Islam vs Art

Idée reçue n°8 : L’Islam s’oppose à l’art

 

Aucune civilisation ne s’oppose à l’art : littérature (poésie et chanson compris), artisanat décoratif, architecture et musique sont inhérents à l’humanité, et, par-là, utilisé par tout univers idéologique, culturel et civilisationnel comme socle représentatif de ses valeurs.

Comme toute idéologie fait usage de l’art, elle en détermine aussi les paradigmes classiques, le bon et le mauvais, le beau et le laid, le sacré et le profane, l’assonant et le dissonant.

Dans le registre littéraire, les religions monothéistes spécifient l’hyper-sacralité du livre divin (Torah, Prophètes, Evangile, Coran) et la semi-sacralité des fondamentaux juridiques et normatifs que sont respectivement le Talmud, le Canon et la Sunna.

Au niveau profane, il n’existe aucun interdit préalable, cependant, la glorification des divinités pré-monothéistes est considérée comme une vénération polythéiste, et tombe donc, en droit, sous le coup du blasphème public. L’Islam conservera naturellement ce principe judéo-chrétien. C’est sur la question des mœurs que le christianisme va profondément limiter la liberté littéraire, jetant l’opprobre sur le plaisir comme source du péché, rejetant le monde pour se consacrer à l’au-delà. Les moines, les principaux lettrés de la basse antiquité, imposent un mode d’écriture particulièrement ascétique à la société gréco-romaine toute entière.

Les arabes, cependant, même convertis au judéo-christianisme, conservent dans leur culture nomade et orale une littérature poétique et chantée, un théâtre populaire, en tous points comparable, à son niveau, à l’univers artistique pré-monothéiste. Cette dimension sera préservée dans l’Islam primitif, pour la simple raison que l’identité arabe des conquérants, identité construite par le régime omeyyade, valorise les éléments culturels de la « civilisation » arabo-bédouine.

La poésie bédouine va donc connaître un nouvel essor, par la rédaction de siècles de littérature orale, par les chantres de cour et les apologistes tribaux, dans le contexte des conflits inter-arabes… Cette poésie sera également utilisée par les historiens et les exégètes pour enrichir leur connaissance de l’histoire pré-islamique et celle de la dynastie omeyyade, elle sera donc à la fois célébrée, et précieusement conservée.

Cependant, la dimension arabe dans l’identité islamique en construction, la quête identitaire de ceux dont les ancêtres vivaient frugalement, au désert, à proximité des éléments et sous l’immédiate tutelle du Dieu Unique, va conduire à un ascétisme arabe particulier.

La « sunna des arabes », et celle de Médine (compilée par Malik b. Anas) formant, avec la collecte du Hadîth (les dires du Prophètes et/ou de ses proches parents et compagnons) la base du code normatif de l’Islam ; la frugalité et l’ascétisme sont définis comme les nobles composantes de la glorieuse histoire des tribus libres du désert.

Afin de s’opposer aux Perses Mazdéens, ou aux Romains et Syro-Egyptiens Chrétiens, on revendique des coutumes qui s’opposent aux fastes de la citadinité, au luxe et au confort urbain et aristocratique, à la décadence d’une société antique (la Jâhiliya) qui n’avait de monothéiste que le nom, mais qui se complaisait dans les plaisir mondains.

Parallèlement, le désir de « civilisation » de ces arabo-musulmans les poussent à rejeter les attitudes par trop libérales de la culture bédouine, notamment les danses des femmes (dont les excès de jambes sont explicitement dénoncés dans le Coran). Il s’agit d’inciter les « croyantes » ou les « femmes des croyants » à suivre le modèle civilisé des chastes femmes du croissant fertile urbanisé (voile, gynécée…).

La civilisation judéo-chrétienne rejette les idoles, on l’a vu, lorsque le christianisme devient l’idéologie dominante, au cours du IVème siècle, les temples « païens » et leurs statues sont ravagés, toute représentation figurée disparaît, à l’exception, parfois, des figures de donateurs ou des allégories professionnelles.

Durant trois siècles, les représentations humaines disparaissent de la mosaïque de l’antiquité tardive, pour faire place à des représentations urbanistiques, florales et végétatives, et surtout animalières, ainsi qu’à la calligraphie. Lorsque les omeyyades succèdent aux romains en Syrie, la mosaïque conserve cet art chrétien d’orient bien particulier. Et l’élément profondément talmudique de l’Islam primitif ajoute au rejet de toute représentation, même symbolique (comme le chrisme), et ne tolère pas même une mosaïque incarnant Adam nommant les animaux, motif assez courant au Vème siècle protobyzantin.

L’art islamique laisse pourtant une large part à une évolution stylisée des rinceaux de vignes byzantins, ainsi que des moulures de stuc végétatif de l’art sassanide qui va évoluer jusqu’à donner le motif classique des entrelacs végétaux de l’art islamique universel, présents de l’Andalousie à la Transoxiane au XIIIème siècle. L’évolution stylisée de la calligraphie est aussi très important, ainsi, le script cursif originel, dans sa version élégante de Koufa, le « Koufique », devient l’étalon artistique premier. Il se décline en de nombreuses variantes (géométriques, fleuries…), avant d’être concurrencé par le cursif standardisé, le « Naskh », à partir du Xème siècle…

Parallèlement, le culte des icônes se développe dans le monde chrétien, à partir de la fin du IXème siècle, lorsque les doctrines iconoclastes sont définitivement abolies ; ce n’est qu’à cette époque que l’art figuratif humain se développe en occident, et que l’Islam semble, pour quelques siècles, rester en retrait.

Cependant, à l’époque mongole, l’art figuratif chinois pénètre à nouveau le monde asiatique et iranien, et, dès la fin du XIIIème siècle, les ouvrages de littérature, comme de géographie ou de mystique (etc…) se couvrent d’enluminures figuratives, qui se répandent jusqu’en méditerranée, mais ne dépasseront pas les limites du Maghreb et de l’Afrique Occidentale, résolument iconoclaste et conservatrice sur son rejet de toute tendance idolâtre.

Le chant profane se maintient avec la poésie arabe, qui s’enrichit bientôt de poésie et de mythologie iranienne en « nouveau persan » (en caractères arabes), au Xème siècle, puis de poésie orale turque (XII-XIIIème siècle) et finalement en Ourdou (XIVème-XVème siècle). Cette littérature artistique rejoint dans de nombreux cas le développement de la mystique soufie au cours du second Moyen-Âge, parallèlement aux représentations figurées. En Occident Musulman, pourtant, on ne jure que par la poésie arabe, et on n’édite que très rarement la mythologie et le chant berbère, espagnol ou ouest-africain.

La littérature profane et la fiction, avec son corollaire de merveilleux et de fantastique mythologique et mystique, n’est pas absent de la culture islamique. Il est même plus ancien qu’en occident, de plusieurs siècles, et, contrairement au monde roman, on y inclut largement le culte des plaisirs terrestres. Car ces plaisirs sont tous, à de rares exceptions, acceptés par le système normatif. Ce dernier impose par exemple de ne parler d’amour que dans le cadre du mariage, l’amour chevaleresque impossible prend ici la forme d’aventures érotiques sans bornes, conclues sous le sceau du très profane contrat de mariage, un contrat qui, contrairement à l’occident, n’est ni religieux, ni à durée indéterminée…

En Islam, contrairement au monde chrétien, la culture populaire, adepte des mystiques, mais attachées à ses rituels coutumiers et à son paganisme, n’est jamais véritablement considérée comme un ennemi de l’orthodoxie. Elle est bel est bien qualifiée d’hétérodoxe, du culte des saints aux superstitions magiques les plus extrêmes, mais elle est tolérée comme coutumière. L’art populaire, même non écrit, non intégré à la culture d’élite, reste très prégnant, et irrigue donc l’art de cour en termes de musique, de poésie, de chansons…

De son côté, le chant sacré reste primitif, comme dans le judaïsme ou le christianisme éthiopien ; il est attaché aux canons de récitation du Haut Moyen-Âge et ne suit pas l’évolution progressive du chant grec ou slavon… La rupture avec l’occident est bien évidemment l’apparition du chant grégorien, qui tranche avec la diction orientale presque non-chantée… mais l’instrument de musique reste le plus souvent d’un usage profane, et n’intègre le chant d’église, en occident, qu’au XVIIème siècle, avec l’âge baroque.

L’instrument de musique n’est pas pourchassé en pays d’Islam, il est simplement réservé aux occasions profanes de la vie coutumière et au faste de la cour et des réceptions de l’élite ; en cela, bien sûr, il s’oppose à l’activité orthodoxe et pieuse par excellence, la lecture du texte sacré, il est donc minoré en valeur sociale et morale, ce qui n’enlève rien à son acceptation, son universalité et son attrait dans les pays d’Islam.

On pourrait développer chacun des aspects de la culture artistique en pays d’Islam, dans chaque langue, région et milieu social ; je me contenterais de conclure sur la problématique actuelle.

Avec la colonisation et l’effondrement des entités politiques du monde islamique, la quête de modernité a pris deux formes principales :

-le mimétisme de l’occident et l’inclusion des valeurs et modes théoriques et culturels issus de l’Europe dominante

-la construction d’une contre modernité « islamique ».

En réalité, ces deux formes sont les deux faces d’une même pièces : l’occidentalisation des modes de raisonnement. En effet, en distinguant le phénomène religieux, rituel, sacré, pieux ; de l’univers laïc, profane, politique, culturel, et donc artistique, on oppose la religiosité personnelle à l’univers humain dans sa totalité. Or, cette distinction issue de la laïcité occidentale (appliquée à une société sans clergé…), mise en œuvre par les pouvoirs politiques et intellectuels postcoloniaux est l’alliée et le partisan de l’orthodoxie radicale. En isolant la piété individuelle des restes de la civilisation islamique, elle livre l’individu « croyant » aux mains d’une orthodoxie qui, mécaniquement, ne tolère plus l’hétérodoxie qu’elle avait toléré durant des siècles.

Ainsi, lorsque l’Islamisme revendique la réforme de la société, voir le pouvoir politique, il annihile, de concert avec les pouvoirs « laïcs », toute la civilisation islamique hétérodoxe. C’est pourquoi, rapidement, il rejette l’expression musicale qui détourne du culte orthodoxe ; au passage il attaque le soufisme, qui concilie ritualisme populaire et culte sacré. L’Islam politique attaque également toute littérature blasphématoire, et donc, rapidement, tout ce qui excepte l’hyper-sacralité du piétisme orthodoxe. L’interdit figuratif, toléré lorsqu’il n’est pas soupçonné, dans l’art profane ou mystique, d’idolâtrie, redevient prioritaire, et certains extrêmistes rejettent la télévision.

Mais, avant tout, s’ils rejettent la télévision et la musique, c’est parce que ces deux genres sont absolument non-ascétiques, incitant au culte du plaisir, et détournant, à nouveau, de la piété rationaliste individuelle.

C’est parce qu’il n’y a plus d’art islamique, parce que l’art, comme le social ou la politique ont été réinventés et importés d’occident, que l’Islam se résume désormais à son aspect religieux et personnel, et qu’il rejette l’art comme non-islamique.