Robert de Clari, Pillage de Byzance, 1204

 Quand les Français entendirent cela [que Murzuphle avait abandonné la ville], alors ils en furent tout joyeux; et puis on fit crier alors par tout le camp que nul ne prît hôtel avant qu’on eût réglé comment on les prendrait. Puis alors s’assemblèrent les hauts hommes et les riches, et ils décidèrent entre eux de telle façon que la menue gent n’en sut rien, pas plus que les chevaliers pauvres de l’armée, qu’ils prendraient les meilleurs hôtels de la ville; et c’est depuis lors qu’ils commencèrent à trahir la menue gent, et à user de leur mauvaise foi et à être mauvais compagnons, ce qu’ils ont payé depuis bien cher, comme nous vous le dirons après. Ils envoyèrent donc saisir tous les meilleurs et le plus riches hôtels de la ville, de telle façon qu’ils les eurent tous saisis avant que les pauvres chevaliers ou la menue gent de l’armée s’en aperçussent. Et, quand les pauvres gens s’en aperçurent, alors ils s’en allèrent donc à qui mieux mieux, et ils prirent ce qu’ils purent saisir; ils en trouvèrent pas mal, car la cité était fort grande et fort peuplée. Et le marquis fit prendre le palais Bouke de Lion [Boucoléon], et le monastère Sainte-Sophie et les maisons du patriarche; et les autres hauts hommes ainsi que les comtes firent prendre les plus riches abbayes et les plus riches palais qu’on put y trouver, car, à partir du moment où la ville fut prise, on ne fit de mal ni aux pauvres ni aux riches. Au contraire, s’en alla qui voulut s’en aller, et qui le voulut resta; et ce furent les plus riches de la ville qui s’en allèrent.

Puis après on commanda que tout le butin fût apporté à une abbaye qui était dans la ville. C’est là que l’on apporta le butin, et l’on choisit dix chevaliers hauts hommes parmi les pèlerins et dix Vénitiens, que l’on considérait comme loyaux, et on les commit à la garde de ce butin. Et, lorsque le butin eut été apporté là, qui était si riche et comportait tant de riche vaisselle d’or et d’argent et d’étoffes brodées d’or et tant de riches joyaux que c’était une vraie merveille que le butin qui fut apporté là, alors jamais, depuis que le monde fut créé, on ne vit ni ne conquit un butin aussi grand, aussi noble, aussi riche, ni au temps d’Alexandre, ni au temps de Charlemagne, ni avant, ni après. Et je ne crois pas, quant à moi, que dans les quarante plus riches cités du monde il y aurait autant de richesse qu’on en trouva à l’intérieur de Constantinople. Et d’ailleurs, les Grecs attestaient que les deux tiers de la richesse du monde se trouvaient à Constantinople, et le troisième tiers épars dans le monde. Et ceux-là mêmes, qui devaient garder le butin, ceux-là prenaient les joyaux d’or ou des étoffes de soie brodées d’or, ou ce qu’il aimait le mieux, et puis il l’emportait.

C’est de cette façon qu’ils commencèrent à voler, si bien qu’on ne fit jamais de partage pour le commun de l’armée, ou les pauvres chevaliers ou les sergents qui avaient aidé à gagner le butin, sauf pour le gros argent, comme les bassines d’argent que les dames de la cité emportaient aux bains. Et le reste du bien qui était encore à partager fut dilapidé vilainement, comme je vous l’ai dit, mais les Vénitiens en eurent néanmoins leur moitié; quant aux pierres précieuses et au grand trésor qui restait à partager, tout cela s’en alla vilainement comme nous vous le dirons après.