Alexis de Tocqueville, Rapport parlementaire sur l’Algérie, 24/05/1847

FAIT A LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS, AU NOM DE LA COMMISSION CHARGÉE D’EXAMINER LE PROJET DE LOI RELATIF AUX CRÉDITS EXTRAODINAIRES DEMANDÉS POUR L’ALGÉRIE (24 MAI 1847).

Contrairement à ses usages, la Chambre a composé, cette année, la Commission des crédits extraordinaires d’Afrique de dix-huit membres au lieu de neuf. En prenant une mesure aussi exceptionnelle, elle a, sans doute, voulu manifester une pensée dont votre Commission a dû rechercher avec empressement le vrai sens.

Jamais notre domination en Afrique n’a semblé menacée de moins de dangers qu’en ce moment. La soumission dans la plus grande partie du pays, succédant à une guerre habilement et glorieusement conduite des relations amicales ou paisibles avec les princes musulmans nos voisins; Abd-el-Kader réduit à se livrer à des actes de barbarie, qui attestent de son impuissance plus encore que de sa cruauté la Kabylie disposée à reconnaître notre empire ; l’instigateur de la dernière insurrection réduit à se remettre entre nos mains et venant faire appel à notre générosité après avoir vainement essayé de résister à notre force, tel est le spectacle qu’offrent aujourd’hui nos affaires.

Ce n’est donc pas dans la vue de conjurer des périls, que la Chambre a voulu provoquer, cette année, un examen plus solennel de la question d’Afrique. On peut dire, au contraire, que c est le succès de nos armes et la paix qui en a été la suite, qui créent aujourd’hui à ses yeux un état nouveau et appellent des résolutions nouvelles.

La longue guerre qui a promené nos drapeaux dans toutes les parties de l’ancienne Régence, et nous a montré les peuples indigènes dans toutes les situations et sous tous les jours, ne nous a pas seulement fait conquérir des territoires, elle nous a fait acquérir des notions entièrement neuves ou plus exactes sur le pays et sur ceux qui l’habitent. On ne peut étudier les peuples barbares que les armes à la main. Nous avons vaincu les Arabes avant de les connaître. C’est la victoire qui, établissant des s nécessaires et nombreux entre eux et nous, nous a fait pénétrer dans leurs usages, dans leurs idées, dans leurs croyances, et nous a enfin livré le secret de les gouverner. Les progrès que nous avons faits en ce sens sont de nature à surprendre. Aujourd’hui, on peut le dire, la société indigène n’a plus pour nous de voile. L’armée n’a pas montré moins d’intelligence et de perspicacité quand il s’est agi d’étudier le peuple conquis, qu’elle n’avait fait voir de brillant courage, de patiente et de tranquille énergie en le soumettant à nos armes. Non-seulement nous sommes arrivés, grâce à elle, à nous mettre au courant des idées régnantes parmi les Arabes, à nous rendre bien compte des faits généraux qui influent chez eux sur l’esprit public et y amènent les grands événements, mais nous sommes descendus jusqu’aux détails des faits secondaires.

Nous avons donné et reconnu les divers éléments dont la population indigène se compose; l’histoire des différentes tribus nous est presque aussi bien connue qu’à elles-mêmes; nous possédons la biographie exacte de toutes les familles puissantes; nous savons, enfin, où sont toutes les véritables influences. Pour la première fois, nous pouvons donc rechercher et dire, en parfaite connaissance de cause, quelles sont les limites vraies et naturelles de notre domination en Afrique, quel doit y être pendant longtemps l’état normal de nos forces, à l’aide de quels instruments et de quelle manière il convient d’administrer les peuples qui y vivent, ce qu’il faut espérer d’eux et ce qu’il est sage d’en craindre.

A mesure que nous connaissons mieux le pays et les indigènes, 1’utilité et même la nécessité d’établir une population européenne sur le sol de l’Afrique, nous apparaissent plus évidentes.

Déjà, d’ailleurs, nous n’avons plus, en cette nature, de choix à faire ni de résolution à prendre. La population européenne est venue. La société civilisée et chrétienne est fondée. Il ne s’agit plus que de savoir sous quelles lois elle doit vivre, et ce qu’il faut faire pour hâter son développement.

Le moment est également venu d’étudier de plus près, et plus en détail qu’on n’a pu le faire jusqu’à présent, ce grand côté de la question d’Afrique. Tout nous y convie l’expérience déjà acquise des vices de l’état de choses actuel, la connaissance plus grande que nous avons du pays et de ses besoins, la paix qui permet de se livrer, sans préoccupation, à une telle étude, et qui la rend facile et fructueuse.

Notre domination sur les indigènes, ses limites, ses moyens, ses principes

L’administration des Européens, ses formes, ses règles;

La colonisation, son emplacement, ses conditions, ses procédés.

Tels sont donc les trois grands problèmes que soulèvent les deux projets de lois qui vous sont soumis, et dont la Chambre veut qu’on cherche en ce moment la solution devant elle.

Nous allons traiter dans le présent toutes les questions qui se rattachent directement à la domination du pays conquis et à l’administration des Européens qui l’habitent.

Nous examinerons toutes les questions de colonisation dans le sur la loi des camps agricoles.

I : DOMINATION ET GOUVERNEMENT DES INDIGÈNES.

La domination que nous exerçons dans le territoire de l’ancienne régence d’Alger est-elle utile à la France?

Plusieurs membres de votre Commission ont vivement soutenu la négative.

La majorité, messieurs, tout en respectant, comme elles méritent de l’être, les convictions anciennes et très-sincères qui faisaient parler les honorables membres, et en constatant leur opinion, n’a pas cru qu’il fût nécessaire d’agiter de nouveau devant vous des questions si souvent débattues et depuis longtemps tranchées.

Nous admettrons donc, comme une vérité démontrée, que notre domination en Afrique doit être fermement maintenue. Nous nous bornerons à rechercher ce qu’est aujourd’hui cette domination, quelles sont ses limites véritables, et ce qu’il s’agit de faire pour l’affermir.

Au point de vue de notre domination, la population indigène de l’Algérie doit être divisée en trois groupes principaux.

-Le premier réside dans la vaste contrée, généralement connue sous le nom de Petit-Désert, et qui s’étend au sud depuis la fin des terres labourables jusqu’au commencement du Sahara.

La Chambre sait que les’ habitants de ce pays sont tout à la fois plus errants et plus sédentaires que la plupart des autres indigènes de l’Algérie. Le plus grand nombre parcourt chaque année des espaces immenses sans reconnaître, pour ainsi dire, de territoire. Les autres, au contraire, vivent dans des oasis où la propriété est individuelle, délimitée, cultivée et bâtie. Nos troupes n’ont point visité tout le Petit-Désert. Elles n’en occupent aucun point. Nous gouvernons la population qui l’habite par l’entremise de chefs indigènes, que nous ne surveillons que de très-loin. Elle nous obéit sans nous connaître. A vrai dire, elle est notre tributaire et non notre sujette.

-A l’opposé du Petit-Désert, dans les montagnes qui bordent la mer, habitent les Kabyles indépendants. Jusqu’à présent nous n’avions jamais parcouru leur territoire. Mais, entourés aujourd’hui de toutes parts par nos établissements, gênés dans leurs industries, bloqués dans d’étroites vallées, ces peuplades commencent à subir notre influence et offrent, dit-on, de reconnaître notre pouvoir.

-Le reste des habitants de l’Algérie, Arabes et Berbers, répandus dans les plaines ou sur les montagnes du Tell, depuis les frontières de Maroc jusqu’à celles de Tunis, forment le troisième groupe de population dont il reste à parler. C’est dans cette partie du pays que se trouvent les villes, qu’habitent les plus grandes tribus, que se voient les plus grandes existences individuelles, que se rencontrent les terres les plus fertiles, les mieux arrosées, les plus habitables. Là ont eu lieu les principales expéditions militaires, et se sont livrés les grands combats. C’est là, enfin, que nous avons nos grands établissements, et que notre domination n’est pas seulement reconnue, mais assise. La paix la plus profonde règne aujourd’hui sur ce vaste territoire; nos troupes le parcourent en tous sens sans trouver la moindre résistance. L’Européen isolé peut même en traverser la plus grande partie sans redouter de péril.

La soumission y existe partout; mais elle n’y a pas partout le même caractère.

A l’est, notre domination est moins complète peut-être qu’à l’ouest, mais infiniment plus tranquille et plus sûre. En général, nous y administrons les indigènes de moins près et d’une manière moins impérative; mais notre suprématie y est moins contestée. Beaucoup de chefs indigènes y sont plutôt nos feudataires que nos agents. Notre pouvoir y est tout à la fois moins absolu et moins en péril. Une armée de 20 à 22 mille hommes suffit à la garde de cette partie du pays, qui forme cependant la moitié de toute l’ancienne régence, et qui compte plus de la moitié de ses habitants. La guerre y a été depuis quelques années presque inconnue.

Les populations de l’ouest celles qui occupent les provinces d’Alger et d’Oran, sont plus dominées, plus gouvernées, plus soumises, et en même temps plus frémissantes. Notre pouvoir sur elles est plus grand et moins stable. Là, la guerre a renversé toutes les individualités qui pouvaient nous faire ombrage, brisé violemment toutes les résistances que nous avions rencontrées, épuisé le pays, diminué ses habitants, détruit ou chassé en partie sa noblesse militaire ou religieuse, et réduit pour un temps les indigènes à l’impuissance. Là, la soumission est tout à la fois complète et précaire ; c’est là que sont accumulés les trois quarts de notre armée.

A l’est aussi bien qu’à l’ouest, notre domination n’est acceptée que comme l’œuvre de la victoire et le produit journalier de la force. Mais à l’est on la tolère, tandis qu’à l’ouest l’on ne fait encore que la subir. Ici on comprend que notre pouvoir peut avoir certains résultats utiles qui le rendent moins pesant; là, on semble n’apercevoir qu’une raison d’y rester soumis, c’est la profonde terreur qu’il inspire.

Tel est l’aspect général que présente l’Algérie au point de vue de notre domination.

En présence de ce tableau, messieurs, à la vue de cet état de choses satisfaisant dans son ensemble, mais.précaire dans quelques-unes de ses parties, doit-on maintenir l’effectif actuel de notre armée?

Deux membres ont demandé que l’effectif fût diminué, parce que, à leur avis, notre occupation devait être restreinte; d’autres ont pensé que, sans exposer notre domination et sans restreindre notre occupation, il était possible de diminuer de quelques milliers d’hommes le chiffre actuel de notre armée.

La Commission, tout en exprimant le vœu de voir diminuer l’effectif, n’a pas cru cependant qu’il fût sage de refuser au gouvernement, qui seul connaît parfaitement les faits et porte la responsabilité de leurs conséquences, les 94,000 hommes qu’il réclame.

En conséquence, elle vous propose d’accorder le crédit porté au projet de loi.

Votre Commission, messieurs, ne s’est pas déterminée à vous proposer le maintien de l’effectif, sans avoir examiné avec un très grand soin les conséquences et la portée de cette résolution elle s’est demandé si le chiffre de 94,000 qu’on pose devant vous était encore un chiffre provisoire, qui, comme tant d’autres, dût bientôt s’accroître.

Elle n’oublie pas plus que vous quelles augmentations graduelles et incessantes ont été données à l’armée d’Afrique depuis 17 ans. En 1831, l’effectif des troupes françaises ne s’élevait qu’à 18,000 hommes de toutes armes; en 1834, à 50,000; en 1838, à 48,000; en 1841, à 70,000; en 1845, à 76,000; en 1845, à 85,000, et à 101,000 en 1846.

Cette progression doit-elle continuer à se suivre? Le chiffre qu’on nous demande représente-t-il, comme par le passé, une évaluation provisoire, doit-il indiquer un état final ? Cela importe à savoir, non-seulement dans l’intérêt de la France, mais dans celui de l’Algérie. Ce qui fatigue le pays, ce qui pourrait, à la longue, finir par le dégoûter de sa conquête, c’est moins la pesanteur même des charges qu’elle lui impose, que l’incertitude où on le tient sur leur étendue probable ou possible.

Nous croyons que le temps est venu d’éclaircir ces doutes, et nous allons essayer de le faire.

Pour que le chiffre de l’armée d’Afrique dût croître, il faudrait nécessairement admettre une de ces deux choses

Ou que notre occupation dût encore s’étendre, ou que, dans les limites qu’elle a aujourd’hui, nos forces fussent insuffisantes pour assurer le maintien de notre domination.

Examinons ces deux hypothèses

Il est très-difficile, sans doute, on doit le reconnaître, de savoir où l’on doit s’arrêter dans l’occupation d’un pays barbare. Comme on n’y rencontre d’ordinaire devant soi, ni gouvernement constitué, ni population stable, on ne parvient presque jamais à y obtenir une frontière respectée. La guerre qui recule les limites de votre territoire ne termine rien; elle ne fait que préparer un théâtre plus lointain et plus difficile à une nouvelle guerre. C’est ainsi que

les choses ont paru se passer longtemps dans l’Algérie elle-même. Une conquête ne manquait jamais de manifester la nécessité d’une nouvelle conquête; chaque occupation amenait une occupation nouvelle, et l’on conçoit très-bien que la nation, voyant cette extension graduelle et continue de notre domination et de nos sacrifices, se soit quelquefois alarmée, et que les amis mêmes de notre conquête se soient demandé avec inquiétude quand seraient enfin posées ses extrêmes limites, et où s’arrêterait le chiffre de l’armée.

Ces sentiments et ces idées naissaient au sein de l’ignorance profonde dans laquelle nous avons vécu longtemps sur la nature du pays que nous avions entrepris de dominer. Nous ne savions ni jusqu’où il était convenable d’aller, ni où il était non-seulement utile, mais nécessaire de s’arrêter.

Aujourd’hui on peut dire que, sur ces deux points, la lumière est faite.

Nous ne ferons que rappeler à la Chambre que l’Algérie présente ce bizarre phénomène d’un pays divisé en deux contrées entièrement différentes l’une de l’autre, et cependant absolument

unies entre elles par un lien indissoluble et étroit. L’une, le Petit Désert, qui renferme les pasteurs nomades; l’autre, le Tell, où habitent les cultivateurs relativement sédentaires. Tout le monde sait maintenant que le Petit-Désert, ne peut vivre, si on lui ferme le Tell. Le maître du Tell a donc été depuis le commencement du monde le maître du Petit-Désert; il y a toujours commandé sans l’occuper, il l’a gouverné sans l’administrer. Or, nous occupons aujourd’hui, sauf la Kabylie, la totalité du Tell pourquoi occuperions-nous le Petit-Désert? Pourquoi ferions-nous plus ou autrement que les Turcs, qui, pendant trois cents ans, y ont régné de cette manière? L’intérêt de la colonisation ne nous force point à nous y établir, car nous ne pouvons songer à fixer des populations européennes dans ces contrées.

On peut donc dire sans tromper personne que la limite naturelle de notre occupation au sud est désormais certaine. Elle est posée à la limite même du Tell.

Il est vrai que dans l’enceinte du Tell existe une contrée que nous n’avons pas encore occupée, et dont l’occupation ne manquerait pas d’augmenter,’ d’une manière très-considérable, l’effectif

de notre armée et le chiffre de notre budget. Nous voulons parler de la Kabylie indépendante.

La Chambre nous permettra de ne point nous étendre en ce moment sur la question de la Kabylie nous aurons plus loin l’occasion d’en parler, en rendant compte d’un incident qui a eu lieu dans le sein de la Commission. Nous nous bornerons à établir ici, comme un fait certain, qu’il y a des raisons particulières et péremptoires pour ne pas occuper la Kabylie.

Ainsi, nous sommes fondés à dire qu’aujourd’hui les limites vraies et naturelles de notre occupation sont posées.

Voyons si l’on peut également dire que dans ces limites les orces que nous possédons aujourd’hui seront désormais suffisantes.

L’expérience ne nous a pas seulement montré où était le théâtre naturel de la guerre. Elle nous a appris à la faire. Elle nous a découvert le fort et le faible de nos adversaires. Elle nous a fait connaître les moyens de les vaincre, et, après les avoir vaincus, d’en rester les maîtres. Aujourd’hui, on peut dire que la guerre d’Afrique est une science dont tout le monde connaît les lois, et dontchacun peut faire l’application presque à coup sûr. Un des plusgrands services que M. le maréchal Bugeaud ait rendus à son pays, c’est d’avoir étendu, perfectionné et rendu sensible à tous cette science nouvelle.

Nous avons d’abord reconnu que nous n’avions pas en face de nous une véritable armée, mais la population elle-même. La vue de cette première vérité nous a bientôt conduit à la connaissance de cette autre, à savoir, que tant que cette population nous serait aussi hostile qu’aujourd’hui, il faudrait, pour se maintenir dans un pareil pays, que nos troupes y restassent presque aussi nombreuses en temps de paix qu’en temps de guerre, car il s’agissait moins de vaincre un gouvernement que de comprimer un peuple.

L’expérience a aussi fini par nous apprendre de quels moyens il fallait se servir pour comprimer le peuple arabe. Ainsi, nous n’avons pas tardé à découvrir que les populations qui repoussaient notre empire n’étaient point nomades, comme on l’avait cru longtemps, mais seulement beaucoup plus mobiles que celles d’Europe. Chacune avait son territoire bien délimité dont elle ne s’éloignait pas sans peine, et où elle était toujours obligée de revenir. Si on ne pouvait occuper les maisons des habitants, on pouvait donc s’emparer des récoltes, prendre les troupeaux et arrêter les personnes.

Dès lors, les véritables conditions de la guerre d’Afrique sont apparues.

Il ne s’agissait plus, comme en Europe, de rassembler de grandes armées destinées à opérer en masses contre des armées semblables, mais de couvrir le pays de petits corps légers qui pussent atteindre les populations à la course, ou qui, placés près de leur territoire, les forçassent d’y rester et d’y vivre en paix.

Rendre les troupes aussi mobiles que possible et les tenir toujours à portée des populations suspectes, telles furent les deux conditions du problème.

On renonça d’abord à presque tout ce qui encombre la marche des soldats en Europe. On supprima presque entièrement le canon ; à la voiture on substitua le chameau ou le mulet. Des postes-magasins, placés de loin en loin, permirent de n’emporter avec soi que peu ou point de vivres. Nos officiers apprirent l’arabe, étudièrent le pays et y guidèrent les colonnes sans hésitation et sans détour. Comme la rapidité faisait bien plus que le nombre, on ne composa

les colonnes elles-mêmes que de soldats choisis et déjà faits à la fatigue. On obtint ainsi une rapidité de mouvement presque incroyable. Aujourd’hui nos troupes, aussi mobiles que l’Arabe armé, vont plus vite que la tribu en marche.

En même temps qu’on rendait les troupes si mobiles, on recherchait et l’on trouvait les lieux où il était le plus utile de les cantonner. La guerre nous faisait démêler quelles étaient les populations les plus énergiques, les mieux organisées, les plus ennemies. C’est à côté ou au milieu de celles-là, que nous nous établissions pour empêcher ou pour comprimer leurs révoltes.

Le Tell tout entier est maintenant couvert par nos postes, comme par un immense réseau dont les mailles, très-serrées à l’ouest, vont s’élargissant à mesure qu’on remonte vers l’est. Dans le Tell de la province d’Oran, la distance moyenne entre tous les postes est de vingt lieues. Par conséquent, il n’y a presque pas de tribu qui ne puisse y être saisie le même jour, de quatre côtés à la fois, au premier mouvement qu’elle voudrait faire.

On peut encore discuter pour savoir si les postes sont tous placés où ils doivent l’être pour rendre le plus de services (nous parlerons de cette question à propos d’un crédit spécial), il est permis de rechercher s’il ne serait pas convenable d’accroître la force de quelques-uns, en diminuant celle de quelques autres. Mais on est d’accord que l’effectif de l’armée d’Afrique suffit très-largement à l’organisation de tous les postes nécessaires, et qu’à l’aide de ces postes,

on est sûr de rester toujours maîtres du pays aujourd’hui conquis.

Cette vérité, messieurs, est importante, et elle valait la peine d’être constatée.

Nous ne voulons point exagérer notre pensée. Nous ne prétendons pas dire qu’à l’aide de l’effectif actuel l’Algérie puisse lutter contre tous les périls qui pourraient naître d’une guerre étrangère, ni même qu’elle soit à l’abri des funestes effets que pourraient produire les passions ou les fautes de ceux qui la gouverneront désormais. Si l’on faisait dans le Petit-Désert des expéditions et des établissements inutiles, il est probable que l’effectif, quelque considérable qu’il soit, aurait de la peine à suffire. Si, contrairement au niveau exprimé à plusieurs reprises par les Chambres, et, nous pouvons le dire, aux lumières de l’expérience et de la raison, on

entreprenait d’occuper militairement la Kabylie indépendante, au lieu de se borner à en tenir les issues, il est incontestable qu’il faudrait accroître bientôt le chiffre de notre armée; enfin, si, par un mauvais gouvernement, par des procédés violents et tyranniques, on poussait au désespoir et à la révolte les populations qui vivent paisiblement sous notre empire, il nous faudrait assurément de nouveaux soldats. Nous n’avons pas voulu prouver le contraire. Il n’y a pas de force matérielle, quelque grande qu’elle soit, qui puisse dispenser les hommes de la modération et du bon sens. La tâche du gouvernement est d’empêcher de tels écarts; ce n’est pas la nôtre. Tout ce que nous voulons dire est ceci longtemps on a ignoré quelles étaient les vraies limites de notre domination et de notre occupation en Afrique. Aujourd’hui elles sont connues. Longtemps on n’avait pas acquis les notions exactes de l’espèce et du nombre des obstacles qui pouvaient se rencontrer dans ces limites ; aujourd’hui on les possède. On a pu se demander longtemps à l’aide de quelles forces, par quels moyens, suivant quelle méthode

on pouvait être sûr de vaincre les difficultés naturelles et permanentes de notre entreprise; on le voit nettement aujourd’hui.

L’effectif actuel, bien qu’il ne pût peut-être pas suffire aux besoins factices et passagers que feraient naître l’ambition et la violence, doit répondre largement à tous les besoins naturels et habituels de notre domination en Afrique. Une étude très-attentive et très-détaillée de la question en a donné, à la majorité de la Commission, la conviction profonde.

Mais elle n’a pas voulu s’arrêter là, elle a désiré rechercher quels moyens on pourrait prendre pour diminuer graduellement cet effectif, et le réduire enfin à des proportions beaucoup moindres, sans mettre notre établissement en péril.

Plusieurs membres ont pensé qu’il était peut-être possible de distribuer les troupes de manière à leur faire produire les mêmes effets, en restant moins nombreuses. D’autres ont dit que l’établissement et le perfectionnement des routes faciliteraient puissamment notre domination, et pourraient permettre de diminuer l’armée.

Nous reviendrons, dans une autre partie du, sur cette question capitale des routes. Nous ne nions pas, messieurs, que ces moyens ne soient très-efficaces. Nous pensons que leur judicieux emploi nous permettrait de diminuer d’une manière assez notable notre armée; mais nous ne croyons pas qu’ils puissent suffire.

Ce serait, à notre sens, une illusion de croire que, par une organisation nouvelle de la force matérielle, ou en mettant cette force matérielle dans des conditions meilleures de locomotion, on pût amener une diminution très-grande dans l’effectif de notre armée. L’art des conquérants serait trop simple et trop facile, s’il ne consistait qu’à découvrir des secrets semblables et à surmonter des difficultés de cette espèce. L’obstacle réel et permanent qui s’oppose à la diminution de l’effectif, sachons le reconnaître, c’est la disposition des indigènes à notre égard.

Quels sont les moyens de modifier ces dispositions; par quelle forme de gouvernement, à l’aide de quels agents, par quels principes, par quelle conduite doit-on espérer y parvenir? Ce sont là, messieurs, les vraies et sérieuses questions que le sujet de la réduction de l’effectif soulève.

En fait, le système que nous suivons pour gouverner le pays qui nous est soumis, quoique varié dans ses détails, est partout le même.

Différents fonctionnaires indigènes, établis ou reconnus par nous, administrent, sous des noms divers, les populations musulmanes; ce sont nos intermédiaires entre elles et nous. Suivant que ces chefs indigènes sont près ou loin du centre de notre puissance, nous les soumettons à une surveillance plus on moins détaillée, et nous pénétrons plus ou moins avant dans le contrôle de leurs actes, mais presque nulle part les tribus ne sont administrées par nous directement.

Ce sont nos généraux qui gouvernent; ils ont pour principaux agents les officiers des bureaux arabes. Aucune institution n’a été, et n’est encore plus utile à notre domination en Afrique, que celle des bureaux arabes. Plusieurs Commissions de la Chambre l’ont déjà dit, nous nous plaisons à le répéter. Ce système, qui a été fondé en partie, organisé et généralisé par M. le maréchal Bugeaud, repose tout entier sur un petit nombre de principes que nous croyons sages.

Partout le pouvoir politique, celui qui donne la première impulsion aux affaires, doit être dans les mains des Français. Une pareille initiative ne peut nulle part être remise avec sécurité aux chefs indigènes. Voilà le premier principe.

Voici le second La plupart des pouvoirs secondaires du gouvernement doivent, au contraire, être exercés par les habitants du pays.

La troisième maxime du gouvernement est celle-ci C’est sur les influences déjà existantes que notre pouvoir doit chercher à s’appuyer. Nous avons souvent essayé, et nous essayons encore quelquefois, d’écarter des affaires l’aristocratie religieuse ou militaire du pays, pour lui substituer des familles nouvelles et créer des influences qui soient notre ouvrage. Nous avons presque toujours échoué dans de pareils efforts, et il est aisé de voir, en effet, que de tels efforts sont prématurés. Un gouvernement nouveau, et surtout un gouvernement conquérant, peut bien donner le pouvoir matériel à ses amis, mais il ne saurait leur communiquer la puissance morale et la force d’opinion qu’il n’a pas lui-même. Tout ce qu’il peut faire, c’est d’intéresser ceux qui ont cette force et cette puissance à le servir.

Nous croyons ces trois maximes de gouvernement justes dans leur généralité; mais nous pensons qu’elles n’ont de véritable valeur que par la sage et habile application qu’on en fait. Nous comprenons que, suivant les lieux, les circonstances, les hommes, il faut s’en écarter ou s’y renfermer c’est là le champ naturel du pouvoir exécutif; il n’y aurait pour la Chambre ni dignité; ni utilité, à vouloir y entrer plus avant que nous ne venons de le faire.

Mais si la Chambre ne peut entreprendre d’indiquer à l’avance, et d’une manière permanente et détaillée, quelle doit être l’organisation de notre gouvernement dans les affaires indigènes, et de quels agents il convient de se servir, elle a non-seulement le droit, mais le devoir de rechercher et de dire quel doit en être l’esprit, et quel but permanent il doit se proposer.

Si nous envisageons d’un seul coup d’œil la conduite que nous avons tenue jusqu’ici vis-à-vis des indigènes, nous ne pourrons manquer de remarquer qu’il s’y rencontre de grandes incohérences. On y voit, suivant les temps et les lieux, des aspects fort divers; on y passe de l’extrémité de la bienveillance à celle de la rigueur.

Dans certains endroits, au lieu de réserver aux Européens les terres les plus fertiles, les mieux arrosées, les mieux préparées que possède le domaine, nous les avons données aux indigènes. Notre respect pour leurs croyances a été poussé si loin, que, dans certains lieux, nous leur avons bâti des mosquées avant d’avoir pour nous-mêmes une église; chaque année, le gouvernement français (faisant ce que le prince musulman qui nous a précédés à Alger ne faisait pas lui-même) transporte sans frais, jusqu’en Égypte, les pèlerins qui veulent aller honorer le tombeau du Prophète. Nous avons prodigué aux Arabes les distinctions honorifiques qui sont destinées à signaler le mérite de nos citoyens. Souvent les indigènes, après des trahisons’ et des révoltes, ont été reçus par nous avec une longanimité singulière; on en a vu qui, le lendemain du jour où ils nous avaient abandonnés pour aller tremper leurs mains dans notre sang, ont reçu de nouveau de notre générosité leurs biens, leurs honneurs et leur pouvoir. Il y a plus; dans plusieurs des lieux où la population civile européenne est mêlée à la population indigène, on se plaint, non sans quelque raison, que c’est en général l’indigène qui est le mieux protégé et l’Européen qui obtient le plus difficilement justice.

Si l’on rassemble ces traits épars, on sera porté à en conclure que notre gouvernement en Afrique pousse la douceur vis-à-vis des vaincus jusqu’à oublier sa position conquérante, et qu’il fait, dans l’intérêt de ses sujets étrangers, plus qu’il ne ferait en France pour le bien-être des citoyens.

Retournons maintenant le tableau, et voyons le revers. Les villes indigènes ont été envahies, bouleversées, saccagées par notre administration plus encore que par nos armes. Un grand nombre de propriétés individuelles ont été, en pleine paix, ravagées, dénaturées, détruites. Une multitude de titres que nous nous étions fait livrer pour les vérifier n’ont jamais été rendus. Dans les environs mêmes d’Alger, des terres très-fertiles ont été arrachées des mains des Arabes et données à des Européens qui, ne pouvant ou ne voulant pas les cultiver eux-mêmes, les ont louées à ces mêmes indigènes, qui sont ainsi devenus les simples fermiers du domaine qui appartenait à leurs pères. Ailleurs, des tribus, ou des fractions de tribus qui ne nous avaient pas été hostiles, bien plus, qui avaient combattu avec nous et quelquefois sans nous, ont été poussées hors de leur territoire. On a accepté d’elles des conditions qu’on n’a pas tenues, on a promis des indemnités qu’on n’a pas payées, laissant ainsi en souffrance notre honneur plus encore que les intérêts de ces indigènes. Non-seulement on a déjà enlevé beaucoup de terres aux anciens propriétaires; mais, ce qui est pire, on laisse planer sur l’esprit de toute la population musulmane cette idée, qu’à nos yeux la possession du sol et la situation de ceux qui (habitent, sont des questions pendantes qui seront tranchées suivant des besoins et d’après une règle qu’on ignore encore.

La société musulmane, en Afrique, n’était pas incivilisée; elle avait seulement une civilisation arriérée et imparfaite. Il existait dans son sein un grand nombre de fondations pieuses, ayant pour objet de pourvoir aux besoins de la charité ou de l’instruction puhlique. Partout nous avons mis la main sur ces revenus en les détournant en partie de leurs anciens usages; nous avons réduit les établissements charitables, laissé tomber les écoles, dispersé les séminaires. Autour de nous les lumières se sont éteintes, le recrutement des hommes de religion et des hommes de loi a cessé; c’est-à-dire que nous avons rendu la société musulmane beaucoup plus misérable, plus désordonnée, plus ignorante et plus barbare qu’elle n’était avant de nous connaître.

Il est bon sans doute d’employer comme agents de gouvernement des indigènes, mais à la condition de les conduire suivant le sentiment des hommes civilisés et avec des maximes françaises. C’est ce qui n’a pas eu lieu toujours ni partout, et l’on a pu nous accuser quelquefois d’avoir bien moins civilisé l’administration indigène, que d’avoir prêté à sa barbarie les formes et l’intelligence de l’Europe.

Aux actes sont quelquefois venues se joindre les théories. Dans des écrits divers, on a professé cette doctrine, que la population indigène, parvenue au dernier degré de la dépravation et du vice, est à jamais incapable de tout amendement et de tout progrès; que, loin de l’éclairer, il faut plutôt achever de la priver des lumières qu’elle possède que, loin de l’asseoir sur le sol, il faut la repousser peu à peu de son territoire pour nous y établir à sa place; qu’en attendant, on n’a rien à lui demander que de rester soumise, et qu’il n’y a qu’un moyen d’obtenir sa soumission c’est de la comprimer par la force.

Nous pensons, messieurs, que de telles doctrines méritent au plus haut point non-seulement la réprobation publique, mais la censure officielle du gouvernement et des Chambres; car ce sont,

en définitive, des idées que les faits engendrent à la longue.

Nous venons de peindre deux excès la majorité de votre Commission pense que notre gouvernement doit soigneusement éviter de tomber dans l’un comme dans l’autre.

qu’à l’époque de la conquête, en 1837, il existait, dans la ville de Constantine, des écoles d’instruction secondaire et supérieure, où 600 à 700 élèves étudiaient les différents commentaires du Coran, apprenaient toutes les traditions relatives au Prophète, et, de plus, suivaient des cours dans lesquels on enseignait ou l’on avait pour but d’enseigner l’arithmétique, l’astronomie, la rhétorique et la philosophie. Il existait, en outre, à Constantine, vers la même époque, 90 écoles primaires, fréquentées par 1,500 ou 1,400 enfants. Aujourd’hui, le nombre des jeunes gens qui suivent les hautes études est réduit à 60, le nombre des écoles primairesà 50, et les enfants qui les fréquentent à 550.

Il n’y a ni utilité ni devoir à laisser à nos sujets musulmans des idées exagérées de leur propre importance, ni de leur persuader que nous sommes obligés de les traiter en toutes circonstances précisément comme s’ils étaient nos concitoyens et nos égaux. Ils savent que nous avons, en Afrique, une position dominatrice; ils s’attendent à nous la voir garder. La quitter aujourd’hui, ce serait jeter l’étonnement et la confusion dans leur esprit, et le remplir de notions erronées on dangereuses.

Les peuples à demi civilisés comprennent malaisément la longanimité et l’indulgence; ils n’entendent bien que la justice. La justice exacte, mais rigoureuse, doit être notre seule règle de conduite vis-à-vis des indigènes quand ils se rendent coupables envers nous.

Ce que nous leur devons en tout temps, c’est un bon gouvernement. Nous entendons, par ces mots, un pouvoir qui les dirige, non-seulement dans le sens de notre intérêt, mais dans le sens du leur qui se montre réellement attentif à leurs besoins qui cherche avec sincérité les moyens d’y pourvoir qui se préoccupe de leur bien-être qui songe à leurs droits; qui travaille avec ardeur au développement continu de leurs sociétés imparfaites qui ne croie pas avoir rempli sa tâche quand il en a obtenu la soumission et l’impôt qui les gouverne, enfin, et ne se borne pas à les exploiter.

Sans doute, il serait aussi dangereux qu’inutile de vouloir leur suggérer nos mœurs, nos idées, nos usages. Ce n’est pas dans la voie de notre civilisation européenne qu’il faut, quant à présent, les pousser, mais dans le sens de celle qui leur est propre; il faut leur demander ce qui lui agrée et non ce qui lui répugne. La propriété individuelle, l’industrie, l’habitation sédentaire n’ont rien de contraire à la religion de Mahomet. Les Arabes ont connu ou connaissent ces choses ailleurs elles sont appréciées et goûtées par

quelques-uns d’entre eux en Algérie même. Pourquoi désespérerions-nous de les rendre familières an plus grand nombre? On l’a déjà tenté sur quelques points avec succès.

L’islamisme n’est pas absolument impénétrable à la lumière il a souvent admis dans son sein certaines sciences ou certains arts. Pourquoi ne chercherions-nous pas à faire fleurie ceux-là sous notre empire ? Ne forçons pas les indigènes à venir dans nos écoles, mais aidons-les à relever les leurs, à multiplier ceux qui y enseignent à former les hommes de loi et les hommes de religion, dont la civilisation musulmane ne peut pas plus se passer que la nôtre. Les passions religieuses que le Coran inspire nous sont, dit-on, hostiles, et il est bon de les laisser s’éteindre dans la superstition et dans l’ignorance, faute de légistes et de prêtres. Ce serait commettre une grande imprudence que de le tenter. Quand les passions religieuses existent chez un peuple, elles trouvent toujours des hommes qui se chargent d’en tirer parti et de les conduire. Laissez disparaître les interprètes naturels et réguliers de la religion, vous ne supprimerez pas les passions religieuses, vous en livrerez seulement la discipline à des furieux ou à des imposteurs. On sait aujourd’hui que ce sont des mendiants fanatiques, appartenant aux associations secrètes, espèce de clergé irrégulier et ignorant, qui ont enflammé l’esprit des populations dans l’insurrection dernière, et ont amené la guerre.

Mais la question vitale pour notre gouvernement, c’est celle des terres. Quel est en cette matière notre droit, notre intérêt et notre devoir ?

En conquérant l’Algérie, nous n’avons pas prétendu, comme les Barbares qui ont envahi l’Empire romain, nous mettre en possession de la terre des vaincus. Nous n’avons eu pour but que de nous emparer du gouvernement. La capitulation d’Alger, en 1830, a été rédigée d’après ce principe. On nous livrait la ville, et, en retour, nous assurions à tous ses habitants le maintien de la religion et de la propriété. C’est sur le même pied que nous avons traité depuis

avec toutes les tribus qui se sont soumises. S’ensuit-il que nous ne puissions pas nous emparer des terres qui sont nécessaires à la colonisation européenne? Non, sans doute; mais cela nous oblige étroitement, en justice et en bonne politique, à indemniser ceux qui les possèdent ou qui en jouissent.

1 Déjà un grand nombre d’hommes importants, désirant nous complaire ou profitant de la sécurité que nous avons donnée au pays, ont bâti des maisons et les habitent. C’est ainsi que le plus grand chef indigène de la province d’Oran, Sidi-el-Aribi, s’est déjà élevé une demeure. Ses coreligionnaires l’ont brûlée dans la dernière insurrection. Il l’a rebâtie de nouveau. Plusieurs autres ont suivi cet exemple, entre autres le Bach-Aga du Djendel Bou-Allem, dans la province d’Alger. Dans celle de Constantine, de grands propriétaires indigènes ont déjà imité en partie nos méthodes d’agriculture et adopté quelques-uns de nos instruments de travail. Le caïd de la plaine de Bone, Carési, cultive ses terres à l’aide des bras et de l’intelligence des Européens. Nous ne citons pas ces.faits comme la preuve de grands résultats déjà obtenus, mais comme d’heureux indices de ce qu’on pourrait obtenir avec le temps

L’expérience a déjà montré qu’on pouvait aisément le faire, soit en concession de droits, soit en échange de terres sans qu’il en coûte rien, soit en argent à bas prix. Nous l’expliquerons beaucoup plus au long ailleurs; tout ce que nous voulons dire ici, c’est qu’il importe à notre propre sécurité autant qu’à notre honneur de montrer un respect véritable pour la propriété indigène, et de bien persuader à nos sujets musulmans que nous n’entendons leur enlever sans indemnité aucune partie de leur patrimoine, ou, ce qui serait pis encore, l’obtenir à l’aide de transactions menteuses et dérisoires dans lesquelles la violence se cacherait sous la forme de l’achat, et la peur sous l’apparence de la vente.

On doit plutôt resserrer les tribus dans leur territoire que les transporter ailleurs. En général une pareille mesure est impolitique, car elle a pour effet d’isoler les deux races l’une de l’autre,

et, en les tenant séparées, de les conserver ennemies. Elle est, de plus, très-dure, de quelque manière qu’on l’exécute. Partant de ce point que les populations arabes sont, sinon entièrement nomades, au moins mobiles, on en a conclu trop aisément qu’on pouvait à son gré, et sans trop de violence, les changer de place ; c’est une grande erreur.La transplantation d’une tribu d’une contrée dans une autre, quand elle ne s’opérait pas volontairement, en vue de très grands priviléges politiques (comme quand il s’agissait, par exemple, de fixer sur un point des populations Makhzen); une pareille mesure a toujours paru, même du temps des Turcs, d’une dureté extrême, et elle a été prise très-rarement. On n’en pourrait citer que très-peu d’exemples durant le dernier siècle de la domination ottomane, et ces exemples n’ont été donnés qu’à la suite de longues guerres et d’insurrections répétées; comme cela a eu lieu pour la grande tribu des Righas, qu’on a transportée des environs de Miliana dans ceux d’Oran.

L’histoire de cette tribu des Righas mérite, sous plusieurs l’attention de la Chambre. Elle montre tout à la fois combien il est difficile de déplacer des tribus, et à quel point le sentiment de la propriété individuelle est puissant et la propriété individuelle sacrée. Les Turcs, fatigués des révoltes incessantes qu’ils avaient à réprimer chez les Righas, enveloppèrent un jour toute la tribu, la transportèrent sur des terres que possédait le Beylick dans la province d’Oran, et permi rent aux tribus voisines d’occuper leur territoire. La tribu des Righas, ainsi dépossédée, resta cinquante ans en instance auprès du gouvernement turc, pour obtenir la permission de revenir dans son pays. On la lui accorda enfin. Les Righas revinrent au bout de ce demi-siècle, et reprirent possession de leur territoire; bien plus, les familles qui avaient eu jadis la propriété de quelques parties du sol èrent avec elles leurs titres, et se rétablirent exactement dans les biens qu’avaient cultivés leurs pères.

Le moment où la population indigène a surtout besoin de tutelle est celui où elle arrive à se mêler à notre population civile, et se trouve, en tout ou en partie, soumise à nos fonctionnaires et à nos lois. Ce ne sont pas seulement les procédés violents qu’elle a alors à craindre. Les peuples civilisés oppriment et désespèrent souvent les peuples barbares par leur seul contact, sans le vouloir, et pour ainsi dire sans le savoir les mêmes règles d’administration et de justice qui paraissent à l’Européen des garanties de liberté et de

propriété apparaissent au barbare comme une oppression intolérable les lenteurs qui nous gênent l’exaspèrent, les formes que nous appelons tutélaires, il les nomme tyranniques, et il se retire plutôt que de s’y soumettre. C’est ainsi que, sans recourir à l’épée, les Européens de l’Amérique du Nord ont fini par pousser les indiens hors de leur territoire. Il faut veiller à ce qu’il n’en soit pas ainsi pour nous.

On a également remarqué que partout où les transactions immobilières entre le propriétaire barbare, et l’Européen civilisé pouvaient se faire sans contrôle, les terres passaient rapidement et à vils prix des mains de l’un dans celles de l’autre, et que la population indigène cessait d’avoir ses racines dans le sol. Si nous ne voulons pas qu’un pareil effet se produise, il faut que nulle part les transactions de cette espèce ne soient entièrement libres. Nous verrons ailleurs que cela n’est pas moins nécessaire à l’Européen qu’à l’Arabe. Nous venons de citer des faits, de faire allusion à des circonstances que la Chambre ne se méprenne pas sur notre pensée en agissant ainsi, nous n’avons pas prétendu entrer dans l’examen spécial d’aucune mesure, ni en juger particulièrement aucune. La nature sommaire de ce ne le permettrait pas. Nous n’avons voulu que lui faire bien comprendre quels devaient être, suivant nous, la tendance permanente et l’esprit général de notre gouvernement.

Quel sera l’effet probable de la conduite que nous conseillons de tenir à l’égard des indigènes? Où doit s’arrêter, en cette matière, l’espérance permise? Où commence la chimère?

-Il n’y a pas de gouvernement si sage, si bienveillant et si juste, qui puisse rapprocher tout à coup et unir intimement ensemble des populations que leur histoire, leur religion, leurs lois et leurs usages ont si profondément divisées. Il serait dangereux et presque puéril de s’en flatter. Il y aurait même, suivant nous, de l’imprudence à croire que nous pouvons parvenir aisément et en peu de temps à détruire dans le cœur des populations indigènes la sourde haine que fait naître et qu’entretient toujours la domination étrangère. Il faut donc, quelle que soit notre conduite, rester forts. Ce doit toujours être là notre première règle.

Ce qu’on peut espérer, ce n’est pas de supprimer les sentiments hostiles que notre gouvernement inspire, c’est de les amortir; ce n’est pas de faire que notre joug soit aimé, mais qu’il paraisse de plus en plus supportable; ce n’est pas d’anéantir les répugnances qu’ont manifestées de tout temps les musulmans pour un pouvoir étranger et chrétien, c’est de leur faire découvrir que ce pouvoir, malgré son origine réprouvée, peut leur être utile. Il serait peu sage de croire que nous parviendrons à nous lier aux indigènes par la communauté des idées et des usages, mais nous pouvons espérer le faire par la communauté des intérêts.

Déjà nous voyons en plusieurs endroits ce genre de lien qui se forme. Si nos armes ont décimé certaines tribus, il y en a d’autres que notre commerce a singulièrement enrichies et fortifiées, et qui le sentent et le comprennent. Partout le prix que les indigènes peuvent attendre de leurs denrées et de leur travail s’est beaucoup accru par notre voisinage. D’un autre côté, nos cultivateurs se servent volontiers des bras indigènes. L’Européen a besoin de l’Arabe pour faire valoir ses terres l’Arabe a besoin de l’Européen pour obtenir un haut salaire. C’est ainsi que l’intérêt rapproche naturellement dans le même champ, et unit forcément dans la même

pensée, deux hommes que l’éducation et l’origine plaçaient si loin l’un de l’autre.

C’est dans ce sens qu’il faut marcher, messieurs, c’est vers ce but qu’il faut tendre.

La Commission est convaincue que de notre manière de traiter les indigènes dépend surtout l’avenir de notre domination en Afrique, l’effectif de notre armée et le sort de nos finances; car en cette matière les questions d’humanité et de budget se touchent. et se confondent. Elle croit qu’à la longue un bon gouvernement peut amener la pacification réelle du pays et une diminution très-notable dans notre armée.

Que si, au contraire, sans le dire, car ces choses se sont quelquefois faites, mais ne se sont jamais avouées, nous agissions de manière à montrer qu’à nos yeux les anciens habitants de l’Algérie ne sont qu’un obstacle qu’il faut écarter ou fouler aux pieds; si nous enveloppions leurs populations non pour les élever dans nos bras vers le bien-être et la lumière, mais pour les y étreindre et les y étouffer, la question de vie ou de mort se poserait entre les deux races. L’Algérie deviendrait tôt ou tard, croyez-le, un champ clos, nne arène murée, où les deux peuples devraient combattre sans merci, et où l’un des deux devrait mourir. Dieu écarte de nous, messieurs, une telle destinée

Ne recommençons pas, en plein dix-neuvième siècle, l’histoire de la conquête de l’Amérique. N’imitons pas de sanglants exemples que l’opinion du genre humain a flétris. Songeons que nous serions mille fois moins excusables que ceux qui ont eu jadis le malheur de les donner; car nous avons de moins qu’eux le fanatisme, et de plus les principes et les lumières que. la Révolution française a répandus dans le monde.

La France n’a pas seulement parmi ses sujets musulmans des hommes libres, l’Algérie contient de plus en très-petit nombre des nègres esclaves. Devons-nous laisser subsister l’esclavage sur un sol où nous commandons ? L’un des princes musulmans nos voisins, le bey de Tunis, a déclaré que la servitude était abolie dans son empire. Pouvons-nous, en cette matière, faire moins que lui ? Vous n’ignorez pas, messieurs, que l’esclavage n’a pas chez les mahométans le même caractère que dans nos colonies. Dans tout l’Orient cette odieuse institution a perdu une partie de ses rigueurs. Mais, en devenant plus douce, elle n’est pas devenue moins contraire à tous les droits naturels de l’humanité.

Il est donc à désirer qu’on puisse bientôt la faire disparaître, et la Commission en a exprimé le vœu le plus formel. Sans doute il ne faut procéder à l’abolition de l’esclavage qu’avec précaution et mesure. Nous avons lieu de croire qu’opérée de cette manière, elle ne suscitera point de vives résistances et ne fera pas naître de périls. Cette opinion a été exprimée par plusieurs des hommes qui connaissent bien le pays. M. le ministre de la guerre s’y est rangé lui-même,

II : ADMINISTRATION CIVILE.—GOUVERNEMENT DES EUROPÉENS.

L’Algérie est divisée administrativement en trois territoires l’un, peuplé en majeure partie d’Européens, se nomme le territoire civil ; l’autre, peuplé d’Européens et d’Arabes, s’appelle le territoire mixte, et le troisième, que les seuls indigènes habitent ou sont censés habiter, porte le nom de territoire arabe. Les territoires mixtes et arabes sont uniquement ou principalement administrés par des militaires, et suivant des règles militaires. Le territoire civil se rapproche seul du droit commun de France.

Nous nous occuperons surtout de ce dernier, quoiqu’il soit de beaucoup le plus petit des trois. C’est sur le territoire civil que la société européenne est créée et assise; c’est là qu’elle peut être conduite à l’aide de règles permanentes.

Les Européens qui se fixent dans les territoires mixtes y sont, au contraire, dans une position exceptionnelle et passagère. A mesure que leur nombre s’accroît et que leurs intérêts deviennent plus variés et plus respectables, ils réclament et obtiennent les institutions du territoire civil, qui bientôt s’étend jusqu’à eux. Ce qui se passe dans le territoire civil est donc ce qui doit peu à peu se passer partout. Il contient la plus grande partie des Européens qui habitent l’Algérie, et renferme en quelque sorte l’avenir de tous. Son administration mérite donc d’attirer notre attention toute particulière.

Nous demandons à la Chambre la permission de poser, dès à présent, en fait, qu’en Algérie l’administration proprement dite, celle qui a pour principale mission d’établir dans le pays et de diriger la population européenne, ne fonctionne que d’une manière très-imparfaite, qu’elle est singulièrement compliquée dans ses rouages, très-lente dans ses procédés, qu’avec beaucoup d’agents elle produit peu; que souvent, avec beaucoup de travail, d’efforts et d’argent, elle produit mal. Nous aurons l’occasion autre part d’éclairer ces vérités par des exemples. Nous nous bornons en ce moment à les exprimer. Nous considérons que les vices de l’administration en Algérie sont une des causes principales des mécomptes que nous avons éprouvés dans ce pays, et qu’une réforme administrative est le plus pressant de tous les besoins qui se font sentir aujourd’hui.

Ce fait ainsi posé, nous en rechercherons aussitôt les causes. Parmi ces causes, quelle part doit être attribuée au mauvais choix des hommes? La Commission n’avait point à l’examiner. Ceci est une question de personnel dans laquelle la Chambre ne doit pas entrer. Ici tout le pouvoir, mais aussi il faut qu’on le sache et qu’on le sente, toute la responsabilité appartient au gouvernement. Ce que nous pouvons dire sur ce sujet, c’est qu’il serait sage, avant de confier à des fonctionnaires l’administration de l’Algérie, de les préparer à cette tâche ou de s’assurer, du moins, qu’ils s’y sont préparés eux-mêmes. Une école spéciale ou tout au moins des examens spéciaux nous paraîtraient très-nécessaires. C’est ainsi que procèdent les Anglais dans l’Inde. Les fonctionnaires que nous envoyons en Afrique ignorent, au contraire, presque tous la langue, les usages, l’histoire du pays qu’ils vont administrer. Bien plus, ils y agissent au nom d’une Administration dont ils n’ont jamais étudié l’organisation particulière, et ils y appliquent une législation exceptionnelle dont ils ignorent les règles. Comment s’étonner qu’ils soient souvent au-dessous dé leur rôle ?

Nous ne dirons rien de plus sur le personnel. C’est de l’organisation même des services que nous voulons entretenir la Chambre. Il n’y a pas de sociétés qui aient naturellement plus besoin de sûreté, de simplicité et de rapidité dans les procédés administratifs que celles qui se fondent dans un pays nouveau. Ses besoins sont presque toujours mal prévus et pressants, et ils exigent une satisfaction immédiate et facile. Aux prises avec des obstacles de tout genre, l’homme doit y être moins que partout ailleurs gêné par son gouvernement. Ce qu’il en attend surtout, c’est de la sécurité pour les fruits du travail, et de la liberté pour le travail lui-même.

Il eût donc été très-nécessaire de créer pour l’Afrique une machine de gouvernement plus simple dans ses rouages et plus prompte dans ses mouvements que celle qui fonctionne en France. On a

1 Les jeunes gens qui se destinent à occuper des fonctions civiles dans l’Inde sont tenus d’habiter deux ans dans un collége spécial fondé en Angleterre (et qu’on nomme Hailesbury College). Là, ils se livrent à toutes les études particulières qui se ent à leur carrière, et, en même temps, ils acquièrent des notions générales en administration publique et en économie politique. Les hommes les plus célèbres leur sont donnés comme professeurs. Malthus a fait un cours d’économie politique à Hailesbury, et sir James Mackintosh y a professé le droit. Huit langues de l’Asie y sont enseignées. On n’y entre et l’on n’en sort qu’après un examen. Ce n’est pas tout. Arrivés dans l’Inde, ces jeunes gens sont obligés d’apprendre à écrire et à parler couramment dans deux des idiomes du pays. Quinze mois après leur arrivée, un nouvel examen constate qu’ils possèdent ces connaissances, et, s’ils échouent dans cet examen, on les renvoie en Europe. Mais aussi lorsque, après tant d’épreuves, ils ont pris place dans l’administration du pays, leur position y est assurée, leurs droits certains leur avancement n’est pas entièrement arbitraire. Ils s’élèvent de grade en grade, et suivant des règles connues d’avance, jusqu’aux plus hautes dignités.

1 La centralisation des affaires à Paris ne fùt-elle pas plus complète pour l’Afrique que pour nos départements de France, ce serait déjà un grand mal. Tel principe qui, en cette matière, doit être maintenu comme tutélaire sur le territoire du royaume, devient destructeur dans la colonie. On comprendra bien ceci par un seul exemple.

Quoi de plus naturel et de plus nécessaire que les règles posées eu France pour l’aliénation ou le louage du domaine de l’État? Rien, en cette matière, ne peut se faire qu’en vertu soit d’une loi, soit d’une ordonnance, soit d’un acte ministériel, en d’autres termes c’est toujours le pouvoir central qui agit sous une forme ou sous une autre. Appliquez rigoureusement les principes de cette législation à l’Afrique, vous suspendez aussitôt la vie sociale elle-même. La création d’une colonie n’est, à proprement parler, autre chose que l’aliénation incessante du domaine de l’État en faveur de particuliers qui viennent s’établir dans la contrée nouvelle.

Que l’État qui veut coloniser se réserve le droit de fixer à quelles conditions et suivant quelles règles le domaine public doit être concédé ou loué, cela se comprend sans peine en cette matière, c’est la loi elle-même qui devrait poser les règles. Qu’on réserve au pouvoir central seul le droit d’aliéner d’un seul coup une vaste étendue de territoire, rien de mieux encore, mais que, pour chaque parcelle de terrain, quelque minime qu’elle soit, “qu’on veut vendre ou louer dans la colonie, il faille venir s’adresser à une autorité de la métropole, il est permis de dire que cela est peu raisonnable car la disposition du domaine dans une colonie, en faveur des émigrants, nous le répétons, c’est l’opération mère. La fait précisément le contraire. Un rapide examen va le prouver à la Chambre.

Ce qui frappe d’abord dès qu’on étudie les règles suivant lesquelles se meut l’Administration de l’Algérie, c’est l’extrême centralisation de la métropole. Dire que la centralisation des affaires à Paris est aussi grande pour l’Afrique que pour un département de France, c’est rester infiniment au- dessous de la vérité. Il est facile de voir qu’elle s’étend beaucoup plus loin et descend beaucoup plus bas.

En France, il y a un grand nombre de questions administratives qui peuvent être tranchées sur place par des fonctionnaires se rendre lente et difficile, c’est plus que gêner le corps social, c’est l’empêcher de naître.

La commission dont M. Charles Buller a été le leur, et qui fut envoyée, en 1858, au Canada, sous la présidence de lord Durham, pour rechercher quelles étaient les causes qui empêchaient la population de se développer dans cette province aussi rapidement que dans les États-Unis, attribue l’une des ‘principales à la nécessité où sont tous les émigrants qui veulent se fixer dans la colonie de venir chercher leur titre de propriété à Québec, chef-lieu de la province, au lieu de l’obtenir partout sur place, comme aux États-Unis.

En Afrique, on ne saurait acheter ni louer un mètre du sol appartenant à l’État, sans une longue instruction, qui ne se termine qu’après avoir abouti à M. le ministre de la guerre.

Une seule exception a été faite à cette règle, en faveur de la province d’Oran. Là, le gouvernement local a été autorisé à concéder le domaine, sauf ratification de la part du ministre, à certaines conditions, et jusqu’à une certaine limite indiquée à l’avance. Tous ceux qui connaissent la province d’Oran pensent que le grand mouvement d’émigration et de colonisation qui a eu lieu depuis un an dans cette partie de l’Algérie tient principalement à ce que chacun des colons qui se présente est sûr d’être

Nous croyons devoir signaler à l’attention de la Chambre, comme un document utile à consulter, le de la commission du Canada, dont nous parlions tout à l’heure. Ce jette de grandes lumières, non-seulement sur la question du Canada, mais sur celle de l’Algérie. Les causes qui font échouer ou réussir la colonisation dans un pays nouveau sont si analogues, quel que soit ce pays, qu’en lisant ce que M. Buller dit du Canada, on croit souvent entendre parler de l’Afrique. Ce sont les mêmes fautes produisant les mêmes malheurs- On retrouve là, comme en Algérie, les misères des émigrants à leur arrivée, le désordre de la propriété, l’inculture, l’absence de capital, la ruine du pauvre qui veut prématurément devenir propriétaire, l’agiotage stérilisant le sol.

condaires. Les préfets et les maires sont autant de pouvoirs intermédiaires qui arrêtent les affaires au passage, et les décident, sauf recours. En Afrique, la vie municipale et départementale n’existant pas, tout est régi par l’autorité centrale et doit aboutir tôt ou tard au centre. Les budgets de la plupart de nos communes sont définitivement réglés dans le département; mais en Algérie, les moindres dépenses locales ne sauraient être autorisées que par M. le ministre de la guerre. A vrai dire, et sauf quelques exceptions rares, tous les actes quelconques de l’autorité publique en Afrique, quelque minimes qu’on les imagine; tous les détails de l’existence sociale, quelque misérables qu’on les suppose, relèvent des bureaux de Paris. C’est ce qui explique que dans l’année 1846 la seule direction de l’Algérie ait reçu plus de 24,000 dépêches, et en ait expédié plus de 28,000. Quels que soient le zèle et l’activité dont cette direction a fait preuve, et que nous reconnaissons volontiers, une telle concentration des affaires dans le même lieu n’a pu manquer de ralentir singulièrement la marche de tous les services.

Comme un pareil état de choses est profondément contraire aux besoins actuels du pays, il arrive qu’à chaque instant le fait s’insurge, en quelque sorte, contre le droit. Le gouvernement local reprend en licence ce qu’on lui refuse en liberté son indépendance, nulle dans la théorie, est souvent très-grande en pratique mais c’est une indépendance irrégulière, intermittente, confuse et mal limitée, qui gêne la bonne administration des affaires plus qu’elle ne la facilite.

Toutes les affaires quelconques qui naissent en Afrique aboutissent au ministère de la guerre; mais, arrivées là, elles se divisent et s’éparpillent en plusieurs mains. Le fonctionnaire qui guide l’Administration proprement dite, par exemple, reste entièrement étranger à la direction politique et au gouvernement général du pays.

L’une de ces deux choses, cependant, ne saurait être bien conduite dans l’ignorance de l’autre. Le pouvoir central de France qui dirige l’Algérie y exercerait une influence plus éclairée et plus grande, si, tout en restreignant sa compétence, on centralisait mieux son action.

Si encore les affaires d’Afrique, qui arrivent au ministère de la guerre, n’en sortaient point et y rencontraient leur solution immédiate et définitive, les maux seraient moindres; moins étudiées, les affaires se termineraient du moins plus vite. Mais il n’eu est rien plusieurs d’entre elles, avant d’être réglées par M. le ministre de la guerre, sont examinées, discutées et débattues par plusieurs de ses collègues. Les principaux travaux publics sont soumis au conseil royal des ponts et chaussées, les affaires des cultes et de la justice le sont d’ordinaire au garde des sceaux, celles de l’instruction publique au ministre de ce département. De telle sorte qu’on a les inconvénients de la centralisation de tous les services dans une seule administration, sans ses avantages.

Après l’excessive centralisation de Paris, le plus grand vice de l’organisation administrative d’Afrique, c’est la centralisation excessive à Alger. De même qu’on a forcé toutes les affaires quelconques qui se traitent à Alger de venir aboutir à Paris, on a contraint

toutes les affaires d’Afrique à passer par Alger.

Les deux centralisations sont aussi complètes l’une que l’autre ; mais leurs conséquences ne sont pas les mêmes. Toutes les affaires, petites pu grandes, qui sont attirées à Paris, y sont du moins traitées et résolues; tandis que quand elles viennent à Alger, elles n’y vont en quelque sorte que pour s’y faire voir; non-seulement elles ne sont pas réglées à Alger, mais on doit reconnaître que pour un grand nombre d’entre elles il y a impossibilité de les y bien régler.

L’Algérie forme politiquement une seule unité indivisible il est nécessaire que le gouvernement des tribus indigènes, la direction de l’armée, et encore plus celle de la guerre, y émanent d’une seule pensée.Mais l’unité administrative des trois provinces, au moins quant aux détails, est un être de convention, une conception purement arbitraire, qui n’existe que par la volonté du législateur. Ce n’est pas la proximité des lieux qui la justifie, car il est ordinairement plus court d’aller du chef-lieu des provinces à Paris qu’a Alger.Ce n’est pas non plus la communauté des intérêts qui l’explique, car chacune des trois provinces a une existence à part, des intérêts spéciaux et des besoins qui lui sont propres. On ne les connaît guère plus à Alger qu’à Paris même. Il existe de grands

s d’affaires entre chacune d’elles et la France, très-peu de l’une à l’autre; cela s’aperçoit aujourd’hui à un signe bien évident la crise financière et industrielle qui désole en ce moment Alger et les villes qui en dépendent n’est point ressentie à Philippeville et à Oran. Dans cette dernière place, le taux de l’intérêt de l’argent n’a pas varié, tandis qu’à Alger il a atteint une élévation presque incroyable.

Pourquoi attirer si péniblement et de si loin toutes les affaires administratives des provinces, les plus petites comme les plus considérables, dans un lieu où les affaires industrielles et commerciales ne vont pas ?

Les ordonnateurs militaires des provinces, les directeurs des fortifications et de l’artillerie, les intendants, correspondent directement avec M. le ministre de la guerre. Cela accélère et facilite singulièrement le service, sans en détruire l’unité. L’administration civile n’a pas imité cet exemple de tous les points qu’elle occupe, toutes les affaires qu’elle peut avoir à traiter arrivent à Alger; elles s’y accumulent. Disons maintenant de quelle manière on les y traite.

La Chambre va voir avec surprise jusqu’à quel point on s’éloigne ici de ce même principe de centralisation dans lequel on abondait avec tant d’excès tout à l’heure.

Prenons pour terme de comparaison, afin de nous bien faire comprendre, un département de France.

Les agents du gouvernement y sont multiples. Les uns s’occupent de pourvoir aux besoins généraux et imprévus de la société, c’est l’administration proprement dite; les autres remplissent des fonctions plus spéciales ceux-ci se chargent de la perception des impôts, ceux-là de la confection des travaux publics. Tous ces agents relèvent à Paris d’un ministre différent; mais dans le département tous sont soumis à la surveillance centrale, et, sous beaucoup de s, à la direction commune du préfet. L’unité préfectorale est l’une des créations les plus heureuses, et assurément l’une des plus neuves en matière d’administration publique, qui soit due au génie de Napoléon.

En regard de cette organisation si simple et si puissante, mettons ce qui existe à Alger.

Au lieu de l’administration unique du préfet, on y a créé trois centralisations spéciales, sous les noms de direction de l’intérieur, des finances et des travaux publics.

Chacun de ces directeurs a sous ses ordres tous les agents inférieurs des différents services que nous venons de nommer; il réunit dans sa main, il soumet à son examen préalable et à son contrôle particulier les affaires que ceux-ci traitent.

Ces trois directeurs se tiennent vis-à-vis les uns des autres dans une indépendance d’autant plus pointilleuse et inquiète, que, placés plus haut dans la hiérarchie, ils ont une idée plus grande de leur dignité et de leur pouvoir. Cependant leur concours serait tous les jours nécessaire pour la bonne et prompte expédition des affaires.

Au-dessus de ces trois grandes administrations où viennent se centraliser d’abord toutes les affaires, on en a placé une quatrième, destinée à leur servir de lien; c’est la direction générale des affaires civiles. Le directeur général des affaires civiles a pour mission de diriger vers un but commun les mouvements des trois directeurs particuliers; mais il est impuissant à parvenir. Il y a deux raisons pour cela la première, c’est qu’on ne l’a revêtu d’aucun pouvoir propre; au gouverneur seul a été conservée l’initiative de toutes choses; par lui-même, le directeur général n’a aucun parti à prendre, aucune impulsion à donner; il écoute, il examine, il reçoit, il

transmet, il n’ordonne point, il ne peut même communiquer que par intermédiaires avec les agents d’exécution. Eût-il une puissance propre, il aurait encore grand’peine à l’exercer vis-à-vis de trois fonctionnaires placés presque aussi haut que lui dans la hiérarchie, et munis comme lui d’un pouvoir céntralisé; aussi jusqu’à présent tous les s entre eux et lui n’ont-ils guère amené que des conflits.

1 Encore si le champ d’action de ces trois grands pouvoirs avait été

tracé d’une main sûre, chacun d’eux pourrait du moins agir efficacement

sur le terrain qu’on lui laisse. Mais leurs diverses attributions ont été dé-

terminées si confusément, que souvent deux directeurs, s’occupant à la

fois de la même chose, se gênent, se doublent ou s’annulent. S’agit-il de

colonisation, par exemple, c’est le directeur de l’intérieur qui est chargé

d’établir les colons dans les’villages; c’est celui des finances qui préside

à la fondation des fermes isolées. Comme si ces deux opérations, bien que

distinctes, ne faisaient point partie d’une même œuvre, et ne devaient

pas être conduites par une même pensée! Faut-il cadastrer la Mitidja?

Chacun a le droit de s’en occuper à part, de telle sorte que beaucoup de

terrains sont cadastrés deux fois, tandis qu’aujourd’hui encore un grand

nombre ne l’est pas du tout.

Au-dessus de toutes ces centralisations superposées, apparaît enfin la centralisation du gouverneur général mais-celle-ci est, de sa nature, plus politique qu’administrative. Le gouverneur peut bien donner une impulsion générale à l’administration, mais il lui est difficile d’en suivre et d’en coordonner les procédés. Sa principale mission, c’est de dominer le pays, d’en gouverner les habitants, de s’occuper de la paix, de la guerre, de pourvoir aux besoins de l’armée, à la distribution de la population européenne et indigène sur le sol.

On peut donc affirmer qu’aujourd’hui, en Afrique, notre grand et tutélaire principe de l’unité administrative n’existe pas. Plus loin nous ferons ressortir les conséquences dé cet état de choses. Nous ne faisons que le montrer en ce moment.

A côté des pouvoirs qui administrent, se trouve un grand conseil de gouvernement, appelé Conseil d’administration, devant lequel les affaires sont apportées et discutées. Si ce Conseil ne s’était réservé que la solution des questions administratives les plus graves, il aurait pu remettre une certaine unité et quelque harmonie dans l’administration mais on l’a fait descendre dans les moindres détails sa compétence s’est successivement étendue sur un espace que son travail ne peut parcourir en voulant tout connaître, il arrête tout.

Près de ce Conseil; qui regorge d’attributions inutiles, on en a placé un autre, celui du contentieux, qui n’a pour ainsi dire rien à faire. L’ordonnance qui le crée place, il est vrai, dans sa compétence, toutes les questions qui se traitent devant nos conseils de préfecture mais plusieurs de ces questions ne peuvent pas se présenter en Afrique. D’une autre part, les questions qui naissent de la position spéciale de l’Algérie, et seraient naturellement de la compétence des tribunaux administratifs, ont été jusqu’ici retenues par l’administration elle-même.

11 faudrait d’ailleurs, pour que les tribunaux administratifs pussent rendre de vrais services en Algérie, qu’il en existât un dans chaque province.

Nous venons de montrer le nombre, l’étendue, la situation respective des pouvoirs qui résident Alger. Retournons maintenant aux provinces, et voyons comment s’y préparent les affaires.

L’indépendance dans laquelle y vivent les différents fonctionnaires administratifs les uns des autres y.est encore beaucoup plus grande et beaucoup plus préjudiciable à la bonne administration qu’elle ne l’est à Alger.

Là, du moins, si les chefs de service, isolés les uns des autres dans leur sphère spéciale, ne sont pas forcés d’agir en commun, au moins il ne dépend que d’eux de s’entendre. Lorsque le directeur de l’intérieur et celui des finances ont une œuvre commune à exécuter, ils peuvent se communiquer directement et immédiatement l’un à l’autre leurs observations réciproques, et trancher sans perte de temps les questions difficiles. Leurs subordonnés dans les provinces

ne sauraient le faire. Supposons que le sous-directeur de l’intérieur et le directeur des domaines de Bone veuillent établir un village survient un conflit ils n’ont presque aucune chance de jamais se mettre d’accord. Car, d’une part, il n’y a personne sur les lieux qui puisse les forcer à adopter 1e même avis, et, le voulussent-ils eux-mêmes, ils n’ont pas le droit de le faire. Il faut qu’ils écrivent respectivement à Alger; que là les chefs de service, avertis séparément de la difficulté qui s’élève, se voient, qu’ils s’entendent sur une affaire qu’ils n’ont pas sous les yeux, et qu’ensuite chacun d’eux transmette à son subordonné l’instruction qu’ils auront concertée ensemble.

A Alger, du moins, le pouvoir du gouverneur général domine tout, et, a un moment donné, il peut faire marcher d’accord tous les chefs de service. Ce’ remède, bien qu’intermittent, peut guérir en partie le mal. On ne saurait l’employer dans les provinces.

Par une combinaison fort extraordinaire, les fonctionnaires qui

représentent dans les provinces le pouvoir politique et militaire du

gouverneur n’ont aucune part à sa puissance civile et administra-

tive’

1 On ne saurait trouver un exemple qui fasse mieux voir de quelle

façon arbitraire. et incohérente on a tantôt admis, tantôt repoussé en

Afrique les règles de notre administration de France; les rejetant sans

utilité, ou s’exposant à de grands hasards pour y rester fidèle.

En France, les lieutenants généraux commandant les divisions mili-

taires n’ont à s’occuper que des troupes. lls ne sauraient exercer aucune

inspection ni aucun contrôle sur l’administration civile. On a imité cela

en Afrique; mais là, l’imitation est très-malheureuse; car la position du

lieutenant général commandant une province algérienne, ne ressemble

en rien à celle du lieutenant général commandant une division militaire

en France. Non-seulement il dirige les troupes, mais encore les popula-

tions européennes qui habitent les territoires militaires. Il ne commande

Un tel état de choses est plein d’inconvénients et même de périls, nous le prouverons par un seul exemple, il frappera la Chambre. Personne n’ignore quelle est l’importance de la ville de Constantine, on peut dire que cette ville est la clef de la province; presque tous les hommes considérables du pays y ont des propriétés et beaucoup des relations de famille. Il n’y a rien, à coup sûr, qui touche de plus près à la politique que l’administration d’une pareille ville. Eh bien le commandant supérieur de la province ne peut exercer aucun contrôle ni même aucune surveillance sur les fonctionnaires civils qui régissent la population de Constantine. Ce n’est qu’à titre de condescendance qu’ils suivent ses avis. Que le commandant supérieur de la. province s’aperçoive que le commissaire civil, qui administre la ville, va prendre une mesure de nature à compromettre la tranquillité publique, il n’aura qu’un moyen légal de s’y opposer, ce sera de prévenir à Alger le gouverneur général, lequel s’adressera d’abord au directeur général des affaires civiles, celui-ci au directeur de l’intérieur, et celui-là au sous-directeur de Philippeville, qui intimera enfin au commissaire civil de Constantine l’ordre de s’abstenir.

Tout ceci, nous ne craignons pas de le dire, est aussi contraire au bon sens qu’à l’intérêt du service. Il n’est sage nulle part, mais surtout dans un pays conquis, de laisser complétement indépendants l’uu de l’autre l’autorité qui administre et le pouvoir politique qui gouverne, de quelque nature que soit le représentant de ce ponvoir, et à quelque classe de fonctionnaires publics qu’il appartienne.

Telle est l’organisation des services civils en Afrique. Voyons quels sont les maux et les abus de tous genres qui en découlent. Si l’on calcule la somme totale à laquelle s’élèvent les traitements accordés aux fonctionnaires on aux divers agents européens des services civils en Algérie, on découvre qu’elle s’élève à plus de quatre millions 1, bien que la population administrée ne dépasse guère cent pas seulement aux Européens, il gouverne les Arabes. Il ne représente pas seulement le ministre de la guerre, mais, par délégation, le souverain

lui-même.

1 Environ 5,700,000 fr. sontdemandés au budget de l’État, en 1848,

pour cet objet. Plus de 600,000 fr. ont été alloués pour le même objet

par le budget local et municipal de cette année. Il importe de remarquer

mille Européens. On ne saurait s’en étonner, lorsque l’on considère la multitude de rouages dont on a surchargé la machine administrative, et surtout le grand nombre d’administrations centrales qu’on a créées. Ce qui coûte toujours le plus cher en administration, c’est la tête. En multipliant sans nécessité le nombre des grands fonctionnaires, on a accru, sans mesure, le nombre des grands traitements1. Ceci a conduit indirectement à des conséquences financières

bien plus fâcheuses en créant dans une sphère très-élevée des autorités parallèles ou presque égales, on a allumé entre elles les rivalités et les jalousies les plus ardentes. Cela était inévitable et comme aucun pouvoir supérieur ne contenait chacune de ces puissances secondaires dans la modération, il en est résulté, au grand détriment du Trésor, ces deux choses

Chacune de ces administrations centrales a voulu s’installer dans

un vaste hôtel, et n’y est parvenue qu’à très-grands frais pour le

Trésor; puis, chacune d’elles a tenu à s’entourer de nombreux bu-

reaux. Les bureaux n’ont pas toujours été créés uniquement en vue

des affaires, mais en vue de l’importance qu’avait, ou que désirait

avoir, l’administration près de laquelle on les plaçait. L’Algérie

contient aujourd’hui beaucoup plus de deux mille fonctionnaires eu-

ropéens de l’ordre civil2. On rencontre déjà, en Afrique, presque

tous les fonctionnaires de France, et, de plus, un grand nom-

bre d’autres que nous ne connaissons pas. Cependant, on se plaint

qu’il ne s’agit ici que de l’administration civile européenne; les traite-

ments de l’administration civile indigène ne figurent pas dans ce chiffre.

JI faut aussi considérer que nous n’avons compté que les traitements des

fonctionnaires, et non les indemnités de logement qui sont accordées à la

iplupart de ceux-ci dépense qui, si elle était comptée, ferait approcher

de cinq millions le total.

1 Les seuls traitements des quatre directeurs dont on a parlé plus haut,

et de leurs bureaux, s’élèvent, au budget de 1848, à près de 600,000 fr.

Le nombre porté au budget de 1248 est de 2,000; mais il y a encore

en Afrique une foule de fonctionnaires ou agents dont nous connaissons

J’existence sans en connaître exactement le nombre. Les maires (si ces

fonctionnaires n’ont presque aucun des pouvoirs des maires de France,

ils sont en revanche rétribués), les percepteurs des revenus municipaux,

les officiers de la milice, les directeurs et médecins des établissements de

bienfaisance, le personnel de la police. c’est a ces différents agents que

sont distribués, sous forme de traitement, les 600,000 fr. du budget

dont il a été parlé ci-dessus.

que les agents manquent, et on a raison. Les agents d’exécution manquent, en effet, dans beaucoup de services. Ce qui abonde, ce sont les commis’.

Les bons agents d’exécution manquent plus encore. Les hommes

les plus habiles de chaque service ne sont pas employés sur les lieux;

on les attire et on les retient dans les bureaux des directeurs au

lieu de conduire les affaires, ils les résument.

Comme, au milieu de ces pouvoirs discordants et jaloux, aucun

plan d’ensemble pour les dépenses ne peut être ni conçu, ni mûri, ni

arrêté, ni suivi, et que chacun d’eux pousse isolément à des travaux

qui doivent accroître son importance, l’argent est souvent dépensé

sans nécessité ou sans prévoyance. En administration, la prévoyance

ne peut être que le fait d’un seul; une administration complexe et

confuse doit demander beaucoup de crédits, et souvent dépasser

ceux qu’on lui accorde. C’est ce qui est arrivé, notamment l’année

dernière, ainsi que la Chambre a pu s’en convaincre lors de la dis-

cussion qui a eu lieu récemment devant elle.

Que si, cessant de rechercher ce que coûte l’administration en

Afrique, nous voulons considérer ce qu’elle fait, nous apercevons un

spectacle plus regrettable encore.

Ce qui frappe d’abord en la voyant à l’œuvre, c’est de n’aperce-

voir dans son sein aucune pensée centrale et puissante qui dirige

vers un but commun, et retient dans leurs limites naturelles toutes

les parties qui la composent. Chacune de celles-ci forme au con-

traire comme un monde à part, dans lequel l’esprit spécial se dé-

veloppe en liberté et règne sans contrôle.

Prenons un exemple on s’est plaint souvent des tendances fis-

cales que montrent en Afrique les services financiers. L’administra-

tion des finances s’est en effet beaucoup plus préoccupée jusqu’ici

d’obtenir des revenus de l’Algérie, que d’y fixer des habitants elle

a cherché à vendre régulièrement et cher le domaine de l’État, plu-

tôt qu’à en tirer pour la colonisation un parti utile. Cela est vrai.

Mais on a tort de reprocher aux agents financiers de se livrer à

cette tendance qui, chez eux, est naturelle et même légitime; il

C’est-ainsi que, pendant que la direction des finances renfermait dans

ses bureaux cinquante-cinq employés, on ne pouvait, faute de personnel,

rechercher ni constater le domaine de l’État, et qu’aujourd’hui encore on

ne marche souvent en cette matière qu’au milieu des ténèbres.

faut seulement regretter qu’il ne se rencontre pas au-dessus d’eux

un pouvoir qui, placé au point de vue de l’intérêt général, puisse

les diriger et au besoin les contraindre.

L’abus de l’esprit spécial dans chaque service, ou, en: d’autres

termes, l’absence d’unité dans la direction générale des affaires’, est

le plus grand mal qui naisse de l’organisation administrative que

nous venons de décrire; les autres sont l’impuissance et ta len-

teur.

La centralisation d’Alger étant sans limites, la vie locale et muni-

cipale n’existant pas, les plus petites affaires arrivent pêle-mêle

avec les plus grandes, sous les yeux des principaux fonctionnaires 1.

Quand,les grands pouvoirs qui résident à Alger ont ainsi amassé

dans leurs mains toutes les affaires, ils plient sous le faix. Les dé-

tails de l’administration les distraient des principaux intérêts de la

société. Après qu’ils se sont épuisés à résoudre des questions de

pavage et d’éclairage, ils négligent, faute de temps, les grands tra-

vaux de la colonisation européenne. Pour étudier le pays, recon-

naître les terres dont l’État dispose, acquérir celles.qu’il ne possède

pas encore, cadastrer et limiter les unes et. les autres, tracer les

nouveaux emplacements des villages, veiller au bon choix des co-

lons et procéder à leur installation prudente sur le sol, ils attendent

qu’il leur vienne quelques loisirs.

Dans ce qu’ils entreprennent, ils ne marchent qu’avec une len-

teur presque incroyable. Une dépêche du ministre de la guerre met

d’ordinaire plus de temps pour aller du cabinet du gouverneur

dans les mains de l’agent direct d’exécution, fût-il à Alger même,

qu’elle n’en a mis à parcourir la France, à traverser la Méditerra-

née et à arriver en Afrique. Cela se comprend, si l’on songe que là

où en France il ne se rencontre enlre le ministre et l’agent d’exé-

cution qu’un intermédiaire, on en trouve trois et quelquefois quatre

en Afrique.

Le fait va même plus loin sur ce point que le droit. L’ordonnance

du 15 avril, sans créer d’institutions municipales, avait cependant chargé

les maires d’exercer, au nom du gouvernement, certains pouvoirs relatifs

à l’ordre, à la sécurité publique, à la salubrité, au nettoiement, à l’éclai-

rage de la ville, à la sûreté de la voie publique, à la police locale et muni-

cipale. En fait, le maire d’Alger n’exerce aucune de ces attributions le

directeur de l’intérieur s’en est emparé, bien que l’ordonnance ne l’y

autorisât en aucune manière. Un abus analogue se fait voir partout.

Il n’y a pas d’affaire si grande et si générale qui arrive au terme

sans retard. Prenons pour exemple la plus importante et la plus

générale de toutes, la préparation des budgets. L’ordonnance du

2 janvier 1846 veut que le tableau général de sous-répartition des

crédits ouverts par la loi annuelle des finances, pour les dépenses

civiles de l’Algérie, soit préparé en Afrique et transmis au ministre

de la guerre avant le 1er octobre de l’année qui précède l’exercice,

afin que ce même tableau, après avoir été approuvé, puisse être

renvoyé en Algérie avant le commencement de cet exercice, ainsi

que l’ordre des finances et le bon sens l’exigent. Or ce tableau n’est

jamais transmis à temps à M. le ministre de la guerre; d’où il suit

qu’il ne peut retourner en Afrique que quand déjà l’exercice est

commencé. En 1846, ce n’est que dans le mois de novembre quele

tableau de sous-répartition a été connu des chefs de service; en

d’autres termes, ce n’est qu’à la fin de l’année qu’ils ont appris ce

qu’ils avaient eu à dépenser depuis le commencement.

Quant aux petites affaires ou à celles qui ne regardent que les

particuliers, non-seulement elles marchent avec lenteur, mais sou-

vent elles n’aboutissent point. Après avoir cheminé péniblement au

milieu du dédale administratif que nous venons de décrire, il leur

arrive quelquefois de disparaître. Que sont-elles devenues? Tout le

monde l’ignore les intéressés ne le savent pas, l’administration ne

le sait pas davantage; car, parmi tous ces pouvoirs qui se les sont

passées de main en main, il n’y en a pas un seul qui en fût direc-

tement et uniquement responsable.

De riches propriétaires français, qui se sont rendus plusieurs fois

en Afrique, avec l’autorisation de M. le ministre de la guerre, pour

y visiter les lieux, ont été quatre ou cinq ans sans pouvoir obtenir

une concession qui leur était promise.

Beaucoup de pauvres émigrants sont morts dans les carrefours

d’Alger, avant qu’on leur ait fait savoir quel lieu on leur assignait

pour aller y vivre.

Des colons établis provisoirement sur une partie du sol ont eu le

temps d’y bâtir une maison, d’y défricher un champ, d’y faire plu-

sieurs récoltes, avant d’avoir reçu la réponse qui leur annonçait qu’ils

pouvaient s’y fixer.

Des concessionnaires, après avoir exécuté largement les conditions

qui leur étaient imposées pour se procurer le titre définitif que leur

avait promis l’État, l’ont demandé en vain sans pouvoir l’obtenir. Ils

avaient transformé leur capital en maisons ou en terres cultivées,

et ils ne pouvaient ni aliéner celles-ci, ni les donner en hypothèque

pour se procurer l’argent dont ils avaient besoin. Plusieurs ont été

ainsi amenés à une ruine complète, non qu’ils n’eussent pu produire

la richesse, mais-parce qu’on les a empêchés de tirer parti de la

richesse qu’ils avaient produite.

S’ensuit-il que les fonctionnaires publics en Algérie restent oisifs?

Ils agissent au contraire beaucoup. Tout ce qu’on réglemente en

France est réglementé en Afrique, et l’administration s’y mêle en

outre de beaucoup de choses dont elle ne s’est encore jamais mêlée

parmi nous. Les seuls arrêtés de police pris par M. le directeur de

l’intérieur à Alger rempliraient un volume. Mais presque toutes les

forces s’y consument en débats stériles ou en travaux improductifs.

L’administration civile d’Afrique ressemble à une machine sans

cesse en action, dont tous les rouages marcheraient à part ou se

tiendraient réciproquement en échec. Avec beaucoup de mouve-

ment, elle n’avance pas.

Le tableau que nous présentons ici n’est pas chargé. Si la Chambre

pouvait entrer dans le détail, elle se convaincrait que nous avons

atténué plutôt qu’exagéré la vérité.

Un pareil état de choses peut-il subsister plus longtemps, mes-

sieurs ? En France, une administration complexe, embarrassée, im-

puissante, comme celle d’Afrique, ralentirait la marche des affaires

et nuirait à la prospérité publique. Mais, en Algérie, elle amène à

sa suite, ne l’oublions pas, la ruine des familles, le désespoir et la

mort des citoyens. Nous avons attiré ou conduit des milliers de nos

compatriotes sur le sol de notre conquête devons-nous les laisser

s’y débattre misérablement contre des obstacles qui ne sont pas in-

hérents au pays ou à l’entreprise, et qui naissent de nous-mêmes ?

Votre Commission, messieurs, a lieu de croire que le gouverne-

ment, frappé comme elle des vices de l’organisation actuelle, songe

à réformer celle-ci. Elle vous demande de l’affermir dans cette pen-

sée, en vous y associant. En conséquence, elle vous propose d’insé-

rer à la suite du projet de loi qui-vous est soumis, un article addi-

tionnel ainsi conçu

« Il sera rendu compte aux Chambres, dans la session de 1848,

de l’organisation de l’administration civile en Algérie. »

Cette résolution, toutefois, nous devons le dire, n’a pas été prise

d’un accord unanime. La Commission entière a reconnu que l’orga-

nisation actuelle des services civils en Afrique était défectueuse.

Mais quelques membres ont pensé qu’il suffisait d’exprimer le désir

de voir cette organisation modifiée, sans indiquer l’époque précise

à laquelle les changements devaient avoir lieu. Faire plus était tout

à la fois dangereux et inutile. La majorité n’a point été de cet avis,

et elle persiste à proposer à votre adoption l’article additionnel que

nous venons de faire connaître,

Quels sont les changements à faire? La Commission, messieurs,

n’a pas à s’expliquer ici dans le détail. Elle ne peut que signaler

d’une manière générale dans quel esprit il lui paraît bon qu’on

agisse, ou plutôt, elle l’a déjà indiqué en montrant les vices de

l’état actuel. Il lui suffit en ce moment de se résumer.

Restreindre à Paris la centralisation dans des limites plus étroites,

de telle sorte que si tout le gouvernement des affaires d’Afrique

reste en France, une partie de l’administration soit en Afrique

même.

En Algérie, décharger les principaux pouvoirs d’une partie de

leurs attributions, en restituant celles-ci aux autorités municipales.

A Alger, simplifier les rouages de l’administration centrale, y

introduire la subordination et l’unité.

Créer cette même unité dans les provinces, y remettre à l’autorité

locale la décision de toutes les affaires secondaires, ou lui permettre

de les traiter directement avec Paris.

Soumettre partout les autorités administratives à la direction, ou

tout au moins à la surveillance et au contrôle du pouvoir politique.

Tel est, messieurs, le sens général qu’il nous paraîtrait sage de

donner à la réforme.

Le pouvoir qui dirige les affaires en Afrique étant ainsi devenu un, moins dépendant quant au détail, plus agile et plus fort, il paraîtrait nécessaire à la majorité de la Commission de lui poser quelques limites nouvelles, etde donner aux citoyens des garanties plus grandes que celles qu’ils possèdent déjà.

Le premier besoin que l’on ressente, quand on vient se fixer dans un pays nouveau, est de savoir précisément quelle est la législation qui y règne, et de pouvoir compter sur sa stabilité. Or, nous ne croyons pas qu’il y ait aujourd’hui personne qui puisse dire avec une complète exactitude, et avec une certitude absolue, quelles sont les lois françaises qui s’appliquent en Algérie et quelles sont celles qui ne s’y appliquent pas. Les fonctionnaires n’en savent pas beaucoup plus sur ce point que les administrés, les tribunaux que les justiciables. Chacun va souvent au hasard et au jour le jour. La Commission pense qu’il est nécessaire de déterminer enfin officiellement et exactement quelle est la partie de la législation algérienne qui est exceptionnelle, et quelle autre n’est que le droit commun de France.

Déjà, dans quelques matières spéciales, des ordonnances du roi ont fait connaître avec précision en quoi l’on s’écartait de la législation de France. Ce qui a été ainsi réglé pour quelques parties de la législation devrait l’être pour toutes. Nous pensons même que, ppur les matières de première importance, on devrait faire en Algérie comme on fait dans les colonies, avoir recours à la loi elle-même:

Jusqu’à quel point la législation qui régit les Européens en Afrique peut-elle dès à présent ressembler à celle de France ? Cela dépend beaucoup des circonstances, des matières et des lieux. Nous ne prétendons pas résoudre dans le détail une question si complexe.

Ce n’est ni lé moment, ni la place. Aujourd’hui, il suffit de bien montrer l’objet final qu’on doit avoir en vue. Nous ne devons pas nous proposer en Algérie la création d’une colonie proprement dite, mais l’extension de la France elle-même au delà de la Méditerranée. Il ne s’agit pas de donner naissance à un peuple nouveau ayant ses lois, ses usages, ses intérêts, et tôt ou tard sa nationalité a part, mais d’implanter eu Afrique une population semblable en tout à nous-mêmes. Si ce but ne peut pas être atteint immédiatement, c’est du moins le seul vers lequel il faut constamment et activement tendre.

On peut déjà s’en rapprocher sur quelques points.

Aujourd’hui, la liberté des citoyens peut encore être menacée en Algérie dë deux manières par les vices de l’organisation judiciaire, et par l’arbitraire du pouvoir politique.

La Chambre sait que la justice n’est point constituée en Afrique comme en France. Non-seulement le juge y est amovible, mais il y reste privé de la plupart des droits que l’on considère en France comme la meilleure sauvegarde de la liberté, de l’honneur et de la vie des citoyens. Le ministère public au contraire y est pourvu d’immenses priviléges qu’il n’a jamais possédés parmi nous. C’est lui qui, par l’effet de sa seule volonté, arrête, incarcère, prévient, relâche, détient les accusés. Il est le chef unique et tout-puissant de la justice. Seul, il propose l’avancement des magistrats; seul, il a droit de les déférer au ministre de la guerre, qui peut les censurer, les réprimander et les suspendre.

Si le temps n’est pas venu de rendre en Afrique le juge inamo-

vible, du moins peut-on dire dès à présent qu’aucun besoin social

ne justifie suffisamment, par sa spécialité et son urgence, là position

exceptionnelle et les pouvoirs exorbitants qu’on a donnés au minis-

tère public. Nous croyons savoir que plusieurs des hommes éminents

qui, à différents degrés, ont représenté ou représentent encore cette

magistrature en Afrique, sont eux-mêmes de cette opinion.

La majorité de la Commission considère également comme étant

à la fois très-alarmant et peu efficace le privilége accordé au gou-

verneur général d’expulser arbitrairement de l’Algérie les hommes

qu’il jugerait dangereux d’y conserver. Nous devons dire toutefois

que, sur ce point, les avis ont été partagés. Plusieurs membres ont

pensé qu’il n’y avait pas de raisons sufiisantes pour retirer au gou-

verneur général un pouvoir dont on n’avait pas abusé jusqu’à pré-

sent, et que, dans l’état précaire d’un pays conquis, il était très-

nécessaire de le lui conserver. Ces mêmes membres ont fait observer

qu’un pouvoir semblable était exercé par les gouverneurs de toutes

nos colonies; ils ont fait remarquer enfin que son exercice en Al-

gérie n’était point entièrement arbitraire, le gouverneur général ne

pouvant agir en cette matière qu’après avoir pris l’avis du conseil

supérieur, avis qu’il n’est pas, il vrai, obligé de suivre.

La majorité de la Commission, sans dire qu’on eût fait abus du

pouvoir d’expulsion que possède le gouverneur général, a persisté à

croire qu’un tel pouvoir ne devait pas être laissé dans ses mains sans

prendre contre l’abus qu’on en pourrait faire des garanties beau-

coup plus sérieuses que celles qui existent aujourd’hui. Il ne lui a

pas paru que la population civile de l’Algérie, resserrée comme elle

l’est entre les indigènes et la mer, défendue, mais en même temps

dominée par une armée aussi nombreuse qu’elle-même, pût faire

craindre en aucun cas une résistance sérieuse à l’administration qui

la dirige; elle a pensé que c’était s’exagérer singulièrement l’im-

portance que pouvait avoir un citoyen dans notre établissement

d’Afrique, que d’armer contre lui le gouvernement d’un droit aussi

exceptionnel et aussi rigoureux. Notre péril en Afrique ne naît pas

des complots ou de la turbulence d’une population européenne,

mais de son absence. Songeons d’abord à attirer et à retenir les

Français, nous nous occuperons plus tard à les réprimer. Or, si l’on

veut qu’ils viennent et qu’ils restent, il ne faut pas laisser croire à

chacun d’eux que sa personne, sa fortune et sa famille sont sans cesse

à la merci des volontés d’un seul homme.

Votre Commission croit également qu’il est nécessaire de donner

à la propriété des garanties plus complètes que celles dont elle a

joui jusqu’à présent.

La propriété territoriale des Européens en Afrique a deux origines les uns ont acquis la terre des indigènes, les autres l’ont achetée ou reçue de l’État. Dans les pays barbares ou à demi civilisés, tout titre qui ne vient pas originairement de l’État ne donne qu’une assiette mobile à la propriété. Les nations européennes qui ont laissé dans leurs colonies la propriété s’asseoir sur des titres indigènes se sont bientôt jetées dans des embarras inextricables.

C’est ce qui est arrivé dernièrement aux Anglais dans la Nouvelle-Zélande, c’est ce qui nous arrive à nous-mêmes en Afrique. Tout le monde sait que les environs d’Alger et de Boue ont été achetés à des indigènes dans les premières années qui ont suivi la conquête, et alors même qu’ils ne pouvaient être parcourus. Il en est résulté que la propriété y est restée confuse et improductive confuse, parce que le même champ a été vendu à plusieurs Européens à la fois par des vendeurs dont le droit était nul ou douteux, et qui d’ailleurs n’indiquaient jamais de limites improductive, parce qu’elle était confuse, et aussi parce qu’ayant été acquise à vil prix

et sans condition, ses possesseurs ont trouvé en général préférable d’attendre la plus-value en laissant leurs terres incultes, que d’en tirer parti en les cultivant. C’est pour porter remède à ce mal, limité dans son étendue1, mais très-profond, que diverses mesures ont été prises depuis trois ans.

L’ordonnance du 1er octobre 1844, celle du 21 juillet 1846, et enfin trois règlements ministériels de la. même année, ont eu ce but. L’intention de la Commission n’est point d’analyser ces différents

1 Le territoire sur lequel ces transactions ont eu lieu n’a guère plus que 242,000 hectares de superficie.

actes devant la Chambre elle se bornera à faire une seule remar-

que. Il pouvait être utile et même nécessaire de rétablir d’un seul

coup, et par une procédure extraordinaire, la propriété sur une

base solide, et de lui donner des limites certaines. Mais il est très-

regrettable qu’on ait été obligé de remanier à tant de reprises une

législation si exceptionnelle et si délicate.

Quand on a vu une première ordonnance royale rendue de l’avis

du Conseil d’État, ordonnance d’après laquelle les questions de

propriété étaient renvoyées devant les tribunaux, bientôt suivie

d’une autre ordonnance qui livrait le jugement de ces questions à

un corps administratif, puis plusieurs règlements ministériels mo-

difiant, sous forme d’interprétation, les ordonnances, on s’est, avec

assez juste raison, inquiété. Toucher de cette manière à l’existence

d’un genre particulier de propriétés, c’était ébranler tous les autres,

et faire croire qu’en Algérie on ne possédait rien qui ne fût livré à

l’arbitraire des ordonnances du roi ou à la mobilité bien plus re-

doutable des arrêtés ministériels.

Les premières opérations qui ont eu lieu en vertu de ces ordon-

nances et de ces règlements ont du reste montré, nous devons le

dire, dans une effrayante étendue, le mal qu’il s’agissait de guérir.

Il résulte des chiffres communiqués à la Commission par M. le mi-

nistre de la guerre que les terres réclamées excèdent déjà d’un

tiers l’entière superficie des terres existantes; et s’il faut tirer du

début de la procédure un indice sur ce qui doit suivre, les dix onziè-

mes de ces propriétés seraient déjà réclamés par deux propriétaires

à la fois.

Tout ceci ne fùt pas arrivé, si l’État avait commencé par acquérir

les terres comme il l’a fait ailleurs, et les eût. ensuite données ou

vendues aux Européens. Votre Commission pense qu’il est très-né-

cessaire que les choses se passent désormais ainsi. L’intérêt des

deux races le réclame. Ce n’est que de cette manière qu’on peut

arriver à maintenir l’ancienne propriété indigène et à asseoir la

nouvelle propriété européenne.

La propriété bien établie sur un titre donné originairement par

l’Etat, il faut qu’on ne craigne pas de la voir reprise.

Aujourd’hui la concession est faite par ordonnance royale, et elle

peut être retirée par arrêté ministériel, sauf recours au roi dans son

conseil. Il est à désirer que l’acte qui ôte la concession soit accom-

pagné de la même solennité et environné des mêmes précautions que

qui l’accorde.

La Chambre sait quel abus déplorable il a été fait, dans d’autres

temps, de l’expropriation pour cause d’utilité publique, et comment

Je droit même de propriété s’en était trouvé comme obscurci et

ébranlé. L’ordonnance du 1er octobre 1844 a mis fin à ces désor-

dres, mais elle ne statue que pour les territoires civils. Dans tout le

reste de l’Algérie, le système antérieur à l’ordonnance de 1844 est

en vigueur l’expropriation est décidée par le gouverneur général;

elle a lieu pour toute cause; la prise de possession est immédiate

l’Indemnité fixée par le conseil d’administration et payée en rente

ne vient que plus tard. Or, en dehors des territoires civils; une

toute d’Européens sont appelés chaque jour à devenir propriétaires.

Il n’est ni juste ni sage de refuser à leurs propriétés la garantie

qu’on accorde à celles des autres.

Nous avons dit qu’il était très-nécessaire, dans l’intérêt même de

l’administration, et pour faciliter la liberté de ses mouvements, de

créer des municipalités en Algérie. Une telle création n’importe

pas moins à l’intérêt des citoyens qu’au bon ordre administratif. Un

pays où les traces même de la commune n’existent pas, où les habi-

tants d’une ville sont privés non-seulement du droit d’administrer

leurs affaires, niais de l’avantage de les voir gérer sous leurs yeux,

cela, messieurs, est entièrement nouveau dans le monde. Rien de

:semblable ne s’était jamais vu, surtout à l’origine des sociétés colo-

niales. Quand la cité vient de naître, ses besoins sont si nombreux,

si variés, si changeants, si particuliers, que le pouvoir local seul

peut les connaître à temps, en comprendre l’étendue et les satisfaire.

Les institutions municipales sont non-seulement utiles alors, mais

absolument nécessaires; à ce point qu’on a vu des colonies s’établir

presque sans lois, sans liberté politique, et pour ainsi dire sans

gouvernement, mais qu’on ne pourrait en citer, dans toute l’his-

toire du monde, une seule qui ait été privée de la vie munici-

pale.

On ne saurait se figurer la perte de temps et d’argent, les souf-

frances sociales, les misères individuelles qu’a produites en Afrique

l’absence du pouvoir municipal. La commune n’étant représentée

particulièrement par personne, n’ayant pas un ordonnateur unique

pour ses dépenses, étant souvent placée loin du pouvoir qui la di-

rige, n’obtient presque jamais à propos ou d’une manière suffisante

les fonds nécessaires à ses besoins.

La Commission est instruite que le gouvernement s’occupe en ce

moment d’instituer le pouvoir municipal en Afrique elle l’en féli-

cite. L’œuvre est pressante; on peut prévoir qu’elle sera difficile.

L’état de choses actuel, tout vicieux qu’il est, a déjà créé des habi-

tudes et des préjugés difficiles à vaincre. Sa destruction ne peut

manquer d’ailleurs de diminuer les attributions de plusieurs des

pouvoirs existants, de leur ôter le maniement d’une partie des de-

niers publics, et de les faire déchoir à leurs propres yeux. On cher-

chera donc, soit directement, soit indirectement, à s’y opposer. Nous

espérons que le gouvernement aura l’énergie nécessaire pour sur-

monter de telles résistances.

L’ordonnance du 15 avril 1845, dans son article 104, a voulu

que plusieurs Européens fissent partie des Commissions consulta-

tives d’arrondissement, concurremment avec les chefs de service;

c’était introduire dans l’administration du pays le principe de l’in-

tervention indirecte des citoyens. Il est à désirer, messieurs, que

ce germe se développe, et que les intérêts et les idées de la popula-

tion européenne trouvent près des autorités locales, non-seulement

un accès facile, mais des organes habituels et officiels.

Sans donner à la presse une liberté illimitée, il serait sage de la

renfermer dans des limites moins étroites que celles entre lesquelles

elle se meut aujourd’hui. A la censure qui la supprime, il convien-

drait de substituer une ordonnance qui la réglementât. Qu’on lui

interdise de traiter certains sujets dangereux pour notre domina-

tion en Afrique, cela est possible et même nécessaire. Notre législa-

tion française, elle-même, contient des restrictions analogues; mais

qu’on lui livre la libre discussion du reste.

Quelques membres ont dit qu’il était impossible de trouver pour

la presse un état intermédiaire entre l’indépendance entière et l’as-

servissement complet; que toute mesure préventive détruirait ra-

dicalement la liberté, et ne laisserait à l’écrivain aucune garantie;

qu’ainsi, entre une législation purement répressive et la censure,

on ne trouverait jamais rien. La majorité de votre Commission n’a

pas été de cet avis. Elle ne croit pas le problème aussi insoluble

qu’on vient de le dire, elle pense que sa solution doit être cherchée,

et qu’il importe beaucoup de la trouver. Cela importe à la fois an

gouvernement et aux citoyens. Tant que la presse d’Afrique sera

sous le régime de la censure, l’administration locale de l’Algérie

sera responsable de tout ce qui s’imprime dans les journaux qu’elle

autorise, y fût-elle étrangère; et nous serons exposés à voir le

scandale d’une presse officielle blâmant et quelquefois insultant les

grands pouvoirs de l’État.

Sans doute l’administration qui dirige les affaires en Afrique

doit être armée de grands pouvoirs il faut qu’elle puisse se mou-

voir avec agilité et vigueur; mais il faut en même temps que le

pays soit toujours à même de savoir ce qu’elle fait. Des fonction-

naires munis de si grandes prérogatives, placés si loin de l’œil du

public, agissant d’après des règles si exceptionnelles et si peu con-

nues, doivent être journellement surveillés et contenus. Les désor-

dres qui ont plusieurs fois éclaté dans l’administration civile d’Afri-

que n’indiquent-ils pas assez combien il est nécessaire d’entourer

de la publicité la plus grande et la plus constante tout ce qui se

passe dans son sein?

Après nous être occupés de la condition des Français en Algérie,

il convient de dire un mot de celle des étrangers.

Les étrangers qui habitent aujourd’hui le territoire de l’ancienne régence y sont soumis à quelques-unes des charges dont, eh France, on les dispense, telles que le service de la milice, par exemple; mais ils ne possèdent pas légalement plus de droits.

Cet état de choses est tout à la fois gênant pour eux, fâcheux et même dangereux pour nous. La plupart des étrangers qui viennent en Algérie ne s’y rendent pas, comme en France, pour y faire un court séjour. Ils désirent s’y fixer. Sur ce point, leur volonté et notre intérêt sont d’accord.

Les y retenir longtemps dans la situation exceptionnelle et dure

où les ont placés nos lois, les priver, s’ils n’ont pas obtenu du roi

l’autorisation d’y établir leur domicile, de la jouissance des droits

civils les soumettre à la rigueur des dispositions du Code de pro-

cédure leur fermer enfin, jusqu’à ce qu’ils aient été naturalisés,

comme le veut la constitution de l’an VIII, l’entrée de toutes les

carrières, et leur défendre l’exercice de toutes les fonctions publi-

ques quelconques; c’est leur imposer une condition intolérable,

les rendre mobiles et inquiets, et aller contre le but qu’on se pro-

pose.

On ne saurait non plus, sans jeter une profonde pertùrbation

dans l’administration de la justice, laisser subsister l’état de choses

actuel. En Algérie comme en France, les procès qui naissent entre

les étrangers sur la plupart des plus importantes questions, notam-

ment sur les questions d’État, sont de la compétence des consuls. Ils

n’arrivent point devant nos tribunaux, ou du moins ils ne sont

portés à leur connaissance que par le libre choix des plaideurs. Cela

n’a pas d’inconvénient en France, parce que les étrangers sont en

petit nombre, comparés au reste de la population, et conséquem-

ment que les procès qui s’élèvent entre eux sont rares. Mais en

Afrique, où le nombre des étrangers égale, s’il ne surpasse pas,

celui des Français, ces sortes de litiges sont si fréquents, que la juri-

diction de nos propres tribunaux perd son caractère, et devient pour

ainsi dire la juridiction exceptionnelle.

Nous savons que le gouvernement s’occupe de cette question.

Nous insistons vivement pour qu’elle soit bientôt résolue.

Dans tout ce qui précède, nous venons d’indiquer d’une façon

succincte et générale de quelle manière il nous semblait utile de

gouverner et d’administrer l’Algérie. Nous n’avons rien dit encore

(le la première da toutes les conditions de succès, de celle qui les

renferme et les résume toutes celle-là ne se rencontre pas en Afri-

que, mais en France même. Jusqu’à présent, l’affaire de l’Afrique

n’a pas pris, dans l’attention des Chambres et surtout dans les con-

scils du gouvernement, le rang que son importance lui assigne.

Nous croyons qu’il peut être permis de l’affirmer, sans que per-

sonne en particulier ait le droit de se plaindre. La domination pai-

sible et la colonisation rapide de l’Algérie sont assurément les deux

plus grands intérêts que la France ait aujourd’hui dans le monde;

ils sont grands en eux-mêmes et par le direct et nécessaire

qu’ils ont avec tous les autres. Notre prépondérance en Europe,

l’ordre de nos finances, la vie d’une partie de nos concitoyens, notre

honneur national, sont ici engagés de la manière la plus formidable.

On n’a pas vu cependant jusqu’ici que les grands pouvoirs de l’État

se livrassent à l’étude de cette immense question avec une préoccu-

pation constante, ni qu’aucun d’eux en parût visiblement et directe-

ment responsable devant le pays. Nul n’a semblé apporter, dans la

conduite des affaires d’Afrique, cette sollicitude ardente, prévoyante

et soutenue, qu’un gouvernement accorde d’ordinaire aux princi-

paux intérêts du pays ou au soin de sa propre existence. Rien n’y a

révélé jusqu’à présent une pensée unique et puissante, un plan

arrêté et suivi. La volonté éclairée et énergique qui dirige toujours

et contraint quelquefois les pouvoirs secondaires ne s’y est pas ren-

contrée.

La Commission, messieurs, eût cru manquer à son premier de-

voir envers vous et envers elle-même, si elle vous avait caché sur ce

point sa pensée. Elle l’exprime en ce moment avec mesure, mais

elle n’hésite pas à l’exprimer.

Elle croit qu’il fallait que ce qu’elle vient de dire fût dit, et elle

le dit sans préoccupation de personnes ni de parti, par le simple et

pur amour du bien public.

Tant que les choses se passeront ainsi, les améliorations de dé-

tails, les réformes administratives, les changements d’hommes,

resteront, croyez-le, inefficaces. Les avis les plus salutaires seront

perdus, les meilleures intentions deviendront stériles. Tout sera, au

contraire, possible et presque facile, le jour où le gouvernement et

les Chambres, prenant enfin en main la direction de cette grande

affaire, la conduiront avec la résolution, l’attention et la suite qu’elle

réclame.

INCIDENT RELATIF A L’EXPÉDITION DE KABYLIE.

La Commission, avant de passer à la discussion des différents

crédits qui vous sont demandés, croit devoir vous entretenir d’un

grave incident qui a eu lieu dans son sein.

La Commission n’était réunie que depuis peu de temps, lors-

qu’elle fut instruite qu’on préparait en Afrique une expédition ayant

pour but d’entrer dans la Kabylie. Un pareil événement ne pouvait

manquer de la surprendre et la préoccuper vivement car il était de

nature à apporter des modifications profondes dans la situation des

choses en Afrique; il pouvait influer puissamment sur l’effectif, et

par l’effectif, sur tous les crédits dont vous lui aviez remis l’exa-

men.

La totalité de ses membres accueillit ces bruits avec regret, et

tous semblèrent partager le désir que l’expédition n’eût pas lieu.

Pour éclaircir ses doutes, la Commission pria M. le ministre de la

guerre de se rendre dans son sein. Elle lui demanda si la nouvelle

qui se répandait était fondée. M. le ministre de la guerre reconnut

qu’en effet une expédition se préparait qu’elle devait se diriger

d’Alger et de Sélif sur Bougie dans les premiers jours de mai mais

il ajouta qu’elle n’aurait qu’un caractère pacifique. Il lut à la Com-

mission, à l’appui de ses paroles, une lettre de M. le maréchal Bu-

geaud, qui, tout en donnant les mêmes assurances, semblait re-

gretter qu’on ne dût pas combattre, la soumission des indigènes

n’étant jamais certaine jusqu’à ce que, suivant leur expression, la

poudre eût parlé.

La mesure, étant ainsi officiellement annoncée, devint l’objet d’un

débat dans le sein de la Commission. Quelques membres se mon-

trèrent satisfaits des explications que M. le ministre avait données;

la grande majorité persista à penser que l’expédition était regret-

table, et qu’il était très à désirer que le gouvernement consentît à

l’empêcher. Il parut même convenable de formuler, pour être plus

tard reproduite dans le , l’opinion de la Commission. On

déclara que la majorité de ses membres trouvait l’expédition impo-

litique, dangereuse, et la croyait de nature à rendre nécessaire un

accroissement d’effectif. Cette délibération, combattue comme trop

absolue dans les idées et trop vive dans l’expression, par quelques-

uns même de ceux qui blâmaient l’entreprise, fut inscrite au procès-

verbal.

La ferait-on connaître au gouvernement? La majorité des mem-

bres de la Commission le crut indispensable et urgent.

Mais par quel moyen?

Les uns pensèrent qu’il fallait prier M. le ministre de la guerre

de se rendre de nouveau près de la Commission, et là lui communi-

quer de vive voix les impressions que sa première entrevue avait

laissées. D’autres dirent qu’il était plus convenable et plus conforme

aux égards que la Commission devait aux ministres du roi, que ce

fût M. le président lui-même qui se rendit chez le ministre, lui

portât l’expression de l’opinion de la Commission, et lui exposât les

motifs sur lesquels cette opinion était fondée.

Ce mode fut attaqué par plusieurs membres de la minorité, qui

déclarèrent qu’une pareille forme ferait ressembler l’avis de la ma-

jorité à une injonction, et pourrait faire accuser la majorité d’avoir

voulu porter atteinte à la prérogative de la Couronne.

La majorité répondit que sa démarche ne pouvait sérieusement

rien faire supposer de semblable; qu’elle ne voulait qu’exprimer au

gouvernement une opinion qu’il devait désirer lui-même connaître

.qu’en chargeant son président de laisser dans les mains de M. le mi-

nistre de la guerre une copie certifiée de son procès-verbal, elle

n’entendait faire autre chose que de donner à sa pensée un caractère

précis et certain qui permît au gouvernement d’en bien apprécier

le sens.

En vertu de cette délibération, M. le président se rendit auprès

de M. le ministre de la guerre, lui fit connaître les opinions de la

Commission, et laissa la copie du procès-verbal qui les consta-

tait.

La Commission reçut le 11 avril, de M. le ministre de la guerre,

une lettre par laquelle le gouvernement du roi, après avoir exprimé

la surprise qu’il avait éprouvée en voyant la Commission prendre

une délibération sur une question qui rentre exclusivement dans

les attributions de la prérogative royale, refusait de recevoir la

communication qui lui était faite.

Voilà les faits, messieurs; la Chambre comprend qu’ils sont très

graves.

La majorité de la Commission a-t-elle eu tort ou raison de penser

que l’expédition de la Kabylie était dangereuse et impolitique?

A-t-elle, comme l’en accuse clairement le gouvernement, outre-

passé ses pouvoirs et ceux de la Chambre, en exprimant son opinion

à cet égard à M. le ministre de la guerre? C’est ce que nous allons

examiner.

La question de la Kabylie n’est pas nouvelle, messieurs il n’y en

a guère qui ait été déjà plus souvent examinée par le gouvernement

et les Chambres. Non-seulement elle avait été souvent l’objet d’un

examen, mais elle avait toujours reçu jusqu’ici la même solution de

la part’des grands pouvoirs de l’État. Toutes les Commissions qui

se sont occupées des affaires d’Afrique depuis plusieurs années, la

Commission de 1844, celle de 1845, celle de 1846, ont exprimé,

avec une énergie croissante, cette idée qu’une expédition ne devait

pas être faite dans la Kabylie. Le gouvernement n’a pas été moins

explicite. A plusieurs reprises, M. le maréchal Soult a exprimé de-

vant-la Chambre la même opinion. Cette opinion a été professée, il

y a peu de temps encore, par M. le ministre de la guerre. Il en a

fourni lui-même la preuve à la Commission, en faisant passer sous

ses yeux quelques parties de sa correspondance, avec M. le gouver-

neur général.

Maintenant, s’agit-il bien aujourd’hui de la même expédition de

la Kabylie dont il a été question jusqu’ici, ou d’une entreprise ayant

un autre caractère? On a parlé d’une promenade militaire, d’une

exploration pacifique. Messieurs, traitons sérieusement les choses

sérieuses. Qu’on dise, si l’on veut, qu’aujourd’hui l’expédition de

la Kabylie s’opère dans des circonstances plus favorables que celles

qu’elle eût précédemment rencontrées cela se peut. Mais qu’on ne

cherche pas à lui donner une physionomie nouvelle, sous laquelle

ceux même qui l’ont conçue et qui l’exécutent ne l’envisagent

point.

Le Moniteur algérien du 10 mai constate qu’on s’est étrangement trompé en France, si l’on a cru que toute la Kabylie avait fait sa soumission. Il y a encore trente à quarante lieues de Kabylie sur une largeur de vingt-cinq lieues, qui, sauf les trois tribus voisines de Bougie, ne renferment que des populations insoumises.

Le même jour, M. le gouverneur général annonce à celles-ci,

dans une proclamation, que l’armée va entrer sur leur territoire

pour en chasser les aventuriers qui y prêchent la guerre contre la

France. Il leur déclare qu’il n’a point le désir de combattre et de

dévaster les propriétés, mais que, s’il est parmi eux des hommes qui

veulent la guerre, ils le trouveront prêt à l’accepter.

N’équivoquons donc point, messieurs. Soumettre la Kabylie par les armes de même qu’on a déjà soumis le reste du pays, voilà, aujourd’hui comme précédemment, le but qu’on se propose.

Dix mille hommes d’excellentes troupes, divisés en deux corps d’armée, marchent en ce moment contre, les Kabyles. Quoique ceux-ci soient très-énergiques, et qu’ils soient retranchés dans des montagnes d’un accès difficile, ils plieront devant nos armes, cela est très-certain. Nous connaissons trop bien aujourd’hui les indigènes de l’Algérie et leur manière de combattre, pour pouvoir en douter. Il est possible et même probable que la prépondérance de nos forces rende la résistance peu prolongée, ou peut-être qu’elle la prévienne. Ce n’est pas là que sont les inconvénients et les périls de l’entreprise.

Qu’allons-nous faire en Kabylie? S’agit-il d’acquérir un pays où l’agriculture et l’industrie européenne puissent s’établir ? Mais la population y est aussi dense que dans plusieurs de nos départements. La propriété y est divisée et possédée comme en Europe. Le champ de la colonisation n’est donc pas là.

Si nous ne pouvons pas aller utilement sur le territoire des Kabyles, avons-nous du moins à craindre qu’ils ne viennent nous inquiéter sur le nôtre? M. le maréchal Bugeaud le disait lui-même à la Chambre Les populations de la Kabylie ne sont ni envahissantes, ni hostiles; elles se défendent vigoureusement quand on va chez elles, mais elles n’attaquent pas.

Leur soumission complète, il est vrai, la conquête de l’ancienne régence. Mais qui pressait de la compléter ? Noire bonne fortune avait voulu que nous rencontrassions en Algérie cette facilité singulière et que peu de conquérants ont trouvée d’un pays divisé en deux zones entièrement distinctes, et partagé entre deux races si complétement différentes, qu’on pouvait prendre chacune d’elles à part, la vaincre à loisir et la soumettre isolément. Est-il sage de négliger un si heureux hasard?

Nous allons vaincre les Kabyles; mais comment les gouvernerons-nous après les avoir vaincus?

La Chambre sait que la tribu kabyle ne ressemble en rien à la tribu arabe; chez l’Arabe, là constitution de la société est aussi aristocratique qu’on puisse la concevoir; en dominant l’aristocratie, on tient donc tout le reste. Chez le Kabyle, la forme de la propriété et l’organisation du gouvernement sont aussi démocratiques qu’on puisse l’imaginer dans la Kabylie, les tribus sont petites, remuantes, moins fanatiques que les tribus arabes, mais bien plus amoureuses de leur indépendance qu’elles n’ont jamais livrée à personne.

Chez elle, chaque homme se mêle des affaires publiques l’autorité qui la dirige est faible, l’élection y fait sans cesse passer le pouvoir de main en main. Si on voulait chercher un point de comparaison en Europe, on dirait que les habitants d’e la Kabylie ressemblent aux Suisses des petits cantons dans le moyen âge. Croit-on que d’ici à longtemps une telle population restera tranquille sous notre empire, qu’elle nous obéira sans être surveillée et comprimée par des établissements militaires fondés dans son sein; qu’elle acceptera avec docilité les chefs que nous allons entreprendre de lui donner, et que si elle les repousse, nous ne serons pas forcés de venir plusieurs fois, les armes à la main, les rétablir ou les défendre ?

Forcés d’administrer des peuplades qui sont divisées par des inimitiés séculaires, pourrons-nous prendre en main les intérêts des unes, sans nous attirer l’hostilité des autres ? Si nos amis et les dissidents, comme le dit la proclamation de M. le maréchal, se font entre eux la guerre, ne serons-nous pas forcés à intervenir de nouveau? La mesure qu’on prend aujourd’hui n’est donc que le commencement d’une grande série de mesures qu’il va falloir prendre; c’est évidemment le premier pas dans une longue route qu’il faudra de toute nécessité maintenant parcourir, et au bout de laquelle, messieurs, se trouve non un échec à nos armes, mais un accroissement inévitable de nos embarras en Afrique, de notre armée et de nos dépenses.

La Commission des crédits extraordinaires disait l’an dernier

Nous croyons que des relations pacifiques sont le meilleur, et

peut-être le plus prompt moyen d’assurer la soumission des Ka-

byles. Jamais prévision des Chambres ne s’était mieux et plus rapi-

dement réalisée déjà un grand nombre de tribus kabyles, attirées

par notre industrie, entraient d’elles-mêmes en relations avec nous

et s’offraient de reconnaître notre suprématie. Ce mouvement paci-

fique agitait celles même qui n’y cédaient point encore. N’était-il

pas permis de croire, messieurs, qu’au moment où la paix réussis-

sait si bien, on ne prendrait pas les armes?

Vous ne trouverez donc rien d’étrange à ce que votre Commis-

sion se soit émue comme vous-mêmes, en apprenant l’expédition

qu’on exécute.

Maintenant, la majorité de la Commission a-t-elle eu tort de ma-

nifester au gouvernement les impressions que cette nouvelle inat-

tendue faisait naître dans son sein? A-t-elle mérité qu’on refusât

même de l’entendre, en lui disant qu’elle outre-passait les pouvoirs

de la Chambre et qu’elle entreprenait sur les droits de la cou-

ronne ?

La Chambre comprendra que de tels reproches aient été vivement

ressentis et ne puissent rester sans réponse.

Comment! messieurs, le gouvernement a saisi la Chambre de

toutes les questions d’Afrique, en lui présentant les lois de crédits

nécessaires aux différents services; à son tour, la Chambre nous a

chargés d’examiner la situation des affaires en Algérie, et de lui

proposer le vote des crédits que nous croirons utiles survient, non

point un détail d’opérations militaires, mais un grand fait, un fait

entièrement nouveau et inattendu, qui doit bientôt changer la face

des affaires; l’effectif qu’on nous demande de fixer peut en être mo-

difié ces crédits, qu’on soumet à notre examen, en deviendront

sans doute insuffisants; et la Commission aura outre-passé ses pou-

voirs en faisant connaître au gouvernement que telles étaient à ses

yeux les conséquences inévitables de la résolution qu’il allait pren-

dre En vérité, cela peut bien se dire, mais ne saurait se compren-

dre. Ce que la Commission a fait ici, deux Commissions de la

Chambre l’avaient fait avant elle. Si celles-ci avaient agi inconstitu-

tionnellement, pourquoi le cabinet les a-t-il écoutées? Si elles étaient

restées dans les limites de la constitution, pourquoi ce même cabinet

refuse-t-il de nous entendre, et nous adresse-t-il un reproche qu’il ne

leur a pas adressé? Quant à la raison tirée de la forme que la ma-

jorité de la Commission aurait donnée à sa communication, la

Chambre nous permettra de ne pas tenir cette raison pour sérieuse.

Ce qui a été fait dans cette circonstance a été fait dans mille autres.

Tous les jours les Commissions, et surtout les Commissions de fi-

nances, mettent par écrit les observations et les avis qu’elles croient

devoir soumettre au gouvernement, et placent sous ses yeux une

rédaction qui précise leur pensée.

La Charte donne au roi, dit-on, la libre disposition des forces de

terre et de mer. Qui le nie? Avons-nous prétendu contester au roi

l’usage de cette prérogative, ou en gêner en quoi que ce soit l’exer-

cice ? empêchions-nous le gouvernement de permettre l’expédition

parce que nous l’avertissions qu’elle nous paraissait, comme elle

nous paraît encore., impolitique et dangereuse? Le gouvernement

restait assurément libre de l’entreprendre. Nous ne voulions qu’une

chose, dégager notre responsabilité, la vôtre, messieurs, et remplir

notre devoir.

La majorité de la Commission persiste à croire qu’elle aurait man-

qué à ses obligations les plus claires et les plus pressantes, si elle

eût agi autrement qu’elle n’a fait. Elle continue à penser que les

raisons qu’elle a données pour éclairer à temps le gouvernement sur

les résultats politiques et financiers de l’expédition qui allait se faire

étaient puissantes, et qu’il était plus facile de refuser de les entendre

que d’y répondre d’une manière convaincante.

EXAMEN DÉTAILLÉ DES CRÉDITS

SOLDE ET ENTRETIEN DES TROUPES, 15 M FR

C’est surtout en matière d’effectif que les prévisions des Cham-

bres sont sans cesse trompées, et que l’incertitude du chiffre réel

est toujours très-grande. La Chambre se souvient comment, en 1846,

elle a arrêté Je chiffre de l’armée d’Afrique à 94,000 hommes, et

comment le des crédits de 1846 nous a fait connaître que,

dans cette même année, le nombre des troupes existant en Afrique

a été réellement de 101,779 hommes.

La Commission avait d’autant plus lieu de craindre qu’il en fùt

de même aujourd’hui, qu’elle ne trouvait aucune concordance entre

le tableau de l’armée d’Afrique que M. le ministre de la guerre lui

communiquait, et celui qui résultait, tout à la fois, du même ta-

bleau publié en Afrique par les soins de M. le gouverneur général,

et du livret même d’emplacement qui avait été soumis à la Com-

mission sur sa demande. Dans l’un il apparaissait que nous avions

vingt-quatre régiments d’infanterie en Afrique, et dans les autres

vingt-un seulement; là on portait cinq régiments de cavalerie, et ici

quatre seulement.

M. le ministre de la guerre, entendu sur ce point, a reconnu qu’il

y avait en effet en Afrique trois régiments d’infanterie de moins et

un régiment de cavalerie de plus que ne semblait l’indiquer le ta-

bleau communiqué par lui. L’erreur provient de ce que, dans les

bureaux du ministère de la guerre, on s’est basé sur un état de

choses antérieur à la situation actuelle.

M. le ministre de la guerre, interrogé dans le sein de la Commis-

sion à l’occasion de l’effectif, sur le fait de savoir si, malgré l’expé-

dition de Kabylie, le chiffre de 94,COO hommes ne serait pas dé-

passé pour 1847, a déclaré positivement que non. Nous considérons

cette affirmation comme très-importante, et nous croyons devoir en

prendre acte.

Il est arrivé quelquefois de laisser en Afrique les soldats d’un

régiment dont on ramenait les cadres seulement en France. Votre

Commission croit devoir se prononcer hautement contre cette me-

sure, qui, à ses yeux, tendrait à désorganiser notre armée, et à y

détruire l’esprit de corps, si utile i conserver..

La question de l’effectif a naturellement amené l’attention de

votre Commission sur les différents emplois qu’on devait faire des

troupes en Afrique.

La majorité de la Commission, sans vouloir poser une base abso-

lue, adhère cependant fortemént au principe qu’on ne doit employer

les soldats qu’à des travaux ayant un caractère militaire, tels que

lortifications, retranchements, routes, hôpitaux, magasins, casernes.

Une minorité de la Commission a été plus loin, et a demandé que

l’interdiction d’occuper les troupes à d’autres choses qu’à des tra-

vaux militaires fût absolue et ne pût souffrir, en aucun cas, d’ex-

ception.

Vivres. L’effectif prévu au budget 1847 étant accru de

34,000 fr., il est naturel que les dépenses nécessaires aux vivres et

au chauffage croissent dans une proportion analogue. La Commis-

sion n’a donc pas fait difficulté d’allouer le crédit de 5,894,066 fr.

qui vous est demandé pour cet objet.

Mais elle a voulu se rendre un compte exact de la manière dont

on s’était procuré les vivres nécessaires à l’alimentation de nos trou-

pes. La Chambre comprend que cela importe beaucoup, non-seule-

ment au bien-être de l’armée, mais au développement de la colonisa-

tion européenne en Afrique. Voici, sur ce point, les renseignements

qui nous ont été fournis par M. le ministre de la guerre.

Pour que le tableau soit complet, nous y ajouterons ce qui se rap-

porte à la nourriture des chevaux et autres animaux attachés au

service de l’armée, anticipant ainsi quelque peu sur ce que nous au-

rons à dire au chapitre xv.

L’approvisionnement de l’armée se fait partie en Algérie, partie

au dehors. En blé, l’Algérie n’a fourni qu’un peu plus du tiers de

l’approvisionnement de l’armée1 durant les années 1845, 44 et 45

en orge, la moitié; en viande et en fourrage, la totalité.

1 La consommation moyenne de l’armée en blé, durant chacune de ces

trois années, a été de 191,095 quintaux, représentant un prix d’achat

de 3,273,112 fr.

Le blé a été payé moyennement, dans le pays. 15 fr. 46,21

Celui qu’on a tiré de l’étranger. 18 10,94

-Il valait, à la même époque, en France. 25 05,17

L’orge a été payée en Algérie 9 36 »

A l’étranger. 12 95 »

En 1846, la viande a manqué en partie; il a fallu faire venir des

boeufs d’Espagne.

Dans la même année, la récolte du foin ayant manqué, on a été

obligé d’acheter au dehors 207,300 quintaux de cette marchandise,

pour lesquels on a dépensé 2,694,471 fr. Il y a du foin qui est ainsi

revenu, prix d’achat et frais de transport compris, à 25 fr. 77 c. le

quintal.

On s’est plaint souvent et très-amèrement en Algérie de la ma-

nière dont l’Administration procède à l’approvisionnement de l’ar-

mée. Beaucoup de faits ont été cités, qui, tous, tendaient à prouver

que l’Administration négligeait quelquefois les ressources du pays,

ou ne consentait à les utiliser qu’en payant les denrées à vil prix,

tandis qu’elle allait s’approvisionner chèrement ailleurs. Ces plaintes

se sont surtout élevées à l’occasion des achats de fourrages. Plu-

sieurs cultivateurs d’Afrique ont prétendu que le prix que l’Admi-

nistration mettait à leurs fourrages annulait pour eux tout profit.

La Commission n’a pas pu vérifier ce qu’il y a de vrai, de faux ou

d’exagéré dans ces plaintes. Elle constate seulement qu’elles ont été

très-nombreuses et très-vives, et qu’elles doivent fixer, à un haut

point, l’attention de M. le ministre de la guerre. Ceci n’est point

seulement une question de subsistances et de budget, mais de poli-

tique et de colonisation.

La France a un très-grand intérêt à ce que les Européens d’Afrique produisent bientôt, en quantité suffisante, les denrées qui sont nécessaires à leur consommation et à celle de l’armée. Or, qu’on ne s’y trompe pas, le moyen le plus énergique et le plus efficace dont

on puisse se servir pour atteindre ce résultat, c’est de faire que l’écoulement de leurs produits soit régulier et facile, et que le prix en soit suffisant.

On doit le désirer également au point de vue de

l’intérêt financier du pays car, lorsque le travail sera rémunéra-

teur, les produits seront abondants, et, au bout d’un certain temps,

leur abondance fera naturellement baisser leurs prix.

Nous n’allons pas jusqu’à dire qu’il faille, dans la vue de donner

une prime à l’agriculture algérienne, acheter en Afrique les produits

plus cher qu’on ne les payerait ailleurs nous croyons seulement

qu’il serait peu politique et même peu économique de tendre à les

y obtenir à vil prix, ou de faire subir aux producteurs des condi-

tions difficiles à remplir. N’oublions pas que l’État est encore en

Algérie dans une situation très-exceptionnelle. Principal et quel-

quefois unique consommateur, il domine les marchés et y fixe les

prix. Que si, profitant de cette position particulière, il paralysait

les productions en n’achetant les produits qu’au-dessous de leur

valeur, ou en fixant des prix qui exclueraient la possibilité, ou même

la probabilité d’un profit raisonnable, il’ne nuirait pas seulement

aux cultivateurs d’Afrique, il se nuirait à lui-même, et, pour faire

un petit gain, il s’imposerait à la longue d’immenses dépenses.

Nous devons, du reste, dire à la Chambre que M. le ministre de

la guerre a paru aussi pénétré que nous-mêmes de ces vérités, et

a exprimé la volonté d’en faire l’application continue.

CHAPITRE XXIX

SERVICES MILITAIRES INDIGÈNES, 0,45M FR.

Le gouvernement demande un crédit de 432,000 fr., pour main-

tenir à 200 hommes l’effectif des escadrons de spahis dans la pro-

vince de Constantine. Votre Commission approuve cette dépense.

Avant l’ordonnance du 21 juillet 1845, la province de Constan-

tine possédait 8 escadrons de spahis, qui, à 200 hommes par esca-

dron, donnaient 1,600 cavaliers. Si les 8 escadrons étaient réduits

à 6, et l’effectif de chaque escadron à 150 chevaux, il en résulterait

la nécessité de licencier 700 cavaliers. Il y aurait beaucoup d’incon-

vénients à prendre une telle mesure.

La création des escadrons de spahis a eu dans toute l’Algérie cet avantage, d’attirer sous nos drapeaux et de retenir dans nos rangs les indigènes, qui, ayant le goût et l’habitude du service militaire, iraient probablement servir nos ennemis s’ils ne nous servaient pas

nous-mêmes. Mais leur utilité dans la province de Constantine est plus directe encore et bien plus grande. Là, les escadrons de spahis ne sont pas formés d’aventuriers; ‘c’est l’aristocratie militaire du pays qui les compose. Dans la province de Constantine, les spahis ne sont pas seulement un des éléments de la force matérielle, ils forment un grand moyen de gouvernement. Il serait bien imprudent de licencier une pareille troupe. Nous ajoutons qu’il faut bien prendre garde de dégoûter de notre service les hommes qui le composent. Une application trop habituelle, trop minutieuse, trop détaillée et trop stricte de notre discipline européenne, aurait vraisemblablement ce résultat. L’Arabe des hautes classes ne pourrait pas supporter longtemps de telles gênes. Que voulons-nous en créant des corps indigènes? Obtenir une force militaire, sans doute; mais c’est là l’objet secondaire. Ce que nous voulons surtout, c’est attacher dans notre armée, à notre service, des hommes du pays, connaissant le pays et y exerçant de l’influence. Ne nous laissons pas éloigner de ce second but, qui est le principal, en voulant trop nous rapprocher du premier.

CHAPITRE XXXI

SERVICES CIVILS, 307,900 FR.

Le gouvernement demande qu’on lui alloue un crédit de 8,100 fr.

pour créer une justice de paix à Coléah. La Commission pense que

la création est utile, et elle ne vous proposera pas de refuser le cré-

dit. Toutefois, elle ne peut s’empêcher de remarquer qu’un pareil

article aurait été mieux placé au budget que dans la loi, des crédits

extraordinaires. La ville de Coléah est occupée par les Européens

depuis longtemps. Sa population européenne a peu varié depuis

quelques années. Rien n’annonce que ses développements doivent

être rapides. Le besoin qui se manifeste aujourd’hui n’a donc rien

d’imprévu ni de particulièrement pressant, et la place du crédit en

question devait évidemment se trouver au budget.

Dans ce même chapitre XXXI, un crédit de 507,900 fr. vous est

demandé pour accroître de 126 employés les services financiers, et

pourvoir à leur installation.

La Commission a déjà eu l’occasior. d’exprimer son opinion à ce

sujet. Ce qui surabonde en Afrique, ce sont les administrations cen-

traies; ce qui manque plus ou moins partout, ce sont les agents

d’exécution. La Commission ne propose donc pas à la Chambre de

refuser le crédit, mais elle espère que le gouvernement ne se bor-

nera pas à accroître le personnel des services, et qu’il sentira la

nécessité urgente de les réorganiser.

25,000 fr. sont demandés à ce même chapitre pour développer

le service de la conservation des forêts. Nous vous proposons d’ac-

corder ce crédit. L’Algérie possède un grand nombre de forêts, dont

plusieurs promettent des ressources très-précieuses. Il importe que

ces forêts, celles surtout qui avoisinent les terrains métallurgiques,

soient bientôt mises en état de pouvoir être aménagées. Rien ne

serait plus propre à amener une population européenne sur le sol de

l’Afrique, que d’y faciliter l’exploitation sur place du minerai que

certaines portions du sol algérien recèlent en abondance. Autour de

l’usine s’établirait bientôt le village. Mais, pour prospérer, ces en-

treprises si utiles à l’avenir de la colonisation du pays ont besoin de

trouver à leur portée le combustible qu’elles emploient. Ce combus-

tible existe dans les forêts voisines des mines. Il est très à désirer

qu’on puisse bientôt en tirer parti.

CHAPITRE XXXII

COLONISATION, 0,2 F

Un crédit de 200,000 fr. est demandé à la Chambre pour acheter l’établissement de villages à la Stidia et à Sainte-Léonie. 900 Allemands des deux sexes et de tout âge ont été transportés par les soins du gouvernement, aux mois de septembre et d’octobre 1846, sur la côte d’Afrique, et débarqués à Oran. Ces étrangers étaient affaiblis par la misère et la maladie. Ils arrivaient sans ressources; un très-grand nombre avait déjà succombé dans la traversée, un plus grand’ nombre encore mourut peu après être arrivés. Il est vraisemblable qu’ils eussent presque tous péri, si on n’était venu à leur aide. Par les ordres de M. le gouverneur-général, ils furent conduits dans les environs de Mostaganem, sur les territoires de la Stidia et de Sainte-Léonie. Là on les nourrit, on leur bâtit des maisons, on défricha et on sema leurs champs en un mot, on leur donna les moyens de vivre qu’ils n’avaient pas. Le crédit qu’on vous demande est destiné à continuer cette oeuvre de charité publique, plus encore que de colonisation.Votre Commission ne vous propose pas de repousser un crédit qui a un pareil objet.

Elle a approuvé qu’on fût venu au secours de cette malheureuse population, que nous ne pouvions laisser périr sur les rivages de l’Algérie, après l’y avoir conduite nous-mêmes. Mais elle s’est étonnée qu’on l’y eût conduite.

Interrogé sur ce point, M. le ministre de la guerre a répondu que les Allemands dont il est question avaient originairement l’intention de se rendre au Brésil. Arrivés à Dunkerque, ils manquaient de moyens de transports et de ressources pour s’en procurer, et ils devenaient un sujet d’embarras et d’inquiétude pour la ville. L’affaire fut soumise au conseil des ministres, qui décida que ces étrangers seraient immédiatement transportés en Algérie.

11 est permis de regretter vivement, messieurs, que cette décision ait été prise; elle n’était conforme ni à l’intérêt de la colonisation de l’Afrique, ni à celui du Trésor, ni même à l’intérêt bien entendu de l’humanité.

CHAPITRE XXXIII

TRAVAUX CIVILS, 1,8M F.

Nous vous proposons d’admettre le crédit de 1,800,000 fr. des-

tiné à donner une impulsion plus grande aux travaux publics.

Parmi ces travaux, nous croyons devoir signaler particulièrement à

l’attention de la Chambre, ceux des routes; il n’y en a pas, à nos

yeux, qui concourent d’une manière plus efficace à l’établissement et

an maintien de notre domination en Afrique, ni auxquels il soit sage

d’attribuer des fonds plus considérables.

A quelque point de vue qu’on se’place, l’utilité des routes paraît

très-grande.

S’agit-il des intérêts du Trésor? La création des principales routes,

d’abord coûteuse, amènera bientôt une économie très-grande. L’État

est obligé, tous les ans, de transporter de la côte à l’intérieur, des

vivres, du mobilier, des matériaux de toute espèce. La Chambre a

pu voir dans le dernièrement présenté par l’honorable

M. Allard, au nom de la Commission des crédits supplémentaires et

extraordinaires de 1846 et 1847, p. 69, que, dans l’année 1846,

la dépense qui est résultée de l’état des routes et de l’obligation où

on a été d’y faire presque toujours les convois à dos de mulet, n’a

pas élevé le prix des transports à moins de 43 pour 100 de la valeur

des objets transportés. Cette dépense ne peut être représentée par

un chiffre moindre de 13 millions. M. le eur ajoute que, si

l’on tient compte de plusieurs dépenses très-considérables qui sont

également motivées par l’état des chemins, telles que celles qui sont

nécessaires pour entretenir, dans les équipages militaires, un ma-

tériel et un personnel disproportionnés avec les forces numériques

de l’armée, on doit conclure qu’on peut porter à 16 millions la part

du budget absorbée chaque année en Afrique par les transports de

toute nature.

Il est hors de doute que s’il existait, entre les principaux postes de l’intérieur et la côte, des routes sur lesquelles les voitures pussent habituellement passer, le personnel et le matériel des équipages militaires pourraient être fort réduits; par suite de la même cause, les prix réclamés par les entreprises particulières des transports seraient considérablement diminués, et de l’ensemble de ces deux circonstances naîtrait une grande économie pour le Trésor.

De bonnes routes ne serviraient pas moins les intérêts de notre domination que ceux de nos finances. C’est par l’ouverture des routes que s’est achevée la pacification de toutes les populations longtemps insoumises. Les routes font plus que de faciliter les mouvements de la force matérielle elles exercent une puissance morale qui finit par rendre cette force inutile. Les routes ne donnent pas seulement passage aux soldats, mais à la langue, aux idées, aux usages, au commerce des vainqueurs.

Les routes ont, de plus, en Afrique, cet avantage particulier et immense, de concourir de la manière la plus efficace aux progrès de la colonisation, de quelque façon que celle-ci soit entreprise.

Les routes servent directement la colonisation en donnant aux nouveaux habitants des moyens faciles de communiquer entre eux, et de transporter leurs produits sur les marchés où ils doivent les vendre le plus cher, et d’aller chercher la main-d’œuvre là où ils peuvent l’obtenir à plus bas prix. Elles la servent indirectement, en procurant aux colons de grands profits.

Partout où le transport se fait à dos de bêtes de somme, ce sont les Arabes qui en profitent. Aujourd’hui ils perçoivent la plus grande partie des treize millions dont parle le de l’honorable M. Allard. Partout, au contraire, où le transport par voiture peut se faire, .c’est l’Européen seul qui s’en charge. Sur tous les

points où des routes existent déjà en Algérie, des entreprises de

roulage se sont fondées, des fermes se sont établies le long de ces

routes pour fournir les chevaux dont ces entreprises avaient besoin.

A l’aide de ces animaux, et grâce au profit que donnent les entre-

prises de roulage, les terres d’alentour ont été cultivées, et la po-

pulation européenne a pris possession du sol, non-seulement sans

qu’il en coûtât rien à l’État, mais avec économie pour lui. Généra-

lisez la cause, vous généraliserez l’effet.

De tout l’argent qu’on dépense en Afrique, le plus utilement em-

ployé, aux yeux de la Commission, est assurément celui qu’on con-

sacre aux routes.

La Commission des crédits extraordinaires d’Afrique croirait

manquer à son devoir, si elle laissait passer le chapitre des travaux

publics en Algérie, sans exprimer les vifs regrets que lui fait éprou-

ver l’état d’incertitude qui règne encore sur le plan définitif du

port d’Alger. 11 n’appartient pas à la Commission de discuter les

différents systèmes qui ont été successivement produits à l’occasion

de ce grand travail, et qui se disputent encore la volonté du gou-

vernement mais elle déplore qu’après tant d’années écoulées et des

sommes déjà si considérables dépensées, on en soit encore à se de-

mander ce qu’on doit faire.

L’an dernier, le gouvernement avait solennellement promis qu’il

indiquerait cette année aux Chambres la solution à laquelle il s’é-

tait arrêté. Cependant on délibère encore, et rien ne peut faire

connaître avec précision quand enfin on pourra prendre un parti.

Il faut cependant, messieurs, qu’un tel état de choses ait un terme;

le prolonger serait compromettre nos plus graves intérêts, et nous

exposer à jouer un rôle peu sérieux aux yeux du monde.

(Suit le texte du projet de loi, amendé par la commission.)

Vue 496 sur 663

FAIT A LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS AU NOM DE LA COMMISSION

CHARGÉE DE L’EXAMEN DU PROJET DE LOI PORTANT DEMANDE D’UN CRÉDIT

DE 5 MILLIONS DE FRANCS POUR LES CAMPS AGRICOLES DE L’ALGÉRIE (2 JUIN 1847).

Nous n’entreprendrons pas de démontrer à la Chambre que l’éta-

blissement paisible d’une population européenne sur le sol de l’Afri-

que serait le moyen le plus efficace d’y asseoir et d’y garantir

notre domination. Cette vérité a été mise bien des fois en lumière,

et nous n’avons rien à dire ici, sinon que votre Commission l’a ad-

mise comme démontrée.

Deux membres seulement, sans nier l’utilité du résultat à at-

teindre, ont contesté qu’il fût humain et sage de tenter une sem-

blahle entreprise.

Le pays qu’il s’agit de coloniser, ont-ils dit, n’est pas vide ou peuplé seulement de chasseurs, comme certaines parties du Nouveau-Monde. Il est déjà occupé, possédé et cultivé par une population agricole et souvent même sédentaire. Introduire dans un tel

pays une population nouvelle, c’est y éterniser la guerre et y préparer la destruction inévitable des races indigènes.

Ils ajoutaient Le climat, d’ailleurs, nous en repousse. Des ex-

périences nombreuses ont prouvé que l’Européen ne s’y acclimate

jamais, et que ses enfants ne peuvent y vivre.

Ces objections, messieurs, quelque graves qu’elles pussent pa-

raître en elles-mêmes, et quelques force qu’elles empruntassent au

talent de ceux qui les présentaient, n’ont point arrêté la Com-

mission.

Vue 497 sur 663

486

Le pays est occupé, il est vrai, mais il n’est ni rempli, ni même, à vrai dire, possédé. La population indigène y est très-rare et très clairsemée. On peut donc introduire la population conquérante sur le sol, sans gêner la population vaincue.

Étudiez l’histoire du pays, considérez les usages et les lois qui le régissent, et vous verrez que nulle part il ne s’est rencontré des facilités plus grandes et plus singulières pour mener paisiblementet à bien une telle entreprise. Nous ne ferons que les rappeler très sommairement à la Chambre.

Ou a remarqué que, partout où, depuis longtemps, la société est instable et le pouvoir tyrannique, les propriétés particulières de l’État sont très-nombreuses et très-vastes. C’est le fait qui se manifeste en Algérie. Le domaine public y a des proportions immenses, et les terres qu’il possède sont les meilleures du pays. Nous pouvons distribuer ces terres aux cultivateurs européens sans blesser le droit de personne.

Une partie des terres des tribus peut recevoir une destination analogue.

Ce n’est ni le temps, ni le lieu d’exposer et de discuter devant la Chambre les règles sur lesquelles repose le droit de propriété en Afrique. Ces questions sont très-obscures en elles-mêmes, et l’on est encore parvenu à les obscurcir et à les embrouiller beaucoup, en voulant leur imposer une solution unique et commune que la diversité des faits repousse. Nous nous bornerons donc à établir comme vérités générales et incontestables, que, dans beaucoup d’endroits, la propriété individuelle et patrimoniale n’existe pas; que, dans beaucoup d’autres, la propriété commune des tribus n’est appuyée elle-même sur aucun titre, et qu’elle résulte de la tolérance du gouvernement plutôt que d’un droit.

Ce sont là, messieurs, des circonstances rares et particulières qui

rendent assurément notre œuvre plus aisée que celle de la plupart

des conquérants.

La Chambre comprendra d’abord sans peine qu’il est plus facile

d’introduire une population nouvelle sur un territoire qui n’est

possédé qu’en commun, que sur un col où chaque pouce de terre

est défendu par un droit et un intérêt particulier. On peut égale-

ment comprendre que dans une contrée où la propriété est assez

rare pour que la plupart des particuliers et une partie des tribus

mêmes en soient privés, et où elle existe assez, cependant, pour que

tous connaissent ses charmes et la désirent avec ardeur, que dans

une telle contrée il y ait presque toujours une transaction qui s’offre

d’elle-même. Il est facile d’amener une tribu qui a un territoire

trop vaste pour elle, mais qu’elle ne possède pas, à en céder une

partie, à la condition d’obtenir la propriété incommutable du reste.

Le titre qu’on donne est le prix de la terre qu’on retient.

Ainsi, il n’est pas exact de dire que l’introduction d’agriculteurs

européens sur le sol d’Afrique est une mesure dont exécution est

impraticable. Sans doute, elle présente des difficultés et pourrait

même offrir de grands périls si on y procédait au hasard, et si elle

n’était pas conduite par une main habile, humaine et délicate;

.nous ne le contestons pas nous nous bornons à dire ici que le suc-

cès en est possible et sur certains points facile.

Mais qu’importe, dit-on, que vous ayez préparé le sol, si l’Euro-

.péen ne peut y vivre

Votre Commission, messieurs, ne saurait admettre que les faits

justifient de semblables craintes.

Un mot d’abord sur la santé des Européens adultes. Il est incon-

testable que quand nos troupes, en Afrique, ont été exposées, sans

abri, à l’intempérie des saisons ou à des fatigues excessives, il y a

eu parmi elles beaucoup de malades. Il est hors de doute encore

que quand des populations civiles ont été placées dans des lieux

malsains ou se sont trouvées réduites à toutes les horreurs du be-

soin et de la misère, la mort a sévi très-cruellement parmi

elles. Mais ces funestes événements tenaient-ils aux circonstances

ou au pays lui-même? Toute la question est là. Nous pourrions

citer bien des faits pour prouver que la mortalité est due bien

moins au climat lui-même qu’aux circonstances particulières et

passagères dans lesquelles les Européens se sont trouvés; mais pour

atteindre ce but, nous croyons qu’il suffira de faire une seule re-

marque.

Ce qui éprouve le plus la santé des Européens dans les pays

‘chauds, personne ne l’ignore, c’est le travail manuel pendant l’été

et en plein air. Les mêmes hommes qui, sous le tropique, se por-

tent bien quand ils peuvent éviter, dans leurs travaux, la chaleur

du jour, sont exposés à de grands périls quand ils la bravent. Le

travail au soleil est l’épreuve définitive et le signe cerlain auquel on

peut juger l’influence réelle qu’exerce le climat d’un pays cnaud

sur les différents organes de l’Européen.

Or, cette épreuve a été faite cent fois par les troupes, et ses ré-

sultats ont été constatés officiellement. L’armée a exécuté en Afri-

que d’immenses travaux; elle a fait des routes, des hôpitaux, des

casernes elle a défriché, labouré, récolté. Toutes les fois que les

troupes se sont livrées à ces travaux dans des lieux sains, la santé

des soldats n’en a pas été altérée. On a même constamment remar-

qué que le nombre des malades et des morts était moindre parmi

des troupes ainsi occupées, que dans le sein des garnisons. Nous en

appelons avec confiance, sur ce point, au témoignage des chefs et

des médecins de notre armée.

11 est plus difficile, quant à présent, de bien constater l’effet du

climat de l’Algérie sur la santé des enfants.

Nul doute que, dans plusieurs localités, la mortalité des enfants

en bas âge n’ait été très-grande et hors de toute proportion avec

les moyennes d’Europe. Mais il n’y a pas lieu de s’en étonner,

quand on songe aux circonstances particulières au milieu desquelles

ces faits se sont produits. La plupart de ces enfants, que la mort a

enlevés, -avaient été amenés récemment d’Europe par des parents

pauvres, qui, en Europe même, appartenaient au rebut de la po-

pulation. On conçoit sans peine que de tels enfants, nés au milieu

de la misère, quelquefois du désordre des mœurs, exposés, en ve-

nant au monde, à toutes les chances de maladie que présente un

établissement nouveau sous un climat inconnu, aient succombé en

très-grand nombre. Il leur est arrivé ce qui arrive, même parmi

nous, à tant d’êtres malheureux qui sont nés de parents vicieux,

ou qui manquent des soins indispensables à leur âge. On sait que

ces enfants dépassent rarement les premières années de la vie. En

France, il est constaté que les trois cinquièmes des enfants trouvés

meurent avant d’être parvenus à l’âge d’un an, et les deux tiers,

avant d’avoir atteint leur douzième année. Faut-il en conclure que

le climat de la France s’oppose à la reproduction de l’espèce hu-

maine ?

L’enfant né en Afrique de parents sains et aisés, élevé par eux

dans une ville ou dans un village déjà fondé, l’enfant qu’on traite

avec toutes les précautions que l’hygiène particulière du pays com-

mande, est-il atteint de plus de maladies et exposé à de plus gran-

des chances de mort, que l’enfant né sur les rivages de la Provence,

par exemple, et placé dans des circonstances analogues? Cette com-

paraison a été faite; elle n’a point été de nature à justifier les

craintes qu’on exprime.

Que la Chambre nous permette donc d’écarter toutes les raisons

qui pourraient faire croire qu’on ne doit point coloniser en Afrique,

pour concentrer son attention sur le seul point de savoir quelle mé-

thode de colonisation il convient de suivre.

Le moyen le plus efficace pour bien comprendre ce qu’il faut

faire, est de bien savoir ce qui a été déjà fait. Ce qui existe aujour-

d’hui en matière de colonisation, est le point de départ nécessaire

de toutes les résolutions qui sont à prendre. Parlons d’abord de la

zone maritime, qui est la véritable zone de colonisation, et occu-

pons-nous de la province d’Alger.

Autour de trois villes indigènes, rebâties en partie et peuplées

aujourd’hui principalement par les Français, Alger, Coléah et

Blidah, plusieurs fermes européennes et un assez grand nombre de

villages ont été déjà entrepris ou fondés. Tandis que les campagnes

qui avoisinent Alger et Blidah se peuplaient lentement, et que les

populations agricoles y languissaient, comme nous le dirons tout à

l’heure, Alger et Blidah faisaient voir une prospérité extraordinaire.

Le nombre des habitants s’y accroissait avec rapidité, de nouveaux

quartiers s’y élevaient sans cesse; de grandes fortunes s’y créaient

d’un jour à l’autre par la vente des terrains à bâtir ou le louage des

maisons nouvellement bâties.

Depuis près d’un an, une crise financière et industrielle des plus

violentes a atteint ces villes, en a arrêté l’essor, y a ralenti et pres-

que arrêté le mouvement des affaires.

Cette crise tient à plusieurs causes 1 que nous n’avons pas à re-

1 On a attribué cette crise à beaucoup de causes diverses aux embar-

ras financiers des places de France, qui ont ralenti le mouvement des

capitaux français vers l’Afrique, aux inquiétudes que la dernière insurrec-

tion des indigènes a répandues, au ralentissement des travaux publics

dans la colonie, aux payements tardifs ou incomplets qui ont été faits par

l’État à ses entrepreneurs, ou même à ses ouvriers, et enfin aux retards

qui ont été apportés à l’établissement d’un comptoir de la Banque.

On ne saurait nier que tous ces faits n’aient exercé une influence con-

sidérable sur l’événement mais la cause principale qui l’a fait naitre est

plus générale et plus simple. Il ne faut la chercher que dans l’excès de la

chercher ici; c’est de la colonisation agricole surtout que le

s’occupe. Tant que nous aurons en Afrique une grande armée, nous

y créerons facilement des villes. Amener et retenir sur le sol des

populations agricoles, tel est le vrai problème à résoudre.

Autour d’Alger, sur une largeur de huit ou dix kilomètres, se

trouvent des jardins où la terre, cultivée avec soin, produit immen-

spéculation, et dans la création d’une masse énorme de valeurs fictives ou

très-exagérées, que le temps a enfin réduites à leur proportion véritable.

Il serait difficile de peindre à quels emportements se sont livrés les spé-

culateurs d’Alger et de Blidah, en matière de maisons. A peine ce qui

s’est passé en France en 1825 peut-il en donner une idée. Des terrains

qui, jusque-là, ne pouvaient trouver d’acquéreurs, se sont tout à coup

vendus presque aussi cher que ceux qu’on achète dans les quartiers les

plus riches et les plus populeux de Paris. Sur ce sol nu se sont élevées

des maisons magnifiques. Ces terrains étaient achetés non en capital,

mais en rentes; ces maisons étaient bâties, non par la richesse acquise,

mais par le crédit. Sur le rez-de-chaussée, on empruntait de quoi élever

le premier étage, et ainsi de suite. Les maisons passaient en plusieurs

mains avant d’être achevées, le prix en doublait ou en triplait d’un jour à

l’autre; elles se louaient avant qu’on en eût posé le faite. Quand on n’a-

vait point de gages à donner, on se soumettait à un intérêt prodigieuse-

ment usuraire. Comme on voyait dans ces deux villes le nombre des habi-

tants s’accroître sans cesse, on croyait à une prospérité sans limites; on

n’apercevait pas que la plupart des nouveaux arrivants étaient attirés par

ce grand mouvement industriel lui-même. La population occupée à bàtir

les maisons nouvelles s’installait dans les maisons anciennement bâties

et faisait augmenter tous les jours le prix des loyers. Le moment est

arrivé où cette prospérité illusoire s’est dissipée, où il a fallu reconnaître

la proportion exacte qui se rencontrait entre le capital ainsi engagé et le re-

venu produit. De ce moment la crise a commencé, et on peut croire qu’elle

durera jusqu’à ce que le prix des maisons soit arrivé à représenter exac-

tement, non la valeur fictive et passagère que la spéculation avait donnée

aux immeubles, mais leur valeur réelle et constante.

Ces maux sont grands, sans doute, mais ils apportent avec eux un en.

seignement qui est utile. An lieu de s’occuper à cultiver les terres, la

plupart des colons d’Alger, ou de ceux qui sont venus avec quelques capi-

taux dans ce centre de nos établissements en Afrique, n’ont songé qu’à

spéculer dans l’intérieur des villes. La crise actuelle apprendra à ceux qui

voudraient imiter leur exemple que, dans un pays nouveau, il n’y a qu’un

moyen efficace de s’enrichir, c’est de produire que c’est sur l’agriculture

environnante que s’asseoit la véritable prospérité des populations urbaines,

et qu’il ne saurait y avoir de villes grandes et riches qu’au milieu d’un

territoire cultivé et civilisé.

sément, fait vivre une population assez dense, et donne à ses pos-

sesseurs de grands revenus; c’est au delà de cette zone de jardins,

sur les collines du Sahel et dans les plaines de la Mitidja, que l’agri-

culture proprement dite commence.

La Chambre n’a pas besoin que nous lui rappelions dans quelles

circonstances la plupart des terres du Sahel et de la Mitidja sont

passées des mains indigènes dans des mains européennes. Elle sait

quel étrange désordre dans la propriété foncière est résulté de ces

achats faits au hasard, dans l’ignorance des vrais propriétaires et des

vraies limites, et dans des vues d’agiotage plus que de culture. Ce

qui importe de savoir en ce moment, c’est ce que la terre est deve-

nue dans les mains de ceux qui la possèdent.

La plupart des grandes propriétés européennes, dans la plaine de

la Mitidja et même dans le Sahel, sont encore inhabitées et incultes.

L’incertitude même de la propriété et de ses limites est une des

causes principales de cet état de choses, mais ce n’est pas la seule.

Dans l’origine, le peu de sécurité du pays; depuis, l’absence de rou-

tes l’éloignement des marchés pour beaucoup de propriétaires; pour

quelques-uns, au contraire, le voisinage d’une grande capitale qui

semblait devoir accroître bientôt la valeur des terres sans qu’on eût

la peine de les défricher, et donnait des chances prochaines et heu-

reuses à l’agiotage, ont été autant de raisons accessoires qui expli-

quent, sans le justifier, l’abandon dans lequel tant de terrains fer-

tiles ont été laissés.

Il ne faut pas pourtant s’exagérer le mal. Il est très-inexact de

dire que les grands propriétaires européens n’aient rien fait autour

d’Alger. Dans le Sahel, plusieurs propriétés considérables ont été

défrichées, bâties, plantées, mises en bon par eux. Dans la

plaine de la Mitidja, de grands établissements d’agriculture ont été

fondés ou se fondent en ce moment; on n’évalue pas à moins de

1,800,000 fr, le capital déjà engagé dans ces entreprises.

Un certain nombre de terres possédées encore et cultivées par des

propriétaires arabes, et le territoire où végètent de petites tribus in-

digènes, remplissent l’espace qui se trouve entre les fermes euro-

péennes et les villages. C’est de ceux-ci que nous allons maintenant

parler.

Tous les villages des environs d’Alger n’ont pas été créés de la

même manière.

Dans les uns, on s’est borné à fournir aux colons, indépendam-

ment du sol, des secours pour bâtir leurs maisons et pour défricher

leurs terres. Dans d’autres, l’État a été plus loin il a bâti lui-même

les maisons et a défriché une partie du sol quelques villages ont

été fondés à l’entreprise, c’est-à-dire que l’État a accordé certains

priviléges ou a donné certains secours à un particulier qui s’est

chargé d’y établir les habitants. Enfin, dans les trois villages de

Fouca, de Mahelma et de Beni-Mered, la plus grande partie de la po-

pulation a été composée de colons sortis de l’armée, ou de soldats

soumis encore aux lois militaires. Nous reviendrons sur ce dernier

fait pour l’examiner à part.

Au fond de ces diversités extérieures, les mêmes idées se retrou-

vent partout.

L’État ne s’est borné nulle part à faire les seules dépenses d’utilité

publique, à élever les fortifications, à fonder les églises, les écoles,

à établir les routes. Il a été plus loin il s’est chargé de faire pros-

pérer les affaires des particuliers, et il leur a fourni, en tout ou en

partie, les moyens de s’établir sur le sol. Les familles qu’il a placées

dans les villages appartenaient presque toutes aux classes les plus

pauvres de l’Europe. Rarement apportaient-elles un capital quel-

conque. La portion du sol que l’administration leur a distribuée a

toujours été très-minime. Ces lots ont rarement atteint et presque

amais dépassé dix hectares. Établir aux frais du Trésor une popula-

tion purement ouvrière sur le sol de l’Afrique, telle semble avoir

été la pensée-mère.

La Chambre n’attend pas de nous que nous lui fassions connaître

en détail l’histoire de chacun de ces villages. Nous nous bornerons

à indiquer, d’une manière générale, les impressions que leur vue

Suggère.

On a fort exagéré, en parlant d’eux, le bien et le mal. On a dit

que tous les hommes qui les habitaient étaient sortis de la lie des

sociétés européennes que leurs vices égalaient leur misère. Cela

n’est pas exact. Si l’on envisage- dans son ensemble la population

agricole d’Afrique, elle paraîtra tout à la fois au-dessous et au-des-

sus de la plupart des populations de même espèce en Europe. Elle

semblera moins régulière dans ses i.iceurs, moins stable dans ses

habitudes, mais aussi plus industrieuse, plus active et bien plus

énergique. Nulle part le cultivateur européen ne s’est mieux et plus.

Vue 504 sur 663

493

aisément familiarisé avec l’abandon, avec la maladie, le dénuement,

la mort, et n’a apporté une âme plus virile et, pour ainsi dire, plus

guerrière, dans les adversités et dans les périls de la vie civile.

On a dit surtout que toutes les dépenses que l’État avait faites

pour ces villages étaient perdues, que les résultats obtenus de cette

manière étaient nuls. C’était encore outrer le vrai.

Pour rester dans les limites exactes de la vérité, il faut se borner

à dire que le résultat obtenu par l’État est entièrement hors de pro-

portion avec l’effort qu’on a fait pour l’atteindre.

Les villages ainsi fondés n’ont eu, en général, jusqu’à présent,

qu’une existence très-chétive et très-précaire, plusieurs ont été dé-

cimés et sont encore désolés par la maladie, presque tous par la mi-

sère. Encore aujourd’hui le gouvernement, après les avoir créés, est

contraint de les aider à vivre. La plupart d’entre eux cependant ne

disparaîtront pas. Déjà il s’y rencontre des germes très-vivaces de po-

pulation agricole. Dans ceux même qui vont le plus mal, il est rare

qu’on n’aperçoive pas, au milieu d’une foule très-misérable ou peu

prospère, quelques familles qui tirent bon parti de leur position et

ne se montrent pas mécontentes de leur sort.

Il serait, du reste, peu juste d’attribuer au système lui-même tous

les malheurs individuels et toutes les misères publiques qui en sont

sortis. Les fautes de tous genres commises dans sa pratique entrent

pour beaucoup dans les causes de ses revers.

Sur ce point, le gouvernement de la métropole et l’administration

de la colonie méritent également de sévères critiques.

Si l’on songe que les colons envoyés aux frais de l’État pour culti-

ver l’Afrique, ont été rassemblés avec si peu de soin que beaucoup

d’entre eux étaient absolument étrangers à l’agriculture ou for-

maient la partie la plus pauvre de notre population agricole; qu’après

avoir attendu pendant des mois, et quelquefois des années, dans les

rues d’Alger, la concession promise, livrés à tous les maux physi-

ques et moraux que l’oisiveté, la misère et le désespoir engendrent,

ces hommes si mal préparés ont été placés souvent dans des lieux

mal choisis, sur un sol empesté ou tellement couvert de broussailles,

qu’un hectare situé de cette manière devait coûter plus cher à défri-

cher qu’il n’eût coûté en France à acquérir; si l’on ajoute enfin à

toutes ces causes de ruine l’influence journalière d’une administra-

tion incohérente et, par conséquent, imprévoyante, tout à la fois

Vue 505 sur 663

494

inerte et tracassière, il sera permis de douter qu’à de telles condi-

tions on eût pu créer des villages prospères, non pas seulement en

Algérie, mais dans les parties les plus fertiles de la France.

Il est incontestable que ces causes accidentelles ont contribué à la

ruine d’un grand nombre de colons. Quelles sont maintenant les cir-

constances particulières qui ont produit la prospérité de quelques-

uns ?

Une première remarque frappe d’abord. Nulle part le succès des

colons n’a été en avec les sacrifices que l’État s’est impo-

sés pour eux, mais en raison de circonstances qui étaient presque

étrangères à celui-ci ou qu’il n’avait fait naître qu’indirectement,

telles que la fertilité particulière du lieu, des qualités rares chez

les colons, le voisinage d’un marché, le passage d’une route.

Parmi ces circonstances, la plus ordinaire et la plus digne d’être si-

gnalée a été la présence d’un capital suffisant, soit dans les mains

du colon lui-même, soit dans celles de ses voisins.

Il y a des villages, tels que celui de Saint-Ferdinand, par exem-

ple, où l’État a poussé si loin la sollicitude, qu’il a bâti lui-même

au colon une demeure très-supérieure à la maison de presque tous

les cultivateurs aisés de France; autour de cette habitation, il a dé-

friché quatre hectares de terre fertile. Il a placé dans cette ferme

une famille à laquelle il n’a imposé que l’obligation de lui payer

1,500 fr. dont même il n’a pas exigé le versement; il lui a donné

des semences, il lui a prêté des instruments de travail. Qu’est-il ad-

venu, messieurs? Aujourd’hui, la plupart de ces familles ont été obli-

gées de vider les lieux. Elles n’ont pas eu le temps d’attendre que la

prospérité fût venue.

Comme, en donnant la maison et le champ, l’État ne leur avait

point fourni les moyens d’y vivre, qu’elles n’avaient point par elles-

mêmes de ressources et ne trouvaient autour d’elles aucun moyen de

s’en procurer, elles ont langui et auraient fini par s’éteindre les

mains encore pleines de tous les instruments de prospérité qu’on

leur avait gratuitement fournis.

Presque tous les colons qui ont réussi ailleurs, étaient arrivés, au

contraire, avec un petit capital, ou, s’ils ne l’avaient pas apporté

eux-mêmes, ils sont parvenus à se le procurer en travaillant pour le

compte de ceux qui déjà en possédaient un.

Lorsque dans les environs d’un village presque entièrement com-

Vue 506 sur 663

495

posé de pauvres, comme Cheragas, par exemple, quatre ou cinq pro-

priétaires riches s’étaient déjà fixés, il est arrivé que le village a

fourni les ouvriers dont ces propriétaires avaient besoin, et que ceux-

ci, à leur tour, ont soutenu, par des salaires, les familles du village.

Chacun a ainsi vécu, et tous bientôt pourront atteindre l’aisance.

Voilà ce que nous avions à dire à la Chambre sur la population

agricole de la Mitidja et du Sahel.

La crise qui a désolé la province du centre n’a pas atteint les au-

tres provinces; là, les causes qui l’avaient fait naître à Alger ne se

sont pas rencontrées. Les villes ne se sont développées que dans la

proportion exacte des besoins, et c’est principalement du côté de la

culture des terres que les capitaux semblent se diriger.

Un certain nombre de villages, dans la province de Consfantine et

dans celle d’Oran, ont été fondés d’après le système que nous avons

fait précédemment connaître, c’est-à-dire qu’ils ont été peuplés de

familles pauvres que l’État a subventionnées. Presque tous ces vil-

lages ne se développent que très-lentement, et quelques-uns même

ne se maintiennent qu’avec peine.

En dehors de ces villages, d’autres cultivateurs européens se sont

établis dans des concessions plus ou moins grandes’, sans subven-

tion de l’État, mais, au contraire, en lui payant une rente; ceux-là

ont fait déjà de grands travaux; ils ont bàti des maisons, creusé des

puits, défriché des terres; ils semblent prospérer, bien qu’ils fassent

avec leurs seules ressources ce que les autres ne réussissent pas ou

réussissent incomplétement à faire avec l’argent du Trésor. A côté

de leurs concessions, beaucoup de concessions nouvelles sont de-

mandées.

Toutefois, il faut le dire, ces établissements ne sont pas encore

très-nombreux, et ils sont presque tous récents s’ils fournissent des

lumières sur le sujet qui nous occupe, ils ne donnent point encore

de certitude quant au système à suivre.

Au delà des zones maritimes, dans les territoires mixtes ou

arabes, s’élèvent déjà un certain nombre de villes européennes, que

la présence de notre armée a créées et fait vivre, et dont un petit

nombre de cultivateurs habitent déjà la banlieue.

1 Dans les environs d’Oran, 2,000 hectares ont été ainsi distribués en

concessions de 4 à 100 hectares.

Vue 507 sur 663

496

Tel est l’aspect général que présente, quant à présent, l’Algérie,

au point de vue de la colonisation européenne.

L’objet du projet de loi que nous discutons en ce moment est de

développer cette œuvre ébauchée.

La Chambre sait quelles sont les idées principales sur lesquelles

ce projet repose. Nous ne les rappellerons que très-sommairement.

Un appel est fait à l’armée. Parmi les soldats de bonne volonté qui

se présentent, et qui ont encore trois ans de service à faire, on choi-

sit les plus capables de conduire une entreprise agricole, et on leur

donne un congé de six mois pour aller se marier en France. Pendant

leur absence, ceux de leurs camarades qui sont Testés en Afrique

bâtissent les villages, défrichent et sèment les terres. A son retour,

le soldat qu’on destine à devenir colon est placé avec sa compagne

sur un petit domaine; l’État lui donne un mobilier, des bestiaux,

des instruments de travail, des arbres à planter, des semences; pen-

dant trois ans, il lui laisse la solde et l’habillement, et fournit à lui

et à sa famille les vivres. Jusqu’à l’expiration de son service, c’est-à-

dire pendant trois ans, il y reste soumis à la discipline militaire, et

le temps qu’il passe dans cette situation lui compte comme s’il l’avait

passé sous les drapeaux. Après trois ans, les colons militaires pas-

sent sous le régime civil.

Aucun de ces détails d’exécution ne se retrouve dans le projet de

loi, comme on aurait pu s’y attendre. C’est l’exposé des motifs qui,

seul, les fait connaître. Le projet se borne à dire, très-laconique-

ment, qu’il sera créé en Algérie des camps agricoles, où des terres

seront concédées à des militaires de tout grade et de toutes armes,

servant ou ayant servi en Afrique.

Écartons d’abord toutes les analogies qu’on pourrait vouloir éta-

blir entre ce qui s’est fait en d’autres temps ou ailleurs et ce que

le projet de loi veut faire.

L’Autriche, au commencement du dix-huitième siècle, imagina,

pour se garantir des incursions des Turcs, qui menaçaient les fron-

tières du côté de la Croatie, de créer dans cette province les colonies

militaires qui existent encore et qui prospèrent.

La Russie, à la fin du règne d’Alexandre, a formé également

dans le sud de son empire des établissements qui portent le nom de

colonies militaires. Plusieurs ont été atteints, peu après leur nais..

sance, d’une ruine complète; d’autres subsistent encore aujourd’hui

Vue 508 sur 663

497

Ce serait consumer inutilement le temps de la Chambre et Je

nôtre, que de rechercher par combien de différences les colonies

militaires de l’Autriche et de la Russie s’éloignent des camps agri-

coles dont parle le projet. Nous nous bornerons à signaler les trois

principales.

La première, c’est que, dans ces deux pays, on n’a pas eu l’idée

de fonder une société civile à l’aide de l’armée, mais bien de vérita-

bles sociétés militaires, entièrement soumises à la discipline mili-

taire, et conservant à perpétuité ce caractère et cette puissance1.

La seconde, c’est que, pour former ces sociétés, on n’a point eu à

placer d’abord le soldat dans des lieux incultes et déserts, et à atti-

rer ensuite près de lui une compagne et une famille; on a trouvé la

population déjà installée sur le sol, on s’est borné à cantonner des

régiments au milieu d’elle, ou à la façonner elle-même à une orga

nisation militaire.

La troisième, enfin, c’est que les populations qu’on soumettait à

cette condition subissaient déjà auparavant le joug du servage ou

vivaient dans une demi-barbarie, de. telle sorte qu’il n’y avait pour

elles, dans l’état exceptionnel qu’on leur imposait, rien de bien nou-

veau ni de très-difficile à supporter. Elles s’y prêtaient sans peine, et

n’offraient aucune de ces résistances et de ces obstacles que les peu-

ples libres ou civilisés n’auraient pas manqué d’opposer à des trans-

formations de cette espèce.

Les concessions de terres promises par la loi du 1er floréal an XI

aux militaires mutilés on blessés dans la guerre de la liberté (ce

sont les termes de la loi) ne ressemblent en rien non plus, quoi

Dans les colonies militaires de l’Autriche, par exemple, telles que les

décrit un Mémoire très-curieux, adressé à l’empereur Napoléon en 1809,

et dont la Commission a reçu la communication, la propriété foncière est

inaliénable, et appartient non aux individus, mais aux familles. Chaque

famille mange en commun tous ses membres sont habillés de la même

manière; le colonel est tout à la fois l’administrateur et le juge. Le paysan

ne peut disposer des fruits de sa terre; il lui faut une permission pour

vendre un veau ou un mouton; il n’est pas maître d’ensemencer ses

champs bu de les laisser en friche; il ne peut sortir des limites de la

colonie sans y être autorisé.

Cette discipline est rigoureusement maintenue à l’aide du bâton.

2 Voir la loi du 1er floréal an XI, les arrêtés des 26 prairial an Xf,

30 nivôse et 15 floréal an XII.

qu’en dise l’exposé des motifs, à l’établissement qu’on se propose.

Il ne s’agissait point, dans le plan de l’Empereur, d’établir les

soldats sur des terres incultes, situées loin de la France, sous un

climat différent et dans un pays barbare, mais de leur distribuer,

comme supplément de retraite, des champs cultivés, situés dans

des contrées peuplées et riches; ces camps, quoique placés ainsi

dans d’excellentes conditions économiques, ont peu prospéré; comme

institutions militaires, ils ont eu encore moins de succès. Bien que

les vétérans qui les habitaient eussent été maintenus sous une sorte

de discipline et contraints à porter l’uniforme, il paraît certain que,

lors de l’invasion de 1814, ils n’ont rendu que très-peu de services;

c’est du moins ce que plusieurs témoins oculaires ont attesté. Ces

anciens soldats devenus laboureurs avaient si bien pris, en peu d’an-

nées, les habitudes, les idées et les goûts de la vie civile, qu’ils

étaient devenus presque étrangers et impropres aux travaux de la

guerre, et ne s’y livrèrent qu’avec une certaine répugnance et peu

d’efficacité.

Le seul plan de colonisation militaire qui se rapproche en quelques points des idées reproduites par le projet de loi, est celui qu’on a retrouvé dans les papiers de Vauban, qui a été tracé par lui il y a précisément cent quarante-huit ans (28 avril 1699), et qu’on a publié depuis. Vauban propose, dans cet écrit, d’envoyer au Canada plusieurs bataillons destinés, non à défendre le pays, mais à le coloniser. Suivant lui, ces bataillons devraient commencer par cultiver la terre en commun au bout d’un certain temps, chaque soldat devait devenir propriétaire, et la société perdre peu à peu la plus grande partie de sa physionomie militaire.

Il est inutile de faire remarquer que les soldats dont Vauban voulait se servir étaient engagés pour un temps indéfini dans les lois du service; que le roi pouvait en disposer comme bon lui semblait, qu’il lui était loisible de les forcer de rester dans la colonie, de les y retenir plus ou moins longtemps dans les liens de la discipline militaire, et, après les en avoir affranchis, de les soumettre encore à un régime très-exceptionnel. Les idées de Vauban, d’ailleurs, ne furent jamais appliquées.

1 Ce Mémoire, écrit le 28 avril 1699, est intitulé Moyen d’établir

nos colonies d’Amérique, et de les accroitre en peu de temps. Rien n’égale le soin minutieux avec lequel Vauban, suivant son usage, entre dans les moindres détails d’exécution que son plan comporte. Il prend le soldat au régiment, le conduit au port d’embarquement, et indique tous les approvisionnements dont il conviendra de le pourvoir, opération très essentielle, dit-il, à laquelle devra présider un commissaire du roi qui ne soit pas un fripon. Il suit de là les bataillons en Amérique, et décrit très au long toutes les transformations à travers lesquelles les soldats doivent passer avant de se dépouiller de tout caractère militaire et de deverur, comme Il le dit, des bourgeois.

Ne cherchons donc pas, messieurs, à éclairer le sujet par des

exemples qui seraient trompeurs. Voyons-le en lui-même, et jugeons-

le avec les seules lumières de notre raison.

Dans le sein de la Commission, le projet de loi a été attaqué à

des points de vue divers.

Quelques membres ont pensé que le résultat de la mesure pro-

posée serait de modifier profondément le système actuel de la loi de

recrutement, d’en changer l’esprit et d’en accroître les rigueurs.

Plus la charge que cette loi fait peser, ont-ils dit, sur les familles et

en particulier sur les citoyens pauvres, est lourde, plus il convient

de ne point en étendre l’application à d’autres cas que ceux qu’elle

a prévus. Le but de la loi du recrutement est de donner à l’État des

soldats, non des colons elle est faite pour procurer à la France une

armée, et non une population agricole à l’Algérie. Gardons-nous

de lui demander plus que ce qu’ont voulu d’elle ceux qui l’ont faite.

La mesure proposée ne changeât-elle pas l’esprit de la loi de recru-

tement, elle devrait probablement accroître l’effectif de l’armée

française, car il serait nécessaire de remplacer à leur corps les sol-

dats qui iraient dans les camps agricoles.

Cette opinion, vivement soutenue, a été vivement combattue. On

a fait observer, sur le premier point, que, puisque les soldats n’é-

taient point, forcés de devenir colons militaires, et ne restaient dans

les camps agricoles que de leur plein gré, les rigueurs de la loi du

recrutement n’étaient point augmentées. Quant à l’effectif, il a paru

douteux aux honorables membres que le résultat de la mesure dùl

être de l’accroître, l’établissement des camps agricoles pouvant avoir

pour effet de rendre inutile une partie de l’armée d’Afrique.

D’autres membres ont critiqué le projet dans l’intérêt même de

l’armée.

Suivant eux, il n’était pas sans inconvénient de créer des diffé-

rences et des inégalités dans la condition des soldats; de renvoyer

les uns en France pour s’y marier, et de les transformer, au retour,

en propriétaires et en laboureurs, tandis qu’à côté d’eux leurs cama-

rades restaient attachés au service militaire. Un tel état de choses

leur paraissait contraire au maintien du bon ordre et à l’exacte dis-

cipline de l’armée.

Plusieurs membres se sont attachés à faire ressortir les difficultés,

à montrer les obscurités, et à signaler les nombreuses lacunes qui

se rencontrent dans le projet.

Trouver un très-grand nombre de soldats qui consentent à aller

passer six mois en France, à la condition de s’y marier, cela est

très-facile, sans doute; mais comment les obliger à se conformer à

une condition semblable? Comment, d’ailleurs, dans un si court

espace, faire choix d’une compagne? Qu’attendre de moral et de

bon d’une union contractée ainsi à la hâte, par ordre, uniquement

et en vue d’un avantage matériel? Quelle sera la condition de la

femme du colon militaire, en cas de mort de celui-ci? Si on lui en-

lève la concession, que fera-t-elle? Si on la lui laisse, comment le

but de la loi, qui est de créer une population virile et guerrière,

sera-t-il atteint? Le projet n’en dit rien.

Beaucoup d’autres critiques de détail ont encore été adressées au

projet de loi. Nous n’en entretiendrons pas la Chambre ce sont des

considérations plus générales qui paraissent avoir surtout déterminé

la majorité de la Commission.

Elle a recherché d’abord quelle était exactement la portée et le

caractère de la mesure qu’on propose.

Que veut ou plutôt que fait en réalité le projet? Doit-il réelle-

ment placer en avant de la population civile une population mili-

taire, pourvue de la force d’organisation, de la puissance de résis-

tance, de la vigueur d’action que donnentla discipline etla hiérarchie

d’une armée? Un tel but aurait de l’utilité et de la grandeur il

légitimerait de grands sacrifices. C’est l’idée que les empereurs d’Al-

lemagne ont réalisée dans la Croatie, et l’empereur Alexandre dans

la Crimée. C’est l’idée que paraît avoir conçue, dans le principe,

M. le maréchal Bugeaud lui-même. Cette idée est-elle applicable à

des Français? Evidemment non. Personne, aujourd’hui, ne l’oserait

dire. Une fois que le soldat a rempli la durée de sou engagement

militaire, nul ne peut le forcer à vivre sous une loi exceptionnelle,

dont les gênes lui seraient insupportables. On n’a pas le droit de l’y

contraindre, et on n’a nulle espérance de l’y faire consentir. Aussi

le projet de loi ne propose-t-il rien de semblable. Dès que le soldat

placé dans le nouveau village arrive au terme de son service, il rede-

vient un simple citoyen, soumis aux lois et aux usages civils de la

patrie. Ainsi donc, remarquez-le bien, il ne s’agit pas, en réalité,

de faire une colonisation militaire, mais d’obtenir une colonisation

civile à l’aide de l’armée. Le côté militaire de la question perd aus-

sitôt presque toute son importance, et c’est le côté économique

qu’il faut regarder.

Dans tous les pays nouveaux où les Européens se sont établis,

l’oeuvre de la colonisation s’est divisée naturellement en,deux parts.

Le gouvernement s’est chargé de tous les travaux qui avaient un

caractère public et qui se aient à des intérêts collectifs. Il a

fait les routes, creusé les canaux, desséché les marais, élevé les

écoles et les églises.

Les particuliers ont seuls entrepris tous les travaux qui avaient

un caractère individuel et privé. lis ont apporté le capital et les

bras, bâti les maisons, défriché les champs, planté les vergers.

Ce n’est pas par hasard que cette division dans le travail colonial

s’est naturellement établie partout; elle n’a, en effet, rien d’arbi-

traire.

Si l’État quittait la sphère des intérêts publics pour prendre en

main les intérêts particuliers des colons, et essayait de fournir à ceux-

ci le capital dont ils manquent, il entreprendrait une œuvre tout à

la fois très-onéreuse et assez stérile.

Onéreuse, car il n’y a pas d’établissement agricole dans un pays

nouveau, qui ne coûte très-cher, relativement à son importance.

Nulle colonie n’a fait exception à cette règle. Si le particulier y

dépense beaucoup, quand il prend l’argent qu’il emploie dans sa

propre bourse, à plus forte raison lorsqu’il puise dans le Trésor

public.

L’œuvre, est de plus, stérile, ou du moins peu productive. L’État,

quels que soient ses efforts, ne peut pourvoir à tous les frais que

supposent l’établissement et le maintien d’une famille. Ses secours,

qui suffisent pour faire commencer l’entreprise, ne sont presque

jamais suffisants pour qu’on la mène à bien ils n’ont eu le plus

souvent, pour résultat, que d’induire des hommes imprudents à

tenter plus que leurs forces ne leur permettent de faire.

L’État s’imposât-il des sacrifices sans limites, ces sacrifices de-

viendraient encore souvent inutiles. Il ne faut pas croire qu’il n’y

ait qu’à fournir à un colon l’argent nécessaire à la culture du sol,

pour qu’il parvienne à en tirer parti. Celui qui n’a pas le capital

nécessaire à une telle entreprise, a rarement l’expérience et la ca-

pacité voulues pour y réussir. N’exposant pas ses propres ressources,

ne comptant pas seulement sur lui-même, il est rare d’ailleurs

qu’il montre cette ardeur, cette ténacité, cette intelligence qui font

fructifier le capital, quelquefois le remplacent, mais dont le capital

ne tient jamais lieu.

En matière de colonisation d’ailleurs, il faut toujours, quoi qu’on

fasse, en revenir à cette alternative

Ou les conditions économiques du pays qu’il s’agit de peupler,

seront telles que ceux qui viendront l’habiter pourront facilement

y prospérer et s’y fixer dans ce cas, il est clair que les hommes

et les capitaux y viendront ou y resteront eux-mêmes; ou une telle

condition ne se rencontrera pas, et alors on peut affirmer que rien

ne saurait jamais la remplacer.

En rappelant ces principes généraux, messieurs, nous ne préten-

dons rien dire d’original ni de profond. Nous ne faisons que re-

produire les notions de l’expérience et parler comme le simple bon

sens.

Si de telles vérités avaient besoin d’être prouvées par des faits, ce

qui s’est passé jusqu’ici dans la plupart des villages de l’Algérie

nous fournirait ceux-ci en foule.

Or, de quoi, au fond, en écartant les mots et voyant les choses,

s’agit-il dans la création des camps agricoles, si ce n’est de repro-

duire ces villages sous une autre forme?

Qu’est-ce qu’un camp agricole, messieurs? sinon un village dans

lequel l’État se charge, non-seulement de faire les travaux qui ont

un caractère public, mais encore de fournir aux particuliers toutes

les ressources qui leur sont nécessaires pour faire fortune, maison,

troupeaux, semences, un village [qu’il peuple de gens dont la plu-

part étaient des journaliers en France, et qu’il entreprend de trans-

former tout à coup à ses frais, en Afrique, en chefs d’exploitatiou

rurale.

Les villages subventionnés et les camps agricoles n’ont entre eux

que des différences secondaires ou superficielles; les deux entre-

prises se ressemblent par leurs caractères fondamentaux, et qui

repousse l’une blâme l’autre.

Dans les villages militaires, dit-on, le colon aura originairement

été mieux choisi que dans le village civil. Soit. Admettons qu’il soit

plus vigoureux, plus intelligent, plus moral mais, d’une autre

part, il sera dans des conditions économiques moins bonnes; il

n’aura pas amené avec lui de famille, il sera placé plus loin des

grands centres de colonisation qui existent déjà en Afrique, des

grands marchés où le produit se vend cher, des populations agglo-

mérées, où l’on peut se procurer la main d’oeuvre à bon marché.

Son établissement imposera à l’État une charge beaucoup plus

grande, et, de plus, une charge dont on ne voit pas la limite.

La charge sera plus grande, car au colon civil on n’a accordé que

des secours, taudis qu’ici l’État pourvoit à tout.

La charge sera moins limitée. Quand on a attiré une famille sur

un sol nouveau, par l’attrait d’une subvention, il est bien difficile

de cesser de lui venir en aide tant que ses besoins durent. Vous

avez soutenu un homme jusqu’au milieu de la carrière, pourquoi

ne pas le porter jusqu’au bout? Quelle raison décisive de s’arrêter

dans cette voie plutôt un jour que l’autre? L’État vient encore au-

jourd’hui au secours des villages le plus anciennement fondés des

environs d’Alger. S’il est difficile d’abandonner à lui-même un colon

civil, qui n’a jamais rendu de service au pays, combien le sera-t-il

davantage de délaisser un ancien soldat, que le gouvernement a

empêché de retourner dans ses foyers pour le fixer sur le sol de

l’Afrique? Peut-on jamais abandonner à son sort et laisser languir ou

mourir dans la misère un pareil homme

Il ne s’agit, dit-on, que d’un essai. Mais avant de.s’exposer à

faire un essai, faut-il encore qu’on voie à cet essai des chances de

réussite! Essayer ce qu’on croit bon, cela se comprend; mais es-

sayer ce qu’on croit mauvais, c’est montrer un grand mépris pour

l’argent, le Trésor, et pour les citoyens qu’on engage dans l’en-

treprise.

Il n’est pas exact, d’ailleurs, de dire qu’un essai n’ait point déjà

eu lieu.

Il existe, depuis plusieurs années, aux environs d’Alger, trois

villages qui ont, en partie, une origine militaire c’est Fouca,

Mahelma et Beni-Mered. Le premier a été peuplé avec des soldats

libérés. Les deux autres ont été fondés exactement de la manière

qu’indique l’exposé des motifs du projet de loi. Que faut-il conclure

de cette triple expérience?

Nous n’entrerons pas dans un examen détaillé de la condition

de ces villages. Les éléments d’un pareil travail seraient très-diffi-

ciles à rassembler et peu sûrs. Nous nous bornerons à dire d’une

manière générale que les trois villages militaires dont nous venons

de parler, ont coûté beaucoup plus cher que les villages civils leurs

voisins, et n’ont pas produit un résultat différent. Ceux qui sont

placés dans des conditions économiques médiocres ou mauvaises,

comme Fouca ou Mahelma, languissent et se soutiennent à peine.

Le troisième, Beni-Mered, qui est placé dans une des parties les

plus fertiles de la Mitidja, à une lieue de deux villes qui, jusqu’à

ces derniers temps, étaient très-prospères, Bouffarik et Blidah, pré-

sente un aspect plus satisfaisant. Mais, remarquez-le bien, cette

sorte de prospérité dont il jouit n’est pas particulière à sa popula-

tion militaire; dans ce même village de Beni-Mered, un certain

nombre de familles civiles ont été placées. Le gouvernement a beau-

coup moins fait pour elles que pour les familles militaires qui les

avoisinent si l’on vient cependant à examiner l’état dans lequel se

trouvent les unes et les autres, on voit que leur condition diffère

très-peu, et que, s’il existait entre elles une différence, c’est à

l’avantage des premières qu’il faudrait la constater.

L’ensemble de toutes les considérations qui viennent d’être suc-

cessivement reproduites, a convaincu, messieurs, votre Commission;

le projet de loi ne lui a pas paru pouvoir être adopté dans la forme

que le gouvernement lui avait donnée. Cette résolution a été prise à

l’unanimité des membres présents.

Mais elle s’est divisée sur le point de savoir s’il n’y avait rien à

vous proposer pour mettre à la place. Un membre a ouvert l’avis de

remplacer l’article premier par un article ainsi conçu

« Il sera employé une somme de trois millions de francs à l’éta-

blissement, en Algérie, de militaires libérés et mariés, de tout

grade et de toutes armes de l’armée de terre et de mer, et choisis

de préférence parmi ceux qui auront servi en Afrique.

« Ces militaires libérés seront répartis dans les divers centres

agricoles, créés ou à créer, et assimilés en tous points aux colons

civils.

« Sur cette somme, il est ouvert au ministre secrétaire d’État de

la guerre, sur l’exercice 1847, un crédit de un million qui sera

inscrit au chapitre xxxn du budget de la guerre (colonisation en

Algérie).

« Les crédits ou portions de crédits non employés à l’expiration

de l’exercice au titre duquel ils auront été ouverts, seront reportés

de plein droit sur l’exercice suivant. »

Voici les principales raisons qui ont été données à l’appui de cet

amendement. En adoptant la mesure proposée, a-t-on dit, on évite

la plupart des inconvénients qu’on rencontrerait dans les camps

agricoles, et on obtient la plupart des avantages qu’ils peuvent

produire.

Ainsi, d’une part, on ne change pas la loi du recrutement; on

ne crée pas d’inégalité dans la condition du soldat; on ne s’expose

point à tous les embarras d’exécution dans lesquels le projet de loi

se jette. Les hommes que l’on choisit sont déjà libérés du service;

ils sont mariés, ils se présentent d’eux-mêmes, attirés par la sub-

vention qu’on leur offre. On ne les réunit point pour en composer

des populations agricoles à part, on les dissémine au milieu de po-

pulations déjà existantes et placées dans de bonnes conditions de

succès.

D’une autre part, on introduit ainsi dans le sein de la popula-

tion civile des éléments plus énergiques et plus virils que ceux qui

la composent. On donne à l’armée un éclatant témoignage de solli-

citude, et l’on fait en même temps, à son égard, un acte de justice.

Quoi de plus juste, en effet, que d’employer à produire le bien-être

du soldat, le sol qu’il a conquis.

Les soldats qu’on subventionnera de cette manière, ne seront

pas, sans doute, munis de capitaux, mais ils auront ce qui n’est pas

moins nécessaire pour réussir dans une telle entreprise, la vigueur

morale, la santé et la jeunesse.

Les adversaires de la proposition répondaient Il ne faut pas

abuser du nom de l’armée. Quel homme s’étant occupé des affaires

d’Afrique et ayant parcouru l’Algérie, n’a pas été frappé du spec-

tacle, grand et rare, qu’y donne l’armée? Qui n’a admiré surtout,

dans le simple soldat, celui dont il s’agit ici, ce courage modeste et

naturel qui atteint jusqu’à l’héroïsme en quelque sorte sans le savoir;

cette résignation tranquille et sereine qui maintient le cœur calme

et presque joyeux au milieu d’une contrée étrangère et barbare, où

les privations, la maladie et la mort s’offrent de toutes parts et

tous les jours? Sur ce point, il n’y a ni majorité ni minorité dans

la Commission, non plus que dans la Chambre. Tout le monde est

d’accord que l’intérêt public et la justice nationale demandent qu’on

fasse participer l’armée aux avantages de la colonisation. La ques-

tion n’est que dans le mode de la mesure.

Ce qu’on veut faire ici par une loi spéciale, peut se faire tout

naturellement par l’emploi des fonds déjà portés au budget. Un

crédit considérable, porté au budget, a déjà pour objet d’aider les

colons à s’établir en Algérie; que ce fonds soit principalement em-

ployé désormais à secourir les militaires qui veulent se fixer dans le

pays conquis, personne ne le conteste on consentira même volon-

tiers à ce que ce fonds soit accru suivant les besoins, mais il est

inutile d’en créer ùn autre tout semblable dans une loi spéciale.

Cela est inutile et difficile car comment fixer aujourd’hui le mon-

tant du crédit nouveau qu’on demande à ouvrir? On était toujours

assuré de trouver des soldats en nombre suffisant pour remplir les

camps agricoles; mais d’anciens militaires mariés, et voulant se

fixer en Afrique, qui peut dire maintenant combien il s’en trouve,

et si le fonds déjà existant au budget n’est pas suffisant pour pour-

voir à leurs besoins. La Commission ne le sait pas, le gouvernement

lui-même l’ignore, il n’a fait encore aucune recherche de cette

espèce et cela se conçoit, la mesure qu’on propose n’est point en

effet une modification du projet de loi; en réalité, remarquons-le,

c’est un projet tout nouveau auquel le gouvernement n’avait pas

songé, et pour lequel il ne peut fournir aucune lumière. Pourquoi

la Chambre se hâterait-elle, dès cette année, de créer des crédits

spéciaux dont il n’est pas sûr encore qu’on puisse faire emploi?

Par ses effets, la mesure est donc inutile; par le sens qu’on vou-

drait lui donner, elle pourrait être dangereuse. Le gouvernement

et l’administration d’Afrique verraient peut-être dans la loi spéciale

qu’on propose une reconnaissance solennelle et une consécration du

système général qui consiste à coloniser l’Afrique à l’aide des sub-

ventions du Trésor. Or, ce système, en tant que moyen habituel de

peupler le pays nouveau, est condamné par la raison et démenti par

l’expérience.

Après de longues discussions, votre Commission s’étant partagée

d’une manière égale, l’amendement n’a point été adopté, et nous

n’avons à vous proposer aujourd’hui que le rejet pur et simple du

projet de loi.

Notre travail, messieurs, pourrait, à la rigueur, s’arrêter ici;

mais la Commission croit entrer dans les vues de la Chambre en le

poussant un peu plus loin.

Dans l’exposé des motifs du projet de loi, le gouvernement a cru

devoir vous annoncer qu’il existait deux plans de colonisation dis-

tincts l’un pour la province de Constantine, et l’autre pour celle

d’Oran. Il vous a fait distribuer les documents les plus propres à

vous bien faire connaître, et à vous permettre d’apprécier ces deux

systèmes. La Commission était nécessairement appelée à s’en occu-

per à son tour. Elle le fera très-brièvement.

Quoique différents entre eux sur certains points, les deux plans

sont cependant fondés, l’un et l’autre, sur des idées semblables.

Tous deux reconnaissent qu’il faut empêcher la colonisation de

marcher au hasard, et qu’elle ne peut être la conséquence de tran-

sactions individuelles entre les colons et les indigènes; c’est pour

eux une nécessité fondamentale. A l’État seul il appartient de fixer

d’avance le lieu où les Européens pourront s’établir. Lui seul doit

traiter avec les indigènes; c’est de lui seul que le colon doit tenir

son titre. Voilà leur premier principe.

Voici le second l’État ne doit pas se charger de fournir aux par-.

ticuliers les moyens de fonder leurs exploitations agricoles, ni leur

donner le capital dont ils manqueraient. Il n’a en général d’autres

dépenses à faire que celles qui ont un caractère public et qui se

ent à un intérêt collectif.

Tels sont, messieurs, en écartant tous les détails, les principes

qui forment la base commune des deux projets dont parle l’exposé

des motifs.

L’unanimité de la Commission a admis le premier de ces deux

principes. Une minorité a demandé qu’on repoussât l’autre. Suivant

les honorables membres qui formaient cette minorité, c’était, en gé-

néral, l’État qui devait se charger de choisir les colons et de les ai-

der par ses secours à s’établir sur le sol. La colonisation à l’aide des

capitaux particuliers ne se ferait pas ou se ferait mal. Il ne faut pas

espérer que les petits capitaux s’aventurent volontiers en Afrique.

Quant aux grands capitaux, ils y viendront dans des vues de négoce

plus que d’agriculture. S’ils s’appliquent à la terre, ils n’attireront à

leur suite qu’une population mal choisie, dont l’entretien retombera

tôt ou tard à la charge de l’État. Une pareille colonisation finira par

être plus chère et moins profitable que celle entreprise d’abord par

l’État lui-même.

La grande majorité de la Commission a été d’un avis contraire;

elle croit les deux principes énoncés plus haut aussi vrais l’un que

l’autre, et elle approuve pleinement leur adoption.

Suivant quelles conditions et à quelles personnes l’État livrera-t-il

le sol qu’il a acquis des indigènes et qu’il destine à la colonisation?

Cela doit beaucoup dépendre des circonstances et des lieux. Généra-

lement parlant, ce qui est préférable, c’est de donner à la propriété

foncière qu’on crée un caractère individuel, et de la livrer à un par-

ticulier plutôt qu’à une association. Il peut être quelquefois utile ce-

pendant, et même indispensable, de recourir au mode de colonisa-

tion par compagnie. Mais dans ce cas, le premier devoir de l’État

est de veiller avec le plus grand soin à ce que les garanties les plus

sérieuses en moralité et en capitaux soient fournies. Car, ici, il s’agit

d’une opération industrielle, qui peut influer au plus haut point sur

la vie des hommes et compromettre une population entière qui y

est associée.

Indépendamment des deux projets de colonisation dont nous ve-

nons de faire connaître l’esprit général, beaucoup d’autres se sont

produits en différents temps. Nous n’en entretiendrons pas la Cham-

bre. Il n’y a pas de problème qui ait autant préoccupé les esprits

que celui de la colonisation de l’Algérie. Les écrits auxquels il a donné

naissance, sont presque innombrables.

Les auteurs de tous ces ouvrages, et le public lui-même, ont paru

croire que le succès de la colonisation de l’Afrique tenait à la dé-

couverte d’un certain secret qui n’avait point encore été trouvé jus-

que-là. Nous sommes portés à penser, messieurs, que c’est là une

erreur il n’y a pas en cette matière de secret à trouver, ou du

moins le bon sens du genre humain a découvert depuis bien long-

temps et divulgué celui qu’on cherche.

Il ne faut pas imaginer que la méthode à suivre pour faire naître

et développer les sociétés nouvelles, diffère beaucoup de celle qui

doit être suivie pour que les sociétés anciennes prospèrent. Voulez-

vous attirer et retenir les Européens dans un pays nouveau ? Faites

qu’ils y rencontrent les institutions qu’ils trouvent chez eux ou celles

qu’ils désirent y trouver; que la liberté civile et religieuse y règne;

que l’indépendance individuelle y soit assurée; que la propriété s’y

acquière facilement et soit bien garantie que le travail y soit libre,

l’administration simple et prompte, la justice impartiale et rapide;

les impôts légers, le commerce libre; que les conditions économi-

ques soient telles qu’on puisse facilement s’y procurer l’aisance et y

atteindre souvent la richesse; faites, en un mot, qu’on y soit aussi

bien, et s’il se peut, mieux qu’en Europe, et la population ne tar-

dera pas à y venir et à s’y fixer. Tel est le secret, messieurs, il n’y

en a point d’autres.

Avant de se jeter dans des théories exceptionnelles et singulières,

il serait bon d’essayer d’abord si la simple méthode dont nous ve-

nons de parler ne pourrait pas, par hasard, suffire; ce n’est pas

celle assurément qui a été le plus souvent suivie en Afrique.

En Algérie, l’État, qui n’a reculé devant aucun sacrifice pour

faire de ses propres mains la fortune des colons, n’a presque pas

songé à les mettre en position de la faire eux-mêmes.

Il y a agi presque constamment de manière à ce que la produc-

tion fût difficile et chère, et le produit sans débouchés.

L’Algérie n’avait encore que quelques milliers d’habitants, que

déjà on y introduisait plusieurs des impôts de France le droit d’en-

rcigistrement, les patentes, le timbre, que les colonies anglaises

d’Amérique repoussaient après deux cents ans d’existence; les droits

de vente, le tarif de nos frais de justice, le système des douanes, les

droits de tonnage. Plusieurs de ces impôts sont moins élevés qu’en

France, il est vrai, mais ils pèsent sur une société bien moins capa-

ble de les porter. Il est facile de voir pourquoi on a été entraîné dans

cette voie. Comme on réclamait des Chambres, non-seulement les

millions nécessaires pour faire la guerre, mais encore l’argent qu’on

employait à subventionner la colonisation et à peupler le pays aux

frais de l’État, on voulait placer en regard de ces sacrifices qu’im-

posait l’Afrique, les revenus qu’elle produisait. Le Trésor public a

donc entrepris de reprendre, en quelque sorte, sous forme d’impôts,

ce qu’il donnait sous forme de secours. Il eût été mieux de s’abstenir

de cette dépense et de cette recette.

Mais ce qui nuit bien plus en Afrique à la production que les im-

pôts, c’est la rareté et la cherté du capital.

Pourquoi le capital est-il si rare et si cher en Algérie? Cela vient

de plusieurs causes, sur lesquelles la législation pouvait exercer une

grande et directe influence, ce qu’elle n’a pas fait. D’abord, de l’ab-

sence d’institutions de crédit la Chambre sait ce qui a eu lieu à

propos de la fondation, à Alger, d’un comptoir de la Banque de

France. La Banque ne s’est prêtée qu’avec répugnance à créer

ce comptoir; elle a retardé le plus qu’elle a pu, la Commission

en a eu la preuve, l’accomplissement des formalités préliminai-

res et quand, enfin, elle a été obligée de se prononcer, elle a

refusé nettement d’user de son droit. De telle sorte que la Banque

de France, après avoir empêché, par sa concurrence présumée, tout

autre établissement de crédit de se former en Algérie, a fini par ne

pas s’y établir elle-même. Ceci, messieurs, a été très-déplorable. La

Banque, par ses retards calculés, le gouvernement en souffrant de

pareils retards, ont certainement contribué à la crise qui désole en

ce moment quelques-unes des principales places d’Afrique.

L’absence des institutions de crédit est l’une des causes de la ra-

reté et de la cherté du capital il est permis de dire que ce n’est pas

la première.

Ce qui empêche surtout de pouvoir se procurer le capital abon-

damment et à bon marché en Afrique, c’est la difficulté de donner

une garantie à celui qui prête tant que ce premier obstacle exis-

tera, les services que les banques peuvent rendre seront limités, et

l’existence même des banques difficile.

Il y a deux raisons qui font que le cultivateur d’Afrique ne peut

emprunter, faute de gage. La première, c’est que la plupart des

terres étant concédées par le gouvernement, moyennant que le con-

cessionnaire remplira certaines conditions, tant que la condition n’est

pas remplie, la terre n’est point dans le commerce et ne peut servir

de fondement utile à une hypothèque.

La seconde raison, qui est la principale, c’est que le système hy-

pothécaire que nous avons importé en Afrique et qui est copié, en

partie, sur le nôtre, ainsi que les lois de procédure qui s’y ratta-

chent, s’opposent à ce que la terre serve aisément de garantie.

Sans vouloir examiner ici quels peuvent être les vices de notre

système hypothécaire, et sans exprimer aucune opinion sur les chan-

gements qui pourraient ou devraient y être apportés, nous nous bor-

nerons à dire que ce système, fùt-il bon, ou en tous cas supportable

en France, serait de nature à paralyser, en Afrique, l’industrie des

terres, qui y est l’industrie-mère. Dans un pays nouveau, les culti-

vateurs sont mobiles; on connaît mal leur histoire, leur fortune

et leurs ressources ils n’ont donc qu’un moyen d’obtenir le capital

qui leur manque c’est d’engager la terre qu’ils exploitent, et ils ne

peuvent l’engager qu’autant que la législation permet au prêteur de

s’en mettre en possession en très-peu de temps et à très-peu de

frais. On peut dire, d’une manière générale, que les formalités de

la vente immobilière doivent être d’autant plus simples et plus

promptes, que la société est plus nouvelle. En Algérie, elles sont

encore très-compliquées et très-lentes; aussi le cultivateur y a-t-il

beaucoup plus de peine que celui de France à se procurer l’argent

nécessaire, et est-il obligé de le payer infiniment plus cher.

Toutes les causes que nous venons d’indiquer sommairement con-

tribuent à rendre en Afrique la production difficile et chère celte

circonstance n’empêcherait pourtant pas de produire, s’il existait des

débouchés faciles pour les produits.

Ce qui rend, en général, si pénibles les commencements de toutes

les colonies, c’est l’absence on l’éloignement des marchés. Les pro-

duits deviennent abondants avant que la consommation environnante

puisse être grande après les avoir créés, on ne sait à qui les vendre.

Les colons de l’Algérie se trouvent, sous ce , dans une con-

dition économique très-supérieure a celle de la plupart des Euro-

péens qui ont été fonder au loin des colonies. La France, en même

temps qu’elle les plaçait sur le sol, apportait artificiellement, à côté

d’eux, un grand centre de consommation, en y amenant une partie

de son armée.

Au lieu de tirer de ce fait les conséquences immenses qu’il aurait

pu produire dans l’intérêt d’une prompte colonisation du pays, le

Gouvernement l’a rendu presque inutile. Jusqu’à présent, l’admi-

nistration de l’armée n’a paru préoccupée que du désir d’obtenir les

denrées du colon au plus bas prix possible. Ainsi, tandis qu’on fai-

sait de grands sacrifices pour établir des cultivateurs, on refusait de

rendre la culture profitable. Il est permis de dire, messieurs, que

cela était peu sensé, et que l’argent qui eût servi à assurer aux pro-

duits du colon d’Afrique un prix régulier et rémunérateur, eût été

plus utile à la France et aux colons eux-mêmes, que celui qu’on a

répandu en secours dans les villages.

Ce débouché serait très-précieux, mais il deviendrait bientôt in-

suffisant. Les cultures européennes d’Afrique auront de la peine à

se développer, si on ne leur en donne un autre, en leur ouvrant le

marché de la France.

11 serait facile de prouver, si on entrait dans le détail, que cette

mesure ne pourrait avoir d’ici à longtemps d’inconvénients graves,

et qu’elle aurait immédiatement de grands avantages. Elle vaudrait

mieux que toutes les subventions du budget. Votre Commission,

messieurs, n’entrera pas dans cet examen. Dans tout ce qui précède,

elle a moins voulu vous indiquer eu particulier telle ou telle mesure

à prendre,.qu’appeler vivement l’attention du gouvernement et des

Chambres sur ce côté si important et si négligé de la question

d’Afrique.

On a cherché jusqu’ici principalement, et presque uniquement, la

solution de cette immense question, dans des expédients de gouver-

nement ou d’administration. C’est bien plutôt dans la condition

économique du pays nouveau qu’elle se trouve. Que le cultivateur,

en Afrique, puisse produire à bon marché et vendre son produit à

un prix rémunérateur, la colonisation s’opérera d’elle-même. Que le

capital y soit en péril, au contraire, ou y reste improductif, tout

l’art des gouvernants et toutes les ressources du Trésor s’épuiseront

avant de pouvoir attirer et retenir sur ce sol la population qu’on y

appelle.

PROJET DE LOI REJETÉ PAR LA COMMISSION (En présence du qui précède, le ministère retira son projet.)

I : Il sera créé en Algérie des camps agricoles, où des terres seront concédées à des militaires de tout grade et de toutes armes, servant ou ayant servi en Afrique.

II. Le temps passé dans les camps agricoles par les officiers et par les sous-officiers et soldats, leur sera compté pour la pension de retraite, comme s’il avait été passé sous les drapeaux, mais seulement jusqu’à un maximum de cinq années.

III : Une somme de trois millions de francs (3,000,000 fr.) sera employée aux dépenses prévues par la présente loi, pendant les exercices 1847,1848 et 1849.

Sur cette somme, il est ouvert au ministre secrétaire d’État de la guerre, sur l’exercice 1847, un crédit de un million cinq cent mille francs (1,500,000 fr.), qui sera inscrit au chapitre 23 du

budget de la guerre (Colonisation de l’Algérie).

Les crédits ou portions de crédits non employés à l’expiration de l’exercice au titre duquel ils auront été ouverts, seront reportés, de plein droit, sur l’exercice suivant.