Bertrandon de la Broquière, Syrie et Cilicie Mamlouk avec une caravane Turkmene, 1432

Item, lendemain que je fus venu à Damas, je y veis entrer la carvane qui venoit de la Mecque et disoit on qu’ilz estoient trois mil camelz et mirent près de deux jours et de deux nuitz à entrer à Damas et fu une chose de grant solempnité, selon leur fait.

Car le seigneur et tous les plus notables de la ville alerent au devant pour cause de leur Alkoran qu’ilz portoient. C’est la loy que Machommet leur a laissié et le portoyent sur un camel vestu d’ung drap de soyeet le dit Alkoran estoit dessus et estoit couvert d’un aultre drap de soye paint et escript de lettrès morisques. Et avoit devant ceste chose quatre menestriez et moult grant foyson de tambours et na- quaires qui faisoyent ung hault bruit. Et avoit devant ledit camel et autour de luv bien 30 hommes qui portoient, les ungs arbalestes et les auitrès espées nues en leurs mains et aucuns petis canons de quoy ilz tiroient plusieurs fois. Et après ledit camel, venoient 8 anchiens hommes quy chevaulchoient chascun un camel courant. Et empres eulx, ilz faisoicnt mener leurs chevaulx bien habilliez de riches selles, selon le pays. Et après, venoit une dame de Turquye qui estoit parente du Grant Turc. Elle seoit en une litière que portoient deux camelz bien habilliez et bien couvers et sy en y avoit couvers de drap d’or.

Et pour advertir que c’est de ceste carvane, ce sont gens Mores, Turcz, Barbares, Tartrès et Persans, touttes gens tenans la secte et loy de Machommet qui tous ont une foy et créance que, puis qu’ilz ont esté une fois à la Mecque, ilz tiennent qu’ilz ne pevent faire chose dont ilz puissent cstre dampnez, comme il me fu dit par ung esclave rcnvé qui estoit à ceste grant dame et estoit vulgairement nommé Hayaldoula’, qui est autant à dire en turc commes en nostre langaige, servant de Dieu. Et celluy esclave me dist qu’il avoit esté trois fois à la Mecque, avec lequel je fus plusieurs journées et me tenoit souvent campaignie de jour et de nuit. Et plusieurs fois je lui demanday entre nous deux que c’estoit de Machommet et où estoit son corps. Il me dit qu’il estoit à la Mecque en une chappelle toute ronde et y a ung grant pertuis dessus. Et quant les aulcuns montent dessus pour le vcoir en bas en une fierté et qu’ilz voient le lieu où est ledit Machommet, ilz se font crever les yeulx, disans qu’ilz ne pevent ne ne veullent jamais veoir plus digne chose. Et de ceulx cv, j’en vcis deux ; l’ung de environ de xvni ans et l’aultre de xxii à xxiii ans qui, en ce dit voyaige, se a voient fait crever les yeulx.

11 me dit aussy qu’ilz ne gaignent point les pardons à la Mecque, mais vont à une aultre ville qui a nom Meline où saint Abraham fist faire une maison qui y est encores et vont autour de ladite maison qui est en manière d’un cloistre’. Et me dist qu’il y failloit avoir tous les ans vu” mil pèlerins. Et s’il y a aulcune faulte qu’ilz n’y soient très tous, ilz dient que le grant Dieu tout puissant y envoyé de ses angeles pour accomplir le nombre affin qu’il n’y ayt point de faulte. Et quant viendra le jour du jugement, ledit Machommet mettra autant de gens en paradis que bon luy saniblera; et auront des femmes, du lait et du miel autant qu’ilz en voudront.

 

Et est ceste ville sur le bord de la mer ‘ ; et là amainent ceulx de la terre du prestre Jehan en gros vaissaulx les espices et aultrès choses qui viennent du pays et là les chargent toutte ceste secte de gens sur cameaulx et aultrès bestes et les mainent au Caire, à Damas et aultrès lieux comme chacun scet. Et me dist que depuis Damas jusques à la Mecque a xl journées de désert et y sont les challeurs moult grandes et que, en celle saison, y avoit estoufFé plusieurs gens.

Et pour ce que on parloit tant de choses du fait de Machommet, je parlay à ung prestre qui servoit le consul des Venissiens à Damas lequel disoit souvent messe à l’ostel dudit consul et confcssoit et ordonnoit lesditz marchans en leurs nécessitez ; auquel aussy je me confessay et ordonnay et luy demanday s’il savoit à parler dudit Machommet. Il me dit que oyl et qu’il savoit bien tout leur Alkoran. Je luy priay bien chierement que ce qu’il en savoit qu’il me le volsist baillier par escript et que je le porteroie à monseigneur le duc. Il le fist très voulentiers et ainsy je l’apportay avec moy.

 

Le Grand Turc a une coustume, ne sait se les aultrès princes l’ont, que quant les gens de son pays vont à la Mecque, il ordonne ung chief tel quy luy plaist auquel tous ses subgectz obeyssent en toutes choses comme à luy mesmes. Et pour ce qu’on m’avoit trouvé appoinctement avec ung More de Damas qui me conduiroit avec ladite carvanc jusques à Bourse pour XXX ducat et ses despens, je tu adverty que les Mores sont fausses gens et ne tiennent pas ce qu’il/ promettent. Je dis cecy pour advertir ceulx qui en auront à faire, car je les cuide telz. On me adrecha audit Hayaldoula lequel me adrecha à aulcuns aultrès marchans du pays de Karman. Adont-je priay à mondit hoste et à Jehan de Myne qu’il me menassent parler audit Hoyarbarach’ quy estoit chief de ladite carvane et des plus grans de la cité de Bourse et ainsy le firent ilz. Et luy remontray comment je vouloye aler à Bourse veoir ung frère que j’y avoye et lui priay qu’il me volsist prendre en sa compaignie et me faire conduire seurement. Lequel leur demanda se je savois parler arabich, ne turc, ne hebrieu vulgaire, ne grec. Je dis que non. Il demanda lors que j’entendoye à faire. Il luy fu dit maiz qu’il luy pleust et fu content que je alasse en sa compaignie et que je feroie le mieulx quc je pourroye, car je n’osoye aler par mer pour les guerres qu’on y faisoit. Adont mist il les deux mains sur sa teste et se prist par la barbe; sy dist en son langaige turcois que je venisse seurement en la compaignie de ses esclaves, mais il failloit que je fusse vestu et habillié à leur f^uvse. Et incontinent, ledit Jehan de Mine me mena en une place que on appelle Bathzar là où on vent robes, tocques et aultrès besoi- gnes et y achetay ce qui m’estoit nécessaire touchant cela, c’est assavoir deux robes blanches longues jusques au pié et la tocque de toile acomplie. une courroye de toile et unes brayes de fustenne pour ployer ma robe dedans et ung petit tappis pour couchicr sur, unes besaches pour mettre mes choses dedans, unes besaches pour pendre aux oreilles de mon cheval pour mengier son orge et sa paille. Et feis faire ung paletot de panne blanche, lequel je feis tout couvrir de toille qui me fu après très proffitable de nuyt.

 

Et puis, allay acheter ung tarquois tout blanc, très bien garny. Je achetav aussy une espée et des cousteaulx pour y pendre, à leur guise, ung cullier et une salière de cuir. Et me failly acheter ladite espée et le tarquois garny secrètement, car se ceulx qui ont l’administration de la justice l’eussent seu, ceulx qui les me avoyent vendu et moy eussions esté en dangier. On dit que les espées de Damas sont les plus belles et les milleures de Surye. Et estrange chose est à veoir comment ilz les burnissent, car ainchois qu’elles soient trempées, ilz ont un fer assis sur une pièce de bois de quoy ilz enleivent les rabotures au long, tout ainsy que on feroit de bois

à tout ung rabot. Et après leur donnent leur trempe et les pollissent par manière qu’ilz se misrent dedans quant ilz veulent faire leur tocquc et les font tranchier mieulx que nulles aultrès espées que j’ayc vues.

 

Item, fait on des miroirs d’achier en celle ville de Damas et au pays, qui font ressambler toutes, choses grosses, comme ung miroir ardant. Ht ay veu que de xiin ou de xvi pies loing, quant on l’avoit mis à rencontre du soleil, il faisoit ung partuis dedans ung ays de bois et le brusloit comme plusieurs pevent avoir veu.

 

Après, je achetay ung petit cheval que je trouvay très bon et le feis ferrer à Damas et ne me failly riens touchier jusques à Bourse qui feurent près de l journées fors seullement en ung piè de devant où il avoit esté encloé à celle fois, et environ trois sepmaines après, il commencha à clochier. Et pour advcrtir leur manière comment ilz ferrent leurs chevaulx, ilz forgent les fers très deliez et legiers et sont longs sur les talons, plus dehez que la pointe et n’ont point de retour; et n’v font que quatre pcrtuis dessus, chascun quartier, deux. Et font les clous quarrez et la teste bien grosse et lourde et parent les piez des chevaulx d’une serpe de la fachon de celles dont on taille les vignes par dechà. Et quant ilz veulent asseoir le fer, s’il a besoing d’amendement, ilz le battent tout froid, sans mettre au feu. carilz sont desliez et legiers comme dit est. Et acheté on par delà les chevaulx qui vont le plus grant pas ainsv que on fait par dechà ceulx qui trottent bien aysé. Et ne vont jamais les chevaulx en icelluy pavs que le pas ou le cours; et sont moult bons chevaulx et courent longuement, et sont de petite despense, car

ilz ne menguent que de nuit ung pou d’orge et de la paille piquadée, et ne boivent jamais qu’il ne soit après midy. Et ont toudis la bride en la bouche comme une mulle, mesmes où ilz sont en l’estable.

 

Et sont tous hongres, se ce ne sont ceulx que l’on garde pour les jumens; et ont les narines fort fendues. Et qui a à besoignier à ung homme de bien qui se tient en sa maison, il vous mènera en l’estable de ses chevaulx pour parler à vous, lesquelz il tient très nettement et freschement et atachiez par le pié de derrière et les tiennent tousjours sur le magre.

 

Et sont chevaulx et jumens tous cnsamble, desquelles j’ay veu de plus belles que de chevaulx. Et n’a point de honte ung grand maistre de chevaulchier une jument et le poullain vient après. Et ainsv que nous aimons bien les chevaulx, quant ilz sont filz d’ung bon estalon, les Mores n’ont regart que aux jumenset les vendent deux ou trois cens ducatz, ce me dit on, quant elles sont bien belles et que elles vont bien tost. Apprêz, je achetay ung tabolzan pour mettre à l’archon de ma selle ainsv que les gens de bien le portent, selon la coustume du pays ‘.

 

Et me fu depuis dit que ledit tabolzan sert quant ilz  sont en une bataille ou en escarmuche qu’ilz s’en fuyent, aucunesfois pour euk assambler, et portent ung petit baston de cuir plat pour ferirsus. Et n’est homme de bien à cheval qui n’en porte. Je achetay aussi ung espérons et unes bottes vermeilles jusqucs au genoul, selon la coustume du pays.

 

Je donnay audit Hoyarbarach un pot de gingembre vert lequel il ne voult prendre que à grant prière et depuis je y trouvay grant franchise et leaulté, plus par adventure, que je n’eusse fait en beaucop de Chrestiens et n’eus oncques aultre parole ne seurté de luy. Et ainsy que je eus tout apointié mon faict, comme dit est, Nostre Seigneur qui, de sa grâce, me

aida à paracomplir le demourant, m’envoya ung Juif de Caffa qui parloit bon tartre et ytalien, lequel me ayda à mettre par escript en turc et en ytalien toutes les choses qui me povoient estre nécessaires en mon chemin pour moy et pour mon cheval. Et dès la première journée que je me trouvay en la compaignie devant Balbec, je regarday en mon escript comment on appelloit l’orge et lapicquade pour mon cheval; 10 ou 12 Turcs s’assamblerent autour de moy et se prindrent à rire quant ilz virent ma lettre et en furent aussy merveilliez que nous sommes

de la leur. Depuis celle heure, ils furent s’y embesoingniez de m’apprendre à parler qu’ilz me disoient tant de fois une chose et en tant de manières qu’il falloit que je la reteinsse.Et quant je me party d’eulx, je savoye demander la pluspart de toutes les choses qui m’estoyent nécessaires pour moy et pour mondit cheval.

 

Et le jour de devant que je party de ladite ville de Damas, je me ordonay et disposay de ma conscience, tout ainsy comme je deusse aler mourir. Et tandis que ceulx de ladite car\-ane sejornoicnt à Damas, je me party pour aller en pelerinaige à une place devers le north à bien 16 miles de Damas que l’on nomme Nostre Dame de Serdenay. Et durent les jardins de Damas jusques assez prés de une mon- taignc que on traverse qui peut avoir ung quart de lieue de descent en une vallée très belle où il y a très grant foyson de vignes et jardins et.sy y a une très

belle fontaine et de bonne eaue et sont les raisins très bons et le vin, ce dist on. Et a là ung petit chastcl sur une roche où il y a une église de Gallogrecz en laquelle a une ymaige de Nostre Dame painte, ce dit on, en une table de bois qui a là esté portée par miracle ; la manière je ne sçay, et dist on qu’elle sue toudis et que celle sueur est uyle. Toutesfois, quant je y fus, on me monstra tout au bout de l’église, derrière le grant autel, ainsv que une fcncstre dedans le mur, en laquelle je veis ladite ymaige, une chose plate; et peut avoir ung pié et demy de long et ung

de large. S’elle est de bois ou de pierre je ne sçay, car elle est toute couverte de drappeaulx et sy a une traille de fer au devant. Et auboutde ceste table, y a ung petit vaisseau où il y a de l’uyle ‘. Là vint une femme qui me voult faire la croix sur le front, aux temples et en la poitrine qui, à tout ung cuillier d’argent, mcsla lesdictz drapeaulx et me samble que c’est ung pratique pour avoir argent, non obstant que je ne veulx point dire que Nostre Dame n’ait plus grant puissance que ceste n’ait.

 

Item, m’en retournay à Damas et me mis à point pour partir, quant les dessusdictz Turcz scroyent pretz. Mais le Souldan avoit mandé par un More tout noir et fu celluy que je trouvay dès ce que retournay du mont de Thabor, assez prés de Damas, sur ung camel courant sellé en leur manière qui est bien cstrange, lequel n’avoit mis que viii journées, comme il dist à mon moucre, à venir depuis le Cayre jusques là, les autrès camelz et chevaulx y mettent plus de 16 journées, comme ilz dient. Et mandoit ledit Souldan par les lettrès que tous marchans Catelans et Jennevois fussent prins et leurs marchandises aussy pour aucun dommaige qui avoit esté fait aux Mores sur la mer entre Barut et Tripoly en Surye, comme ilz disoient, par une galère et deux galiotcs qui estoient au prince de Tarente, laquelle chose fut faite ainsi que le Souldan avoit mandé. Et pour ce que j’estoye logié en l’ostel dudit Jennevois et que je aiday à sauver ses biens après qu’il fut prins et enyvray ung More qui les gardoit, affin qu’il ne s’apperceut de riens, je fu pris et mené devant l’un des cadis qu’ilz tiennent comme nous faisons noz evesques et ont l’administration de la justice. Celluy là me renvoya à ung aultre lequel me renvoya avec lesdis marchans, non obstant qu’ilz savoient bien que je n’estoye ne l’ung ne l’aultre. Mais ce faisoit ung trucheman pour me raençonner comme autrès fois l’avoit voulu taire audit Messire Xance de Lalaing et à moy se n’eust esté le consul des Venissiens que l’on nomme…*. Toutesfois, je demouray pris avec lesdictz marchans.

 

Cependant, ladite carvane des Turcz se party et fallu que ledit consul et aultrès me pourchassassent devers le roy de Damas en disant qu’on m’avoit prins à tort et sans cause et que ledit trucheman le sçavoit bien. Lors me fist ledit seigneur venir devant luy et avec moy y vint ung Jennevois nommé Gentil Emperial qui estoit comme on dit marchant de par le Souldan pour alcr acheter des esclaux en Caffa ‘. Et quant je fus devant ledit seigneur, il enquist d’où i’estoye et que je estoye venu faire. Je luy respondy que j’estoye du royaulme de France et que j’estoye venu en pelerinaige en Hicrusalem et adont dist il qu’on faisoit mal de moy détenir et me dist que je m’en alasse, quant bon me sambleroit. Lendemain qui fu le jour d’octobre, je me partis de ladite ville de Damas en la compaignie d’un moucre lequel porta tous mes habillcmcns turquois hors de la porte, car nul Chrestien n’ose porter la tocque blanche parmy ladite ville; et saillis par la porte auprès du chastel contre le north’. Et ledit Hoyarbarach avec lequel jedevoye aler, s’estoit party le jour de devant; et me convoya ledit moucre, lequel porta tous mes habillemens turquois jusques à une ville nommée Balbec qui est à deux journées de Damas. Et quant je me party de ladite ville de Damas, je passay par une montaigne au dessus de la ville où estoit la maison de Cayn comme on dist et descendy entre deux montaignes et montay contre le mont de la rivyere qui passe à Damas. Et est assez beau pays de montaignes qui durent environ une journée. Et le demourant jusques à Balbec est beau pays et plaisant. Et quant je vins à Balbec, je trouvay ladite carvane et ledit Hoyarbarach avec qui je devoye aler qui me dist que je vinse avec luy et que je ne partisse pas de ladite compaignie qui estoit logié aux champs en pavillons sur une rivyere carde jour, le pays est moult chault et ne creroit nul qui ne l’auroit essayé le grant froit et la grande rousée qu’il fait de nuit tout au long de celluy pays, comme dit est. Et environ xi heures du matin, jedonnay à boire à mon cheval et de la paille, ainsy qu’on a accoustumé par dechà. Les Turcz le me souffrirent celle fois. Je cuiday ainsi faire le soir, vers vi heures; quant mon cheval eust beu, je luy voulu donner à mengier. Ilz me osterent ma besache et me failly attendre qu’il fust environ vni heures et adont je veis leur manière de faire qui est telle comme j’ay dit par avant, et ne donnent jamais à mengier aux chevaulx les uns devant les aultrès , senon .qu’ilz leur fassent paistre de l’erbe.

 

Et avec ledit chief venoit un des mamelus du Souldan lequel estoit Cerkaisis et aloit pour quérir ung sien frère qui estoit au pays de Carman, lequel mamelu, quant il me vey ainsy seul et sans savoir parler la langue du pays, il me acompaigna par charité et me prist avec luy. Et pour ce qu’il n’avoit point de pavillon, aucunes fois nous logeasmes dedans jardins dessoubz les arbres et là commenchay  à apprendre à couchier sur la terre et à boire de l’eaue sans vin et me seoir à terre les jambes croisiées ce qui me fu ung pou dur au commencement. Mais le plus dur me fu le chevaulchier aux cours estriers ; et me trouvay aulcunes fois en telle nécessité que quant j’estoye descendu, je ne pouvoyc monter sans avantage pour la grant doleur des jarctz. Et après que je l’eus acoustumé, il me fu plus aisié que nostre manière. Et ce premier soir que je soupay avec luy, nous ne mengasmes que du pain, du for- mage et du lait et fist mettre une nappe telle que touttes gens de bien ont acoustumé de porter par delà. Elle estoit environ de quatre piez de quarrure en rondeur et a des cotions autour pour la clore comme on fait une bourse. Et quant on a mengié on la ferme et ne pert on riens, ne mye de pain, ne raisin s’il y est, et en ferment tout dedans. Et quant on veult remengier, on la met tout ainsy qu’on la lieve. Et ne veys oncques nulz Turcz quelque pou ou assez qu’ilz mengassent qu’ilz ne rendissent grâces à Dieu tout hault.

 

Et dés la première fois que partismes dudit Balbec, en allant à Elamos, nous logcasmes sur une petite rivyere dans un jardin pour ce que mon dit mamelu n’avoit point de pavillon et avec nous deux Turquemans de Satalye qui revenoient de la Mecque ; et là je veis leur manière de faire leurs logeis et de tendre leurs pavillons qui ne sont point grans ne trop haulx et n’y fault que ung homme pour en tendre ung et peut logier dedans six ou huyt personnes pour cstrebien en l’ombre et à couvert. De jour, ilz ostent le dessoubz pour estre à leur aise et avoir le vent, et de nuyt, ilz le reboutent pour la frescheur. Et portera ung camel 6 ou 7 de ces pavillons ou plus, ensamble les mastz, et sont très beaux. Et soupasmesillec de haulte heure et pour ce qu’il sambla auxdis Turquemans que j’estoye bien habillié et que j’avoye bon cheval, belle espée et beau tarquois, ilz dirent audit mamelu comme il me fist dire quant je party de luy, que ce seroit bien fait qu’ilz me tuassent, veu que j’estoye Chrestien et non digne d’aler en leur compaignie, ausquels ledit mamelu respondy que ce seroit mal fait et pechié contre leur loy puisque j’avoye mengié pain et sel avec eulx et que Dieu faisoit les Chrestiens comme les Sarazins. Et moy qui ne savoye riens de cecy, fus tout entredeux de m’en aler à Halep la milleure ville de Surye après Damas avec ces deux Turquemans lesquelz me pressoient fort de y aler et crov que ce n’estoit que pour me copper la gorge.

Et pour ce, ledit mamelu ne voult point qu’ilz ne venissent plus avec luy.

 

Geste ville de Balbec est bonne et assez marchande et bien fermée ‘. Et au millieu d’elle a ung chastcl de moult grosse pierre et m’a len dit qu’il y a une musquée en laquelle a une teste d’homme et que dedans les troux des yeulx y pourroit en chascun estre la teste d’un des hommes qui sont aujourdhui. Je ne sçay s’il est vray, car nul n’y entre s’il n’est Sarazin.

 

Nous nous partismes dudit Balbec environ deux heures devant le jour.

 

Et pour advertir de leur manière de faire qui est telle, il y a ung grant naquaire que, aulcunes fois, lechief de tous fait ferir 3 cops à l’eure qu’il veult partir ; et sans plus dire mot quelconque, chascun se apointe et met à chemin à la file ; et feront plus de bruit 10 d’entre nous que 1000 de ceulx là, se ce n’est aulcun qui veuille dire aulcune chanson de geste de nuyt en chevaulchant.

 

Et au point du jour, ilz crient 2 ou 3 loing l’un de l’aultre et respondent l’ung après l’aultre en la manière qu’ilz font quant ilz crient sur leurs musquées aux heures acoustumées ; et puis, entre le point du jour et soleil levant, ceulx qui sont gens de devocion font leurs croisons et lavemens ainsy qu’ilz ont acoustumé, c’est assavoir s’ilz sont à costé de aulcun ruisseau, ilz descendent de leurs chevaulx et illec lavent leurs mains et leur visaige et tous leurs conduitz et leurs piez sont deschaussiez.

 

Et s’ilz n’ont loisir, ilz passent leurs mains par dessus et puis, en derrenier, lavent le conduit d’en bas et puis la bouche, et ce fait, il se dreschent et tournent le visaige vers le midi et là dreschent les deux dois de leurs deux mains amont et puis s’agenoullent et baisent la terre et ainsy le font trois fois et puis se lievent tout droit et puis disent leurs oroisons. Et leur a len ordonné ce lavement au lieu de confession.

 

Et les notables qui ont gens soubz eulx font porter des bouteilles de cuir plaines d’eaue moult belles pour faire leurs lavemens, lesquelles ilz mettent pendre soubz le ventre de leurs chevaulx ou de leurs cameaulx. Ilz pissent en toutes manières comme femmes et jamais ne torchent leur derrière, mais s’ilz ne pissent que de l’eauc, ilz torchent leur

chose d’une pierre ou contre une muraille ou quelque aultre chose. 

HOMS-HAMA-HALEP-ANTIOCHE

 

Item, nous partismes toute la compaigiiie et me samble que pouvyons estre environ de un à v” personnes et le tiers plus de camelz que de muletz qui portoient les espices pour nous en aler en une ville nommée Hamos qui est à deux journées dudit Balbec et est tout beau pays et plain pour la plus grant partie.

 

Item, nous venismes à Hamos qui est assez bonne ville et est moult bien fermée de murailles et les fossez sont tous elacissez, il y a uns beau chastel à ung bout de la ville qui est assis sur une mote assez haulte et est toutte glacissé jusques au pié du mur qui n’est guyeres hault. Et est ceste ville sur une petite rivyere et siet en une grande plaine et vient ferir là le plain de Noe et dure, ce dist on, jusques en Perse’. Et par Là vint le Tamburlant qui print et destruit toultes ces villes et des aultrès auss}-. En après, je me party de Hamos et vint à Hamant tout au long de ce beau pays où habitent pou de gens se ce ne sont Arabes qui refont aulcuns villaiges qui ont été destruictz. Et passay à ung pont une rivière qui va à Hamant’. Il souloit jadis avoir une forte place sur le dit passaige qui est toute abatue

 

Et quant je fus venu à Hamant, je y irouvay ung marchant de Venise qui se nommoit Laurens Sanranze’ qui me fist bonne chiere et me logea en sa maison et me mena au bathzar pour acheter les choses que mondit mamclu m’avoit dit qu il me failloit avoir comme les aultrès , c’est assavoir le bonnet qu’on met soubz la tocque et aultrès petites coiffes de soye à la manière des Turquemans et des cuilliers de Turquye, ung fusil et des cousteaulx, uncr pigne et l’cstuv et une chose de cuir a boyre de reaue.Et touttes ces choses se atachent à une espée et n’cmpeschent à porter néant plus que font coulpes attachiées à la courroye d’une trompe. Et

achetav ung capinat qui est une robe de feutre très delié blanc, que la pluie ne perche point” et ung  tarquois tout garny pour espargnier le mien qui estoit très bcau et le fis porter jusques à Bourse sur un camel. Je achetav aussy des poulcicrs pour tirer de^’l’arc. Et me monstra ledit Laurens Sanranse toutte la ville et le chastel qui estoit une belle chose à yeoir, car elle est estrangement située sur une roche de la fachon de Provins et les fossez sont fais au cy seau bien parfontz en ladite roche et sy est très bien fermée de très belles murailles et bien espesses et de tours. Et à ung bout y a ung très beau chastel et fort surunehaulte mote vers soleil levant, laquelle est toute glacissée jusques au pié du mur’. Et a autour dudit chastel une citadelle dequoy ledit chastel est maistre et passe par le pié dudit chastel une rivyere selon les murs, laquelle on me dit que c’est ung des fleuves qui vient de paradis terrestre. S’il est ainsy, je n’en say riens. Elle descend contre soleil levant et midi et plus près de soleil levant et va cheoir en Antioche. Et en ceste rivyere a une roe que ladite rivyere fait tourner, la plus liaulte et la plus grande que je veisse oncques qui puise eaue de la rivyere assés pour toute la ville, qui est bien grande et la jette dedans ung auge qui passe parmi la roche dudit chasteau et dcscent dedans ladite ville et là entre dedans grans pilliers quarrez qui sont au long des rues. Et peut avoir chascun pillier deux pies en quarure et xn pies de hault et vont ainsy tout au long de ladite ville et prent qui vcult de ladite eaue.

 

Aulcuns des Turcz de qui j’estoye jà acointé sceurent que j’estoye logié à l’ostel d’un Franc et me poursieuvirent fort pour leur faire avoir du vin pour en boire à part, car ilz n’en ozoicnt boire devant les gens, pour ce qu’il leur est deffendu en leur loy et sy venoient de la Mecque.

 

Adont j’en parlay audit Laurens lequel me respondy qu’il ne l’ozeroit iaire, car s’il estoit seu que ung Franc donnast à boire vin à ung Sarazin, qu’il en seroit reprins et en dangier. Et lors je leur feis ceste responce, lesquelz ne s’en attendirent point à moi, mais en avoient jà trouvé à vendre en la ville en l’ostel d’un Grec et ne say s’ilz le firent pour avoir coulleur de boire du vin ou pour me faire bonne chicre. Hz se prindrent eulx y Turcz et moy le vi qu’ilz menèrent en la maison dudit Grec, lequel nous mena en une petite galerye ; et là nous asseismes tous à terre en ung ront. Adont celluy Grec nous aporta une telle de terre qui tenoit bien viii les de vin et le mist au millieu de nous six et ala quérir pour chascun ung grant pot de vin et le mist dedans ladite telle. Et puis nous apporta deux escuelles de terre et les mist dedans le vin. Et lors commcncha le premier et beut à son compaignon selon leur manière de faire, et puis après, les aultrès . Et commcnchasmes très bien à boire l’un après l’aultre, tour à tour, sans cesser et sans mengier, quant j’eus tant beu que je n’en povoye plus, je me doubtay que le boire ne me feist mal; je me commenchay à rendre et leur priay à jointes mains que je ne beusse plus. Hz commencèrent estre mal content de moy pour ce que je ne buvoye comme eulx et leur sambloit que je leur faisoye grant tort. Adont l’un d’eulx de qui j’estoyc le plus acointè lequel me appelloiî kardays, c’est à dire frère, dist qu’il beuveroit pour moy affin que les aultrès fussent contens de moy. Il beut à son tour et au mien jusques ad ce que la nuyt vint qu’il nous en failly aller à nostre kan là où nous trouvasmes ledit Hoyarbarach séant sur ung siège de pierre, à tout ung fallot devant luy qui congnut bien et s’appensa dont nous venismes.

 

Et des y les iiii s’en alerent et n’en demoura que ung avec moy. Je dis ces choses affin que s’aulcun demain ou après se trouvoit en leur compaignye qu’il ne se pregne point à boire avec eulx, s’il ne veult boire jusques ad ce qu’il se couche; et ne savoit riens de cecy mondit mamelu, qui, ce mesme jour, nous avoit fait acheter une oye et l’avoit fait boullir et en lieu de verjus pour la mengier, il acheta de verdes foeilles de poreaulx et mangiasmes tous cnsamble, et nous dura jusques à trois jours. Et lendemain, me party avec luy pour tirer la voye d’Anthioce, ensamble un marchans Turcz et laissasmes là le chemin de Halep qui est droit contre le north, pour ce que ladite carvane n’y aloit point, et ne partit que ung jour après

nous. Et ce feist ledit mamelu pour trouver nos logeis plus aysié. Et demie lieue au dessoubz Hamant, passasmes icelle rivyere dessus ung pont de pierre ‘ et estoit icelle rivyere hors de rive et s’y n’avoit point pieu. Je y eusse esté en dangier de noyer se n’eust esté mondit mamelu pour ce que je m’en alay bouttcr dedans le bort qui est roide et parfont pour abreuver mon cheval.

 

Et puis, nous traversasmes celle grant plaine qui est large et longue, et en chevaulchant, trouvasmes vr ou viii Turquemans et avoient en leur compaignie une femme ; et chascun d’eulx portoit le tarquais et la femme aussy. Et me dist on qu’elles sont vaillantes femmes et qu’elles combattent aussy bien que font les hommes, de quoy je fus bien mervellyé. Et me fu après dit qu’elles sont bien 30 000 femmes portans ainsy le tarquais, subjectes à ung seigneur qu’on appelle Surgadiroly, lequel se tient es montaignes d’Arménie sur la marche de la Perse

 

En après, je chevaulchay par ce beau pays une journée et puis, passay par ung pays de montaignes assés bel, mais il y a très peu d’eaues et grant foison de villages detruictz. Et en chevaulchant par celluy pays, mon mamelu m’apprenoit à tirer de l’arc à cheval. Et me fist acheter des aneaulx et des poulciers pour tirer. Et venismes à une ville champestre qui est en ung très beau pays de toutes choses, c’est assavoir de blés, de vins, de boys et de hayes, mais il n’y a point de rivyeres, ne nulles fontaines, se ce ne sont caves de cistcrnes. Et souloit estre ce pays aux Chrestiens, et la plus grant festc qu’ilz me faisoient, c’estoit qu’ilz me disoient que cela avoit esté aux Francz et me monstroient les églises qui y estoient abatues. Et nous logeasmes ce soir à ung logeis de Turquemans et veis je les visages de leurs femmes descouvers; et portent ung drappeau quarré d’estamine noir devant leur visage, et selon ce qu’elles sont riches, elles y portent des monnoyes et des pierres précieuses. Et fu le premier logeis que je veis des Turquemans et en veis vi ou viii tirer de l’arc, et sont bons archiers et sy tirent assis et sont leurs buttes courtes; et pour un pou d’espace, leurs flesches vont bien tost.

 

Item, quant je partis du pays de Surie, j’entray au pays de Turquemanie que nous appelions Arménie dont est le chief une grant ville qu’ilz nomment Entequevé et nous l’appelons Anthioce. Et est ceste ville moult grande et fu jadis bonne, mais ad présent les murs sont encores beaulx et entiers et tiennent ungtrès grant pays. Et a dedans d’assez grandes montaignes, mais maintenant, il n’3^ a point plus de trois cens maisons. De l’une part est la montaigne devers midi et devers le north y a unggrant lac’ et au dessus a un très beau pays et bien plain. Et passe, selon les murs, la rivyere qui vient de Hamant et n’y demeure que Turquemans qui sont, la plus grant part sy que les Arabes, car ilz ont grant foison de bestes, c’est assavoir camelz, vaches, brebis et les plus belles chievres que je veis oncques, qui portent la laine longue et doulce et crespée ainsi que s’elle estoit trechée. Et n’ont point les oreilles pendans comme celles de Surie, et en ay veu plus de blanches que d’aultrès. Et tous les moutons ont les queues larges et bien grosses et longues. Et ont des asnes sauvaiges apprivoisiez et avoient les testes et les pieds fendus comme un cerf; ils ont les oreilles et le poil tout tel. Je ne say s’ilz crient comme les autrès, car je n’en oys oncques nulz crier, mais ilz sont moult beaulx et vont avec les aultrès  bcstcs. Je n’en veys oncques nul chevaulchier et sont moult grans’. Et la plus grant partye de leurs marchandises, lesdis Turquemans la font porter sur beufz et buffles comme nous faisons sur chevaulx, et en ay veu plusieurs chargiez de leurs marchandises, ctd’aultrès que l’on chcvaulchoit.

 

Et souloit cstre seigneur de ce pays ung qae on nommoit Ramedang qui estoit moult grand homme, riche et vaillant’ et pour ce, ne l’osoit courouchier le Souldan et trouva manière avec le Karman duquel il avoit une sienne seur à femme, qui s’estoit alié pour le faire prendre. Et m’a esté dit qu’il le prist mengant ensemble, puis l’envoya audit Souldan qui l’a fait mourir. Et les dessusdis ont departy ledit pays de Turquemanic, duquel le Souldan a eu le plus grant part, comme on me dit.

CILICIE

 

Item, au partir d’Anthioce, devers ponant, je passay une montaigne que l’on nomme Nègre, en compaignie de mondit mamelu et en la montant, on me monstra trois ou quatre beaulx chasteaux par semblance destruictz, qui autrès fois avoient esté aux Crestiens, laquelle montaigne est assez belle et aysiée à passer et plaine de lauriers qui sentent moult bon; Et descendis la moittié plus depuis lehault jusques sur le goulfe de Layaste que je n’avoye fait en montant depuis Anthioce jusques au plus hault. Et quant je l’eus passée, je vins en bas sur ledit goulfe de Ayas que nous appelions le goulfe de Laiaste, car la ville a à nom Ayas. Ce goulfe cy entre entre deux montaignes bien xv milles dedans la terre et peult bien avoir xv milles de large devers ponant, comme il me samble et de ce, je m’en rapporte à la carte marine.

 

Assez prés du chemin, quant on vient au pié de ladite montaigne, sur le bort de la mer, a un fort chasteau ‘ lequel du costé de la terre est tout enclos de marescages de plus d’un trait d’arc de large. Et n’y peult on venir que par une chauciéestroitte” ou par la mer et je demeure nul dedans, car autrès fois, il a esté destruit. Et tu devant ledit chasteau le second logeis que je veis desdis Turquemans qui y povoient estre environ vi” pavillons les plus beaulx qu’on pourroit veoir, tant decottonis blancs et bleus comme de feutre. Et sont grans pour logier xiiii ou XVI personnes dessoubz. Et sont leurs mesnages dedans, tout ainsy que nous faisons en noz maisons, excepté de feu. Et là descendismes, et nous apportèrent une pareille nappe comme celle dont j’ay cy devant parlé, en laquelle estoient encores les mies de pain, de fourmage et de raisin. Et nous baillèrent une grande telle de lait quaillié qu’ilz appellent yogourt et environ une xn’^ de pains platz et desliez plus que oublies et d’un pié de rondeur et le ployé on comme ung cornet de papier sur la fachon d’une oublye à pointe, pour mengier le lait “.

 

Et de là nous partismes et alasmes logier environ une lieue loing en ung petit karvanssera, qui sont maisons ainsy que les kans en Surye. Et sy est dessus ledit goulfe ladite ville qu’on nomme Ayas’.

 

Et celluy jour, en chcvaulchant, trouvay ung Ermin qui parloit ung pou d’ytalien, lequel congneust tant à ma manière que aultrement que j’estoye Crestien. Et me dist et raconta beaucop de celluy pays et de leur manière de faire et comment il est en la subjection du Souldan jusques à Tarse et la manière comment il avoit pris et deccu par cautcle, n’avoit pas longtemps devant, le seigneur d’icelluy pavs de Turquemanie qu’on appelloit Ramedang, lequel estoit très grant personne d’homme et très hardv et la plus vaillante espée de tous les Turc ; et le mieulx ferant d’une mâche. Et avoit esté filz d’une femme crestienne laquelle l’avoit fait baptisier à la loy gregiesque pour luy enlever le flair et le senteur qu’ont ceulx qui ne sont point baptisiez. Il n’estoit ne bon crestien ne bon sarazin. Et quant on luy parloit des deux prophètes, c’est assavoir de Jhesus de Nazareth et de Machomct, il disoit qu’il vouloit tenir de cclluv qui estoit en vie, car il luy scmbloit qu’il luy pourroit mieulx aydcr que celluy qui estoit mort.

Il estoit voisin du Souldan devers Surye, car toutes et quantesfoys que ses gens passoicnt par son pays, marchans ou aultrès , il leur faisoit payer les paiages. Et ne l’osoit ledit Souldan courouchier comme dit est. De l’aultre costé, il estoit voisin du Karman duquel il avoit espouzé la seur, par le moyen duquel ledit Souldan trouva manière d’avoir ledit Ramedang. La manière fu que en tenant une jornée au pays dudit Karman qui, pour lors, estoit jeune homme eten mengantensamble, il fist prendre ledit Ramedang et l’envoya par mer audit Souldan lequel le iist tantost morir.

Et adont se partirent icelluy pays de Turquemanie ledit Souldan et ledit Karman ; mais ledit Souldan tient tout jusques à Tarse et encores une journée.

 

Ledit Ermin vint avec nous celluy jour à ung logeis de Turquemans là où nous alasmes encores mengier du lait.

 

Et là, je veis la manière comment on fait le pain’cy devant dit. Et cuydoie véritablement qu’il eust esté cuit au soleil, mais non est. Et le veis faire à deux femmes et la manière est telle. Hz ont une petite table ronde, bien ounye et prendent ung pou de farine ainsy comme s’ilz vouloient faire ung gasteau et de reaue ; et là, le destrempent et font une paste assez mole, plus que pour faire pain, et de cela font plusieurs loppiens ronds et l’aplatissent le plus dcslyé qu’ilz pevent; et ont ung baston rond moindre que le rondeur d’un oef et a un pié de long ou environ; et mettent ladite paste ainsy aplatie autour dudit baston et le roullent aux mains sur ladite table jusques ad ce qu’il sovt ainsy deslyé, comme j’ay dit; et le font habilement et tost et plus que ung oublieur ne f.tit une oublie.

 

Et après, ilz ont là une pièce de fer eslevée par dehors et la mettent sur un trepié et ung petit feu legier dessoubz et mettent celluy pain dessus, tout cstendu et ne font que le mettre sus et retorner et sont plustost cuis deux que une oublye.

 

Item, je chevaulchai deux journées autour de ce dit goulfe qui est un moult beau pays et sy a beaucop de chasteaux destruitz qui souloient estre crestiens anciennement. Il y en a ung à l’encontre de Ayas devers soleil levant qui a esté moult belle place et est sur ledit goulfe d’une part et de l’aultre sont marescages ung grant trait d’arc. Et est ledit pays entre la mer et ladite montaigne moult bel, et ne y habite que celles nations de Turquemans qui sont belles gens et logent tousiours aux champs et portent leurs maisons avec culx qui sont toutes rondes en manière de pavillons et sont couvertes de feutre. Ilz sont moult de gens et de pou de despence et sont tous archiers et ont ung chief auquel ilz obéissent, car ilz ne sont point toudis en une place. Et quant ilz sont en la seignourye du Souldan, ilz obéissent à luy et pareillement aux aultrès seigneurs, c’est assavoir quant ilz se tiennent en ung pays et le seigneur a guerre, ilz le doivent servir; et après s’ilz se trouvent soubz ung aultre, ilz seront après encontre. Et de ce ne leur sçavent mal gré, car la coustumc est telle et qu’ilz ne s’arestent point en ung pays, ainsy que l’on m’a dit et raconié.

 

Item, en chevaulchant mon chemin selon ledit goulfe, je trouvay ung des dessusdis seigneurs des Turquemans qui s’esbatoit à enoiseler faulcons et leur faisoit prendre des oyes privées et mefu dit qu’il avoit dcssoubz luy bien deux mille des dessusdites gens. Et y a assez de petites rivyercs qui descendent de la montaigne et entrent dedans ledit goulfe. Et en après, je passay environ le milieu dudit goulfe par terre, ung fort passage par dessus une roche ‘.

Et auprès a ung chastel là où ne demeure nulluy et est bien à deux traitz d’arc de la mer’. Ht autour y a ung beau pays de chasse, par especial de sengliers dont il y a grant foison.

 

Item, de là j’entray en ung beau pays et plain’ où il y a moult de ces Turquemans et passay près d’ung chastel que l’on nomme qui est sur une montaigne et me fu dit par ung Ermin qu’il n’y avoit dedans que Ermins ou Arméniens.

Et passe au pie dudit chastel une grosse rivyere que l’on nomme Jehon et alay toudis selon ladite rivyere qui est moult beau pays jusques à une ville que l’on nomme Misses et furent un journées depuis Anthioce et de là je vins à cestc ville de Misses sur Jehon, pour ce qu’on appelle la rivere Jehon, qui est grande et large et la passe on à ung pont qui a esté rompu et mis à point de bois.

 

Cestc ville de Misses a esté grande, comme il me samble, et passe ladite rivyere parmy et l’une des parties est toutte destruicte et d’aultre part ilz font les murs tous drois et sont beaulx et haultz. Et a esté ceste ville aux Crestiens, car il y a encores aulcunes églises à moittié destruictes. Et sy y est encores le cueur de la grant église qui est bel par dehors, car, par dedans, ilz y ont fait une musquée’. Et ne habite dedans ceste ville que Turqucmans en bien m cens maisons et est en beau pays. De ceste ville de Misses, je m’en alay à

une autre ville que l’en nomme Adene’ qui est à une journée dudit Misses et chevaulchay par ung très beau pays et plain qui est fort peuplé de Turquemans.

 

Nous estans devant ceste ville de Adene en attendant laditte carvane, ledit mamelu et un ou vi grans marchans et aultrès gens, logasmes prés du pont

entre la rivyere et les murs. Et là veis leur manière de aourer et de faire leurs sacrifices, car ilz ne se gardoyent point de moy et estoient bien contentz quant ils veoicnt que je disoye mes patrenostrès qui leur sambloient une merveille.

 

Je leur oy dire aulcunes fois leurs heures en chantant, à l’entrée de la

Nuyt ; et se assient à la ronde et branlent leurs corps et la teste et chantent bien sauvagement en leur manière de faire. Et me menèrent ung jour, en celle ville là, aux baings et aux estuves. Je ne me osay desvestir pour me baigner comme eulx, pour doubte que on ne veist mon argent. Ilz me baillèrent à garder leurs robes. Et sont leurs dites estuves et baings

moult beaulx, clers et netz. Et est une haulte maison faicte à la ronde et ung grant pertuys ront dessus qui est esclairé par tout. Il n’y a nul lit, mais il y a des sièges de pierre tout autour, sur lesquelz a de petites cloies d’osier bien deslyé sur quoy on se ressuie et pignent leurs barbes. Et tousiours depuis, fus je plus acointé d’eulx que je n’avoye esté.

 

Ilz sont moult charitables gens les ungs aux aultrès et gens de bonne foy. J’ay veu souvent, quant nous mengions, que s’il passoit un povrc homme auprès d’eulx, ilz le faisoient venir mcngier avec nous. Ce que nous ne ferions point. Et fu la première fois que je veis les deux jeunes hommes qui s’estoient fait crever les yeulx après ce qu’ilz avoient veu la fierté de Machomet.

 

Les Turcz sont liés et joyeulx et chantent volentiers chansons de geste, et qui veult vivre avec eulx, il ne fault point estre pensif ne melancolieux, ains fault faire bonne chiere. Ilz sont gens de grant paine et de petite vie et couchent à terre comme bestes par là où je les ay veuz en chemin.

 

Le pain que on y mengue en aulcune marche est estrange à qui ne l’a accoustumè, car il est très mol et samble qu’il ne soit point à moitié cuit, selon nostre coustume. Ils menguent de la char crue sechiée au soleil’. Se une de leurs bestes, camel ou cheval, est en dangier de mort qu’ilz n’y sachent remède, incontinent lui coppent la gorge et puis ilz l’escorchent et menguent, mais non pas sans le cuire, ains le cuisent ung pou. J’ay veu par les villes où ilz appointent très nettement leurs viandes, mais ilz les menguent très ordement. Ilz ne lavent jamais leurs mains, senon quant ils lavent leur derrière, quant ilz font leurs croisons ou aux estuves ou qu’ilz lavent leurs barbes en aulcun ruisseau ou fontaine, lesquelles barbes ilz tiennent très nettement.

 

Adene est très bonne ville marchande et est bien fermée de murailles et en beau pays et assés prés de la mer’. Et passe selon les murs, d’une part une grosse rivyere que on nomme Adena et vient de ces haultes montaignes d’Arménie, sur laquelle a ung pont assés long et le plus large que je veis oncques. Et est ccstc ville à ung admirai qui est Turqueman et les gens de la ville aussy. Et fu ccUuy admirai frère d’icelluv vaillant seigneur Ramedang que le Souldan fist orir, ainsy que j’ay dit cy devant. Et encores, tient ledit Souldan le lîlz dudit seigneur, qu’il ne l’oze laissier retourner audict pays de Turquemanie, comme il m’a esté dict.

 

Item, de là je alay à une ville appellée Therso laquelle nous appelions Tarse, et passay encore par moult beau pays et moult plain, et, en ce pays, a moult de Turquemans logiés en villaiges de pavilIons comme dit est, car ledit pays est très beau et assés prez de la montaigne. Geste ville de Tarso est une ville bien fermée de deux murailles et en aulcun lieu de trois et est grande, et sont les fossez tous glacissez. Et à ung bout y a ung chastel ‘. Et passe auprez de ceste ville une rivyere et parmy la ville une petite’. Je feis en ceste ville provision pour moy et pour mon cheval, par le conseil de mon mamelu, de pain, de fourmage, de paille et d’orge, pour quatre journées. Et croy que c’est celle Tarse où Bauduin, frerc de Godefroy de Buillion, mist jadis le siège. Et sy y a ung admirai de par le Souldan, et y demeurent plusieurs Mores. Et est assés bonne ville, nonobstant qu’il samble qu’elle ait esté très bonne, car elle a de très anciens edefices et sy est en très beau pays de blez, de vin, de bois et de rivyeres et est à soixante milles de Korkene qui est ung chasteau sur la mer, lequel est au roy de Cypre.

 

Je trouvay en ceste ville un marchant de Cypre que l’on nomme Anthoine qui me dist et conta de Testât dudit pays, car il y avoit demouré longtemps et parloit très bien le langaige et me donna très bien à boire du vin, car il y avoit assés de jours que je n’en avoye bcu. Et là attendy ledit Hoyarbarach, chief de ladite carvane, pour avoir toutes ses gens à traverser touttes les haultes montaigncs d’Armenye, et fu la veille de Tous les Sains et le jour ensuyvant.

 

En celluy pays se parle Turc et commence ledit langaige à Anthioce qui est le chief de Turquemanie ainsy que j’ay dit, et est très beau langaige et brief et assês aysié pour apprendre.

 

Je me party de celle ville de Tarse et chevaulchay bien trois lieues françoises de beau pays et plain et peuplé de Turquemans. Et après, je entray dedans les montaignes d’Armenye qui sont les plus haultes que je veis oncques, et vont autour des trois pars à celluy plain pays que j’ay chevaulchié depuis Anthioce et la mer est de l’aultre part devers midi.

 

Et chevaulchay bien encores une journée entre ces montaignes, par ce pays qui est en l’obéissance du Souldan.