Al-Mas’ûdî, L’Espagne, v. 940 n-è

Le maître de la Sicile et de l’Ifriqiya, dans le Maghreb, avant l’islamisme, s’appelait Jarjis ; celui de l’Espagne, Loderik, qui était un nom commun à tous les rois de cette contrée.

Certains auteurs prétendent que ces derniers tiraient leur origine des Ishban, peuple descendant de Japhet, fils de Noé, dont il ne reste plus aucun vestige ; mais l’opinion la plus répandue parmi les musulmans qui habitent l’Espagne est que Loderik appartenait par sa naissance aux Galiciens, l’une des nations franques. Le dernier Loderik fut tué par Tariq, affranchi de Mûsa b. Nuçayr, lorsqu’il fit la conquête de l’Espagne (méridionale), et s’empara de Tolède, la capitale.

Cette ville est traversée par un grand fleuve, nommé Tage, qui vient de la Galice et du pays des Basques, peuple puissant, dont le roi était en guerre avec les habitants de l’Espagne, comme les Galiciens et les Francs.

Le Tage, qui se jette dans la Méditerranée, est un des fleuves les plus célèbres du monde ; il passe devant la ville de Talavera, à une certaine distance de Tolède, et dans cette ville même les anciens rois ont construit sur lui un grand pont, nommé Qantarat-as-Sayf (le pont du sabre). C’est un édifice célèbre et dont les arches sont encore plus remarquables que celles du pont de Sanja, à la frontière du Diar-Modar du côté de Samosate et du pays de Sarja.

La ville de Tolède est entourée de murailles très fortes. Après la conquête de l’Espagne et sa soumission aux Omeyades, les habitants de cette ville se révoltèrent contre eux, et parvinrent, pendant plusieurs années, à se soustraire à leur autorité.

Ce ne fut qu’en l’an 315/927 que cette place fut reprise par Abd-er-Rahman, fils de Mohammed, fils d’Abd-Allah, fils de Mohammed, fils d’Abd-er-Rahman, fils d’el-Halem, fils de Hicham, fils d’Abd-er-Rahman, fils de Moawiah, fils de Hicham, fils d’Abd-el-Melik, fils de Merwan, fils d’el-Hakem, l’Omeyade, lequel Abd-er-Rahman est aujourd’hui, en 332, maître de l’Espagne. Comme Tolède eut beaucoup à souffrir de ce siège, Cordoue est restée depuis cette époque la capitale du royaume. Cette ville est éloignée de Tolède d’environ sept journées de marche, et de trois journées seulement de la Méditerranée. On doit encore citer Séville, qui est située à une journée de la côte. Il faut près de deux mois pour parcourir ce royaume florissant, qui ne compte pas moins de quarante villes remarquables. Les princes Omeyades, qui y règnent, y sont traités de fils des khalifes, mais non pas de khalifes, parce que ce titre n’appartient qu’aux souverains des deux villes saintes. Toutefois on leur accorde le titre d’émir-el-moumenin (émir des croyants).

Abd-er-Rahman, fils de Moawiah, fils de Hicham, fils d’Abd-el-Melik, fils de Merwan, était parti pour l’Espagne en 139. Il y régna 33 ans et quatre mois ; puis il mourut et laissa le trône à son fils Hicham, fils d’Abd-er-Rahman, qui l’occupa pendant sept ans. Son fils el-Hakem, fils de Hicham, lui succéda et tint les rênes du gouvernement pendant environ vingt ans. L’un de ses descendants, Abd-er-Rahman, fils de Mohammed, règne aujourd’hui, ainsi que nous l’avons dit plus haut. L’héritier présomptif de la couronne est son fils el-Hakem, le plus sage et le plus équitable de tous les hommes. Ce même Abd-er-Rahman, qui règne en Espagne, fit de nos jours, en 327/939, une expédition contre les infidèles.

A la tête d’une armée de plus de cent mille soldats, il alla mettre le siège devant Zamora, capitale de la Galice. Cette place est entourée de sept murailles d’une construction remarquable, et que les anciens rois ont cherché à rendre inaccessibles, en établissant entre chacune d’elles des talus et de vastes fossés remplis d’eau. Abd-er-Rahman se rendit d’abord maître des deux premières enceintes ; mais les habitants firent ensuite une sortie contre les musulmans, et leur firent subir une perte que les états officiels portent à 40 000, et suivant d’autres, à 50 000 hommes.

Les Galiciens et les Basques prirent alors l’offensive et arrachèrent aux musulmans les villes situées sur la frontière de l’Espagne du côté des Francs, telles qu’Arbûna (Narbonne), qu’ils perdirent en 330/942 avec d’autres places et châteaux qu’ils avaient eus en leur possession.

De nos jours, en 332/944, la frontière des musulmans, à l’est de l’Espagne, passe à Tortosa, sur la côte de la Méditerranée, puis dans la même direction, en tirant vers te nord, à Afragha (Fraga), bâtie sur une grande rivière, et enfin à Lérida.

C’est à partir de ce point, où l’Espagne est le plus resserrée, que commencent, ainsi que je l’ai appris, les terres appartenant aux Francs.

Antérieurement à l’an 300/911, des vaisseaux portant des milliers d’hommes ayant abordé en Espagne, où ils commirent beaucoup de ravages sur les côtes, les habitants prétendirent que ces ennemis étaient des Mazdéens qui venaient les attaquer tous les 200 ans et pénétraient dans la Méditerranée par un autre canal que celui sur lequel sont bâtis les phares d’airain.

Quant à moi, je pense (Dieu seul sait la vérité) qu’ils arrivaient par un canal communiquant avec les mers Mayotis et Nitas, et que c’étaient des Russes dont nous avons parlé dans cet ouvrage ; car ces peuples étaient les seuls qui naviguassent sur ces mers que certains détroits relient à l’Océan.

On a déjà trouvé dans la Méditerranée, du côté de l’île de Crète, des planches de bois de tek, percées de trous et reliées ensemble par des attaches faites de filaments de cocotier ; elles provenaient de vaisseaux naufragés qui avaient été le jouet des vagues-Or ce genre de structure n’est en usage que sur les côtes de la mer d’Abyssinie. Les vaisseaux qui naviguent dans la Méditerranée et ceux des Arabes sont tous pourvus de clous ; tandis que dans la mer d’Abyssinie les clous de fer n’offrent aucune solidité, parce que l’eau les ronge, les fait fendre et les rend cassants, ce qui force les constructeurs à les remplacer, pour joindre les planches, par des filaments enduits de graisse et de goudron. Il faut donc conclure de tout cela que les mers communiquent entre elles, et que, du côté de la Chine et du pays de Sila, les eaux, tournant autour des régions occupées par les Turcs, coulent vers le Maghreb par l’un des canaux qui viennent de l’Océan. On a trouvé aussi sur les côtes de Syrie de l’ambre rejeté par la mer, et cependant la présence de cette substance dans la Méditerranée est inexplicable, puisqu’on ne l’y a jamais rencontrée depuis les temps les plus reculés ; elle n’a donc pu y arriver que par la même voie qu’ont suivie les planches des vaisseaux dont nous parlions tout à l’heure.

Au surplus, Dieu seul sait comment tout cela s’est passé. Du reste, l’ambre est abondant sur la côte (occidentale) de l’Espagne, et on l’expédie en Egypte et dans d’autres pays ; on l’apporte à Cordoue des deux ports de Santarem et de Sidonia ; il est d’une qualité inférieure.

L’once de Baghdad se vend en Espagne 3 mithqal d’or, et en Egypte 10 dinars. Il est possible que l’ambre qu’on a trouvé dans la Méditerranée y ait été porté de la mer d’Espagne par la communication qui existe entre elles.

L’Espagne possède des mines considérables d’argent et de vif-argent ; les produits, qui sont de qualité inférieure, sont expédiés dans tous les-pays musulmans et infidèles. On en exporte aussi le safran et la racine de gingembre.