Lazare de Pharbe, Histoire de l'Arménie, 493 n-è

5. Division du royaume d’Arménie en deux parties.

Lorsque le royaume arsacide eut été divisé en deux parties, la partie occidentale de l’Arménie était soumise à la domination de l’empereur des Romains et la partie orientale était sous le joug du roi des Perses qui lui imposa une dure et implacable domination. Alors les satrapes arméniens de la partie appartenant au roi de Perse demandèrent avec instance d’avoir un roi à eux de la race arsacide, comme c’était la coutume auparavant. Sapor (Schapouh), roi de Perse, cédant à leurs instances, leur donna pour roi un certain Chosroès (Khosrov), [issu] de la race arsacide.

Arsace (Arschag), premier roi des Arméniens, avait un pouvoir absolu sur toute l’Arménie; mais, en voyant l’autorité annihilée et sans force dans le royaume, et la nation succomber par cette grave division, il fut fort attristé et troublé, et il éprouva un grand embarras. D’abord il voyait l’Arménie soumise à la domination de deux rois; de plus, la plus grande partie, la plus florissante et la plus fertile, était échue en partage au roi de Perse. Et, en effet, bien que plusieurs autres provinces [du pays] fussent entrées dans la possession de l’empereur des Romains, cependant aucune d’elles ne pouvait être comparée à la province d’Ararat. Agité par de si tristes pensées, Arsace conféra avec ses familiers, et, dans l’hésitation de son cœur, il leur dit: « Bien que plus d’une fois, jusqu’à ce jour, nous nous soyons trouvés avec les Perses en guerre ou en paix, nous leur avons donné la preuve de notre vaillance par des actions d’éclat, de même qu’il convenait à un homme de faire l’essai d’un autre plus puissant que lui. Si toutefois nous fîmes des alliances avec eux, nous étions considérés comme leurs égaux, soit en réputation, soit en royauté, bien que nous ne possédions qu’un domaine mons considérable. Jamais nous n’avons été réduits à l’état de province, et par conséquent nous n’avons jamais été considérés comme des esclaves. Mais aujourd’hui, puisque nous et nos prédécesseurs avons provoqué [la colère] du Dieu miséricordieux et clément, nous sommes devenus des esclaves livrés à l’ignominie et traités cruellement à cause de nos dissensions. Nous avons vu aussi la délicieuse partie de notre résidence, de notre séjour, confisquée par la nation perse, orgueilleuse et sans foi. Aussi Je préfère abandonner les sites agréables et enchanteurs de l’Ararat, l’ancien héritage de mes ancêtres, mener une vie misérable dans une profonde misère, que de subir cette existence dont nous devons nous éloigner presque forcément. Je préfère choisir ce parti plutôt que de vivre dans l’opprobre parmi les impies, et d’être constamment obsédé par les pensées douloureuses de cette existence incertaine, soit longue, soit courte, et de mourir enfin honteusement comme un homme sans honneur et indigne de la majesté royale.

6. Fertilité de l’Ararat.

Ayant médité sur toutes ces circonstances, le roi Arsace abandonna l’heureux et antique héritage de ses ancêtres, la magnifique, célèbre et illustre province d’Ararat, qui produit toute espèce de plantes; province fertile et féconde, très abondante en choses utiles et pourvue des ressources nécessaires à l’homme pour une vie de bonheur et de félicité. Ses plaines sont immenses et regorgent de gibier; les montagnes d’alentour, agréablement situées et riches en pâturages, sont peuplées d’animaux au pied fourchu et ruminants et de beaucoup d’autres espèces. Du sommet de ses montagnes les eaux s’écoulent en arrosant des champs qui n’ont pas besoin d’être fertilisés et procurent la métropole, remplie d’une multitude immense de gens de l’un et de l’autre sexe et de familles, l’abondance du pain et du vin, des légumes délicieux et d’un goût sucré, enfin diverses graines oléagineuses. A ceux qui, pour la première fois, tournent les regards sur la pente des montagnes ou sur les collines unies, les couleurs des fleurs se montrent à l’œil comme une étoffe brodée, germes fertiles qui fécondent les pâturages, d’une saveur agréable, produisant de l’herbe en abondance, [servant] à nourrir d’innombrables troupeaux d’ânes domestiques et d’indomptables bêtes fauves qui, engraissées et devenues robustes, se montrent tout en chair. Le vif parfum des fleurs odoriférantes offre la santé aux habiles archers, aux amateurs de chasse et aux bergers qui vivent sous la voûte du ciel, il donne de la force à l’esprit et le renouvelle. Là se trouvent diverses espèces de racines de plantes employées comme remèdes efficaces et approuvés par des médecins très savants et très profonds dans la science. Il y a là aussi des drogues spécifiques qui font disparaître le mal, des liqueurs qui rendent la santé aux personnes épuisées par de longues maladies.

La fertilité des champs est comme une voix qui attire à elle le cœur des laboureurs et les comble de tous les biens, elle les sollicite ardemment de les payer de retour Ces champs montrent non seulement à l’intérieur qu’ils possèdent les avantages nécessaires à l’homme, mais aussi ils révèlent aux chercheurs zélés des trésors qu’ils renferment dans le sein de la terre, afin d’en tirer leur profit et les jouissances de ce monde, et pour la magnificence des rois et pour l’accroissement des revenus du fisc, l’or, le cuivre, le fer, les pierres précieuses qui, en des mains habiles, deviennent de magnifiques ornemente pour les rois, des bijoux qui resplendissent sur les tiares, des couronnes et des vêtements brodés d’or.

La composition des liquides donne aux viandes la douceur des saveurs qu’elle produit. De même la gracieuse plaine d’Ararat produit, non pas inutilement, des cannes à sucre et des cochenilles pour la fabrication des couleurs vermeilles qui donnent du profit et du luxe aux gens intéressés. Les cours des fleuves procurent de l’agrément par [la présence de] plusieurs espèces de poissons, grands et petits, de goûts variés et de formes différentes; ce qui augmente le bien-être et satisfait l’appétit d’hommes industrieux et intelligents. La terre nourrit aussi, par ses sources abondantes, une foule d’oiseaux pour l’agrément et le divertissement des nobles qui se livrent au plaisir de la chasse: les compagnies de perdrix et de francolins roucoulant, mélodieux, qui aiment les lieux escarpés, se cachent dans les rochers et nichent dans des trous; et encore les familles d’oiseaux sauvages, gras et délicieux [au goût] qui hantent des localités plantées de roseaux et qui se cachent dans les bosquets et les buissons, et enfin les grands et gros oiseaux aquatiques qui aiment l’algue et les graines, et beaucoup d’autres bandes innombrables de volatiles terrestres et aquatiques. Ici les satrapes avec leurs nobles fils se livrent à la chasse avec des piégea et des filets trompeurs; on bien les uns courent après les onagres et les daims, en discourant sur ce qui regarde l’adresse et les archers; les autres, en galopant, poursuivent des troupeaux de cerfs et de buffles et se montrent habiles à tirer l’arc. D’autres avec des poignards à la façon des gladiateurs, lancent, dans les pentes ardues, des troupes d’énormes sangliers et les tuent. Quelques-uns des fils des satrapes, avec leurs gouverneurs et leurs familiers, chassent à l’épervier diverses espèces d’oiseaux, afin d’augmenter au retour la joie du festin; et ainsi, chacun, chargé [des produits] de sa chasse, retourne joyeux. Les enfants des pécheurs, prenant du poisson et nageant dans l’eau, attendent l’arrivée de la noblesse, selon la coutume, et, courant au-devant d’elle, lui font présent des poissons péchés, de diverses espèces d’oiseaux sauvages et des œufs [trouvés] dans les lies de la rivière. Les satrapes, agréant avec plaisir une partie de leurs présents, leur offrent, eux aussi, des produits de chasses considérables. De cette manière, tous comblés de biens, retournent dans leurs demeures, offrent les produits les plus recherchés à ceux de la maison qui sont occupés d’affaires et surtout aux étrangers. Il est curieux de voir aux repas de chaque maison [les produits) des chasses entassés en monceaux et disposés en bon ordre, ce qui réjouit ceux qui aiment le poisson et la viande; célébrant et bénissant, non pas, avec la douceur des mets, mais avec de célestes aliments et avec des cantiques d’actions de grâce, Jésus-Christ, notre rémunérateur, qui nous accorde et nous comble de tous les biens. Or une province, si agréable, si bien favorisée et si riche, par la grâce de Dieu créateur qui veille sur tout le monde, je veux dire la province d’Ararat, capitale de l’Arménie, illustre et remplie d’abondance; province qui, selon le texte sacré, offre l’image de la terre d’Egypte et du paradis du Seigneur; l’ancien et même l’héritage particulier de la maison des Arsacides; la ville de Vagharschabad, séjour royal des monarques arsacides, et d’autres grands et innombrables édifices royaux; les délices des champs agréables et comblés de biens; la fondation de la maison de Dieu, temple auguste élevé par un ange; les chapelles des vierges solitaires, martyres bienheureuses; tout cela fut aliéné, parce que la maison des Arsacides s’y était rendue indigne par ses iniquités et avait été abandonnée du Seigneur, selon la sentence du saint homme de Dieu, saint Nersès : On deviendra la proie des souverains perse et romain, qui, briguant tons les deux [la possession] de la célèbre Arménie, la partageront entre eux et la rendront tributaire. C’est pourquoi le roi des Arméniens, Arsace, abandonna la province d’Ararat et se mit en route comme pour se rendre en captivité. Il crut qu’il était préférable de se retirer sur une terre chrétienne, bien que dans une contrée resserrée, et de vivre sous l’autorité de l’empereur des Romains, que de se fixer dans cette délicieuse et charmante province; de voir continuellement la profanation de la foi, l’insulte prodiguée à la sainte Église, et les injures auxquelles les ministres de Dieu étaient exposés; la ruine de la nation et du royaume par les orgueilleux princes de Perse; aimant mieux passer chrétiennement en paix le temps court et incertain de cette vie que d’acquérir une fausse gloire et de vivre en ce monde comme un apostat, et, privé de la vie éternelle, d’être consumé par le feu inextinguible. Réfléchissant à tout cela et [le cœur] rempli d’amertume, Arsace vint se placer sous la domination des souverains romains.

[…]

10. Découverte des caractères arméniens.

Ensuite Mesrob (Maschthotz) lui-même se rendit avec ses disciples en Mésopotamie, auprès du même Daniel, et, ne découvrant rien de plus qu’auparavant, il passa à Edesse chez un rhéteur païen, nommé Platon, chargé de la garde des archives. Celui-ci l’accueillit avec empressement, et, d’après ce qu’il connaissait de la langue arménienne, après avoir tenté plusieurs épreuves infructueuses, il avoua son insuffisance. Il lui parla d’un autre homme très savant qui auparavant avait été son maître et qui depuis s’en était allé, en emportant avec lui les ouvrages des lettres de la bibliothèque d’Edesse, et avait embrassé la foi chrétienne; il s’appelait Epiphane: « Allez le trouver, dit-il, et il satisfera votre désir. » Alors Mesrob, aidé de l’évêque Babylas (Papélos) et passant par la Phénicie, arriva à Samos[ate]. Mais alors Epiphane était mort, laissant un disciple du nom de Rufin (Hrouphanos) fort habile dans l’art de la calligraphie grecque, qui s’était fait religieux à Samos[ate]. Mesrob se rendit chez lui, et, là aussi, ses espérances étant déçues, il eut recours à la prière. Il vit, non pas en songe dans le sommeil, ni dans une vision pendant une veille, mais dans le secret de son cœur, apparaître aux yeux de l’esprit une main qui écrivait sur une pierre où se traçaient, comme sur la neige, les traits les plus fins. Et non seulement cela lui apparut, mais encore tous les détails se recueillirent dans l’esprit de Mesrob comme dans un vase. Se levant apres sa prière, il inventa nos lettres, assisté par Rufin qui dessina aussitôt la forme des caractères de Mesrob, en disposant les lettres arméniennes précisément à la façon des syllabes grecques.

Les lettres étant découvertes de cette manière, le bienheureux Maschthotz se mit à disposer les caractères avec leur prononciation sous la direction du patriarche saint Sahag, qui lui indiqua une méthode facile, en lui adjoignant pour collaborateurs d’autres personnes intelligentes et savantes, connaissant aussi bien que Maschthotz les lettres grecques. Le premier d’entre eux se nommait Jean (Ohan) du canton d’Égéghiatz, le second Joseph, de la maison de Baghin (Baghanagan), le troisième Dec de Khortzèn, et le quatrième, Mousché de Daron, avec le concours desquels le bienheureux Maschthotz put ramener les lettres dans l’ordre des syllabes grecques, consultant sans cesse et étudiant auprès du saint patriarche Sahag la forme des caractères, pour imiter exactement l’ordre des lettres grecques. En effet, ils n’étaient pas à même d’exécuter leur tâche avec précision sans les conseils du saint patriarche Sahag qui était fort instruit, et qui l’emportait en savoir sur plusieurs érudits grecs, puisqu’il connaissait admirablement la rhétorique et l’éloquence oratoire et montrait encore qu’il était aussi très versé dans les sciences philosophiques.

Après avoir fixé l’alphabet avec l’assistance du Seigneur, ils prirent la résolution de fonder des écoles et d’instruire la jeunesse, car chacun désirait ardemment s’appliquer à l’étude de la langue arménienne, se consolant, pour ainsi dire, d’avoir été délivré des entraves syriennes et des ténèbres et d’être arrivé à la lumière. Cependant ils se trouvèrent au dépourvu par l’absence des livres et ils s’arrêtèrent dans leur travail, puisqu’on n’avait pas encore, en arménien, les livres saints de l’Eglise. En effet le bienheureux Maschthotz ainsi que ses vénérables prêtres craignaient d’entreprendre une œuvre de tant d’importance et de valeur, c’est-à-dire la traduction des textes grecs en langue arménienne, car ils n’avaient pas une entière connaissance de la langue grecque.

 11. Traduction des Saintes Ecritures.

Alors tous les vénérables prêtres d’Arménie, le bienheureux Maschthotz, tous les satrapes arméniens et les grands du pays se rassemblèrent auprès de Vramschapouh, roi d’Arménie; là ils prièrent le roi et le patriarche Sahag d’entreprendre cette œuvre spirituelle et de traduire la Sainte Ecriture du grec en arménien. Les vénérables prêtres parlèrent ainsi au saint patriarche: « Nous voici devant toi, nous et le bienheureux Maschthotz auquel la grâce divine inspira de mettre en ordre les caractères anciens, dont personne, avant lui, n’avait eu la pensée de faire usage, et vainement on s’appliquait à l’étude laborieuse et inutile de la langue syriaque. Le peuple n’en retirait aucun profit et il quittait l’Eglise sans aucun fruit. Les maîtres découragés regrettaient l’inutilité de leurs efforts. Pas un des auditeurs intelligents ne profitait de l’enseignement de l’instruction morale qui est l’aliment et la jouissance des âmes pieuses, jusqu’à ce que l’on eût, retrouvé les lettres qui, par la grâce du Seigneur, se répandent et se développent de plus en plus. Mais c’est cependant sous ta direction et par ta science que l’œuvre doit recevoir son entier accomplissement. Or, comme Grégoire, le saint martyr du Christ, a été, par la main du Tout-Puissant, maintenu dans les tortures pour amener l’Arménie à la lumière de la vérité; ainsi à toi, qui es son descendant, il a été réservé d’entreprendre cette tâche si glorieuse, de commencer une œuvre si profitable et de marcher sur les traces de ton saint aïeul qui, extirpant l’ignorance de l’Arménie, la guida vers la véritable connaissance de Dieu. Toi aussi, en délivrant des lettres étrangères et inutiles la population considérable d’une si vaste contrée, prépare-la à la véritable connaissance des doctrines salutaires de l’Eglise; comble les lacunes que tes saints aïeux ont laissées. Dieu t’a réservé pour l’accomplissement de cette œuvre si grande qu’aucun de tous ceux qui se trouvent en Arménie est incapable d’entreprendre; parce qu’il ne nous a pas été possible d’acquérir cette science merveilleuse, ni de posséder cette intelligence puissante qui t’ont été accordées par l’assistance céleste, en récompense de tes vertus et de la bonté de ton âme; car tu as parfaitement donné l’exemple de la vie de saint Nersès, ton père bienheureux.

Lorsque le pieux patriarche des Arméniens, saint Sahag, entendit tout cela de la bouche de Vramschapouh, roi d’Arménie, du bienheureux Maschthotz, du clergé entier et surtout des grands et de tous les satrapes arméniens, il se réjouit en son cœur, glorifia Jésus-Christ, le maître et le sauveur de tout le monde, et se mit à l’œuvre, se confiant dans l’assistance de Dieu qui lui donna cette grande science; et, en travaillant sans cesse, et le jour et la nuit, il traduisit les Livres Saints, écrits par les vrais prophètes, inspirés par l’Esprit-Saint, et aussi le Nouveau-Testament, dont les bienheureux apôtres, également sous l’inspiration du Saint-Esprit, nous ont transmis les enseignements simples et salutaires.

Dès que Sahag, le saint patriarche des Arméniens, eut terminé le travail de cette œuvre considérable, on fonda aussitôt des écoles pour le peuple. Des copistes empressés se multiplièrent; les cérémonies religieuses acquirent un nouvel éclat; une foule d’hommes et de femmes se pressait dans les églises pendant les jours de fête du Sauveur et des solennités des martyrs. Des hommes âgés et des enfants, ayant profité des biens spirituels et assisté aux saints mystères, retournaient pleins de joie dans leurs demeures, en psalmodiant et en chantant des hymnes en tous lieux, sur les places, dans les rues et dans les maisons. Les temples resplendissaient et les chapelles des saints martyrs étaient glorifiées par la fréquentation des fidèles [qui y adressaient] leurs vœux. Les torrents coulaient toujours de la bouche des commentateurs qui, en développant les mystères des prophètes, préparaient pour le peuple un très riche festin d’aliments spirituels que les sages goûtaient et dont ils sentaient la saveur imprimée a leur goût, suivant la parole du psalmiste qui dit: « Les préceptes de la doctrine sont plus doux que le rayon de miel »; ou en un mot d’après les paroles du saint prophète Esaïe, « la science du Seigneur remplit l’Arménie avec les sources spirituelles du saint patriarche Sahag, comme les eaux remplissent la mer. »