Betrandon de la Broquière, Karaman et Pays Ottoman du Taurus à Üsküdar, 1432

KARAMAN

 

Et pour advenir de l’entrée des dictes montaignes, au commencement, sont bois, et n’est pas le chemin malaisié, et environ une journée dedans, là où nous logasmes la nuit, a un estroit passaige et samble que aultrès fois y ait eu forteresse ■. Et de là nous venismes à un carvanserai, qui sont maisons comme ung kan de Surie, parmy Icsditcs montaignes où nulles gens ne habitent. Et ne trouvasmcs celluy jour rien de mauvais chemins, ne montaignes mal aysices à chevaulchier. Et de là venismes sur une petite rivyere’ qui est entre ces haultes montaignes et chevaulchasmes tout au long du jour ladite rivyere jusques sur le vespre et oncques ne veis autant de pedris griaches que je veis entre lesdictes montaignes. Et venismes celluy vespre logier en une plaine qui pcult bien avoir une bonne lieue de long et un quart de large. Et se rencontrent quatre grandes combes ; l’une est par où nous venismes, l’autre s’en va par la tremontaine en tirant en la Perse et vers le pays d’icelluy seigneur qu’on appelle Surgadiroly’, l’autre va contre le soleil levant. Je ne sçay si elle tire audit pays de Perse. L’autre s’en va vers soleil couchant, par là où je vins au pays du Karman. Et par chascune de ces combes vient une rivyere qui descent vers celluy pays.

 

Et celle nuict, nej’ga très fort entre ces montaignes et couvry mon cheval d’un capinat qui estoit ma robe de feutre que je avoye en guise d’un manteau.

 

Et eus froit celle nuict, dont me prist une malladie qui est malhonneste, et fus en grant dangicr; et se n’eust esté mondit mamelu, je eusse esté en plus grant, lequel me secouru et emmena le plustot qu’il pcult.

 

Et au partir de ceste vallée, nous partismes lendemain matin tirant contre ces haultes montaignes où il y a ung chasteau nommé Cublech, le plus hault assis que je veisse oncques, et le voit on de deux journées loing. Et aulcunefois on luy tourne le dos en alant, pour ce qu’il faut aler selon la montaigne, et aultrcfois, on en pert la veue pour la grant haulteur desdites montaigncs.

 

Mais, qui vcult venir au pays du Karman, il fault passer au pié de la montaigne où ledict chastel est assis. Et est en icelluy endroit la montaigne bien estroitte, et là est fait le chemin en

aucuns lieux au cizel. Et est celluy passaigc au dangier dudit chastel. Et est le dernier que les gens Ermins ont perdu. Et ledict Karman l’a gaignié depuis le trépas dudit Ramedang.

 

Item, chevaulchasmes quatre jours par celle montaigne, sans y trouver nulle habitacion. Et est ce pavs très perilleux de Turqucnians qui habitent par lesdictes montaignes. Et y est la neyge en tous temps, et n’y a aultre passaige que celluy pour chevaulx, et y a de moult belles petites plaines entre les susdictes montaignes. Et quant nous partismes de ces dictes montaignes d’Armenye, à l’entrée du pays du Karman, de celle part, y a aussy montaignes. Et en ung aultre passaige a un chastel sur une montaigne que on appelle Levé ‘.Et avions laissié la carvane derrière, monditmameluet moy.Eten celluy passaige on paye paiage audit Karman. Et l’avoit prins à ferme un Grec lequel me recongnut à ma phisionomie que j’estoie Crcstien et me vouloit faire retourner, mais mon mamelu me fist passer oultrc, moyennant deux ducas que je donnay audit Grec et me dist on que se je feusse retourné demie lieue arrière, qu’ilz m’eussent coppé la gorge, car ladite carvane estoit encores loing.

 

Item, de là je vins à Araclie et passay devant ung cnastel que l’on nomme Essers. Et au partir de ces montaignes on entre dans un pays qui samble estrc la mer tant est plain. Et en aulcuns lieux parmy, a des montaignes qui samble à les veoir de loing, que ce soient islcs en la mcr\ Du costé devers la tremontaine et de l’aultre, sont de très haultes montaignes et y a moult de Turcquemans.

 

Geste ville de Araclie a esté aultrefois fermée et est fort gastée, mais on y treuve à mcngier et est en ce plain pays. Et a grant foison de villages autour et tous habitez de Turquemans ou au moins la plus grant partie. Je mis 4 journées de Tharsc jusques cy sans trouver nuls vivres que de l’eaue.

 

Item, je me partv de celle ville d’Araclie en la compaignie de mondit mamelu et trouvasmes sur le chemin deux gentilshommes du pays qui sambloient bien estre gens de bien, lesquels firent très bonne chiere audit mamelu et le menèrent festoier en ung villaige qui est tout dedans cavernes de roche et là demourasmes la nuyt et me laissa la plus grant partie du jour en une caverne dedans une roche y gardant nos chevaulx.

Il me dit après qu’ilz luy avoient demandé qui j’estoye et il leur avoit repondu que j’estoye Cerchais et que je ne savois point encores parler le arabich. Et laissasmes ladicte caverne et alasmes à une ville qui est à deux journées d’Araclye et s’appelle Larende qui est bonne

ville et en beau pays et est bien marchande et assés grande, mais elle n’est point fermée de nulle chose et au millieu y a ung chastel bien grant qui aultrefois a esté bien fort, car, pour le présent, les murs sont abbatus en aulcunes places; les portes y sont encores de fer qui sont moult belles et est le pays entre ces deux villes moult bel et plain, ainsi que j’ay dit. Et ne trouvay depuis Levé jusques cy ung tout seul arbre que tout belle champaigne.

 

Item, trouvay en ceste dite ville de Larende un gentilhomme de Cypre que l’on nomme Lyachin Castrico et ung aultrc que l’on nomme Lyon Mascherc qui parloient assés bon françois. Et me demandèrent dont j’estoye et comment j’estoye là venu. Je leur respondy que j’estoye serviteur de monseigneur le duc de Bourgoingne et que je venoye de Jérusalem et de Damas avec la carvane, de quoy ilz furent bien esmerveilliés comment j’estoye passé jusques là. Hz me demandèrent où je voulloye aller. Je leur dy que je m’en venoye en France devers mondit seigneur, par terre. Hz me dirent que ce seroit chose impossible et que se je avoj^e mille vies, je les perdroye aincois; et que se je vouloye retourner avec eulx, il y avoit là deux galécs qui estoient venues quérir la seur du roy qui estoit mariée au fils de monsieur de Savoye et, pour l’amour et honneur de mondit seigneur de Bourgoingne, ilz savoient bien que le roy de Cypre me feroit voulontiers ramener. Je leur respondy que puisque j’estoye venu jusques là, que à l’aide de Dieu, je poursuivroyc mon chemin ou je y demeureroye. Adont, je leur demanday où ilz aloyent; ilz me respondircnt que le roy de Cypre estoit mort n’avoit pas longtemps et, en son vivant, il avoit tousiours eu trêves au grant Karman devers lequel le jeune roy de Cypre et son conseil les envoyoicnt pour reprendre et refremer lesdites aliances’. Je leur priay que se j’estoye là quant ilz y seroient, que en leur compaignie, je peusse veoir celluy grant prince qu’ilz tiennent comme nous faisons le roy. Hz me respondirent qu’ilz le feroient très volontiers.

 

Mondit mamelu seut qu’il y avoit des Crestiens en la ville, et pensoit bien qu’ilz avoient du vin. Si me pria que je luy en feisse avoir pour festoyer y ou VI jeunes esclaves cerchais que nous trouvasmes là et les menoit on au Souldan. Je fois tant que j’en eus demi peau de chievre qui me cousta demy ducat et l’aportay à mondit mamelu qui en fist grantchicre.

Et beurent tant celle nuyt que ledit mamelu cuida mourir lendemain en chevaulchant. Et ont une manière, quant il commença à desgorgier et à mettre le vin dehors, il avoit une bouteille plaine d’eaue, et incontinent qu’il avoit mis le vin hors, il remplissoit arrière son estomach de celle eau autant qu’il y en pouvoit et tout ainsy qu’on laveroit une bouteille.

Il ala bien demie journée, tout lavant son estomach et se garist ainsy.

 

Je trouvay en ccste dite ville ung marchant de Cvpre que Icn nomme Perrin Passerot lequel est de Famagosthe, qui est en la main des Jennevois; et estoit bani de ladite ville pour cû que luy et son frère avoyent volu mettre ladicte ville de Famagosthe en la main du roy de Cypre et a demeuré longtemps en ce pays comme il me dist.

 

Item, de ceste ville de Larende m’en alav à une ville que l’on nomme Quhongne que les Grecz

appellent Quhongnopoly. Et chcvaulchay deux journées en ce beau pays en lacompaignie dudit mamelu et trouvay assés de villaiges, mais il y a peu d’eaue, car il n’y a nulles rivyeres jusques auprez de ladite ville de Quhongne”, et n’y a nulz arbres que ceulx que on trouve auprez des villes que on y a plantez pour porter fruict. Et est ceste ville la milleure que ledit Karman ait. C’est une ville bien marchande, et sy est très bien fermée de bonnes murailles et assés bons fossés tous glacissez et sont les murs bien furnis de tours. Et à ung des boutz de la ville est ung petit cliastel, et ainsy que au millieu de la ville, y souloit avoir ung grant chastel et très fort par samblant, car à présent, il est tout rué jus. Et en ce lieu est le palais du Roy. Je demouray en ceste ville quatre jours, et entrementes ledit ambassadeur vint, car ledit roy demoure en celle ville et appointay avec ledit ambassadeur que quant il yroit faire la révérence audit seigneur que jeiroyeen sa compaigniect ainsy fu, non obstant qu’il y avoit quatre Grecz de Cypre qui estoient reniez. L’un estoit huissier d’armes, lequel demanda audit ambassadeur ce que je avoye à faire de veoir ce roy et cuida destourner que je n’y alasse point. Touteffois, ledit ambassadeur dist que je iroie, car il veist que j’avoie grant volenté de le veoir et il desiroit moult à me faire plaisir, et dist à ces esclaves que ce ne seroit point de mal que je veisse le roy.

 

Item, fut mandé quérir ledit ambassadeur pour aler faire révérence au roy et dire son ambassade et pour porter les presens qu’il portoit, car la coustume est par delà que nul ne parle aux princes, s’il ne porte quelque présent. Et le vindrent quérir deux huissiers d’armes et luy firent mener des chevaulx de ceux qui estoient venus accompaignier ledit roy, qui estoient devant le palais, attendans leurs maistrès , et aussy firent venir gens pour porter les presens, c’est assavoir six pièces de camelot de Cypre, et ne sçay quantes aunes d’escarlate et environ qua- rante pains de sucre, deux arbalestrès et une douzaine de vires et ung faulcon pèlerin. Et vint ledit ambassadeur à cheval jusques à la porte du palais, et là descendy. Et cntrasmes dans une grande salle où il pouvoit y avoir environ trois cens hommes et alasmes au long de ladite salle, puis enirasmes en une chambre là où estoit ledit roy’. Et le trouvasmes en ung coing assis sur tappis, car leur coustume est telle. Et estoit appuyé de costc sur ung quarreau de drap d’or et son espée d’encosté luy. Et estoit vêtu d’un drap d’or cramoisv, et assés près de luy avoit assis trois hommes de ladite ville, ainsy qu’il me fu dit. Et sy y avoit trente de ses esclaves qui estoient autour de ladite chambre, tous en pies et son chancellier estoit aussy en pies devant luy. Et avant que ledit ambassadeur y cntrast, lesdis presens passèrent devant ledit seigneur, de quoy ne fist à paine samblant qu’il les veist. Et puis ledit ambassadeur s’avança ung pou avant et luy fist la révérence et luy fist dire par ung trucheman ce qui s’ensieult, car il ne sçavoit pas la langue de Turquie Et avant que ledit trucheman parlast, le chancellier demanda la lettre qu’il portoit ; et quant elle luy fut baillée, il la Icut tout hault, puis fu dit par ce trucheman comment le roy de Cypre l’envoyoit saluer et qu’il luy envoyoit ces presens et qu’il les volsist prendre en amitié; et ledit roy ne respondit oncques ung seul mot, mais fist on seoir ledit ambassadeur tout bas à leur guise et assés loing et au dessoubz de ceulx qui estoient assis. Et adonc ledit roy demanda comment le faisoit son frère le roy de Cypre Et ilz respondirent que bien. Et luy dirent que son père estoit mort, et qu’il envoyoit devers luy pour le visiter et savoir s’il vouloit entretenir la paix qui estoit par avant entre son dit père et luv et leurs pays et, en tant qu’il touchoit audit rov de Cypre qu 1 en estoit bien content. Adonc, ledit rov rcspôndv qu 11 en estoit aussy content et demanda combien il avoit que le roy de Cypre son frère estoit mort et on luy dist. Puis il demanda de l’eage de ccstuy et on ,uy dist. Apprez, il demanda s’il estoit sage, et on luy dist que oyl et demanda si son pays luy estoit obéissant, et on luy dist que oyl, sans quelque contredit. Et lors, le roy dist qu’il estoit bien content, ht prestement on dist auxdits ambassadeurs qu’ils se levassent, et ainsy le firent et prirent congié du roy, lequel se bouga aussy pou à l’aler qu’il avoit fait au venir. Et se partirent lesditz ambassadeurs et quand ilz furent à la porte dudit palais, on prist arrière des chevaulx qui estoient là et les firent monter sus jusques en leur hostcl. Et apprcz vindrent lesditz huissiers d’armes demander de l’argent et il leur en fu donné par ledit ambassadeur car la coustume est telle.

 

Item, pareillement furent lesdits ambassadeurs mandez par l’ainsné filz du roy ‘ auquel aussy il

portoit presens et lettrès . Et quant il luy fist révérence, ledit filz se leva en pies et puis s’assist et fist seoir ledit ambassadeur au dessus des trois hommes qui estoient assis prez dudit filz et entre nous, qui estions avec luy ; on nous fist seoir aussy bien arrière.

Et je me voulsis asseoir sur ung banc qui estoit derrière nous, mais on me fist tantost ployer le

jarret et seoir à terre tout bas, et tantost retournasmes à l’ostel. Et pareillement vint ung huissier d’armes, comme avoient fait ceulx du roy auquel fil donné de l’argent; et se contentent de peu de chose.

 

En apprez, envoya ledit roy de l’argent audit ambassadeur pour despendre, car leur coustume est telle; c’est assavoir, cinquante aspres qui est la monnoie du pays. Et ledit aisné filz du roy luy en envoya trente, de quoy un ducat venicien en vault cinquante.

 

Item, je veis ledit roy chcvaulchier par la ville et avoit en sa compaignie bien cinquante hommes à cheval dont la plus grant partie estoient ses esclaves, et avoit bien quatorze ou seize archiers qui aloient à pic à costé de luy. Et portoit son espéc chainte et un tabolzan à l’archon de sa selle, selon la guise du pays ; et aloit faire ses oroisons,et estoit vendredi qui est là leur feste.

 

C’estoit un très beau prince de trente deux ans, et estoit bien obey en son pays. Il avoit esté baptisié en la loy greguesque pour oster le flair, aussy duquel la mcre avoit esté crestienne, comme on me dist. C’est un grant seigneur. Je chevaulchay bien seize jour- nées au long de son pays lequel marchist sur la Perse du costé devers northost comme on me dist. Et dure son pays depuis une journée de Tarse, jusques au pays de ce Karman que j’ay dit cy devant qui est à Mourat bay que nous disons le Grant Turc, qui sont bien seze journées de long comme j’ay dit, et en a vingt ou plus de large, comme on m’a dit.

 

Item, m’ont dit gens qui sont à luy, qu’il est moult cruel homme et qu’il est pou de jours qu’il ne fasse aucune justice ou qu’il ne fasse morir gens ou taillier pies ou mains ou nez, ou s’il y a aucun riche homme en son pays, il le f^iit mourir pour avoir le sien. Et avoit fait mourir une de ses femmes, six jours avant que je y fusse venu, laquelle estoit merc de son aisné filz, lequel n’en sçavoit encores rien, quant je le veis. Il avoit espousé la seur de l’Amourat bay qui est le Grant Seigneur de Turcquie.

 

Et sont les gens de ce pays très mauvaises gens et grans meurtriers, car ilz tuent très bien l’ung l’autre, non obstant la grant justice qu’il en fait. Et sy sont larrons et soubtilz. Et me dist on qu’il n’y avoit point encores huict jours que je y fus, qu’il avoit faict tuer ung des plus grans de son pays et l’avoit lait estran- gler aux chiens. Et me fu dit aussy qu’il fait morir tous les plus grans de son hostcl.

 

Item, me a esté dit que une marche de pays nommé les Farsacz’ est à luy et est sur la mer, et sont les milleurs gens de mer qu’il ait, lesquelz se sont rebellez contre luy. Ht est ce dit pays depuis Tharse jusques au Corco qui est au roy de Cypre jusques à qui est dedans le pays trois licues”. Et sy a ung port que l’en nomme Zabari ‘.

 

Item, trouvay en ceste ville de Cuhongne ung homme nommé Anthoinc Passerot, banny de Famagoste, comme dit est, lequel avoit servi le perc de cestuy roy de Cypre. Et quant il fu mort, il servit depuis le filz. Il m’a conté tout Testât du pays et le gouvernement de ce seigneur et la manière comment il avoit pris Ramedang qui estoit seigneur de Turquemanie. Ledit Anthoine estoit de Famagoste, et fu banny de ladicte ville pour ce qu’on luv mist sus qu’il voloit remettre ladite ville en la main du roy de Cypre et a demouré longtemps au pays du Karman. Et par maie adventure, ainsy que pechié tient les gens, depuis ung pou de temps, il fu trouvé avec une femme de leur loy, parquoy ledit roy luy a fait renier la foy catholicque, non obstant que, sans doute, il me sembloit bon chrestien. Il me conta toutes ces choses et pour ce que ledit Souldan n’osoit faire guerre audict Ramedang, il manda devers cestuy Karman que s’il ne le prenoit, qu’il feroit aller son frère contre luy pour luy faire guerre, lequel ledict Karman avoit chassé hors de son pays et s’estoit retraict par devers ledict Souldan à refuge’. Et pour ce dobte, il ayma mieux faire trahison que estre en adventure que son frère luy feist guerre. Il me dist aussy qu’il est lasche de cueur et qu’il n’est point hardy. Et toutesfois sont les gens de son pays bonnes gens et des plus vaillans de Turquye.

 

Item, je suis passé prés du pays de Gazeric et en est seigneur un moult vaillant homme, comme ilz nous ont dict, que l’on nomme Surgadiroly, lequel a en sa compaignie trente mil hommes d’armes Turquemans et bien cent mil femmes qui sont vaillantes femmes et aussi bonnes que les hommes, ce veullcnt ilz dire. Et est cestuy pays toucliant au pays de Turqucmanyc et ces haultes montaignes qui sont devers Tarse et devers le rcaulme de Perse.

Et confine aussy devers l’autre part au pays dudict Karman. Et m’ont dict aussi qu’ilz sont là quatre seigneurs qui font guerre l’un à l’aultrc: c’est assavoir cestuy Surgadiroly et ung aultre qui a nom Quharaynich et ung aultre qui a nom Quharaychust et le filz du Tamburlant qui tient toute la Perse, comme il m’a esté dict ‘.

 

Et est le nom de cestuy seigneur du Karman Imbreym bai; mais ilz l’appellent Karman pour ce que son pays a ainsy nom. Et est baptisié à la loy greguesque ainsi qu’il m’a esté dict, et son filz aussi. Et tous les plus grans se font là baptisier, affîn qu’ilz ne puent point.

 

Et me dist ledict Anthoine et promist de s’en venir devers monseigneur le duc et qu’il ne demeureroit point sarrazin et que le mot qu’il avoit dict, c’estoit pour eschivier la mort et qu’il craignoit fort d’cslre circoncis et l’attcndoit de jour en jour, car son maistre le voulloit. Il est belle personne et grant, de l’eage de trente six ans. Et me dist que ainsy que nous faisons les prières aux dimenches es esglises parochiales pour les princes crestiens, ilz prient par de là en leurs musquées que Dieu les garde d’un tel homme comme fu Godefîroy de Buvllon. Et me dist qu’il luy sambloit que n’y auroit point guieres à faire à ung prince puissant de les faire tourner à nostre loy, car ilz ne se laisseroient guieres batre, mais qu’on leur laissast leur chevanche. Cest Anthoine me dist aussy que à l’issue des montaignes d’Armenie, par delà Eraclye j’estoie passé à une demie journée prez d’une grosse ville où le corps saint Basille gist. Il me cuida faire retourner, dont je fus tout entre deux de y aler; mais on me dist que je me mcttroye en grant dangier d’estre seul et, que de grant temps, je ne trouveroie sy bonne et sy seure compaignie pour passer le chemin que j’avoie entreprins. Et me dist que ledit Karman haioit fort le Grant Turc, combien qu’il eust sa seur à femme, pour ce qu’il luy avoit osté le pays du Karman, lequel luv appartenoit et tient â un des boutz du pays qui est sien, mais le Grant Turc luy est trop fort et ne l’oze assaillir. Et me samble bien que se ledit Grant Turc estoit mis au bas du costé de par decha, que ledit Karman ne le laisseroit point en paix du costé de par delà.

 

Item, cedit pays de Karman ainsy que j’ay dit cy devant est devers le midi.avironnéde moult haultes montaignes et devers le north très plain pays et a aucunes montaignes parmy, ains que sont petites isles en la mer et sans quelconques arbres qui ne les y a plantés, se ce n’est bien avant es montaignes.

 

Et là, je prins congié demondit mamelu qui avoit nom Mahommet, lequel m’avoit fait moult de biens.

 

Et ce faisoit il par grant charité; et s’il n’eust esté, je n’eusse peu faire mon chemin que à grant peine, car on ne trouvoit riens senon es bonnes villes et eusse eu grant faim et grant froit et mon cheval encores plus, car il faisoit pour moyainsy que pour luy, et pour mon cheval ainsy que pour le sien. Je escrips cecy affin que il me souviengne que ung homme hors de nostre foy, pour l’onneur de Dieu, m’a faict tant de biens. Avec ce, il faisoit volontiers aulmosne à ceulx qui la luy demandoient pour l’amour de Dieu. Et au partir de luy, il ne voult riens prendre de moy que ung couvre chief deslié de nos toilles de par dechà, de quoy il teist grant feste, et me fist dire tous les dangiers en quoy je avoie esté d’estre murtry qu’il avoit sceu et que desoresmais, je advisasse bien en quelle compaignie de Sarrazins je me boutteroie, car on en trouve d’aussv maulvais que les Frans. Et encores à celluy jour que la carvane se party et moy avec, quant je alay prendre congié des ambassadeurs du roi de Cypre, ilz me cuiderent ramener avec eulx; et en firent grandement leur devoir, cuidans que je ne deusse jamais passer le chemin que je avoie cntreprins.

 

Item, je me party de caste ville de Cuhongne en la compaignie de mon capitaine, le chief de ladite carvane. Et là se départirent tous ceulx de ladite carvane et ne demoura avec luy que ses gens et sa femme et deux de ses enfans qu’il avoit menez avec luy audit voyaige. Et vinsmes par ung très beau pays jusques à une ville que on nomme Athsaray et trouvasmes des villaiges asses bons. Et fusmcs logiez en ung villaige où ilz me defîendirent que je ne alasse pas hors du logeis pour doubte que les gens dudit villaige ne me tuassent, car ce sont très mauvaises gens. Etamprez de ce villaige, je passay une rivyere au long d’une grant plaine; et y a ung baing où viennent plusieurs mallades pour avoir guerison, comme on me dist “. Et y treuvc on des maisons qui furent jadis à l’hospital de Jherusalcm.

Et vins depuis Quhongne jusques à Athsaray en trois journées.

 

Athsaray est une petite ville au pié d’une montaigne haultc qui est au midi. Et est en beau pays plain et mal peuplé. Et ceulx qui y demeurent sont très maulvaiscs gens.

 

Et là me fu deffendu que de nuit je ne saillisse hors de mon logcis. Et depuis ccstc ville, je chevaulchay encores une journée par le pays dudict Karaman entre deux montaignes’. Et est le pays assés peuplé et le plus de Turquemans, car c’est pays de marescaiges et d’erbes et y voit on aucun pou de bois, selon la montaigne en hault. Et là passav une petite rivyere-qui partist le pays du Karman de celluy del’Amorath bay que nous nommons le Grant Turc. Et là commence le pays de Karman qui est bel, ainsy que l’aultre pays plain et a aulcunes montaignes. Et passav d’encosté une ville et ung chastel que on appelle Acchary’; et le soir devant, nous avions cuidé logier en ung karvanscra moult beau ; mais nous y trouvasmes bien vingt et cinq Arabes. Pour ceste cause, ledict Hoyarbarach ne voult point là logier, car ilz sont trop fors larrons; et rctournasmes environ une lieue pour logier en ung gros villaige qui est au pié d’une montaigne : et treuve on en icelle marche assés à mengier du pain, du fourmaige et du lait.

 

De KARA-HISSAR à USKUDAR

Et de là, je vins à Karassar en deux journées en venant de Quhongne. En ccste ville treuve on assés de vivres. Le pays d’entre deux est plain et beau. Je descendy par trois fois et à chascune fois, une grant demie lieue ou plus et à cela m’a il samblé que nous sommes en France plus bas que n’est celluy pays, car en aultre manière, je ne m’en suis point grandement apcrcheu. De ce qu’il en est, je m’en rapporte aux geometriens qui sçavent la fourme de la terre.

 

Carassar est à l’Amorath bay lequel ensamble le pays du Karman. Il l’a prins par force, car le Karman veult dire qu’il doit cstre sien et de son heritaige.

 

Et est ledit Carassar le chief du pays du Karman et est bonne ville et bien marchande et n’est point fermce; mais il y a ung des plus beaux chasteaulx que je veisse oncques, et est assis sur une roche moult belle et toutte ronde. Et samble qu’elle ayt esté tailliée au ciseau. Et au plus hault est le chastel bel et grant, et la ville est de trois pars autour. Et de l’autre part a une haulte montaigne qui enclost ledit chastel ainsy que en croissant, depuis grec jusques à mestre et de l’autre part a une plaine, et passe la rivyere parmy ‘. Et m’a l’en dist qu’il n’y a point d’eaue au chastel que de cisterne ; et n’avoit pas longtemps que les Grecz l’avoient gaignié et par leur lascheté le perdirent depuis. Carassar c’est à dire en turc pierre noire, et y fait on les pierres noires plattes dont les barbiers affilent leurs rasoirs. Je veis en ceste ville apprestcr des pies de mouton, le plus que je veisse oncques et le mieux et les milleurs que je mengasse jamais, et n’avoye mengié de char cuitte depuis Quhongnopoly jusques icy. Et là nous failly faire provision pour deux jours de pain et fourmaige, car la char crue ne me plaisoit plus.

 

Et trouvay une viande qu’on fait en ceste marche, de noix nouvelles pelleez et parties par millieu et enfilleez en une corde, et jettent du vin cuit par dessus qui se prent et congelle comme cole. Et est très bonne viande à mengier quant on a faim, comme char crue et les aultrès vivres.

 

Item, nous partismes de là pour aller à Colthay où nous meismesdeux journées; etvenismes logier à ung carvansera loing de tous aultrès logeis, et y trouvasmes de l’orge et de la paille ; et n’y avoit que ung varleton qui le gardast. Et en eust bien pris qui eust voulu, mais il n’y eust oncques si hardy d’en prendre une poignié sans payer.

 

Et de là, venismes audit Cotthay par un bel pays bien furny d’eaue et de basses montaignes et trouvasmes une fourest toute de chcsncs les plushaultz, beaulx et gros que j’aye veu partout où j’ay passé, et sont les plus droictz que je veisse oncques; et n’avoient nulles branches jusques au plus hault, néant plus que sappins. Et ne passay que par ung des boutz, et descendy bien une grande demie lieue, et estoie venu par là tout le plain pays jusques à l’entrée. Et au pié de la descendue, trouvay une petite rivycre ” qui desccnt d’une montaigne devers le midi, de très bonne eauc, delaquelle ledit Hoyarbarach, sa femme, ses enfans et ses gens alerent boire,

et m’en fist boire avec luy, et fu la première fois qu’il me donna à boire en la chose de cuir à quoy il buvoit, quant il aloit à cheval.

 

Cotthay est une bonne ville sans nulle fermeture, mais il y a un beau chastel et grant, et sont trois forteresses l’une dessus l’autre, le contremont de la montaigne ; et est très bien fermé de doubles murs. En ceste place estoit l’aisné filz du Grant Turc et vey là ses gens qui vindrent au devant d’une dame qui venoit de la Mecque avec ladite carvane où j’estoic venu, comme dit est. Et estoit ceste dame femme de ung seigneur que on appeloit Camussat bayscha qui estoit le plus grant gouverneur du Turcq et celluy qui, en partie, l’a mis en seignourie.

 

Nous nous logeasmes en ceste ville de Cotthay en ung carvansera où il y avoit logiés des gens du Turc ; et estoient tous pesle mesle nos chevaulx, ainsy qu’ilz ont de coustume. Et lendemain qui fu dimenche matin, que nous devions partir, je trouvay que l’on m’avoit emblé l’une des couroyes qui estoit sur ma selle, deriere, dont je troussoie mon tappis et aultrès besoingnes que je portoie. Je me commenchay à debatre et à courouchier. Il y eut un esclave du Turc, d’environ cinquante ans, qui estoit ung des serviteurs dudict filz du Turc et estoit homme d’auctorité et entendv que je ne parloic pas bien la langue turqucsque. Il me fcist venir devant luy, à la porte du carvansera. Il me demanda en ytalien qui j’estoic. Je fu tout esmervellié quant je l’oys parler ytalien. Je luy respondv que je estoie Franc. Il me demanda d’où je vcnoie. Je luy respondv que je venoie de Damas en la compaignic dudict Hoyarbarach. Il me dit que je estoie une espic, et que je venois là espier ce pays, et pour quelle raison je ne m’en alloic par mer. De quoy je fu bien esbahy. Je luy respondy que les guerres estoient grandes entre les Veniciens et les Jennevois et que nul ne se ozoit boutter dessus la mer. Il me demanda où je aloie : je luy dis que je m’en aloie à Bourse veoir ung mien frère qui estoit marchant de martrès . Il me demanda d’où je estoie. Je luv respondy du royaulmc de France. Et me demanda si je estoie de Guevres prez de Paris. Je luv dis que non.

Adonc, je luy demanday s’il sçavoit bien où Paris estoit. Il me respondy que oyl et que, autreffois, il y avoit esté avec un cappitaine nommé mcssire Barnabo. En vérité, je cuide qu’il fu de ceulx qui furent prins en la bataille de Honguerye, quant monseigneur le duc Jehan y fu prins. Adoncques, me dit-il que je alassc quérir mon cheval qui estoit dedans ledit arvansera et que je le luy menasse, car il y avoit des Albaniens esclaves qui me embleroient encores le demourant, ce que je feis. Puis me dist qu’il me tailloit aller achepter et faire provision pour moy et pour mon cheval pour cinq jours, car je ne trouveroie riens et que je me desjunasse et mengasse de la char, car je n’en avoie point mcngié depuis deux jours devant. Et me fist aprez du plaisir beaucop, et me adrccha ad ce que j’avoie à faire.

 

Item, me party dudit carvassera de Cotthav et m’en alay le chemin de Bourse où je trouvay d’assés haultes montaignes, et laissay le chemin qui aloit à Troye la grant entre le midy et le soleil couchant, et passav un pou de montaigne, et prés de deux journées de bois; et entray en une belle plaine où avoit assés de villaiges, et assés bons selon le pays.

Et vins en cinq jours de Cotthay jusques à Bourse. Et demie journée par dechà Bourse, trouvay ung assés beau villaige’ là où nous trouvasmes de la char et du raisin qu’ilz gardent freiz tout au long de l’année, comme ilz sont à vendenges. Et avant que je vinsse audit villaige, environ soleil levant, vint à cheval ung Turc de Bourse qui dist à. la femme du

dit Hoyarbarach que son père estoit mort. Adoncques, elle descouvrit son visaige lequel, jusques là, je n’avoie vcu et estoit très belle femme, laquelle faisoit ung bien estrange doel, selon nostre manière de faire.

 

Nous trouvasmes aussy audit villaige de la cravme de buffle qui est très bonne et doulce qu’ilz appelent Kaymac et en mengay tant que je cuiday crever, car depuis Cotthay je n’avoie guieres mengié. Et me firent les Turcs mengier char rostie, ce soir, qui n’estoit point cuitte à moittié à beaucop, et la trenchions en rostissant en la broche. Et quant ilz m’eurent fait très bonne chiere, il y eut ung esclave Vulgaire renié, pour contrefaire le bon Sarazin, qui dist que ce seroit grand pechic qu’ilz me laissassent aler en leur compaignie, veu qu’ilz venoient du sainct pellerinaige de la Mecque, et me fu ordonné qu’il failloit que je m’en alasse devant à Bourse, et me y failly aler tout seul, une heure devant le jour. Et ainsy que Dieu m’avoit conduit par avant, ainsy me conduisit il bien ce jour jusquesà Bourse, sans en riens faillir que une fois que je dcmanday le chemin à ung Turc. Et en trouvay plusieurs sur le chemin qui me baisoient la main et la robe, cuidans que je venisse de la iMecque, lesquelz aloient au devant de ladite carvane, et y vont à bien grande solempnité et tous les plus notables.

Et quant je vins à l’entrée de ladite ville de Bourse, je vins à une place, là où il se assamble trois ou quatre rues. Dieu m’adrecha à celle dont j’avoie besoinge trouver et me mena devant le bathzar de ladite ville où tous les marchans sont, et ou toutes les marchandises se font. Et là devant, le premier Crestien que je rencontray, ce fu celluy à qui Parvczin de Barut m’avoit baillié lettrès pour luy porter, lequel estoit des Espignolins de Jennes’, lequel fu bien csmcrveillié quant il me ouy parler à luy et me fist mener à l’ostel d’ung Florentin, là où je logay moy et mon cheval et y fu l’espace de dix jours et visetay la ville de Bourse bien à mon aise.

 

Geste ville de Bourse est bien bonne ville et bien marchande, et est la milleure ville que le Turc ave. Et est très grande ville qui est située au pié d’une grant montaigne que l’en nomme Olimpea, qui est devers le midi ; et de là descent une rivyere qui passe par plusieurs lieux de ladite ville qui, pour ceste cause, samble encorcs plus grande qu’elle n’est, car elle est faicte par villaiges, ainsy que ladite rivyere passe parmy. Et est ceste ville où les seigneurs de la Turquie se enterrent. Et sont asscs beaulx lieux ainsy que hospitaulx, et de ceulx cy, en a trois ou quatre où on donne souvent du pain, de la char et du vin à ceulx qui le veulent prendre pour Dieu.

Là trouvay des marchans dessus dit qui me firent grande chiere et me menèrent partout. Et quatre ou cinq jours après que mondit cappitaine fu venu, ilz me accompaignerent pour le remercier de la bonne compaignie qu’il m’avoit faite, puis luy dis adieu. Il estoit assis sur ung hault siège de pierre ainsy que estoient plusieurs aultrès en celluy bathsar, car il y seoit des plus notables de la ville. Et treuve on là à vendre draps de soye de toutte sorte, riche pierrerie et très grande quantité de perles et à bon compte, et toilles de cotton et bcaucop aultrès choses qui seroicnt trop longues à raconter’.

 

Et assés prez de là a ung aultre bathzar où on vend les cotions et du savon blanc qui est là une très grande marchandise. Et sy y veis vendre des Chrestiens, hommes et femmes, dans une halle moult haulte, qui est une chose piteuse à veoir et les assiet on sur les bancz. Et ceulx qui les veulent achepter ne voient que le visaige, les mains et un pou des bras des femmes. Jeavoie veu à Damas vendre une jeune fille de quinze à sezc ans, noire. Et la mcnoit on toute nue, fors que le ventre et le derrière et ung pou au dessoubz, et la menoit on au long des rues.

 

Et fu en ceste ville de Bourse où je mengay premièrement du cavyaire avec l’uyle d’olive, lequel, quant on n’a aultre chose que mengier, ne vault gueires que pour les Grecz.

 

Je attendy sy longuement en ceste ville pour avoir compaignie d’aulcuns marchans qui dévoient aler en Père mener des espices qu’ilz avoient achcptées des gens de la carvane. Et pour ce que nul ne passe le destroict que nous nommons le bras Sainct Georges de la Turquie en la Grèce, s’il n’est homme de congnoissance, et ledit destroict est devant Constantinoble ou devant Père, ilz me firent avoir une lettre dudit seigneur de la Turquie qui estoit en ceste ville de Bourse comme dit est, de laquelle je ne me aiday point et la portay tousiours avec mov et trouvay manière de passer avec lesdis marchans Jennevois.

 

Il y a aussy en ceste ville ung très beau chasteau et grant sur une basse montaigne qui est en l’un des boutz de la ville devers ponant; et y a bien mil maisons dedans. Et là est la maison du seigneur, très belle et y avoit, comme l’en me dist, bien cinquante des femmes du Grant Turc et est ladite maison de grande plaisance par dedans, car il y a ung jardin et ung très bel petit estang où le seigneur se ebast, quant il luy plaist, avec aulcune de ses femmes, dedans une barquette ainsy que l’en m’a dist, car je ne l’ay pas peu vcoir que par dehors.

 

Et estoit en ceste ville le seigneur de la Turquie que l’on nomme Camussat bayscha qui est ainsy que nous dirions gouverneur ou lieutenant. Et est cestuy cy très vaillant homme que le Turc ayt et de plus grant entreprinse. Et pour ccstc cause et pour aultrès , l’a il mis en ceste seignourie. Je demanday comment il tenoit celluy pays et s’il y estoit obbey; il me fu dist qu’il y estoit obbey comme le seigneur Amorath, et avoit dessus 50 000 ducatz de pension chascun an. Et toutes et quantcsfois que le Turc avoit à faire, il luy menoit 20 000 hommes à ses despens. Lequel Camussat, samblablement, avoit gens ses pensionnaires, lesquelz luy amenoient l’un 1000, l’autre 2000, l’autre 3 et chascun de degré en degré, selon leur fait. Pour ceste cause, quant il avoit à faire de gens, il les trouvoit incontinent prctz et ne leur donnoit nulle aultre chose.

 

Item, je prins charge en ccste ville de Bourse à la requeste d’aulcuns marchans florentins de mener avec moy ung Espaignol, et croy qu’il fu renié et estoit esclave du Souldan, et s’en estoit fuy jusques là ; lequel je menay à mes despens jusques à Constantinoble, et là le laissay. Je ne sçay ce qu’il devint depuis.

 

Je me party de ceste ville de Bourse en la compaignie de trois marchans Jennevois qui menoient leursdites espices à Père. Et pour aler plus seurement, me feisrent achepter un rouge chapeau hault et une huvette de fil d’archal, lequel habillement je portay jusques à Constantinoble. Et traversasmes une plaine qui est devant ladite ville de Bourse devant la tremontaine. Et trouvay une rivyere moult parfonde qui court parmy ladite ville, laquelle nous passasmes sur ung pont et va cheoir en la mer dedans le goulfe qui est entre Constantinoble et Galipoly environ quatre lieues au dessoubz de Bourse. Et puis je passay une journée de montaignes pour la terre qui estoit argilleuse et pleine de bois. En ladicte montaigne, a de petis arbres qui portent un fruit plus gros que grosses cerises et de la fachon et goust de freses, excepté, qu’il est ung pou aigret et est très plaisant à mengier mais qui en mengue beaucop, il enteste les gens comme qui seroit yvre et le treuve on en novembre et en décembre.

 

Item, je descends de ceste montaigne et vins aune plaine entre deux montaigncs’. Et au bout de ceste plaine a ung moult grant lach et il y a je ne sçais quantes maisons ‘. Et fu le lieu où je veis premièrement faire les tappis de Turquie. Et croist en ceste vallée grant foison de ri. Et oit on du dessus de ladite montaigne devers ponant, ledit goulfe de Gallipoly. Et couchay la nuict en celle vallée.

 

Item, au partir de là, trouvay arrière pays de montaigncs et vallées et pays d’crbaiges. Et trouvay une forest de haulte fustoye très mal aysiée à passer à cJK’vaKcar, sans guide,à peine y sçauroit on tenir le chemin, lequel est tant parfond que, à grant peine, ler> chevaulx s’en peuvent tirer hors. Et crov que c’est la forest que on treuve au livre de Goddeffroy de Buyllon, qu’il cust sy grant peine à passer. Celle nuict, je logay oultre la forest en ung villaige, environ quatre lieues au dessoubz de Nichomedie ‘ qui est une bonne ville et y a ung havre qui part du goulfc de Constantinoble que on appelle le Lenguo fequel s’en va jusques audit “Nichomedie et a environ ung traict d’arc de large. Et est tout celluy pays mal aysié à passer.

 

Item, de l’aultre costé, tirant vers Constantinoble a ung très beau pays et assés bon et y treuve on plus de Grccz que de Turcqs qui baient plus les Chrestiens que ne font les Turcs et logay à ung villaige nommé…

 

Item, de là me party et passay par ung très beau pays, et laissay le chemin de Nique qui est près de la mer Maiour devers le tremontaine et tiray costoiant le goulfe de Constantinoble et me logay en une ville où n’a nulles gens que Grecs laquelle a esté destruicte et n’est pas de grant valeur’. Et de là je vins logier en ung villaige assês prez de Scutary et tout ce pays là est bel et plaisant et assés fertile.

 

Item, lendemain nous venismes à Escutary qui est ung villaige sur le destroict que nous appelons le bras Sainct George, au droit de Père. Et là passay ledict destroict avec lesdis marchans, et y avoit des Turcs qui gardoicnt le passaige et recepvoient l’argent du tribut qu’il failloit baillier pour passer et passasmes en deux vaisseaulx qui estoient aux Grecs. Et a audit Escutary assés bon lieu pour chargier et deschargier gens et chevaulx, mais aussy est il bien aisié à deffendre la descendue, et y a des roches que on fortefieroit bien pour garder ledit passaige. Et de là arrivay à Père, et par la carte marine peut on veoir la largeur dudit destroict.

 

Père est une ville moult grande” qui est à la seignourie de Jennes, qui adont se gouvernoit de par le duc de Milan qui s’en disoit seigneur. Elle ne me samble point à veoir bien forte du costé de la terre, devers une église qui est prez de la porte qui tire selon le bout du havre devers la terre’. Et sont en ceste ville tout la pluspart de Jcnnevois marchans, qui gouvernent ladite ville. Il y a ung potestat et aultrès officiers à leur manière . Ht y demeurent aussi des Grecz et Juifz; et est une ville bien marchande et ont grant hantise avec les Turcs, lesquelz ont en ladite ville une telle franchise comme il me fu dist que se ung Crestien esclave se eschappoit desdis Turcs et s’en venist là à refuge et lesdis Turcs l’envoient requérir, il fauldroit que ilz leur rendissent. 11 a, en ceste dicte ville de Père, le plus beau havre que je visse oncques et croy qu’il soit es Crestiens. Carles plus grosses carraques de Jennesy peuvent venir mettre escale en terre comme plusieurs gens sçavent; et pour ce, je m’en déporte de en plus parler. Je trouvay en ceste dicte ville de Père ung ambaxadeur que le duc de Milan envoioit devers le Grant Turc et l’appelloit on Messire Benedic de Fourlino, lequel pour l’onneur de Monseigneur me fist bonne recueillote et l’envoioit ledit duc de Milan pour trouver ung appaisement entre l’empereur Sigemond et son royaulme de Honguerie et entre le Grant Turc pour ce que, celluy temps, ledit duc de Milan se aidoit de l’Empereur encontre les Venissiens’. Et me dist ledit Messire Benedic qu’il avoit esté cause de faire perdre Salonique aux Venissiens pour leur faire dommage et la faire gaignier au Turc ; de quoy il fist grant dommaige. Car j’en veys depuis des gens de celle ville renier la foi de Jhesucrist et prendre la loy de Mahommet que les Turcs tiennent. Et en veis de ceulx qui samblablement avoient faict ung peu paravant.