussi, au lieu de la petite jaquette, portent un Qaftan, ou robe longue boutonnée par devant de haut en bas avec des manches très larges, mais pas aussi longues que celles des caftans turcs. Tous portent une ceinture en laine ou en soie.
CHAPITRE III.
Les femmes sortent toujours si complètement enveloppées, qu’on aperçoit difficilement un œil au fond d’un énorme pli de leur Haïk; leur chaussure consiste en d’énormes babouches rouges, mais elles sont aussi sans bas comme les hommes. Quand elles portent un enfant ou un fardeau, c’est toujours sur le dos ; de manière qu’on ne peut leur voir les mains.
L’habit des enfants consiste en une simple tunique avec une ceinture.
Le bournous. sur le Haïk est l’habit de cérémonie pour les Talib ou gens de lettres, les Imam ou chefs des mosquées, et les Faqih ou docteurs de la loi.
Audiences du gouverneur. —Celles du kadi. — Vivres. — Mariages. — Enterrements. — Bain public.
Le kaïd ou gouverneur donne ses audiences au public tous les jours , et il rend la justice presque toujours par des jugements verbaux. Quelquefois les deux parties se présentent ensemble, mais quelquefois aussi fl ne se présente que la partie plaignante; alors le kaïd l’autorise à amener son adversaire: ce qu’il fait sans trouver d’opposition, pareeque la plus petite résistance seroit sévèrement punie.
Le kaïd, couché sur un tapis et sur quelques coussins, entend les deux parties placées et accroupies près de la porte de la salle, et la discussion commence. Quelquefois le kaïd et les plaideurs se mettent à parler ou plutôt à crier à la fois pendant un quart d’heure, et sans pouvoir s’entendre, jusqu’à ce que les soldats , qui sont toujours debout derrière les parties, frappent celles-ci à grands coups de poing pour les ramener au silence; alors le kaïd prononce, et au même instant les parties sont mises hors de cour à coups redoublés par les soldats, et la sentence est exécutée irrémissiblement. C’est une circonstance notable, que tous ceux qui se présentent devant le kaïd pour être jugés doivent, après le jugement, être renvoyés de cette manière par les soldats qui leur crient, à plusieurs reprises, sirr, sirr, cours, cours.
Quelquefois le kaïd donne ses audiences sur la porte de sa maison; il est alors assis sur une chaise, et la foule se presse autour de lui.
Dans les premiers jours de mon arrivée, je me suis trouvé à une de ces audiences. Un jeune garçon se présenta au kaïd avec une très petite égratignure au visage, et rendit plainte; . on amena son adversaire, qui fut condamné à trente-un coups; immédiatement après, quatre soldats le couchèrent par terre; on apporta un bâton avec un nœud coulant dans lequel on fit passer les pieds du patient, et un soldat lui donna sur la plante trente-un coups fortement assénés avec une double corde goudronnée; l’opération finie, on mit aussi le plaignant à la porte à coups redoublés. Je desirois vivement demander grace pour le condamné; mais je m’en abstins, ne sachant pas comment ma demande seroit reçue. J’appris ensuite que, dans tous les cas semblables, je pourrois intercéder en faveur du patient aprèsdix ou douze coups reçus. A chaque coup, le patient s’écrie ordinairement : Allah ! Dieu ; mais quelques uns, au lieu de crier Allah, comptent fièrement les coups l’un après l’autre.
Très rarement présente-t-on au kaïd quelque requête de quatre ou six lignes. En conséquence, tout l’attirail de son secrétaire se réduit à une petite écritoire de corne avec une plume de roseau, et quelques morceaux de papier très petits, pliés par le milieu, et préparés pour recevoir quelque ordre: ce qui est encore très rare. Ce secrétaire n’a ni bureau ni archives ^ en sorte que les papiers qui lui sont remis, sont bientôt après anéantis, car il ne conserve pas le plus petit registre des ordres qui sont transmis.
Le kaïd, pour juger, n’a d’autre règle que son bon ou mauvais sens, et tout au plus quelques préceptes du Coran. Dans des cas très rares, il consulte les fakihs, ou bien il renvoie les parties par devant le kadi ou’]uge civil.
Le gouverneur de Tanger s’appelle Sid Abdérrahman Aschasch ; il a été simple muletier; il ne sait absolument ni lire ni écrire, pas même signer son nom ; mais il a quelque talent naturel, et une sorte de vivacité hardie. Il n’est pas même en état de connaître combien l’instruction est utile à l’homme , en sorte qu’il la refuse par système à ses enfants, qui ne savent non plus ni lire ni écrire. Il est actuellement possesseur d’une grande fortune à Tetouan, ville qui est aussi sous son commandement, et où réside sa famille; il se partage entre l’une et l’autre résidence, ayant un lieutenant à Tanger et un autre à Tetouan, pour gouverner pendant son absence.
Les jugements du kadi sont un peu moins tumultueux que ceux du kaïd; mais ils se rendent à peu près dans les mêmes formes. Les décisions sont prises dans les préceptes du Coran et de la tradition, tant que cela n’est pas contraire aux volontés du souverain. Après qu’une affaire a été jugée parle kaïd ou par le kadi, il ne reste aux parties d’autre recours que le sultan lui-même, parcequ’il n’existe point de tribunaux intermédiaires.
Les denrées sont abondantes à Tanger, et à un prix très bas; surtout la viande, qui est fort grasse. On y fabrique du très bon pain, et même le plus ordinaire n’y est pas mauvais. L’eau est bonne, quoique les conduits soient mal soignés. Il n’y a aucune taverne publique pour la vente du vin : les consuls en font venir d’Europe pour leur service.
Les fruits sont excellents, et principalement les figues, les melons, les raisins et les oranges de Tetouan.
La principale nourriture des habitants de tout le royaume de Maroc est le couscoussou, pâte simplement composée de farine avec de l’eau, qu’on pétrit de manière à la rendre assez dure on la divise ensuite en morceaux cylindriques gros comme le doigt, puis on la réduit en grains en amincissant successivement ces morceaux, et en les divisant fort adroitement avec les mains. On fait enfin durcir cette pâte ainsi divisée, en l’exposant sur des serviettes soit au soleil, soit simplement au grand air. Pour cuire le couscoussou, on le met avec du beurre dans une espèce de pot, dont le fond est percé de petits trous; ce pot se place sur un autre plus grand, dans lequel les pauvres ne mettent que de l’eau, mais où les gens aisés ajoutent de la viande et de la volaille. Le double pot étant placé devant le feu, la vapeur qui monte du pot inférieur entre par les trous, et cuit le couscoussou qui est dessus. S’il y a de la viande dans le pot inférieur, on la sert dans un plat, entourée et couverte de couscoussou: ce qui forme ainsi une espèce de pyramide sans sauce ni bouillon. Les grains du couscoussou sont libres et sans adhérence ; on en fabrique de tous les genres, depuis le plus fin, qui est comme le gruau, jusqu’au plus gros, qui ressemble à des grains de riz. Je regarde cet aliment comme le meilleur possible pour le peuple, parcequ’à l’avantage d’être facile à obtenir et à transporter, il joint celui d’être extrêmement nutritif, sain et agréable.
Tout musulman mange avec les doigts de la main droite et sans fourchette ni couteau, par la raison que le prophète mangeait ainsi. Cette coutume, qui choque tant les chrétiens, n’a cependant rien de dégoûtant ni d’incommode. Après toutes les ablutions légales que le musulman fait pendant la journée, et dans lesquelles il lave ses mains comme nous le verrons bientôt, il les lave encore toutes les fois qu’il se met a table, et après avoir mangé, en sorte qu’elles sont toujours propres ; puis l’usage de prendre de la viande avec les doigts est très commode. Quant au couscoussou, on est dans l’habitude de le prendre en le réunissant en boules que l’on porte à la bouche.
Il y a aussi à Maroc des cuisiniers qui entendent assez bien leur métier, et qui font un assez grand nombre de ragoûts avec les différentes viandes, la volaille, le gibier, le poisson, les légumes et les herbages. Cependant, comme la loi ne permet pas de manger le sang, on doit user de circonspection. Quant au gibier et au poisson, on ne les mange qu’après avoir eu le soin de les égorger encore vivants, en sorte que tout le sang sorte du corps. Les habitants aisés ont ordinairement des esclaves négresses pour cuisinieres, et il y en a de fort habiles.
Pour manger, on met le plat sur une petite table ronde, sans pieds, de vingt à trente pouces de diamètre, avec un bord élevé de cinq à six pouces; cette table est recouverte d’une espèce de panier conique en osier ou en feuilles de palmier qui sont quelquefois de différentes couleurs. Les plats, à Maroc, ont tous la forme d’un cône renversé et tronqué, en sorte que la base du plat est extrêmement étroite. Quelquefois on met sur la table, autour du plat, un certain nombre de petits pains très tendres, et chacun prend par pincées le pain qu’il a devant soi. Chaque plat est servi sur une table particulière toujours couverte, en sorte qu’il y a autant de tables que de plats. D’autres fois on sert séparément une grande tasse ou bol rempli de lait aigre, avec beaucoup de cuillers de bois très grossières, longues et profondes, et les convives prennent de temps en temps, ou même à chaque bouchée de viande ou de couscoussou, une cuillerée de ce lait. Ils sont assis à terre ou sur un tapis autour de la table, et prennent tous dans le même plat. Quand il y a un grand nombre de convives on sert plusieurs tables à la fois; et autour de chaque table se mettent quatre ou six personnes assises, les jambes croisées.
Chaque fois que les musulmans se mettent à table, ils commencent par invoquer la Divinité en disant Bism-Illah, au nom de Dieu; ils terminent le repas en rendant graces et en se servant de l’expression Mhamdo-Lillahi, louange soit donnée à Dieu! Ces mêmes invocations sont faites avant de boire et après qu’on a bu: on les répète toutes les fois qu’on entreprend quelque affaire. Mais, si le nom de Dieu est toujours à la bouche, le respect pour la Divinité n’est pas toujours dans le coeur de ceux qui l’invoquent. En sortant de table, on se lave non seulement les mains, mais encore l’intérieur de la bouche et la barbe. Pour ces lotions, il se présente un domestique ou un esclave portant une jatte de cuivre ou de faïence à la main gauche, une urne ou jarre à la main droite, et une serviette sur l’épaule gauche. Ce domestique se présente successivement devant chaque convive; celui-ci avance les mains au-dessus de la jatte, sans la toucher; le domestique lui verse de l’eau; il se lave les mains, et avec la droite prend de l’eau pour se laver l’intérieur de la bouche et la barbe. On finit par s’essuyer avec la serviette portée par l’esclave. Chez les personnes riches un domestique présente l’eau, et un autre la serviette. Il y a très peu de musulmans qui fassent usage de linge pour s’essuyer dans les repas. L’usage exige qu’on termine toujours le dîner par une tasse de café.
A Maroc on faisait anciennement un très grand usage de café; on en prenait à toutes les heures du jour, comme au Levant: mais, les Anglais ayant fait des présents de thé aux sultans, ceux-ci en offrirent aux personnes de leur cour, et bientôt l’usage de cette boisson se répandit de proche en proche jusqu’aux dernières classes de la société: en sorte que proportionnellement on prend aujourd’hui plus de thé à Maroc qu’en Angleterre, et il n’y a pas de musulman tant soit peu aisé qui n’ait chez lui du thé à offrir à toutes les heures du jour aux personnes qui viennent le visiter. Le thé se prend très fort, rarement avec du lait; et le sucre se met dans la théière. Ce sont les Anglais qui fournissent ces deux denrées aux Maroquins, qui en apportent aussi une grande quantité de Gibraltar.
La loi permet quatre femmes légitimes aux musulmans, et autant de concubines qu’ils peuvent en nourrir: ces dernières doivent être achetées, ou prises à la guerre, ou reçues en présent. Les autres sont engagées par un contrat fait entre le prétendant ou ses parents et les parents de la prétendue devant le kadi et des témoins: L’union se fait sans aucune cérémonie religieuse, en sorte que le mariage est purement civil. Mais il est à remarquer que, malgré le manque de sanction religieuse donnée à ce nœud par d’autres religionnaires, les lois de la chasteté conjugale et la paix domestique se trouvent beaucoup mieux observées dans les ménages musulmans que parmi ceux des autres religions. La loi du divorce est un grand frein pour les femmes; et la polygamie, en même temps qu’elle satisfait la nature dans des climats aussi chauds, laisse sans excuse l’homme qui voudroit satisfaire un caprice déréglé.
Après la signature du contrat, la famille du prétendant envoie ordinairement des présents à la maison de la fiancée; ils sont portés pendant la nuit en cérémonie avec un grand nombre de lampes, de bougies et de flambeaux, au milieu d’une bande de ces mauvais musiciens dont j’ai parlé, et d’une autre bande de femmes aux cris aigus.
La fiancée est conduite chez son époux en cérémonie, avec un cortège semblable à celui des enfants qui vont être circoncis. C’était à six heures du matin que je vis pour la première fois ce spectacle à Tanger. La nouvelle mariée était portée sur les épaules de quatre hommes dans une espèce de panier cylindrique doublé en dehors avec de la toile blanche, et surmonté d’un couvercle de forme conique, peint de différentes couleurs, comme ceux dont on couvre les tables à manger: le tout était si petit, qu’il paraissait impossible d’y pouvoir placer une femme, et ce panier avait absolument l’air d’un plat à manger qu’on envoyait au nouveau marié. Celui-ci, en le recevant, levait le couvercle, et voyait sa future pour la première fois.
Lorsqu’un musulman vient à décéder, on le met sur un brancard; on le couvre avec son Haïk, et quelquefois avec des branches d’arbres; il est porté sur les épaules de quatre hommes, et accompagné de nombre de personnes qui ne gardent entre elles aucun ordre, qui n’ont aucun signe de deuil, et qui marchent à pas précipités. Le cortége se dirige vers la porte d’une mosquée à l’heure de la prière de midi: aussitôt qu’elle est terminée, l’imam annonce qu’il y a un défunt à la porte; tout le monde se lève pour faire une courte prière en commun pour le repos de l’ame du fidèle croyant: mais le corps n’entre pas dans la mosquée.
La prière achevée, le convoi se remet en route, et le cortége marche toujours à pas précipités, parceque l’ange de la mort attend l’individu dans le sépulcre pour lui faire subir un interrogatoire, et pour rendre le jugement qui doit décider de son sort: à chaque moment les porteurs se relaient, parceque tous desirent participer à cette œuvre de miséricorde. Pendant le chemin, ils chantent tous des versets du Coran sur l’air ré, ut, ré, ut.
Arrivé au cimetière (voy. pi. II), et après une courte prière, le corps est mis dans la fosse, sans caisse, et couché sur la terre un peu de côté, regardant vers la Mecque; la main droite est appliquée à l’oreille du même côté, et comme couchée sur elle: puis, ayant jeté de la terre sur le corps, le cortége revient dans la maison du défunt pour y faire ses compliments à la famille. Pendant ce temps, comme dès le moment du décès, et pendant huit jours de suite, les femmes de la famille se réunissent pour faire des cris horribles qui durent presque tout le jour.
Le bain public à Tanger est très laid et d’un aspect misérable. On y entre par une petite porte; on descend ensuite par un escalier étroit, et sur la droite se trouve un puits, d’où l’on tire l’eau nécessaire au service de l’établissement; sur la gauche est une espèce de vestibule, à côté duquel est une petite chambre. C’est dans ces deux pièces que l’on quitte et qu’on remet ses vêtements. Sur la droite du vestibule se trouve une chambre, ou plutôt une cave, qui reçoit si peu de clarté que, lorsqu’on y entre, elle paroît complètement obscure: le sol de cette chambre, qui est couvert d’eau, est très glissant. Le plus grand nombre y prennent leur bain avec un seau d’eau chaude et un d’eau froide, qu’ils tempèrent à volonté, et qu’ils se jettent par-dessus le corps peu à peu avec les mains après avoir fait les cérémonies de l’ablution. Ceux qui veulent prendre le bain de vapeur, vont dans une chambre placée sur la gauche; elle est pavée en carreaux de marbre blanc et noir, rangés en échiquier: le toit voûté, contient trois lucarnes circulaires qui ont près de trois pouces de diamètre, et qui sont bouchées par des morceaux de verre de différentes couleurs; ce qui produit un assez bon effet pour la lumière. La porte de cette chambre est toujours fermée, et vis-à-vis est un petit bassin qui reçoit l’eau chaude par un conduit; l’eau froide est dans les seaux. Du moment qu’on entre dans cette chambre, on sent une atmosphère suffocante qui fatigue la respiration, et en moins d’une minute le corps se trouve couvert d’eau qui, se réunissant en grosses gouttes, ruisselle sur la peau, et une sueur abondante vous couvre de la tête aux pieds. On s’assied sur les carreaux, qui sont tellement échauffés, qu’ils produisent une chaleur insupportable d’abord, mais qui se dissipe bientôt; on reste assis dans cette chambre autant de temps qu’on le juge à propos; on fait ensuite son ablution; on se lave ou l’on se baigne le corps: mais la sortie pour s’habiller est très incommode, parce qu’il n’y a point de chambre intermédiaire pour se tempérer avant de prendre le grand air.
La première fois que j’entrai dans ce bain, j’éprouvai une véritable fatigue, à cause de la température élevée qu’on y entretient; mais bientôt je commençai à m’y habituer, et j’en reconnus la salubrité: cependant j’aurois desiré plus de commodité et moins de chaleur. Toutes les fois que j’y suis retourné, j’y ai trouvé huit, dix personnes, et plus, entièrement nues; ce qui n’est pas trop décent.
Le prix de ces bains est d’une mouzouna, que les Européens du pays appellent blanquille, et qui peut être évaluée à peu près à deux sous en monnoie de France.
Pour entretenir la chaleur et la vapeur chaude du bain, il y a un four au-dessous de la chambre qui chauffe le pavé; puis une chaudière, de laquelle vient l’eau au moyen d’un tuyau qui s’ouvre et se ferme à volonté par une griffe: il y a encore un autre tuyau qui apporte continuellement la vapeur de l’eau de la chaudière. Cette vapeur s’augmente bien autrement lorsqu’on verse de l’eau sur le pavé chaud, laquelle, réduite aussi en vapeurs, charge de plus en plus l’atmosphère de son humidité, et produit sur les personnes qui entrent les effets déjà énoncés.
CHAPITRE IV.
Architecture. — Mosquée. — Musique. — Amusements. — Cris des femmes. — Sciences. — Saints.

L’architecture arabe magrébine ou occidentale actuelle ne ressemble en rien à l’architecture orientale ancienne ou moderne. Loin de trouver dans l’architecture actuelle mogrébine l’élégance et la hardiesse de l’ancienne architecture arabe, tous ses ouvrages portent le caractère de l’ignorance la plus grossière. Les édifices sont construits sans aucun plan, et comme au hasard, avec une telle ignorance des premières règles de l’art, que, dans quelques maisons considérables, j’ai trouvé l’escalier sans le plus petit rayon de lumiere; en sorte qu’il falloit toujours avoir des lampes allumées. En général, les vestibules ou portails, et les escaliers, sont extrêmement mesquins, quoique la maison soit de la plus grande étendue.”
La forme des maisons consiste toujours dans une cour carrée, dont deux, trois, et même les quatre côtés présentent un corridor. Une chambre très étroite, de toute la longueur de ce corridor, lui est parallèle; mais ces chambres sont ordinairement sans autre ouverture ou fenêtre que la porte du milieu qui donne sur le corridor ,• de là vient que les habitations sont mal aérées. Les toits sont plats et couverts d’une couche de plâtre de même que le sol ou le plancher des chambres.
On construit les murs avec de la chaux, du plâtre et des pierres, mais plus communément avec de la terre grasse battue avec de l’eau. Pour bâtir de cette manière, on met une planche perpendiculaire de chaque côté pour assujettir les deux surfaces du mur; on jette au milieu la terre pétrie avec de l’eau, à laquelle on donne la consistance de la pâte; deux hommes la pressent avec une massue chacun. Tandis qu’ils font cette espèce de travail, ils chantent ordinairement au bruit de leur instrument. Comme il est difficile de se procurer de grandes poutres, on est obligé de faire les chambres étroites afin de pouvoir construire la couverture avec le petit bois du pays. Sur cette charpente on place d’abord une couche de roseaux, puis un pied d’épaisseur de terre couverte de plâtre : cette lourde toiture écrase le bâtiment et dure très peu de temps.
Les portes sont très grossièrement faites.
A Tanger, la plus grande partie des serrures sont en bois ; j’en donnerai une description détaillée dans le mémoire que je prépare sur cet objet.
L’usage des lieux d’aisance et des fosses est presque inconnu ; on fait ses besoins dans une basse-cour ou dans un vase.
L’architecture des mosquées est aussi lourde que celle des maisons: la principale est composée d’une cour entourée d’arcades; du côté opposé à la porte, il y a quelques lignes d’arcades parallèles, comme on le voit dans la planche III. La façade est entièrement unie (voyez pi. IV”), et la tour ou le minaret est placé dans le coin à gauche. Les arcs et le toit sont très bas; la charpente, qui est très grossière, reste à découvert. En général, la construction totale de cet édifice est très mesquine. Ayant remarqué que dans la mosquée il n’y avoit point d’eau pour boire, je fis établir, à côté de la porte, une grande jarre solidement attachée au mur par une maçonnerie, et un vase pour boire; enfin je dotai l’établissement pour sa subsistance et pour l’entretien de la fontaine.
Dans une chambre placée au-dessus de la mosquée est établi un fils du kadi, qui prend soin de la marche de deux grandes pendules et d’une petite : elles servent à indiquer les heures pour les prières; mais comme pour régler leur marche avec le soleil cet homme n’avait qu’une sorte de cadran grossier ou un instrument dont je copiai la forme, il ne pouvoit savoir l’heure que par approximation, et à quelques minutes près ; c’est pour cela que, pendant tout le temps que je résidai à Tanger, je donnai l’heure pour les pendules; par conséquent le moment des prières et l’appel des minarets dépendoient entièrement de ma montre. La mosquée est nommée, en arabe, Eljamaa, ou le lieu de l’assemblée. Au fond de la mosquée, on voit une niche presque en direction de la ligne qui regarde la Mecque, et dans laquelle se met Y imam, ou la personne qui dirige la prière publique; une espèce de tribune est posée au côté gauche : elle se compose d’un escalier enbois (pi. IV.”) sur lequel monte l’imam tous les vendredis avant la prière de midi, pour faire le sermon au peuple. Dans la grande mosquée est une armoire fermée à clef: elle contient des Corans et autres livres de religion; on y trouve aussi deux chaires en bois sur lesquelles s’asseyent quelquefois les fakihs pour faire la lecture au peuple (pi. IF.). Au sommet de plusieurs arcs sont suspendus un lustre et des lampes en mauvais verre vert, rangés sans ordre et sanysymétrie. La plus grande partie du sol est couverte de nattes. Dans une cour derrière la mosquée, est un puits d’où l’on tire une eau d’assez mauvaise qualité, et qui est employée pour faire les ablutions.
Je me réserve à parler de la religion ou du culte lorsque je traiterai de la ville de Fez.
La musique à Tanger a peu de quoi flatter les oreilles les moins délicates : qu’on se représente deux grossiers musiciens armés de musettes plus grossières encore que leurs personnes, qui, voulant jouer à l’unisson avec des instruments qui ne s’accordent pas, prennent chacun un mouvement différent; ils n’ont point d’airs arrêtés, parcequ’ils ne sont jamais notés, et qu’ils s’apprennent tous de mémoire.
Il arrive ordinairement que l’un des musiciens entraîne l’autre selon son caprice, et que le second se voit forcé de suivre, comme il peut, celui qui presse le mouvement. Cela produit un effet exactement semblable à celui d’un mauvais orgue pendant qu’on travaille à l’accorder. Malgré cette épouvantable mélodie, la force de l’habitude est telle, que je parvins à m’accoutumer à ce charivari ; je fis même des progrès si grands dans cette musique, que je parvins à débrouiller quelques uns des airs les plus en vogue, que je notai en caractères de musique européenne. Ces airs, auxquels il est très difficile d’ajouter une basse, sont presque toujours dans le ton de ré. Je donnerai un essai de la musique orientale comparée à la musique d’Europe.
Il est impossible que ces joueurs de musettes puissent jouir d’une longue existence, vu la dépense extraordinaire qu’ils font de leurs forces en jouant de leurs instruments: leurs joules s’enflent extrêmement; et malgré un cercle de cuir qui les couvre deux ou trois pouces autour de la bouche, ils jettent beaucoup de salive; leur ventre est roide par l’expansion forcée et violente du vent qu’ils emploient, ce qui indique combien ils doivent fatiguer.
J’ai déjà dit que ces instruments sont toujours accompagnés d’un gros tambour, dont le son rauque se fait quelquefois entendre toutes les quatre ou cinq minutes, mais qui, plus communément, est frappé d’une minute à l’autre , excepté dans une espèce d’air où il marque des coups réguliers plus rapprochés.
Les musiciens accompagnent ordinairement les mariages, les circoncisions, les compliments de félicitation et les fêtes des Pâques; mais ils ne sont point admis dans les mosquées, et leur art n’entre pour rien dans aucun acte du culte. Us craignent peut-être, comme le disoit un voyageur, de réveiller l’Éternel en sursaut.
Il n’y a à Tanger ni amusement commun ni société particulière. Le Maure, désœuvré, sort le matin de chez lui, s’assied par terre dans la place ou dans un lieu public; quelques autres habitants arrivent au hasard, et en font de même. C’est de cette manière qu’ils forment des cercles où ils parlent pendant toute une journée.
Tout le temps de mon séjour, ma maison fut tous les soirs l’unique lieu de réunion des fakihs; ils s’y rendoient pour prendre le thé. Les consuls et les autres Européens s’arrangent entre eux : ils forment une sorte de république entièrement séparée des musulmans, et ils partagent entre eux les nuits pour les cercles ou les conversations.
Les femmes étant absolument séparées de la société des hommes, il ne leur reste d’autre rôle à jouer dans les fêtes que ces cris aigus et pénétrants qu’elles font sortir de dessous les enveloppes qui les cachent. Quand un enfant a terminé ses études, qui consistent à savoir lire et écrire, ce qui constitue toute la science d’un Maure, on le promène à cheval par les rues avec la même solennité qu’aux circoncisions ; sa famille donne des fêtes qui sont toujours accompagnées des cris perçants des femmes. Elles crient pour la présence du roi; et lorsque j’eus pris de l’ascendant, elles crioient pour moi. Comme c’est une espèce d’art et une sorte de talent pour les femmes que celui de jeter ces cris épouvantables, elles profitent de toutes les occasions pour l’exercer, tâchant de se surpasser les unes les autres, tant pour le perçant du. ton que pour la longueur soutenue du cri. Quelquefois je les entendois passer par bandes devant ma maison, à une ou deux heures après minuit, en poussant des cris aigus.
La lecture est très difficile, parce qu’il n’y a point d’imprimerie, par la forme arbitraire des caractères d’écriture, et par le manque de voyelles et de ponctuation. Aussi les habitants de Tanger sont-ils plongés dans la plus grossière ignorance. Je ne trouvai dans ce pays qu’un seul individu qui eût entendu parler du mouvement terrestre. Ils rapportent mille extravagances sur les planètes, sur les étoiles, sur le mouvement des deux; et ils n’ont pas la plus légère idée de physique. Un de ceux qui s’appellent savants, me voyant un jour entre les mains mon horizon artificiel rempli de mercure, pour faire une observation astronomique, me prévint, avec un grand intérêt, que c’était une matière excellente pour faire mourir la vermine et les insectes ; il m’enseigna la manière de l’appliquer aux plis et aux coutures des habits : c’était pour lui l’usage le plus utile qu’on pouvait faire du mercure.
Les Maures confondent l’astronomie avec l’astrologie, et ils ont beaucoup d’astrologues. Ils ne se doutent même pas de la chimie; mais ils ont quelques prétendus adeptes alchimistes: ils ignorent complètement la médecine. Leurs notions sur l’arithmétique et la géométrie sont très bornées. Ils n’ont presque pas de poètes, encore moins d’historiens ; aussi ils ignorent leur propre histoire, et les beaux-arts sont pour eux une chose inconnue.
Le Coran et ses explications sont l’unique lecture des habitants de Tanger. Ce tableau est malheureusement trop fidèle; et ces climats peuvent à bon droit être appelés barbares.
C’est un état ou plutôt un métier que d’être saint parmi les musulmans; cet état se prend ou se laisse arbitrairement, quelquefois même il échoit en héritage. Sidi Mohamed el Hadji fut un saint très respecté à Tanger. Depuis sa mort, on révère son tombeau placé dans la chapelle dont j’ai parlé; et son frere puîné, qui a hérité de sa sainteté, est également en vénération. C’est un fourbe rusé, qui, de temps en temps, venait me faire sa cour; ce qui étoit une faveur singulière aux yeux des habitants. Sa chapelle et son jardin sont un asile assuré pour tout criminel qui veut se garantir des poursuites de la justice: aucun musulman ne seroit assez osé , assez hardi, pour se permettre d’y entrer sans au préalable s’y être préparé par une ablution légale avec l’eau d’un puits placé près de sa porte; mais moi qui, par une grâce spéciale due à ma grande origine, étois regardé comme supérieur à tous, j’entrois quelquefois à cheval avec mon domestique chez le saint, sans avoir fait ablution.
Tanger a l’avantage de posséder un autre saint très vénéré, qui devint également mon grand ami; c’est un bon homme: car , à force de lui dire qu’il étoit un fripon, qu’il trompoit ses concitoyens, qu’il leur en imposoit, il m’en fit l’aveu et convint de la vérité; je riois avec lui, en secret, de la crédulité des autres, parcequ’il savoit parfaitement, et répétoit souvent même, que les sots sont ici-bas pour le menu plaisir des gens d’esprit.
Un autre Saint couroit les rues comme un insensé, accompagné de beaucoup de monde: il avoit la tête découverte, une longue chevelure frisée, et portoit à la main une corde d’une espèce de sparte ou spartum, qui abonde dans le pays. Ce personnage distribuoit, en forme de reliques, de minces brins de cette plante à ceux qui lui en demandoient. Quand je le rencontrai dans la rue, il m’en donna une grosse poignée comme une singulière faveur ; je mis sur ma poitrine, avec toute la vénération possible, un don aussi précieux.
Une fois que seul je parcourois les rues, un Maure m’aborda et me dit : Donnez-moi une piastre et demie pour acheter un bournous: je suis saint, et si vous ne me croyez pas, ou si vous ne vous fiez pas à ma parole, demandezle à vos domestiques, à vos amis, et vous verrez que je ne vous en impose nullement. Faisant semblant d’ajouter foi à ces discours , je composai avec lui, en lui donnant une demi-piastre.
Tanger possède aussi un autre saint qui est ou qui fait semblant d’être imbécille : il se tient toujours sur la grande place; sa présence est annoncée par une sorte de croassement ou de cri semblable à celui de l’oie ou du canard. Son costume et ses manières sont de la plus grandi; saleté : il rejette toujours par la bouche des aliments qui ont séjourné dans son corps, et qu’il fait revenir à volonté; et, chose incroyable, il se trouve des fanatiques d’une foi assez robuste pour les sucer, et même pour les avaler. On m’a rapporté que ce saint avoit quelquefois commis publiquement des choses bien contraires à la décence. Enfin, l’excès de stupidité et de fanatisme de ces habitants sur ces objets paroît incroyable, et semble tenir aux récits des mille et une nuits. Les fakihs et les talbes se taisent à cet égard; ils laissent le peuple dans l’erreur, bien qu’ils soient fort éclairés à ce sujet, et qu’ils m’aient parlé avec franchise sur ces aberrations de l’esprit humain.
Juifs. — Poids, mesures, et monnoies. — Commerce. — Histoire naturelle. — Position géographique.
Les Juifs du royaume de Maroc vivent dans l’état d’esclavage le plus affreux. C’est une circonstance particulière à Tanger, que les Juifs habitent conjointement avec les Maures, sans avoir un quartier séparé, comme cela se pratique dans les autres villes où domine l’islamisme; mais cette distinction même est la cause de mille désagréments pour ces malheureux: elle excite plus fréquemment des motifs de disputes, dans lesquelles, si le Juif a tort, le Maure se rend justice lui-même; et si le Juif a raison, s’il va se plaindre au juge, celui-ci penche toujours du côté du musulman.
Cette; horrible inégalité de droits entre les individus des deux sectes , remonte jusqu’au berceau; en sorte qu’un très jeune musulman insulte et frappe un Juif, quels que soientson âge et ses infirmités, sans que celui-ci ait pour ainsi dire le droit de se plaindre, et encore moins celui’ de se défendre. Les enfants des deux religions ont parmi eux la même inégalité, en sorte que j’ai vu mille fois les enfants musulmans s’amuser à frapper des enfants juifs, sans que ceuxci fissent jamais le plus léger acte de défense.
Par ordre du gouvernement, les Juifs ont un costume particulier, il est composé d’un grand caleçon, d’une tunique qui descend jusqu’au genou, et d’une espèce de bournous ou de manteau placé de côté, des pantoufles et un très petit bonnet; toutes ces pièces doivent être de couleur noire, à l’exception de la, chemise, dont les manches extrêmement larges sont découvertes et pendantes.
Quand les Juifs passent devant les mosquées, ils sont obligés de quitter leurs sandales ou leurs pantoufles; il en est de même lorsqu’ils passent devant la maison du kaïd, celles du kadi et des principaux musulmans. A Fez, et dans quelques autres villes, ils ne peuvent marcher que nu-pieds.
S’ils rencontrent un musulman d’un rang élevé, ils doivent se détourner précipitamment à une certaine distance sur la gauche du chemin du musulman, laisser à terre leurs sandales à la distance d’un ou deux pas d’eux, et se mettre dans une humble posture, le corps entièrement courbé en avant, jusqu’à ce que le musulman ait passé et qu’il soit déjà à une grande distance. S’ils ne se soumettent pas sur-le-champ à cette mesure humiliante, comme aussi à celle de descendre de cheval, lorsqu’ils rencontrent en chemin un sectateur de Mohamed, ils sont punis sévèrement. J’ai plusieurs fois été obligé de retenir mes soldats et mes domestiques, qui se jetoient sur ces malheureux pour les frapper, quand ils n’étoient pas assez lestes et qu’ils avoient tardé à se mettre dans l’attitude prescrite par le despotisme musulman.
Malgré cela, les Juifs font un commerce assez considérable à Maroc; et à plusieurs reprises, ils ont pris les douanes à ferme. Mais il arrive presque toujours qu’ils finissent par être pillés, soit par les Maures, soit par le gouvernement. Lors de mon arrivée, j’avois deux Juifs parmi mes domestiques; quand je voyois le traitement qu’on leur faisoit endurer, et les peines auxquelles on les soumettoit, je leur demandois pourquoi ils ne s’en alloient pas dans un autre pays ; ils me répondoient qu’ils ne pouvoient pas le faire, parce qu’ils étoient esclaves du sultan.
Les Juifs sont à Tanger les principaux artisans; ils travaillent cependant beaucoup plus mal que le plus mauvais ouvrier européen. On peut de-là se faire une idée de la grossièreté des artisans maures. Mais en même temps, les Juifs ont la plus grande adresse pour voler, et ils se vengent des mauvais traitements des Maures en les escroquant et en les trompant journellement.
Les Juifs ont des synagogues à Tanger ; ils ont même des saints ou des sages qui vivent et qui font bonne chère aux dépens des autres, comme dans toutes les sectes.
La beauté est assez commune parmi les femmes juives ; il y en a même de très belles : ce sont elles qui ordinairement deviennent les maîtresses des Maures; ce qui contribue quelquefois à la réunion des deux sectes ennemies. Leurs couleurs sont extrêmement belles. Parmi les femmes maures il est très commun d’avoir le teint d’un blanc mat comme des statues de marbre, soit à cause de leur vie sédentaire, soit parcequ’elles sont toujours renfermées, ou absolument couvertes quand elles sortent; de manière que leur visage n’est presque jamais exposé au grand air.
On ne connoît dans le royaume de Maroc d’autre mesure linéaire que la coudée, qu’ils appellent draa: elle se divise en huit parties nommées tomins.
Comme il n’y a pas de patron ou de module originaire pour l’exacte dimension de la coudée, il est extrêmement difficile d’en trouver deux qui soient rigoureusement égales; mais, par un terme moyen entre différentes coudées que je comparai à mes modules européens, j’ai trouvé que le draa ou la coudée de Maroc est égal à 244? 7 lignes de la toise de France, ou à o,55ia6 d’un mètre.
La mesure de capacité pour les grains est’ nommée el moude: il y en a deux, le grand et le petit; celui-ci est la moitié du^jrand.
Le même défaut d’exactitude que j’ai remarqué dans la mesure linéaire se rejp’ouve dans cette dernière. El moude est un cylindre creux très mal fait, dont la capacité, eu égard à toutes ses imperfections, peut être considérée comme égale à ia3 1. 56 de diamètre, et i06 1. 29 de hauteur; ce qui donne 856 pouces et demi cubes de la toise de France.
Le poids se trouve affecté des mêmes variétés ou vacillations que la mesure; mais enfin, après avoir comparé plusieurs de ces poids avec m’es’ modules d’Europe, il résulte, d’après un termemoyen, que la livre de Maroc, qu’ils appellent
artal, contient i6 onces 347 grains 4o centièmes de grain de Paris. .
La plus petite monnoie du pays est le kirat, et la plus grande, le baind’ki. En voici la progression:
Le kirat
En Cuivre
Le flous
El muzuna
El drham ou l’once
El muzouna ou blanquille C3V
En Argent
Le demi-ducat.
Ce mitqal matbu‘, ou ducat,
El baind’ki, qui vaut 25 onces.
Toute la monnoie d’Espagne a cours à Maroc , et il me semble que le duro ou la piastre espagnole, qu’ils appellent ar-rial, est l’espèce la plus abondante dans le pays : mais sa valeur est très arbitraire, puisque la piastre espagnole vaut ordinairement douze onces du pays, et la piécette d’Espagne trois onces, en sorte que de l’une à l’autre il y a 25 pour i00 de différence; et, quoiqu’on change aussi le duro ou la piastre
(i) 4 kirats = 1 fals. — 6 flus = 1 muzuna. — 4 muzuna = 1 dirham. — 5 dh = 1 demi-ducat.
pour quatre piécettes et demie, ce qui réduit le gain, cela donne lieu à une très grande contrebande de monnoie, puisque la plupart des bâtiments ou des bateaux qui viennent d’Europe continuent d’apporter en fraude des piécettes d’Espagne, pour les échanger contre des duros.
On trouve aussi beaucoup de fausse monnoie; elle vient de l’étranger, et, d’après les renseignements que je me suis procurés, elle pourroit avoir été fabriquée en Angleterre.
La balance du commerce est très avantageuse pour les vivres; mais elle est très élevée pour les objets de fabrique. Malgré l’excellente situation du port de Tanger, son commerce se trouve réduit à une modique exportation de vivres, à un très petit commerce de contrebande avec l’Espagne, et à quelques relations languissantes avec Tetouan et Fez, où se font quelques légers envois d’objets européens. Quant au commerce de Maroc en général, il en sera parlé plus en détail dans un autre endroit. Les boutiques sont si petites, que le marchand, étant assis au milieu, n’a pas besoin de se déranger pour atteindre à tous les objets et pour les présenter à l’acheteur ( voyez pi. IP).
Le terrain qui forme la base de la côte de Tanger est composé de différentes couches de granit secondaire de texture compacte ou granuleuse fine. Ces couches, qui sont inclinées à l’horizon, forment avec lui un angle de 5o à 70 degrés : leur épaisseur est ordinairement d’un pied et demi à deux pieds; leur direction est dans le sens est-ouest; et leur inclinaison pour former l’angle, est du côté du nord.-:’
La distance d’une couche à l’autre est ordinairement de deux pieds, et cet espace est rempli d’une argile très peu durcie, qui, dans la même direction, forme des couches intermédiaires en texture d’ardoise.
Ces couches de granit et d’argile montent très peu sur le niveau de la mer, puisque la plus grande hauteur que je leur ai trouvée, est de’ 3o à 4o pieds; mais leur extension est grande, puisqu’elles sont exactement les mêmes à la ri-f vière de Tetouan, à hûwlieues de distance. J’ai aussi remarqué quelques couches de granit qui entrent dans la mer dans la même direction et jusqu’à une grande distance.’
S’il étoit permis de tirer de grandes inductions sur de petites choses, je dirois que la catastrophe qui ouvrit le détroit de Gibraltar fut. un enfoncement soudain, non du terrain qui; forme le fond du détroit, mais de celui qui l’avoisine au midi, et sur le vide duquel tomba la
montagne ou la masse terrestre qui occupoit l’espace rempli aujourd’hui par le bras de mer: c’est en conséquence de ce mouvement que les couches perpendiculaires du granit prirent la direction actuelle; mais, d’un autre côté, comme ce granit compacte paroît d’une formation secondaire, on peut admettre toutes les directions possibles dans ses couches, sans avoir besoin de supposer un dérangement postérieur à sa formation.
Sur ce lit ou cette base générale de la côte, les eaux et les vents ont accumulé d’autres couches d’argile molle et de sable; elles forment les collines et les hautes montagnes du chemin de Tetouan: enfin les dépouilles végétales et animales ont formé la couche de terre végétale qui couvre le tout, et qui est extrêmement fertile.
Dans la partie sud de la baie de Tanger, sur la rive de la mer, les vents de l’est ont formé peu à peu de grandes accumulations de sable; elles présentent déjà des collines, qui rétrécissent successivement la baie, et qui la fermeront un jour. Ces sables sont absolument mouvants, et ne renferment aucune autre matière qui puisse les lier: malgré cette particularité, on y voit croître des liliacées et quelques autres plantes que j’ai dans ma collection.
La température de Tanger est assez douce. Mon thermomètre, placé avec toute l’attention nécessaire, afin qu’il ne reçût ni l’impression directe ni une réflexion immédiate du soleil, et qu’il exprimât seulement la véritable température de la masse de l’air, n’a marqué de plus grande chaleur pendant ma résidence que 2/5° 6 de Réaumur, le 3i août, à midi, jour où l’on a ressenti une chaleur extraordinaire. Un autre thermomètre, placé au soleil avec le plus grand soin, afin qu’il reçût toute son influence pendant le même temps, marqua 3§° 5 le 22 août, à deux heures après midi.
La plus grande hauteur du baromètre fut de 28 pouces i ligne 9 dixièmes de ligne du pied de Paris; et la plus petite, de 27 pouces 3 lignes: ce qui donne 4 lignes 9 dixièmes de ligne de variation.
La plus petite humidité atmosphérique observée, a été de 38 degrés de l’hygromètre de Saussure le i5 juillet: mais ici l’air se trouve communément chargé d’humidité; elle se rend sensible non seulement par les indications de l’hygromètre, mais aussi par tous les métaux, qui s’oxident rapidement à Tanger, à cause de cette surabondante humidité atmosphérique.
La différence des saisons est bien marquée à
Tanger. L’été fut constamment serein. Vers l’équinoxe commencèrent les pluies et les bourrasques, qui continuèrent avec la même constance. Pendant ce temps la foudre tomba plusieurs fois, et il y eut un homme de tué.
Malgré la fertilité de la terre, il se trouve très peu d’espèces de plantes aux environs de Tanger: il en est de même pour les insectes, du moins à l’époque où j’y habitai; car la saison favorable aux recherches de ce genre doit être le printemps.
Un nombre infini de cigognes ont leurs nids, ou plutôt leurs baraques, sur les murs de la ville; mais dès le mois de septembre elles se rendent toutes au sud. Leurs nids restent toujours conservés: l’on rapporte que, chaque fois qu’elles reviennent, chacune reconnoît le sien; on ajoute que, si par hasard, le premier jour, une cigogne se place dans le nid d’une autre, lorsque celle-ci revient, il s’élève un sanglant combat entre elles deux, jusqu’à ce que l’une soit vaincue; l’on assure que ce spectacle se répète nombre de fois le jour de leur retour, qui a toujours lieu au printemps.
A Tanger un homme ne peut monter sur la terrasse de sa maison sans se compromettre, à cause de la jalousie des habitants des maisons voisines. Les deux maisons que j’ai habitées successivement étoient si mal placées que je ne pus faire que très peu d’observations astronomiques, et encore avec beaucoup de gêne : j’avois d’ailleurs laissé mes instruments avec mon bagage à Cadix; et quand on me les apporta, c’étoit la saison des pluies, pendant laquelle on ne voit que peu de moments le ciel découvert: ces circonstances m’empêchèrent de faire un grand nombre d’observations. Malgré ces obstacles, ma latitude, observée par un terme moyen très peu distant des extrêmes, donna 35° M 54″ nord.
Ayant observé le dernier contact d’une éclipse de soleil le jour astronomique i7 août, M. Lalande calcula ma longitude de Tanger = oh 33′ 9″ en temps ouest de l’Observatoire de Paris, ou en degrés, 8° i7′ i5″. En comparant ce résultat avec d’autres observations, il résulte que la longitude de Tanger, par un terme moyen qui ne s’écarte des extrêmes que de o° 3′ i5″ de degré, est = 8° i4′ o” ouest dudit Observatoire. N’ayant pas encore mes instruments lorsque cette éclipse eut lieu, je fis mon observation avec une petite lunette ahcromatique de Dollond, d’un pied de foyer, que je tenois à la main; ce qui me contraignit d’àdopter le terme moyen énoncé, puisque je dus porter le contact final de l’éclipse quelques secondes plus tôt que le contact vrai. Quant à l’évaluation du temps, elle étoit exacte, parceque j’avois un chronomètre dont la marche fut constatée par un grand nombre d’observations faites tant le même jour que pendant ceux qui le précédèrent ou qui le suivirent.
La carte géographique du royaume de Maroc, qui se trouve dans l’atlas, a été dressée par moi d’après mes observations astronomiques, par liestime de mes routes que je conserve dans neuf grandes cartes routières, et d’après les renseignements que je pris dans le pays.
Ayant mesuré plusieurs angles azimutaux, la déclinaison magnétique donna = 2i° i3′ 24″ ouest.
Malgré les obstacles qui m’empêchoient de faire des collections d’histoire naturelle, je recueillis à Tanger et dans la baie assez d’objets, parmi lesquels se trouvent de très beaux fucus. Toutes les plantes marines furent arrachées par moi-même, pleines de vie, au fond de la mer.
Nous autres musulmans, nous avons de grandes difficultés à surmonter, quand nous voulons faire des collections entomologiques: d’abord à cause de la pureté légale, qui défend de toucher des animaux immondes ; en second lieu, parce que nous ne devons brûler aucun animal qui soit vivant. Le premier obstacle rend très difficile la formation d’une collection des coléoptères, et le second rend inutile celle des papillons de tous les genres, parce qu’ils se débattent avant de mourir par la seule blessure de l’épingle qui les fixe, et sans feu. Il m’arriva un jour, par la même cause, qu’ayant mis dans une boîte d’insectes un scarabée très fort et encore vivant, il se débattit avec tant de violence qu’il détacha son épingle, et qu’il détruisit tous les autres insectes que j’avais ramassés. Il se trouvait dans le nombre une fausse tarentule très grande et fort intéressante.
CHAPITRE VI.
Suite de l’histoire*d’Ali Bey. — Notices sur l’intérieur de l’Afrique. — Présentation à l’empereur de Maroc. — Visites du sultan et de sa cour (i ).
Peu de temps après mon arrivée à Tanger, mon existence commença à devenir assez agréable. La première visite que me fit le kadi Suit Abderràhman Mfarrasch; mon annonce de l’éciipse de soleil qui devoit avoir lieu le i7 août, et dont j’avois tracé la figure telle qu’on devoit la voir dans la plus grande obscurité; la vue de mes équipages et de mes instruments, qui arrivoient d’Europe dans un bateau; mes présents au kadi, au kaïd, et aux principaux personnages; mes libéralités envers d’autres, tout contribua à fixer sur moi l’attention générale: de sorte qu’en peu de temps je pris une supériorité décidée sur tous les étrangers et sur tous les personnages importants de la ville.
D’un autre côté, le changement de climat, mes fatigues antérieures, et ce nouveau genre de vie que j’avois embrassé, altérèrent un peu ma santé. Je fus forcé de me soumettre à un régime rafraîchissant, et à prendre des bains de mer. Ces précautions me rendirent bientôt la santé; dès-lors je trouvai souvent l’occasion d’augmenter mes collections. Un jour que je nageois à quelque distance de la terre, je vis venir presque à fleur d’eau un poisson énorme qui pouvoit avoir de vingt-cinq à trente pieds de long : je revins précipitamment à terre, où mes gens alarmés m’attendoient et jetoient de grands cris. Le poisson plongea; quelques moments après il reparut au même endroit où j’étois lors que je l’avois aperçu.
Un talbe appelé Sidi Amkeschet, venant-un jour me rendre visite, et parlant accidentellement de l’intérieur de l’Afrique, me tint le discours suivant:
« De la province de Sus et de Tafilet il part fréquemment des caravanes qui traversent le grand désert en deux mois de temps pour se rendre à Ghana et à Tombouçtou.
« Dans l’intérieur de l’Afrique, on compte 2 fleuves qui portent le nom de Nil: l’un traverse le Caire et Alexandrie • l’autre se rend à Tombouctou.
« Ces deux fleuves sortent d’un lac qui est dans les montagnes de la Lune {Djebel’ Kamar). Celui de Tombouctou n’arrive pas jusqu’à la mer; il se perd dans un autre lac. Les montagnes de la Lune tirent leur nom de ce que, pendant le cours de chaque lunaison, elles prennent successivement les couleurs d’une couronne ou d’un arc-en-ciel lunaire.
« De Maroc aux rives du Nil de Tombouctou, on marche avec une aussi grande sûreté que si l’on étoit au milieu d’une ville, quoique l’on ait les mains pleines d’or; mais de l’autre côté du fleuve, il n’y a plus de justice ni de sauvegarde, parce qu’il est habité par des nations très différentes de celle-ci. Dans le fleuve dont il est question, se trouvent des animaux féroces appelés timsah, qui dévorent les hommes. »
Il m’indiqua de la main la direction du cours des 2 Nils: celui du Caire, dit-il, se rend au Levant… Je lui demandai avec empressement: « Et celui de Tombouctou va sans doute vers le couchant? » Il me répondit sur-le-champ : « Oui, seigneur, vers l’occident. »
Comment concilier maintenant une contradiction aussi forte? Suivant ce qu’on me dit, il se fait entre les pays méridionaux de Maroc et de Tombouctou un commerce fréquent et suivi; par conséquent il paraît impossible que ces gens ignorent ou qu’ils puissent se tromper sur le cours du Nil de Tombouctou, puisque des milliers de personnes de Maroc le voient presque journellement. Ces derniers rapportent que le fleuve va en occident; en même temps Mungo Park assure l’avoir vu couler vers l’orient : que pourrons-nous en conclure?… En donnant à la découverte de Mungo Park tout le crédit qu’elle mérite, nous dirons qu’il passe par Tombouctou, vers l’occident, une autre rivière que nous ne connoissons pas encore, et que ces gens confondent sans doute avec le grand Nil occidental ou Joliba découvert par Mungo Park, qui avoue lui-même que ce fleuve ne passe pas précisément par Tombouctou; ou que le Joliba fait à cet endroit un détour singulier qui maintient l’erreur des habitants de Maroc; ou il faut penser que ces derniers parlent sans avoir rien vu, et seulement d’après le rapport des anciens géographes. Cependant cette relation, dégagée des erreurs qui l’environnent, indique toujours deux choses singulières: l’union ou la communication des deux Nils à leur origine dans un même lac, et la perte du Nil occidental dans un autre lac. Nous reviendrons sur cet objet dans un autre endroit.
L’artillerie des batteries de Tanger annonça, le 5 octobre, l’arrivée du sultan Muly Slîmân, empereur de Maroc, qui descendit à son logement dans Alcassaba ou château de la ville. Comme je n’étais pas encore présenté au sultan, je ne sortis pas de chez moi, afin d’attendre ses V ordres, ainsi que j’en étais convenu avec le kaïd et le kadi: c’est pourquoi je ne pus être témoin de la cérémonie de son arrivée.
Le lendemain, le kaïd me fit prévenir que je pouvois préparer le présent d’usage pour le jour suivant ; ce que je fis sur-le-champ. Le matin du jour indiqué, j’eus une entrevue avec le kaïd et le kadi réunis, pour les préparatifs de ma présentation. Le kaïd me demanda la liste des présents que je destinais au sultan ; je la lui remis, et nous fûmes bientôt d’accord.
Comme c’état un vendredi, je fus d’abord à la grande mosquée faire la prière de midi, parce que c’est une obligation indispensable, et que le sultan devait également s’y rendre.
Peu après mon entrée dans la mosquée, un Maure s’approcha de moi en me disant que le sultan venoit d’envoyer un de ses domestiques pour m’annoncer que je pouvois monter à l’Ai eassaba à quatre heures, afin de lui être présenté.
Avant l’arrivée du sultan, quelques soldats nègres entrèrent en désordre dans la mosquée; ils étaient armés, ce qui ne les empêcha pas de se placer de côté et d’autre sans observer aucun ordre et aucun rang.
Le sultan se fit peu attendre il était à la tète d’une petite suite de grands et d’officiers, tous si simplement habillés, qu’on ne les distinguait nullement du reste de la compagnie. La mosquée, entièrement pleine de monde, pouvait renfermer près de deux mille hommes. Pendant le temps que j’y restai, j’eus le soin de me tenir un peu à l’écart. • .
La prière se fit de la même manière que les autres vendredis; mais le sermon fut prêché par un faqih du sultan, qui insista avec énergie sur le point « que c’est un grave péché d’entretenir un commerce avec les chrétiens; qu’on ne doit leur vendre ni leur donner aucune espèce de vivres et d’aliments »; et plusieurs autres choses pareilles.
– Dès l’instant que la prière fut terminée, je me fis ouvrir un passage par mes domestiques, et je sortis. Une centaine de soldats nègres étaient rangés en demi-cercle hors la porte où était rassemblée une grande foule de peuple. Je rentrai chez moi, et un moment après le domestique du sultan vint pour me donner personnellement l’ordre de son maître, et pour recevoir la gratification d’usage.
A trois heures après midi, le kaïd m’envoya neuf hommes qui devaient aider à porter mon présent, composé des objets suivants: –
Vingt fusils anglais avec leurs baïonnettes;
Deux mousquets de gros calibre;
Quinze paires de pistolets anglais»;
Quelques milliers de pierres à fusil;
Deux sacs de plomb pour la chasse;
Un équipage complet de chasseur;
Un baril de la meilleure poudre anglaise;
Différentes pièces de riches mousselines unies et brodées;
Quelques menus objets de bijouterie;
Un beau parasol;
Des sucreries et des essences.
Les armes étoient dans des caisses fermées à clef; les autres objets étoient rangés sur de grands plats couverts par des morceaux de da’mas rouge galonnés en argent: toutes les clefs, réunies par un long ruban, étoient placées sur un plat.
Je montai à l’Alcassaba, marchant à la tête des hommes et des domestiques qui portaient le présent. Le kaïd m’attendaità la porte, et me fit beaucoup de compliments. Je traversai un portique sous lequel se tenaient un grand nombre d’officiers de la cour. Nous entrâmes ensuite dans une petite mosquée qui est à côté, pour faire la prière de l’après-midi, à laquelle assista aussi le sultan.
La prière achevée, je sortis aussitôt de la mosquée, à la porte de laquelle on avait préparé un mulet pour le sultan ; l’animal était entouré d’un nombre infini de domestiques et de grands officiers de la cour. Deux hommes en avant étaient armés d’une pique ou d’une lance qu’ils tenaient perpendiculairement, et qui avoit à peu près quatorze pieds de longueur. Le cortège était suivi de près de 700 soldats nègres armés de fusils, étroitement groupés, sans ordre ni rang, et environnés de beaucoup de monde. Le kaïd et moi, nous prîmes place au milieu du passage, tout près des 2 lanciers. A nos côtés était le présent porté sur les épaules de mes domestiques et des hommes qui m’avoient été envoyés.
Le sultan sortit bientôt, monta sur son mulet ; et quand il fut arrivé au centre du cercle, le kaïd combien de temps j’avais résidé en Europe. Après avoir rendu grâces à Dieu de ce qu’il m’avait fait sortir de chez les infidèles, il témoigna ses regrets qu’un homme tel que moi eût autant tardé à se rendre à Maroc. Charmé de ce que j’avais préféré son pays à celui d’Alger, de Tunis ou de Tripoli, il m’assura à diverses reprises de sa protection et de son amitié. Il me demanda ensuite si j’avais des instruments pour faire des observations; sur ma réponse affirmative , il me dit qu’il desirait les voir, que je pouvais les apporter….. A peine eut-il prononcé ce mot, que le kaïd vint me prendre par la main pour me reconduire; mais sans changer de place, je fis observer au sultan qu’il fallait absolument attendre au lendemain, pareequ’il ne restait pas assez de jour pour les préparer. Le kaïd me regarda avec étonnement, parce que jamais à Maroc on ne contredit le sultan. Celui-ci me dit: « Eh bien donc, apportez-les demain-r- A quelle heure? — A huit heures du malin. — Je n’y manquerai pas. » Je pris alors congé du sultan, et je sortis avec le kaïd.
Aussitôt que je fus rentré chez moi, on vint faire la quête générale des domestiques du palais, à qui l’on doit des gratifications dans ces circonstances. Mes sens me débarrassèrent de cette visite à moins de frais que je ne l’aurais pensé.
Lorsque le sultan me parla de mes instruments astronomiques, il fit apporter un petit astrolabe en métal, de trois pouces de diamètre, qui sert pour régler ses montres et les heures pour la prière, et me demanda si j’en avais un semblable; je lui répondis négativement, en ajoutant que cet instrument était très inférieur à ceux d’invention moderne.
Le lendemain, je me rendis au château à l’heure indiquée. Le sultan m’attendait au même endroit avec son principal fakih ou mufti, et un autre favori. Il avait devant lui un thé complet.
Aussitôt que je fus entré, il me fit monter le petit escalier, et me fit asseoir à son côté; il prit alors la théière, versa du thé dans une tasse, et l’ayant remplie avec du lait, il me la présenta lui-même. Pendant ce temps, le sultan demanda du papier et de l’encre; on lui apporta un morceau de mauvais papier , une très petite écri-. toire de corne avec une plume de roseau: il écrivit, en quatre lignes et demie, une sorte de prière qu’il donna à lire à son fakih; celui-ci lui fit observer qu’il y avait un mot d’oublié; le sultan reprit le papier et ajouta le mot qui manquait. Ayant fini de prendre le thé, S. M. marocaine me présenta son écriture afin de me la faire lire, et il accompagnait ma lecture en indiquant avec le doigt mot à mot sur le papier, me corrigeant de mes défauts de prononciation comme un instituteur le fait à son élève. La lecture finie, il me pria de garder cette écriture que je conserve encore.
On enleva le service de thé, qui était composé d’un sucrier d’or, d’une théière, d’un pot au lait, et de trois tasses en porcelaine blanche et or; le tout était placé sur un grand plat doré.
Suivant l’usage du pays, il avait mis le sucre dans la théière; méthode assez incommode, puisqu’elle force à prendre la liqueur ou trop ou pas assez sucrée, le sultan me donna à diverses reprises des marques de son affection. Il demanda à voir mes instruments, les regarda pièce à pièce et dans les plus petits détails, me demandant des explications sur ce qui lui était inconnu ou dont il ignorait l’usage. Il montrait un extrême plaisir, et me demanda que je fisse une observation astronomique devant lui : pour le satisfaire, je pris deux hauteurs de soleil avec le cercle multiplicateur.
Je lui montrai différents livres de tables astronomiques et de logarithmes, que j’avois apportés, pour lui faire voir que les instruments ne servoient à rien, si l’on n’entendoit pas ces livres-là et beaucoup d’autres encore. Il fut extrêmement surpris à la vue de tant de chiffres. Je lui fis alors hommage de mes instruments; mais il me répondit : « Que je devois les garder, « puisque moi seul en connoissois l’usage; et « que nous aurions assez de jours et de nuits « pour nous amuser à regarder le ciel. » Je vis clairement alors qu’il vouloit me retenir près de sa personne et m’attacher à son service; ce qu’il avoit déjà témoigné par d’autres expressions. Il ajouta qu’il desiroit voir mes autres instruments ; j’offris de les lui apporter le lendemain, et je pris congé.
Le lendemain je me rendis près du sultan; je montai dans sa chambre : il étoit couché sur un très petit matelas et un coussin; devant lui, sur tin tapis, étaient assis son grand fakih et deux de ses favoris. Aussitôt qu’il m’aperçut, il se mit sur son séant, donna l’ordre d’apporter un autre matelas en velours bleu, pareil au sien, le fit placer à son côté, et m’y fit asseoir.
Après quelques compliments de part et d’autre , je fis apporter une machine électrique et une chambre obscure ; je les présentai comme des objets de simple amusement qui n’avoient aucune application aux sciences. Ayant monté les deux machines, je plaçai la chambre obscure auprès d’une fenêtre; le sultan se leva, et entra deux fois dans la chambre; je le couvris moimême avec la bayettc pendant le long espace de temps qu’il s’amusa à considérer les objets transmis par la machine; ce que je regardai comme la plus grande preuve de sa confiance. Il s’amusa ensuite à voir détonner la bouteille électrique à différentes reprises. Mais ce qui le combla d’étonnement, ce fut l’expérience du coup électrique; il me la fit répéter nombre de fois, pendant que nous nous tenions tous par la main pour former la chaîne, et me demanda de longues explications sur ces machines et sur l’influence de l’électricité.
J’avais envoyé au sultan, le jour d’auparavant, une lunette d’approche :je la lui demandai alors pour la régler à sa vue; ce que je fis à l’instant en marquant sur le tube le degré convenable, d’après l’essai qu’il en fit.
J’avais des moustaches très longues; le sultan me demanda la raison pour laquelle je ne les coupais pas comme les autres Maures. Je lui fis observer que dans le Levant on les conservait entières. Il me répondit: « Bien, bien; « mais ce n’est pas l’usage ici. » Ayant fait apporter des ciseaux, il coupa un peu les siennes ; prenant ensuite les miennes, il m’indiqua ce que j’en devais couper ou laisser; peut-être que son premier mouvement fut de me les raccourcir; mais comme je ne répondis rien, il laissa les ciseaux. Il me demanda ensuite si j’avais un instrument propre à mesurer la chaleur: je m’engageai à lui en envoyer un. Je pris congé, en emportant mes instruments, et le même jour je lui envoyai un thermomètre.
Le soir, j’étais chez moi entouré de mes amis, lorsqu’un domestique du sultan arriva avec un présent de sa part. Ayant été aussitôt introduit par mes ordres, il se présenta en se prosternant, et mit devant moi une enveloppe en toile d’or et d’argent. La curiosité de voir le premier présent-de l’empereur de Maroc, me fit ouvrir l’enveloppe avec empressement ; j’y trouvai deux pains assez noirs. Comme je n’étois nullement préparé à un cadeau semblable, il ne me vint pas dans la tête au premier moment de chercher à interpréter cette bizarrerie; je fus même un instant tellement interdit, que je ne savois que répondre; mais ceux qui étoient avec moi s’empressèrent de me féliciter, en disant: Que vous êtes heureux! et quel bonheur est le vôtre! Vous êtes le frère du Sultan, le Sultan est votre fr_re. Je me rappelai alors que, parmi les Arabes, le signe le plus sacré de la fraternité est de se présenter mutuellement un morceau de pain, d’en manger tous les deux ; et par conséquent, ces pains envoyés par le Sultan étaient son signe de fraternité avec moi. Ils étaient noir parce que le pain dont le Sultan fait usage est cuit dans des fours portatifs de fer, ce qui leur donne cette couleur noire en dehors, mais au-dedans, ils sont très blancs et très bons.
Le lendemain, après avoir reçu les visites de qq cousins et autres parents du Sultan, j’allai avec le Qadi faire ma visite au frère aîné de l’empereur ; il se nomme Muly ‘Abd-s-Slâm et a le malheur d’être aveugle. Notre séance, qui dura près d’une heure, fut entièrement philanthropique. Le mardi 11/10, le Qaid m’envoya l’ordre du Sultan, de me tenir prêt à partir avec lui pour Miknâs le jour suivant ; il me prévenait de lui demander tout ce dont je pourrais avoir besoin. J’allai de suite voir le Qaid qui était au château, pour lui représenter que je ne pouvais partir si tôt, que j’avais besoin de rester encore qq jours à Tanger. Il me dit : Combien vous faut-il de temps ? Je lui demandai 10 jours; alors il entra chez le sultan, qui sur-le champ me les accorda.
Le même soir, accompagné de mon bon kadi, je fus rendre visite au premier ministre Si-Mhamd Slawi, qui nous reçut accroupi dans un coin de la maisonnette en bois où j’avois vu le sultan; mais il était à terre, sans même avoir une simple natte, éclairé par une misérable lanterne en fer-blanc avec quatre verres, placée à terre à son côté. Il avait reçu dans ce même équipage le consul général de France, qui sortait au moment où j’entrai. Nous nous assîmes à terre auprès de lui, et le quart d’heure de séance se passa en complimente de part et d’autre.
Je fus ensuite avec le qadi faire ma visite à Muly ‘Abd-l-Malik, cousin germain du sultan, homme très respecté, qui est général de la garde. Campé sous la tente, il était couché sur un matelas avec un de ses enfants en bas âge, et son faqih à son côté. Quand nous fûmes entrés, le faqih se leva; Muly ‘Abd-l-Malik s’assit, et nous fit asseoir près de lui sur un autre matelas. Notre conversation, qui dura près d’une heure, fut extrêmement philantropique.
Pour ces visites, nous allions, le kadi sur sa mule, moi sur mon cheval, et tout mon monde à pied avec des lanternes. Je fis un présent à chacune des personnes que j’allais voir, sans oublier de donner des gratifications aux portiers et aux domestiques. J’en fis encore à quelques uns des grands officiers et des favoris du sultan.
Le mercredi i1, le sultan partit de très tonne heure pour Mequinez. C’est ainsi que se termina mon introduction à la cour du souverain de Maroc.
Le sultan Muley Soliman paroît avoir une quarantaine d’années. Il est d’une haute taille et d’un bel embonpoint. Sa figure, qui est bien et pas trop brune, porte l’empreinte de la bonté; elle est remarquable par de grands yeux très vifs. Il parle avec rapidité, et comprend facilement; son costume est très simple, pour ne pas dire plus, car il est toujours enveloppé d’un hhaïk grossier; ses mouvements sont aisés; il est fakih ou docteur de la loi, et son instruction est purement et entièrement musulmane.
La cour du sultan n’a pas le moindre éclat. Pendant tout le temps de son séjour à Tanger, elle fut toujours campée sous des tentes à l’ouest de la ville, disposées sans ordre. Celles du sultan étaient au milieu d’un grand espace vide, et entourées d’un parapet de toile peinte en forme de muraille. Dans la tente de Muly ‘Abdlmalik, qui était fort grande, on ne voyait d’autres meubles que deux matelas, un grand tapis, et un chandelier d’argent avec une grosse bougie allumée. Autour de chaque tente étaient attachés les chevaux et les mules du maître, et dans tout le camp je ne vis que deux chameaux. Malgré la confusion et le désordre de ce campement, je calculai qu’il pouvait contenir à peu près six mille hommes.
Le kaïd accompagna le sultan à une journée de distance; à son retour, il m’engagea avec instances et à plusieurs reprises à lui demander tout ce dont je pourrois avoir besoin. Je le priai d’envoyer un bateau à Gibraltar pour me faire venir des tentes et d’autres objets nécessaires à mes projets.

CHAPITRE VIL
Sortie de Tanger. — Voyage à Mequinez et à Fez.
Ayant tout préparé pour mon voyage, j’employai la journée du mardi 25 octobre à faire sortir mon bagage de la ville. On campa à cent toises à l’ouest des murs, où j’avois fait réunir mes gens et mes équipages. ?.
Après avoir fait ma prière dans la mosquée, et avoir embrassé mes amis, je sortis de chez moi à cheval sur les cinq heures du soir, accompagné du qadi, qui était aussi à cheval ; tous les autres faqih et talib de la ville, et quelques domestiques, nous suivaient à pied. J’arrivai avec cette suite jusqu’à l’endroit où ma tente avait été dressée; alors tout le monde se retira pour me laisser reposer.
Avant de sortir de chez moi, un des faqih me prit l’index de la main droite, et le promena sur la surface de l’un des murs de la chambre, en me faisant tracer certains caractères mystérieux pour obtenir un bon voyage et un heureux retour.
La nuit étoit déjà^lose lorsque le kadi et les autres fakihs revinrent dans ma tente. Ils prirent le thé avec moi, et m’apportèrent un grand souper. Les principaux saints vinrent aussi me rendre visite; et tout le monde se retira à l’heure où l’on ferme les portes de la ville.
Le jour fut beau; le baromètre marquoit le matin, chez moi, 28 pouces 2 lignes et demie. La nuit fut sereine et calme, avec un très beau clair de lune. Mes gens avoient dressé mon camp sur une hauteur; ma tente avoit dix-huit pieds de diamètre à sa base, et treize pieds de hauteur. Elle étoit à double enveloppe. Hermétiquement fermée, éclairée par deux bougies, le thermomètre y marquoit, à neuf heures du soir, i5° i; et l’hygromètre, 85°.
Mercredi 26 octobre
Dans là matinée on leva le camp, et au moment où je montois à cheval, le kadi et tous les fakihs revinrent une dernière fois. Ils formèrent un cercle autour de moi: nous fîmes alors deux prières à l’Éternel pour qu’il rendît mon voyage heureux; et après les plus tendres embrassements, nous nous séparâmes, les larmes aux yeux: je partis à sept heures et demie du matin
Du moment que je f us seul, je tombai dans une profonde rêverie. En effet, élevé dans les différents pays de l’Europe civilisée, je me voyois pour la première fois à la tête d’une caravane, marchant dans un pays sauvage, sans autre garantie pour ma sûreté individuelle, que mes propres forces. Partant de la côte nord de l’Afrique, et m’enfonçant vers le midi, je me disois : Serai-je bien reçu par-tout?… quelles vicissitudes m’attendent?… quelle sera la réussite de mes démarches?… deviendrai-je la malheureuse victime de quelque tyran?… Ah, non! non, sans doute… Le grand Dieu, qui du haut de son trône voit la pureté de mes intentions, me prêtera son appui. Sorti de cet état de rêverie, je tirai cette conséquence: Puisque Dieu avec sa main toute-puissante m’a conduit heureusement jusqu’ici à travers tant d’écueils, il me conduira avec le même bonheur jusqu’à la fin.
Ma caravane était composée de dix-sept hommes, de trente animaux, et de quatre soldats d’escorte. Ma tente, consacrée seulement à ma personne, avoit pour meubles un lit, des tapis, des coussins, une écritoire, et deux petites malles qui contenoient mes instruments, mes livres, et • mon linge d’usage journalier. Trois autrés tentes