Clot Bey, Les Egyptiens, 1840

19. Séparation des hommes d’avec les femmes dans la société. — La religion de Mahomet et les mœurs traditionnelles des Orientaux ayant établi dans la vie sociale une infranchissable barrière entre les hommes et les femmes, chaque sexe a, en Égypte, des mœurs et des usages si tranchés qu’il est nécessaire de les étudier à part.

20. Caractère physique des hommes. —L’aspect de l’Arabe a quelque chose de noble, d’austère et de mélancolique. L’Égyptien musulman conserve, même sous les haillons, un caractère de distinction : il se tient très-droit, le corps cambré; sa démarche est mesurée, sans affectation; ses mouvements sont calmes; on dirait que toutes ses manières sont calculées avec précision, et pourtant elles ne sont pas étudiées; la vivacité et l’enjouement, naturels aux Européens , et surtout aux peuples méridionaux, n’en troublent jamais la régularité et la lenteur. Son regard est sérieux, son visage sévère. D’une imperturbable impassibilité , il ne trahit au dehors aucune des impressions intérieures qu’il éprouve, et laisse s’agiter, sous le même masque également froid, les sentiments les plus divers. Ordinairement ses paroles sont peu nombreuses et paraissent inspirées par la réflexion. Sa voix est forte et perçante; il parle sur un ton très-haut, si bien qu’on croirait souvent qu’il se dispute, lorsqu’il ne fait que causer.

21. Caractère moral; qualités intellectuelles. — Les Egyptiens sont intelligents; ils conçoivent rapidement, apprennent par cœur avec facilité, mais, soit insouciance, soit défaut de mémoire, ne se souviennent pas longtemps de ce qu’ils ont d’abord retenu. Ils sont très-malléables : on peut les employer aux travaux les plus divers. D’une imagination impressionnable, ils sont accessibles aux sentiments d’émulation , et, lorsqu’ils sont exaltés, ils sont capables des plus grandes choses. Ils sont doués d’une très-grande adresse manuelle. Pendant son enfance, l’Arabe est enjoué, vif, spirituel même; en arrivant à l’âge viril, il prend ce caractère froid et sérieux que révèle la physionomie que je me suis efforcé d’esquisser plus haut. C’est sans doute l’influence de la religion qui produit cette modification profonde. .

22. Sobriété. — La sobriété des Égyptiens est une de leurs qualités les plus frappantes ; on s’en convaincra lorsque je parlerai de leur nourriture. L’ivresse est très-rare parmi eux. Leur frugalité est extrême. Ils montrent un très-grand respect pour le pain; il se confond si étroitement, dans leur pensée, avec l’existence, dont il est le soutien principal, qu’ils lui donnent le nom de ‘eysch, qui signifie littéralement vie. Ils n’en laissent jamais perdre par leur faute le moindre morceau; on les voit, lorsqu’ils en trouvent des fragments dans les rues, les ramasser soigneusement, et, après les avoir portés trois fois à leurs lèvres et à leur front, les placer dans un endroit où ils ne soient pas exposés à être foulés aux pieds et où un chien ou tout autre animal puisse s’en nourrir.

23. Charité. — Les musulmans sont en général charitables. La religion leur en fait un devoir : aussi un motif intéressé parait guider leur bienfaisance; ils font l’aumône plutôt en vue des récompenses célestes, qui leur sont promises en retour, que par sympathie pour les malheurs de leurs semblables.

L’hospitalité est une vertu qui est très-répandue en Égypte et mérite d’être hautement louée. Elle y conserve encore comme un reflet de la générosité patriarcale. Les voyageurs (mousafirs), de quelque religion qu’ils soient, sont hébergés et nourris partout où ils se présentent. Si, au moment où il va prendre son repas, un musulman reçoit une visite, il le fait partager au visiteur. Les personnes de la classe moyenne, qui habitent dans des quartiers retirés, soupent quelquefois devant la porte de leurs demeures; elles invitent à s’asseeir à leur table ceux des passants dont l’extérieur est convenable.

Les Égyptiens sont très-affables entre eux; ils mettent plus de froideur et de réserve dans leurs rapports avec les Européens. Ils font preuve quelquefois de générosité.

24. Courage et résignation. — Nés sous l’oppression, les habitants de l’Égypte montrent, dans les circonstances ordinaires, une grande timidité et redoutent d’appeler le danger sur leurs têtes. Toutefois, en présence du péril, leur courage et leur énergie se réveillent. Dans les peines, dans les souffrances, leur résignation est inébranlable; respectueusement soumis aux événements comme aux décrets de la Divinité, ils accueillent les épreuves qu’elle leur envoie avec cette phrase stoïque: « Dieu est bon (AUahherim). »

25. Attachement des Égyptiens pour leur pays. — II n’est pas d’hommes qui poussent plus loin que les Égyptiens l’amour du sol qui les vit naître. II est rare qu’ils puissent se résoudre volontairement à quitter leur terre natale. Sans le Nil, dont l’onde bienfaisante étanche leur soif et féconde leurs campagnes, sans les dattiers, qui leur procurent un aliment facile et délicieux, les fellahs ne peuvent concevoir l’existence : aussi demandent-ils souvent aux Européens si chez nous il y a aussi un Nil et des palmiers.

26. Défauts et vices; cupidité. — Le premier sentiment qui semble naître chez l’Égyptien, c’est l’amour de l’argent. Les idées d’honneur et de dignité personnelle lui sont si étrangères qu’il n’a pas de répugnance, s’il est d’une classe inférieure, à mendier de personnes plus haut placées que lui quelques misérables paras (2,5 ct de piastre (0,6 ct de fr)) ; afin d’obtenir ces pièces de monnaie, il tend toujours à représenter sa situation comme plus malheureuse qu’elle ne l’est réellement. Lorsqu’on lui donne de l’argent, soit en cadeau, soit en payement, il a l’habitude de remuer l’index de la main droite en disant : Kâmanouâhed (encore une autre pièce de monnaie). Cette cupidité instinctive porte souvent les Égyptiens à recourir à la fraude dans les transactions commerciales; elle les rend enclins à l’escroquerie et au vol. Il est facile de s’expliquer l’existence de ce bas sentiment chez ce peuple, lorsqu’on songe qu’il a été soumis pendant plus de dix siècles à toutes les extorsions qu’il a plu à ses tyrans de lui faire subir. Sans cesse volé par ses oppresseurs, l’argent, par cela même qu’il lui était plus difficile de le conserver, lui est devenu plus précieux, et il a dû rechercher d’autant plus à se couvrir de l’apparence de la pauvreté que les dehors de la richesse attiraient sur lui plus de périls. C’est de là qu’est venue aux Égyptiens l’habitude d’avoir dans leurs maisons une cache, nommée mekhba, dans laquelle ils tiennent renfermé leur trésor.

27. Dissimulation, jalousie, ingratitude.— Le mensonge, la dissimulation, l’envie, la défiance, ces vices que l’on rencontre toujours enracinés chez les hommes avilis par la tyrannie, dégradent le caractère des Égyptiens; le noble senlimentde la reconnaissance leur est presque inconnu. Ils commettent souvent des actes de la plus noire ingratitude.

28. Paresse. — Livrés à eux-mêmes, les Arabes se laissent aller à une honteuse indolence. Si une direction vigilante ne les aiguillonnait sans cesse, comme leurs désirs sont bornés, leurs besoins très-peu nombreux, et comme l’Egypte leur offre le moyen de les satisfaire aisément, ils passeraient leur vie dans une oisiveté complète et ne songeraient pas à maintenir, par l’assiduité du travail, la fécondité du sol qui les nourrit. La voix de l’intérêt ne domine pas assez, dans leur cœur, leur apathique léthargie, pour distraire leurs regards du présent et les porter vers l’avenir. De même que les lazzaroni de Naples, les besoins du moment sont seuls capables de les faire mouvoir. Leur prévoyance ne s’étend pas jusqu’au lendemain.

29. Orgueil religieux. — La religion prend de bonne heure de l’empire sur l’Egyptien. Sans qu’il en fasse une étude particulière, son esprit en retient aisément les traits principaux. Son intelligence docile reçoit toutes les impressions que ses parents lui inculquent à cet égard et le doute ne l’effleure jamais. Il ne tarde pas à devenir ridiculement vain de sa croyance. Se regardant comme sectateur d’une religion privilégiée, il n’a que du mépris pour ceux qui suivent un culte différent. Il les désigne par des termes insultants. Au nom de juif et de chrétien il joint ordinairement l’épithète de chimou d’infidèle. Il ne sait pas de plus grand outrage à lancer à la face de celui avec lequel il se dispute que de l’appelerchrétien ou juif.

30. Ignorance. — La masse du peuple égyptien est plongée dans la plus profonde ignorance. Quelques personnes ont cru devoir en faire remonter la cause à la religion musulmane , mais c’est à tort. Il est en effet dans le Coran plusieurs passages où les sciences sont honorées et où leur culture est recommandée. On sait du reste ce que les califes de Bagdad et la civilisation moresque d’Espagne ont fait pour le développement de l’intelligence humaine. Ce sont les mameluks qui ont entièrement étouffé les lumières en Egypte. Aujourd’hui, il n’y a, outre les sujets formés par les écoles récemment fondées, que quelques personnes lettrées, et encore toute leur instruction se borne-t-elle à la connaissance des livres religieux et de quelques poésies.

51. Entêtement. — L’obstination est un des traits principaux du caractère des Égyptiens. On en voit souvent qui préfèrent recevoir cent, deux cents coups de courback (lanière d’hippopotame) plutôt que d’acquitter leur chétive imposition. Il est rare qu’ils consentent à la payer de plein gré; après qu’ils se la sont laissé arracher par la bastonnade, qu’ils endurent autant que leurs forces le leur permettent, ils ne manifestent souvent qu’un regret, c’est que s’ils avaient supporté quelques coups de plus ils auraient échappé, peut-être, au fisc. Ce n’est jamais qu’avec le courbach que l’on est venu à bout de leur entêtement. Il en était de même du temps.d’Ammien Marcellin. Cet auteur rapporte en effet que les Égyptiens se faisaient un point d’honneur de ne payer leurs contributions qu’après avoir reçu des coups de bâton.

32. Querelles; vengeances. — Les Égyptiens, principalement ceux des basses classes, sont enclins à se quereller. Ce sont presque toujours des motifs d’intérêt, souvent trèslégers, qui provoquent leurs disputes. A voir l’acharnement avec lequel ils soutiennent leur querelle, les torrents d’injures, les vociférations qui sont lancées de part et d’autre, on s’imaginerait qu’une fâcheuse issue va terminer des débats aussi animés. Il n’en est rien. Il est rare que les coups suivent les gros mots. La dispute se termine comme d’ellemême. « La justice est contre moi, » dit celui qui cède; quelquefois une troisième personne intervient par une exclamation pieuse : Bénédiction sur le prophète, s’écrie-t-elle, que Dieu le favorise! Les deux adversaires répètent à voix basse ces religieux souhaits ; ils récitent alors ensemble quelques versets du Coran, et scellent souvent leur réconciliation par un embrassement.

Le sentiment de la vengeance est inné chez les Egyptiens. Il existe parmi eux des vengeances héréditaires entre familles; autrefois on en voyait entre villages. Le sang appelle le sang. La famille de l’homme assassiné doit se venger sur celle de l’assassin. Heureusement le meurtre est presque inconnu en Egypte.

33. Esprit satirique et licencieux. — Les Egyptiens sont naturellement satiriques; ils sont souvent spirituels. Leur langue se prête aux ambiguités et aux expressions à double sens qu’ils répandent volontiers dans leur conversation. Celle-ci est ordinairement très-licencieuse. Ils expriment avec les mots les plus crus les idées les plus scabreuses; il est même peu de femmes, entre les plus vertueuses, qui fassent régner la décence dans leur langage et évitent de salir leur conversation d’obscénités.

J’ai déjà parlé du libertinage des Arabes et des vices honteux qu’il entretient parmi eux.