Gunther de Pairis, Pillage de Byzance, 1204

Une fois la ville prise, et devenue nôtre par droit de conquête, les vainqueurs s’employèrent avec ardeur à la piller. Alors l’abbé Martin se mit, lui aussi, à songer à la part qu’il pourrait retirer du butin, afin de ne pas rester seul les mains vides au milieu de toute une armée enrichie. Il se proposa donc de diriger vers quelque proie ses mains consacrées. Mais, parce qu’il n’estimait pas convenable de porter la main sur le butin séculier, l’idée lui vint de se tailler une part de ces reliques dont il savait qu’il y avait grande abondance en ces lieux.                                            Présageant je ne sais quelle grande aventure, il prit avec lui un compagnon, et gagna une église que l’on tenait là-bas en grande vénération, parce qu’elle abritait la noble sépulture de la mère du très illustre empereur Manuel, ce qui était quelque chose pour les Grecs, mais dont les nôtres n’avaient cure. On conservait là un important trésor d’argent provenant de toute la région d’alentour, ainsi que de précieuses reliques, apportées des églises et des monastères voisins, dans le vain espoir de les mettre en sécurité en ces lieux; mais les nôtres l’avaient su, dès avant la prise de la ville, par ceux que les Grecs avaient expulsés. Une foule de pèlerins fit irruption en même temps dans l’église; mais tandis que les autres    s’employaient avec ardeur à mettre à sac l’argent, l’or et tout ce genre d’objets de prix, Martin, lui, estimant que seuls des objets sacrés valaient la peine de commettre un sacrilège, gagna un lieu plus secret: la sainteté des lieux lui semblait promettre ce qu’il souhaitait par-dessus tout découvrir. Il se trouva là en présence d’un vieillard, avec une belle tête, une chevelure et une barbe abondante. C’était un prêtre, mais son allure était bien différente des prêtes de chez nous; aussi Martin, persuadé d’avoir affaire à un laïque, sans perdre son calme, mais prenant une voix redoutable, l’apostropha violemment disant: “Allez, perfide vieillard, montre-moi les plus riches des reliques que tu gardes, ou la mort immédiate châtiera ton refus!”

Le vieillard, effrayé, plus par le bruit que par les paroles, car s’il entendait le bruit il ne pouvait comprendre les paroles, sachant qu’il ne pourrait se faire comprendre de Martin en grec, entreprit dans le peu de latin qu’il savait, d’apaiser notre homme et de fléchir une colère qui n’était que feinte. En réponse alors, l’abbé, dans le peu de mots de sa langue qu’il put à grand-peine rassembler, fit comprendre au vieillard ce qu’il exigeait de lui. Alors ce dernier, considérant son visage et son habit, préférant laisser un religieux s’emparer avec crainte et révérence de saintes reliques, plutôt que de risquer de voir des séculiers les souiller de leurs mains ensanglantées, ouvrit devant lui un coffre de fer.

Et il lui découvrit ce trésor désirable que Martin préférait et désirait plus que toutes les autres richesses de la Grèce. Quand il le vit, l’abbé se hâta d’y plonger avidement, y allant des deux mains, puis, retroussant son vêtement le plus vivement qu’il put, il en remplit le creux avec son saint sacrilège. Le clerc qui l’accompagnait en fit de même. Ils dissimulèrent ainsi ce qui leur paraissait le plus précieux, puis, sans marquer de temps d’arrêt, ils sortirent…

Ainsi chargé, il allait, pressant le pas, vers les navires. Ceux qui le voyaient, qui le connaissaient et l’aimaient, et qui, de leur côté, pressaient le pas vers le butin, lui demandaient en riant: “Avez-vous fait quelque rapine?” ou “De quels objets allez-vous ainsi chargé?” Et lui, souriant, comme toujours, et affable: “Tout a bien marché pour nous”, disait-il – et eux de répondre: “Grâce en soient rendues à Dieu!” et il passait, en hâte, supportant avec peine tout ce qui pouvait le retarder.