Procope de Césarée, Constantinople et Ste Sophie, v. 550

1.J’ai rapporté fort exactement dans les livres des guerres comme il y eut à Constantinople une sédition furieuse qui y fut excitée par une multitude de personnes de basse condition, qui prirent pour mot du guet vainquez. Ils ne se soulevèrent pas moins contre Dieu que contre leur Prince, puisqu’ils se portèrent à un tel excès d’impiété que de brûler cette Eglise si célèbre, que nous appelons l’Eglise de Sainte Sophie, par un terme qui convient fort a la Divinité, & qui est fort propre à exprimer sa nature. Dieu leur permit de commettre ce sacrilège, dans la connaissance qu’il avait que ce serait une occasion de relever cette Eglise avec plus de magnificence qu’auparavant, ayant donc alors été ruinée, elle fut bientôt après rétablie par l’Empereur, & enrichie de tant d’ornements que je ne doute point que si avant sa ruine l’on eut montré aux Chrétiens le dessin sur lequel on l’a rebâtie, et qu’on leur eut proposé de l’abattre pour la refaire de cette sorte, ils n’y eussent consenti avec joie.

2. L’Empereur s’appliqua donc à cet ouvrage avec une incroyable ardeur & il fit venir de toutes parts les plusexcellents ouvriers de son siècle sans épargner aucune dépense. Anthéme de Tralles, qui était l’Architecte le plus habile, non seulement qui fut dans son temps, mais qui eût été dans toute l’antiquité, seconda de tout son pouvoir les intentions de l’Empereur, en traçant lesdessins, & en conduisant les ouvriers. Isidore Milésien, qui était aussi un Architecte très célèbre, fut employé au même ouvrage. En quoi on voit reluire les traits d’une conduite toute particulière de Dieu sur justinien de lui avoir fourni des hommes capables d’accomplir heureusement ses glorieuses entreprises & on doit admirer en même temps la sagesse de ce Prince, d’avoir su choisir les sujets les plus propres à cesdesseins.

3. C’est par ces moyens que cette Eglise si merveilleuse a été achevée, & qu’elle est un spectacle qui surpasse l’intelligence de ceux qui la voient & la créance de ceux qui en entendent parler. Elle s’élève a une hauteur prodigieuse ; qui commande toute la Ville. Bien qu’elle n’en soit qu’une partie elle en fait le principal ornement & elle a l’avantage d’être si fort élevée au dessus des autres, qu’elle sert à les découvrir, & à les contempler. Il y a une si juste proportion entre sa longueur & sa largeur, que bien que l’une & l’autre soient extraordinaires, ni l’une ni l’autre n’est énorme. Il n’est pas possible d’en bien décrire la beauté. Il y a tant de majesté, & tant de justesse dans les parties, que l’on n’y peut remarquer ni d’excès ni de défaut. Quoi que sa grandeur surpasse celle de tous les autres ouvrages, ses ornements ne laissent pas d’être plus exquis que ceux des ouvrages qui n’ont qu’une grandeur médiocre. Elle brille d’une si éclatante splendeur qu’on dirait qu’au lieu d’être éclairée des rayons du soleil, elle enferme en elle-même la source de la lumière. La face qui est tournée vers l’Orient, & où l’on célèbre les ineffables mystères, est un édifice qui ne s’élève pas carrément, mais en forme de demi-cylindre. Le haut ressemble à un quart de globe. Il y a au-dessus un ouvrage qui est comme une demi-lune. L’art avec lequel il est travaillé ne donne pas moins de crainte que d’admiration. Car bien qu’il soit très solide, il est suspendu de telle sorte qu’il paraît prêt à tomber, et qu’il semble menacer ceux qui le regardent. Il y a sur le pavé deux rangs de colonnes disposés en demi-cercle, qui soutiennent le bas du Dôme. A l’opposite de l’Orient est un mur où sont les portes de l’Eglise & auxdeux côtés duquel sont deux rangs de colonnes, semblables à celles que je viens de décrire.

4. Il y a au milieu quatre gros piliers, deux du côté de Midi, et deux du côté de Septentrion, qui sont disposès en correspondance, & en distance égale. De chaque côté, entre deux piliers, il y a quatre colonnes. Ces piliers sont faits de grandes pierres bien choisies, bien polies & bien liées. Leur hauteur est telle que l’on dirait que ce sont des rochers détachés d’une montagne. Il y a au-dessus quatre cintres des quatre côtés. Chaque pilier soutient la base de deux cintres, & la clef de chaque cintre s’élève à une hauteur étonnante. Les deux cintres qui sont à l’Orient, & à l’Occident sont vides, & à jour. Les deux autres sont remplis d’un petit bâtiment à colonnes, au-dessus duquel est un rond fort élevé, par ou l’on voit naître le jour. Pour peu que j’aie de talent de m’expliquer, j’espère de trouver des paroles pour décrire ce qui suit dans ce merveilleux ouvrage. Entre les quatre cintres il y a quatre triangles, chacun desquels a un angle aigu appuie entre les bases de deux cintres,& élève les deux autres angles jusques au bas du Dôme. La voûte qui est au-dessus y sert d’un superbe ornement. Sa délicatesse fait douter de la solidité, & il semble qu’au lieu d’être posée sur l’ouvrage de dessous, elle est suspendue du haut du ciel avec une chaîne d’or. Toutes ces parties jointes ensemble avec tant d’art, forment un merveilleux assemblage, qu’on ne peut regarder sans une agréable surprise. Les yeux ne se peuvent arrêter longtemps &considérer un endroit, sans être aussitôt attirés par la Beauté des autres. Les spectateurs sont dans un transport, & dans une agitation continuelle qui procède du doute de ce qu’ils y doivent le plus admirer. Leur esprit suit le mouvement de leurs yeux, & après s’être tourné de tous côtés ildemeure en quelque sorte de suspension. En voila assez sur ce sujet.

5. Justinien, Anthème, & Isidore employèrent divers moyens pour affermir cet Edifice. Comme je ne les sais pas tous, il me serait impossible de les expliquer, mais j’en rapporterai un qui peut suffire pour faire juger des autres, & pour faire connaître la solidité de tout l’ouvrage. Lespiliers dont j’ai parlé, sont faits d’une autre façon que le reste de l’Eglise. Ils sont carrés & composés de pierres dures, & polies. Les pierres qui sont aux coins sont taillées en triangle, & celles qui sont au milieu taillées en carré. Elles sont liées non avec de la chaux, ni avec du bitume comme les murailles que Sémiramis fit autrefois à Babylone,. mais avec du plomb fondu. Voila ce qui regarde ces piliers. Voyons le reste. La voûte reluit d’or, & la richesse y est jointe à la beauté. L’éclat du marbre dispute du prix avec celui de ce riche métal. Il y a aux deux côtés deux galeries, qui bien loin d’en gâter le dessin en augmentent la largeur, & en égalent la longueur, quoi qu’elles n’en égalent pas la hauteur. Elles sont couvertes d’une voûte dorée. L’une est destinée pour les hommes, & l’autre poux les femmes. Elles sont tout à fait semblables, & n’ont point de différence pour ce qui est de la beauté. Qui pourrait dignement décrire la magnificence de la galerie haute des femmes, & des salles embellies de colonnes siriches & si précieuses ? Qui pourrait parler de tous les marbres qui servent d’ornement à cette merveilleuse Eglise ? Il semble que l’on soit dans une prairie agréablement émaillée de toutes sortes de fleurs, & que l’on y admire le vert, le blanc, le rouge} la couleur de pourpre, & toutes les autres que la nature a mêlées ensemble avec plus d’adresse que ne saurait faire le plus savant peintre. Quand on y entre pour prier, on la regarde comme un ouvrage de la sagesse de Dieu, plutôt que de l’art des hommes, L’âme qui s’unit à lui dans la prière, se l’imagine présent, & se figure qu’il a choisi un lieu si auguste pour l’honorer par sa demeure. Ce n’est pas seulement la première fois que l’on entre dans cette Eglise que cette pensée se présente à l’esprit, elle s’y présente toujours. Jamais personne ne s’est lassé de la considérer. Tout le monde est ravi de la voir, & quand on en est sorti, on ne cesse d’en parler. On ne peut rapporter en particulier tous les ornements, tous les vases d’or, & d’argent, & toutes les pierreries que l’Empereur y a données. Je laisserai à juger de leur nombre, &de leur prix par une seule chose qui est, qu’il y a quarante mille livres d’argent dans l’enceinte de l’Autel, où il n’est permis qu’aux Prêtres d’entrer.

6. Pour finir cette narration, & pour conclure en peu deparoles la description d’un ouvrage si admirable, Justinien y a employé non seulement les trésors de son épargne, mais encore les efforts de son génie. Un des cintres dont j’ai ci-devant parlé, savoir celui qui est du côté d’Orient n’étant pas encore achevé, les piliers sur lesquels il était appuyé, commencèrent à s’affaisser, & à menacer de ruine. Anthème, & Isidore désespérant de leur art, allèrent rapporter ce fâcheux accident à Justinien, qui par une inspiration de Dieu, comme je crois, car il ne sait point l’Architecture, leur commanda d’achever le cintre, & les assura que quand il serait achevé il se soutiendrait de lui-même sans avoir besoin de piliers. Je pourrais être suspect de flatterie si j’avançais ce discours sans preuve, mais comme plusieurs personnes qui étaient présentes peuvent rendre témoignage de la vérité de ce que je dis, je continuerai ma narration. LesArchitectes suivirent cet ordre, &quand le cintre fut achevé il demeura ferme comme l’Empereur l’avait dit. La même chose arriva aux cintres du côté de Midi, & de Septentrion. Lorsque lesroutes furent fermées tout le bas de l’Edifice commença à gémir, pour ainsi parler, sous la pesanteur du faix. Les colonnes qui les soutenaient, rejetèrent toute la chaux, comme si l’on l’eut grattée. LesArchitectes réduits au désespoir, allèrent raconter à l’Empereur ce qui était arrivé. Mais il en trouva à l’heure même le remède. Il commanda d’abattre la partie des piliers qui était immédiatement au dessous ducintre, &il lafit remettre lorsque l’humidité fut essuyée.

7. L’ouvrage a toujours été depuis fort solide, ce qui peut servir d’un illustre témoignage de l’industrie & de l’esprit de ce Prince.