Strabon, XI, 14 – L’Arménie, v. 15 n-è

1. Défendue au midi par le Taurus, qui la sépare de toute la contrée comprise entre l’Euphrate et le Tigre et que pour cette raison on a nommée la Mésopotamie, l’Arménie touche vers l’E. à la Grande Médie et à l’Atropatène. Au N., elle a pour bornes d’abord la partie de la chaîne du Parachoathras située juste au-dessus de la mer Caspienne, puis l’Albanie et l’Ibérie, avec le Caucase qui les enveloppe l’une et l’autre et qui, se reliant ici même (c’est-à-dire sur la frontière de l’Arménie) à la chaîne des monts Moschikes et Colchikes, se prolonge par le fait jusqu’au territoire des Tibarani. Enfin, du côté de l’0., l’Arménie se trouve bornée par ce même territoire des Tibarani, puis par le mont Paryadrès et par le Skydisès jusqu’à la Petite Arménie et à la vallée de l’Euphrate, laquelle continue la séparation entre l’Arménie, d’une part, et la Cappadoce et la Commagène, de l’autre.

2. L’Euphrate, en effet, qui prend sa source sur le côté septentrional du Taurus et qui se dirige d’abord au couchant pour traverser toute l’Arménie, se détourne ensuite au midi et franchit le Taurus par une brèche profonde qui sépare précisément l’Arménie de la Cappadoce et de la Commagène ; puis, une fois parvenu dans la région trans-taurique, en Syrie, il commence à décrire dans la direction du levant d’hiver un nouveau coude qui l’amène jusqu’à Babylone et pendant lequel il forme avec le Tigre ce qu’on a appelé la Mésopotamie ; après quoi, les deux fleuves vont se jeter dans le golfe Persique. Comme on le voit, à l’exception de la frontière relativement peu étendue qui borde la Médie, le pourtour de l’Arménie presque tout entier consiste en terrains âpres et montagneux. Dans le Taurus (notamment dans le Taurus proprement dit, lequel recommence de l’autre côté de l’Euphrate en face de la Commagène et de la Mélitène), le mont Masius forme une première chaîne dont le versant méridional domine la Mygdonie (c’est-à-dire le canton de la Mésopotamie où est Nisibe), tandis que son versant septentrional domine la Sophène, qui se trouve ainsi resserrée entre le Masius et l’Antitaurus. On nomme Antitaurus une autre chaîne qui part de l’Euphrate et du Taurus même pour aller finir vers l’extrémité orientale de l’Arménie, et qui, en même temps qu’elle forme avec le Masius cette vallée intermédiaire de la Sophène, domine par son autre versant toute l’Akilisène, laquelle se trouve à son tour comprise entre l'[Antitaurus] et la partie du cours de l’Euphrate qui précède immédiatement le coude décrit par ce fleuve dans la direction du midi. La ville royale de la Sophène, [disons-le en passant,] est Carcathiocerta. Au-dessus du Masius, mais bien plus loin vers l’E., commence à son tour la chaîne du Niphatès qui longe la Gordyène ; puis au Niphatès succède l’Abus, autre chaîne des flancs de laquelle descendent à la fois et l’Euphrate et l’Araxe, le premier à l’0., le second à l’E. ; enfin une dernière chaîne, celle du Nibarus qui fait suite à l’Abus, se prolonge jusqu’à la Médie.

3. On a vu plus haut quelle était la direction générale du cours de l’Euphrate ; pour ce qui est de l’Araxe, après s’être porté vers l’E. jusqu’à l’Atropatène, il s’infléchit au N. O., baigne successivement les murs d’Azara et d’Artaxate deux grandes villes d’Arménie, puis traverse toute la plaine Araxène et finit par se jeter dans la mer Caspienne.

4. Si maintenant l’on pénètre dans l’intérieur du pays, on y trouve bien encore et beaucoup de montagnes et beaucoup de plateaux arides où la vigne elle-même ne vient qu’avec peine, mais on y rencontre aussi de nombreuses vallées, les unes, il est vrai, médiocrement fertiles, les autres, en revanche, d’une incomparable richesse. Telles sont, par exemple, et cette plaine Araxène que l’Araxe traverse dans toute sa longueur avant d’aller à l’extrémité de l’Albanie se jeter dans la mer Caspienne, et cette autre plaine à la suite qu’on nomme la Sacasène, plaine riveraine du Cyrus [et non de l’Araxe], mais limitrophe aussi de l’Albanie. Nous pourrions même citer la Gogarène qui s’étend au delà de la Sacasène, car il est constant que toute cette plaine abonde en céréales, en arbres fruitiers, en arbres verts et qu’on y cultive avec succès jusqu’à l’olivier. La Phaunène compte également parmi les provinces [les plus fertiles] de l’Arménie, et l’on peut en dire autant de la Comisène, voire de l’Orchistène qui fournit le plus fort contingent de chevaux de guerre. Dans la Chorzène et dans la Cambysène, qui sont les provinces les plus septentrionales de l’Arménie, il tombe une énorme quantité de neige, par suite apparemment du voisinage de la chaîne du Caucase, de l’Ibérie et de la Colchide, et il n’est pas rare, à ce qu’on assure, que des caravanes entières y soient surprises dans les cols ou défilés des montagnes par de véritables avalanches de neige sous lesquelles elles demeurent ensevelies. Seulement, en prévision de ce danger, tous les voyageurs ont soin, dit-on, de se munir de longs bâtons [qu’] ils n’auraient, en cas d’accident, qu’à hausser au niveau des couches supérieures de neige pour donner accès à l’air respirable et pour avertir ceux qui viendraient à passer après eux, lesquels ne manqueraient pas de leur venir en aide et de leur sauver la vie en les retirant de dessous l’avalanche. On ajoute qu’il se forme dans la neige, par l’effet de la congélation, des boules creuses qui contiennent de l’eau bonne à boire et que les voyageurs n’ont qu’à fendre l’espèce de poche qui renferme cette eau pour pouvoir se désaltérer à leur aise. La neige aurait aussi, paraît-il, la propriété d’engendrer certains animalcules (nommés scolex dans Apollonidès et thripes dans Théophane), et on suppose que la génération de ces animalcules dans la neige se fait de la même manière que celle des moucherons ou conops engendrés par la flamme ou par les cendres chaudes des fourneaux de mines.

5. L’histoire nous apprend que l’Arménie, très peu étendue à l’origine, s’accrut surtout par le fait des conquêtes d’Artaxias et de Zariadrès, anciens lieutenants d’Antiochus le Grand, qui s’étaient vu, après la chute de leur maître, appeler à régner, l’un sur la Sophène, l’Anthisène, l’Oromanditide et les cantons environnants, l’autre sur la province d’Artaxate, et qui, ayant su concerter leurs efforts pour s’agrandir aux dépens des nations voisines, enlevèrent successivement aux Mèdes la Caspiané, la Phaunitide et Basoropeda, aux Ibères tout ce qui est au pied du Paryadrès avec la Chorzène et de l’autre côté du Cyrus la Gogarène ; aux Chalybes et aux Mosynèkhes la Carénitide et la Derxène, provinces aujourd’hui limitrophes de la Petite-Arménie, si même elles n’en font partie, aux Cataones l’Akilisène et tout le district de l’Antitaurus, aux Syriens enfin la Taronitide, tous pays, dont les habitants, grâce à cette réunion, parlent actuellement la même langue.

6. En fait de villes, les deux principales que possède l’Arménie sont Artaxate, qu’on nomme aussi quelquefois Artaxiasate, parce qu’elle fut fondée par Annibal pour le roi Artaxias et Arxate, située comme l’autre sur l’Araxe, mais près de la frontière de l’Atropatène, tandis qu’Artaxate, grande et belle cité qui sert de résidence ordinaire aux rois d’Arménie, s’élève à l’entrée de la plaine Araxène. Elle a été bâtie là dans une espèce de presqu’île formée par un coude du fleuve, qui baigne par conséquent ses murs de trois côtés pendant que le quatrième côté figurant l’isthme de la presqu’île est fermé par un fossé et un mur ou retranchement, sans compter qu’à peu de distance de la ville se trouvent les châteaux forts de Babyrsa et d’Olané, dont Tigrane et Ariavasde avaient fait leurs trésors. [Ces forteresses, du reste, n’étaient pas les seules que possédât l’Arménie.] Il y en avait d’autres encore sur les bords de l’Euphrate, Artagira notamment ; mais celle-ci entraînée par Adoua son gouverneur essaya de se soustraire à l’autorité romaine, et, après un long siège, les légats de César s’en emparèrent et rasèrent ses murs.

7. Les fleuves ne manquent pas en Arménie ; les plus célèbres sont, parmi les tributaires de la mer Pontique, le Phase et le Lycus (Eratosthène nomme à tort le Thermodon à la place du Lycus) ; parmi les tributaires de la mer Caspienne, le Cyrus et l’Araxe ; enfin, parmi les tributaires de la mer Erythrée, l’Euphrate et le Tigre.

8. Le pays contient aussi de grands lacs. Il y en a un, entre autres, appelé le lac Matiané (comme qui dirait le lac Cyané ou le lac Bleu), qui passe pour être, après le Palus Maeotis, le plus grand des lacs salés et qui s’étend jusqu’à la Médie Atropatène en formant sur ses bords d’importantes salines naturelles. Il y a encore le lac Arséné, ou, comme on l’appelle quelquefois, le lac Thopitis ; mais les eaux de ce lac sont chargées de nitre, et la même raison qui fait qu’elles sont excellentes pour enlever les taches et blanchir le linge fait qu’elles ne sont pas bonnes à boire. Le Tigre, à sa descente du mont Niphatès, traverse le lac Arséné, sans se mêler toutefois à ses eaux, grâce à l’extrême rapidité de son propre courant, circonstance à laquelle il doit son nom, car le mot tigris, dans la langue des Mèdes, équivaut à notre mot toxeumaet exprime l’action de bander l’arc et de lancer la flèche. Ajoutons que les eaux du Tigre nourrissent une grande variété de poissons, tandis que celles du lac n’en contiennent que d’une seule et même espèce. Parvenu à l’autre bout du lac, le Tigre se perd dans une espèce de gouffre, mais, après avoir coulé longtemps sous terre, il reparaît à l’entrée de la Chalonitide et se dirige alors vers Opis et le Mur de Sémiramis, en laissant à sa droite, avec la Gordyène, toute cette contrée que l’Euphrate de son côté laisse à sa gauche et que nous connaissons sous le nom de Mésopotamie. Après quoi, s’étant rapprochés l’un de l’autre et ayant achevé de former ensemble ladite Mésopotamie, le Tigre et l’Euphrate (le Tigre par Séleucie, l’Euphrate par Babylone) se portent vers le golfe Persique, ce que nous avons du reste exposé tout au long dans notre Relevé des erreurs d’Eratosthène et d’Hipparque.

9. L’Arménie possède des mines, notamment les mines d’or de Sambana, dans la Syspiritide. Alexandre, qui avait voulu s’en assurer la possession, y avait envoyé Ménon à la tête d’un détachement armé, mais Ménon périt étranglé par les gens du pays. Nous signalerons encore parmi les richesses minérales de l’Arménie des gîtes considérables de sandyx, substance qui donne cette belle couleur presque semblable à la calché qu’on nomme le rouge d’Arménie. D’autre part l’Arménie est si favorable à l’élève des chevaux et ses pâturages à cet égard sont si près d’égaler ceux de la Médie qu’il est notoire qu’une partie des chevaux néséens affectés au service exclusif des rois de Perse en provenaient et que chaque année le satrape chargé du gouvernement de cette province était tenu d’envoyer au grand roi 20 000 poulains pour figurer dans les fêtes mithriaques. On raconte aussi que, quand Artavasde joignit Antoine pour envahir avec lui la Médie, il se plut, dans la revue qu’il fit passer de ses troupes au général romain, à déployer devant lui en ordre de bataille, indépendamment des autres corps de cavalerie qu’il avait amenés avec lui, une force de 6000 cataphracti ou chevaux bardés de fer. Mèdes et Arméniens prisent en effet beaucoup cette lourde et massive cavalerie. Ajoutons qu’ils ne sont pas les seuls et que les Albani eux-mêmes ont des cataphracti dans leurs armées.

10. La richesse et la puissance de cette contrée sont attestées, au reste, d’une façon éclatante par ce fait, que, Pompée ayant imposé une contribution de guerre de 6000 talents, à Tigrane, père d’Artavasde, ce prince distribua incontinent la somme aux troupes romaines, à chaque soldat 50 drachmes, à chaque centurion 1000 drachmes, à chaque préfet de la cavalerie et à chaque tribun militaire un talent.

11. Quant à l’étendue que Théophane assigne à l’Arménie (cent schoenes en largeur et deux fois autant en longueur, à quarante stades par schoene), elle nous paraît exagérée et nous croyons être plus près de la vérité en prenant pour la longueur la [largeur] même que Théophane indique et pour la largeur la moitié seulement ou un peu plus de la moitié [de la longueur ainsi réduite]. – Mais nous en avons dit assez sur l’aspect physique, sur les productions et les ressources naturelles de l’Arménie.

12. Voici maintenant ce qu’une antique tradition marque relativement à l’origine de la nation elle-même. On a pu voir plus haut comment le Thessalien Arménus avait quitté Arménium, sa ville natale, située non loin de Boebé, entre Phères et Larisse, pour suivre Jason, et comment il avait pénétré avec le héros jusqu’au coeur de l’Arménie ; or, c’est à Arménus, s’il faut en croire les historiens Cyrsile de Pharsale et Médius de Larisse, tous deux compagnons d’armes d’Alexandre, que l’Arménie aurait dû son nom. Les mêmes auteurs assurent que, tandis qu’une partie des forces d’Arménus prenait possession de l’Akilisène, laquelle dépendait primitivement du territoire des Sophéni, le reste avait occupé la Syspiritide jusqu’à la Calachène et l’Adiabène, dépassant ainsi les limites actuelles de l’Arménie. Ajoutons qu’au dire de certains auteurs le costume national des Arméniens n’est autre que le costume thessalien lui-même ; que leurs longues robes notamment rappellent tout à fait la tunique tulaire de nos tragédiens, tunique qui s’attache soit sur la poitrine au moyen d’une ceinture, soit sur l’épaule au moyen d’agrafes, et que nous appelons unethessalique parce qu’apparemment nos acteurs l’avaient, eux aussi, imitée à l’origine du costume national des Thessaliens. Ils ne pouvaient se passer, en effet, de quelque ornement semblable, de quelque ornement d’emprunt qui pût leur donner aux yeux des spectateurs plus d’ampleur et de majesté, et rien n’était plus propre assurément à être transporté sur la scène et à devenir le costume tragique par excellence que cette longue robe que les Thessaliens, eux, n’avaient adoptée que parce qu’ils habitaient le pays le plus septentrional et le plus froid de toute la Grèce. Enfin on croit que Mèdes et Arméniens ont bien pu également emprunter des Thessaliens leur goût si vif pour les chevaux. Quant au fait même d’une expédition de Jason en Arménie, n’est-il pas suffisamment attesté par l’existence de ces nombreux Jasonium que les dynastes indigènes paraissent avoir érigés, en partie du moins, sur le modèle du temple de Jason bâti à Abdères par les soins de Parménion ?

13. Une autre tradition également accréditée, c’est que l’Araxe aurait dû son nom à sa ressemblance avec le Pénée, ressemblance qui aurait frappé Arménus et qui lui aurait suggéré l’idée de l’appeler comme le Pénée lui-même, car il paraît constant que ce fleuve avait reçu, lui aussi, primitivement le nom d’Araxe pour avoir arraché en quelque sorte l’Ossa de l’Olympe en ouvrant entre deux la vallée de Tempé. On ajoute que dans le principe le fleuve d’Arménie, à sa descente des montagnes, se répandait, faute d’issue, dans la plaine et s’y étalait en forme de mer, mais que Jason, imitant ce qu’il avait vu dans Tempé, avait pratiqué la coupure du haut de laquelle l’eau du fleuve se précipite aujourd’hui dans la mer Caspienne, opération qui avait du même coup mis à découvert toute la plaine Araxène, située, comme on sait, immédiatement au-dessus de la cataracte. A la rigueur on peut admettre la vraisemblance de cette tradition sur l’état ancien du cours de l’Araxe ; mais il n’en est pas de même de ce que dit Hérodote de ce fleuve, et son assertion que l’Araxe, à sa sortie du pays des Matiéni, se divise en quarante bras formant autant de fleuves différents et autant de barrières entre la Bactriane et la Scythie, nous paraît absolument dénuée de fondement, bien que Callisthène l’ait admise et répétée.

14. L’histoire nous parle encore d’un double établissement formé par les Aenianes dans l’Utie et au-dessus de l’Arménie par delà l’Abus et le Nibarus, deux branches du Taurus, dont l’une (c’est l’Abus que je veux dire) se trouve avoir dans son voisinage la route qui mène à Ecbatane et passe devant le temple de Baris. Enfin il est fait mention d’une colonie de Thraces appelés par manière de sobriquet lessarapares, c’est-à-dire les coupeurs de têtes, qui se seraient fixés au-dessus de l’Arménie sur les confins de la Médie et du territoire des Guranii, et qu’on nous dépeint comme une race de montagnards farouches et indomptables, d’une adresse merveilleuse pour scalper et trancher les têtes (ce qui est proprement le sens du motsaraparae). Joints à ce que nous avons rapporté de Médée plus haut dans notre description de la Médie, tous ces faits autorisent à conjecturer qu’il existe bien réellement une sorte de parenté entre les Mèdes et les Arméniens d’une part et les Thessaliens de l’autre, j’entends les Thessaliens de la descendance directe de Jason et de Médée.

15. Cela dit sur les plus anciennes traditions de l’Arménie, il convient, croyons-nous, de retracer aussi dans ses traits principaux toute l’histoire moderne de cette contrée, à partir notamment de l’époque persane en suivant jusqu’à nous, ce qui, du reste, se réduit à ceci, qu’après avoir appartenu aux Perses et aux Macédoniens l’Arménie passa finalement aux mains des monarques syriens déjà maîtres de la Médie (elle avait eu pour dernier satrape persan Oronte, descendant d’Hydarnès, l’un des Sept), mais que plus tard deux des généraux d’Antiochus le Grand, cet ennemi acharné des Romains, se la partagèrent : ils se nommaient Artaxias et Zariadris et l’avaient gouvernée d’abord au nom et de l’aveu d’Antiochus ; seulement, ayant vu leur maître vaincu et ruiné, ils s’étaient empressés de passer du côté des Romains, et proclamant leur indépendance avaient pris pour eux-mêmes le titre de rois. Tigrane, descendant d’Artaxias, eut, en cette qualité, l’Arménie proprement dite, c’est-à-dire toute la partie du pays qui s’étend le long de la Médie, de l’Albanie et de l’Ibérie jusqu’à la Colchide et la Cappadoce maritime. Dans le même temps, Artane le Sophénien, descendant de Zariadris, héritait, de l’Arménie méridionale et plus spécialement de la partie du sud-ouest, mais il fut bientôt détrôné et tué par Tigrane, qui demeura ainsi seul maître de tout le pays. Tigrane, du reste, avait passé lui-même par des fortunes très diverses. Détenu d’abord chez les Parthes comme otage, il avait réussi, en leur cédant soixante-dix des vallées de l’Arménie, à se faire rétablir par eux sur le trône ; puis, devenu plus fort, il leur avait repris ce qu’il leur avait cédé et avait même dévasté leur territoire, principalement aux environs de Ninive et d’Arbèles ; il avait soumis ensuite à son pouvoir l’Atropatène et la Gordyène, et de proche en proche tout le reste de la Mésopotamie ; enfin, passant l’Euphrate, il avait, par la force des armes, conquis la Syrie elle-même et la Phénicie. C’est alors que, parvenu à ce haut degré de puissance, il fonda près d'[Ol]ibéria, entre cette localité et le pont ou Zeugma de l’Euphrate, une nouvelle ville qu’il nomma Tigranocerte et où il réunit les habitants de douze villes grecques dépeuplées par lui à cet effet. Mais il fut interrompu dans son entreprise par une attaque de Lucullus, le vainqueur de Mithridate, qui, ayant donné ordre à chaque habitant de Tigranocerte de regagner sa ville natale, détruisit la nouvelle capitale (laquelle, du reste, n’était encore qu’à moitié achevée), la réduisit ainsi à n’être plus qu’une chétive bourgade et chassa ensuite Tigrane de la Syrie et de la Phénicie. Le successeur de Tigrane, Artavasde, prospéra tant qu’il se conduisit en ami des Romains ; mais ayant trahi Antoine pour les Parthes lors de sa grande guerre contre ce peuple, il expia chèrement sa faute. Mené à Alexandrie par Antoine, il s’y vit charger de chaînes et promener par la ville derrière le char de son vainqueur, puis il fut jeté dans une prison, où après avoir langui encore un certain temps il fut mis à mort comme la guerre d’Actium éclatait. Après Artavasde, l’Arménie eut encore plusieurs souverains qui régnèrent sous le protectorat de César et des Romains et ce protectorat dure encore à l’heure qu’il est.

16. Toutes les divinités de la Perse sans exception sont honorées par les Mèdes et par les Arméniens, mais Anaïtis est pour les Arméniens l’objet d’un culte particulier. Ils lui ont élevé des temples en différents lieux, notamment dans l’Akilisène, et ont attaché à chacun de ces temples bon nombre d’hiérodules ou d’esclaves sacrés des deux sexes. Jusque-là, à vrai dire, il n’y a point lieu de s’étonner; mais leur dévotion va plus loin et il est d’usage que les personnages les plus illustres consacrent à la déesse leurs filles encore vierges, ce qui n’empêche pas que celles-ci, après s’être longtemps prostituées dans les temples d’Anaïtis, ne trouvent aisément à se marier, aucun homme n’éprouvant pour ce motif la moindre répugnance à les prendre pour femmes. Hérodote’ raconte à peu près la même chose des filles de Lydie : toutes aussi, suivant lui, se prostituaient. [Mais pour en revenir aux jeunes Arméniennes, nous dirons] qu’elles sont si libérales avec leurs amants que, non contentes de leur donner l’hospitalité, elles leur font souvent plus de présents qu’elles-mêmes n’en ont reçu d’eux, comme pour prouver qu’elles appartiennent à de riches maisons qui ne les laissent manquer de rien. Ce n’est pas d’ailleurs aux premiers venus qu’elles donnent ainsi l’hospitalité, et, autant que possible, elles n’accueillent que les hommes qui sont de même rang qu’elles.