STRABON, Liban, Palestine-Judée, Arabie, v. 15 n-è

SYRIE DESCRIPTION GENERALE

1. La Syrie est bornée au nord par la Cilicie et par l’Amanus : depuis la mer jusqu’au Zeugma de l’Euphrate, on ne compte pas moins de [1]400 stades, et ces 1400 stades représentent exactement la longueur dudit côté. Quant aux autres limites de la Syrie, elles sont formées, celle de l’est par le cours même de l’Euphrate et par les possessions des Arabes scénites de la rive citérieure, celle du sud par l’Arabie Heureuse et l’Egypte ; celle enfin du couchant par la mer d’Egypte et par [la mer de Syrie] jusqu’à Issus.

2. Voici maintenant comment nous divisons la Syrie à partir de la Cilicie et de l’Amanus : 1° la Commagène ; 2° la Séleucide dite de Syrie ; 3° la Coelé-Syrie ; 4° une dernière division comprenant une partie maritime qui est la Phénicie et une partie intérieure qui est la Judée. Quelques auteurs, il est vrai, n’admettent pour toute la Syrie que trois divisions : la Coelé-Syrie, la Syrie [proprement dite] et la Phénicie ; mais en même temps ces auteurs constatent la présence dans le pays de quatre nations étrangères mêlées aux populations indigènes, à savoir la nation judéenne, l’iduméenne, la gazaeenne et l’azotienne ?, lesquelles sont ou bien vouées à l’agriculture comme les Syriens et les Coelé-Syriens, ou bien occupées de commerce à la façon des Phéniciens.

[…]

LIBAN

16. C’est la chaîne du Liban qui, par son parallélisme avec l’autre chaîne appelée l’Anti-Liban, forme la Coelé-Syrie ou Syrie Creuse. Les deux chaînes commencent à une faible distance au-dessus de la mer, le Liban dans le canton de Tripolis, près de Théûprosopon précisément, et l’Anti-Liban dans le territoire même de Sidon, pour aller se relier en quelque sorte à la chaîne arabique (laquelle court au-dessus de la Damascène) et à une autre chaîne que les gens du pays appellent les monts Trachônes, mais en s’abaissant considérablement jusqu’à n’être plus qu’une double ligne de collines et de mamelons verdoyants. Entre elles deux s’étend une plaine très basse, dont la largeur mesurée dans le sens de la côte est de 200 stades, tandis que sa longueur (à prendre celle-ci depuis la mer jusque dans l’intérieur des terres) en mesure à peu près le double. Bon nombre de cours d’eau arrosent cette heu-reuse contrée et lui procurent une fertilité exceptionnelle. Le plus important de ces cours d’eau est le Jourdain. Elle possède aussi un grand lac le Gennésaritis, dans les eaux duquel croissent et le jonc aromatique et le roseau odorant, et, indépendamment de ce lac, différents marécages. Ajoutons qu’elle produit en abondance le balsamier. Un autre cours d’eau de la Coelé-Syrie, le Chrysorrhoas, se dépense, pour ainsi dire, tout en canaux d’irrigation, ayant à arroser un canton très étendu et très riche en terre végétale. Par le Lycus et le Jourdain, les marchandises (celles surtout qui viennent d’Aradus) peu-vent remonter dans l’intérieur du pays.

17. La première plaine à partir de la mer qu’on voit s’ouvrir devant soi s’appelle la plaine de Macras ou le Macropédion. C’est dans cette plaine, au dire de Posidonius, qu’on aurait vu gisant sur le sol sans mouvement et sans vie un serpent tellement long qu’il mesurait presque un plèthre et en même temps assez gros pour que deux cavaliers l’ayant entre eux ne pussent s’apercevoir. Posidonius ajoute que sa gueule énorme aurait pu engloutir un homme à cheval et que chaque écaille de sa peau était plus large qu’un bouclier.

18. A cette plaine de Macras succède le canton de Massyas, dont une partie tient déjà à la montagne et où l’on remarque, entre autres points élevés, Chalcis, véritable citadelle ou acropole du pays. C’est à Laodicée, dite Laodicée du Liban, que commence ce canton de Massyas. Toute la population de la montagne, composée d’Ituréens et d’Arabes, vit de crime et de brigandage ; celle de la plaine, au contraire, est exclusivement agricole, et, à ce titre, a grand besoin que tantôt l’un, tantôt l’autre la protège contre les violences des montagnards ses voisins. Les montagnards du Massyas ont des repaires fortifiés qui rappellent les anciennes places d’armes du Liban, soit celles de Sinnas, de Borrama, etc., qui en couronnaient les plus hautes cimes ; soit celles qui, comme Botrys et Gigartum, en défendaient les parties basses ; soit enfin les cavernes de la côte et le château fart bâti au sommet du Théûprosopon, tous repaires détruits naguère par Pompée parce qu’il en partait sans cesse de nouvelles bandes qui couraient et dévastaient le pays de Byblos et le territoire de Bérytus qui lui fait suite, ou, en d’autres termes, tout l’espace compris entre Sidon et Théûprosopon. Byblos, dont Cinyras avait fait sa résidence, est consacrée, comme on sait, à Adonis. Pompée fit trancher la tête à son tyran et la rendit ainsi à la liberté. Elle est bâtie sur une hauteur, à une faible distance de la mer.

19. Passé Byblos, on rencontre successivement l’embouchure de l’Adonis, le mont Climax et Palaebyblos ; puis, vient le fleuve Lycus, précédant la ville de Béryte, qui, détruite par Tryphon, s’est vu relever de nos jours par les soins des Romains, après qu’Agrippa y eut établi deux légions romaines. Agrippa voulut en même temps que le territoire de cette ville fût agrandi d’une bonne partie du Massyas, et il en reporta ainsi la frontière jusqu’aux sources de l’Oronte, lesquelles sont voisines à la fois du Liban, de la ville de Paradisos et de l’Aegyptiôntichos et touchent par conséquent au territoire d’Apamée. – Mais quittons le littoral.

20. Au-dessus du Massyas, est l’Aulôn Basilikos ou Val du Roi ; puis commence la Damascène, cette contrée si justement vantée, dont le chef-lieu Damas, de très grande importance encore aujourd’hui, pouvait, à l’époque de la domination persane, passer pour la cité la plus illustre de toute cette partie de l’Asie. En arrière de Damas on voit s’élever deux chaînes de collines, dites les deux Trachônes ; puis, en se portant du côté de l’Arabie et de l’Iturée, on s’engage dans un pêle-mêle de montagnes inaccessibles, remplies d’immenses cavernes qui servent de places d’armes et de refuges aux brigands dans leurs incursions et qui menacent de toute part le territoire des Damascènes : une de ces cavernes est assez spacieuse, paraît-il, pour contenir jusqu’à 4000 hommes. Il faut dire pourtant que ce sont les caravanes venant de l’Arabie Heureuse qui ont le plus à souffrir des déprédations de ces barbares. Encore les attaques dirigées contre les caravanes deviennent-elles chaque jour plus rares, depuis que la bande de Zénodore tout entière, grâce aux sages dispositions des gouverneurs romains et à la protection permanente des légions cantonnées en Syrie, a pu être exterminée.

21. Tout le pays qui s’étend au-dessus de la Séleucide, dans la direction de l’Egypte et de l’Arabie, est rangé sous la dénomination de Coelé-Syrie, mais cette dénomination s’applique plus particulièrement au territoire compris entre le Liban et l’Anti-Liban, et l’on se sert de deux autres noms pour désigner le reste du pays, du nom de Phénicie pour désigner la côte étroite et basse qui s’étend depuis Orthosie jusqu’à Péluse et de celui de Judée pour désigner les cantons intérieurs, lesquels se prolongent jusqu’à la frontière de l’Arabie et se trouvent compris entre Gaza et l’Anti-Liban.

25. Puis on arrive à Ptolémaïs, ville spacieuse, appelée primitivement Acé, et dont les Perses avaient fait en quelque sorte leur place d’armes contre l’Egypte. Entre Acé et Tyr, la côte n’est qu’une suite de dunes formées surtout d’hyalitis ou de sable vitrifiable. Sur les lieux mêmes, ce sable, dit-on, ne peut pas fondre : mais transporté à Sidon, il devient aisément fusible. Quelques auteurs présentent la chose autrement et se contentent de dire que les Sidoniens possèdent aussi et recueillent sur leur territoire du sable hyalitis particulièrement propre à la fusion. D’autres enfin prétendent que tout sable, quel qu’il soit, est fusible de sa nature. Me trouvant à Alexandrie, j’appris de la bouche d’ouvriers verriers que l’Egypte possède une terre particulière, une terre vitrifiable, que sans cette terre ils ne pourraient pas exécuter ces magnifiques ouvrages en verre de plusieurs couleurs, et que dans d’autres pays [où cette terre manque] il faut avoir recours à différents mélanges. Et en effet à Rome il s’invente chaque jour, paraît-il, de nouvelles compositions, de nouveaux procédés, pour colorer le verre et pour simplifier la fabrication, et l’on est parvenu ainsi à obtenir une imitation de cristal [tellement bon marché] qu’un verre à boire avec sa soucoupe ne coûte pas plus d’un chalque.

PALESTINE ET JUDEE

26. L’histoire rapporte un phénomène étrange et des plus rares survenu sur cette partie de la côte qui se trouve comprise entre Tyr et Ptolémaïs. C’était pendant le combat que les habitants de Ptolémaïs livrèrent, précisément en ce lieu, aux troupes du général Sarpédon, et dans lequel ils eurent le dessous : au moment où la déroute était complète, on vit s’élever de la mer d’immenses vagues, semblables au flot d’une marée, qui, surprenant les fuyards, en entraînèrent une partie dans la mer où ils périrent, et noyèrent le reste sur place dans les creux que présente ici la côte. Puis vint le reflux, qui, en découvrant le rivage, laissa voir les cadavres de ces malheureux, couchés pêle-mêle avec une quantité de poissons morts. Un phénomène analogue se produit de temps à autre aux environs du mont Casius, à la frontière d’Egypte : à la suite d’une brusque et unique secousse de tremblement de terre, on voit s’opérer à la surfacé du sol un premier changement, les parties basses du rivage s’élèvent tout à coup de manière à refouler les flots de la mer, et les parties hautes, au contraire, s’affaissent et se remplissent d’eau ; puis, un second changement survient qui remet toutes choses en place. Le phénomène à vrai dire ne se produit pas toujours d’une manière absolument identique ; tantôt il modifie l’aspect du pays, tantôt il ne laisse aucune trace ; mais [malgré ces différences] il peut parfaitement dépendre du retour périodique d’une même cause encore ignorée, comme les crues du Nil, en dépit des différences qu’elles peuvent présenter entre elles, obéissent, dit-on, à une loi invariable, bien qu’encore mystérieuse pour nous.


27. Nommons après Acé une station navale importante, dite la Tour de Straton ; mais auparavant, dans l’intervalle d’Acé à cette station navale, signalons le mont Carmel et quelques petites villes, telles que Sycaminônpolis, Bucolônpolis, Crocodilopolis et autres aussi insignifiantes, dont on a tout dit en somme quand on a prononcé leurs noms. Au delà de la Tour de Straton, maintenant, la côte déroule aux yeux une grande et belle forêt.

28. Le site est, en effet, très élevé, assez même pour que de là on découvre Hiérosolyme, métropole de la Judée. Il fut un temps où la Judée descendait jusqu’à la mer. Les Juifs d’alors avaient fait leur port de Iopé, mais un port comme celui-là n’est pas impunément hanté par des brigands, et, pour peu que le brigandage y élise domicile, il en a bientôt fait un repaire : la chose est forcée. Les Juifs s’étaient emparés également du mont Carmel et de la forêt qui y touche. [Entre les mains des Juifs] tout ce pays [de Iopé] était devenu si populeux, que du bourg voisin de Iamnia et des autres localités environnantes on pouvait tirer jusqu’à 40 000 soldats. La distance pour aller de Iamnia au Casius, près de Péluse, est d’un peu plus de 1000 stades; elle s’augmente de 300 stades si l’on pousse jusqu’à Péluse même.

29. Nommons encore, comme points intermédiaires, Gadaris dont les Juifs avaient également pris possession, Azot après Gadaris, puis Ascalon, et disons que, depuis Iamnia jusqu’à ces deux villes d’Azot et d’Ascalon, la distance est de 200 stades environ. Les environs d’Ascalon constituent une incomparable oignonière, mais Ascalon même n’est qu’une très petite ville. Le philosophe Antiochus qui florissait peu de temps avant l’époque actuelle était d’Ascalon. De même Gadara a vu naître l’épicurien Philodème, Méléagre, Ménippe le satirique et le rhéteur Théodore, mon contemporain.

30. On trouve ensuite près d’Ascalon le port des Gazaeens. La ville même de Gaza est située au-dessus, à 7 stades de distance. Très célèbre autrefois, cette ville fut détruite par Alexandre, et depuis elle est toujours restée déserte. Entre Gaza et Aela[na] (cette dernière ville est située tout au fond du golfe Arabique) la traversée de l’isthme mesure, dit-on, 1260 stades. Le fond du golfe Arabique est partagé en deux bras qui remontent, l’un du côté de l’Arabie et de Gaza (celui-ci est appelé le golfe Aelanitès du nom de la ville qui est située sur ses bords), l’autre du côté de l’Egypte et d’Héroopolis : c’est entre Péluse et l’extrémité de ce dernier bras, que la traversée de l’isthme se trouve être la plus courte. Mais, d’un côté ou de l’autre, cette traversée ne se fait qu’à dos de chameau, et il faut franchir d’immenses espaces déserts et sablonneux, infestés qui plus est de reptiles.

31. A Gaza succède Raphia, où eut lieu la bataille entre Ptolémée IV et Antiochus le Grand. Puis vient Rhinocorura, dont le nom rappelle que le premier établissement, formé en ce lieu, se composait de malheureux à qui l’on avait coupé le nez. L’idée était d’un conquérant éthiopien, qui, devenu maître de l’Egypte, avait cru devoir substituer ce genre de mutilation à la peine de mort, et tous les malfaiteurs, à qui il avait fait couper le nez, il les internait ici, dans la pensée que, retenus par la conscience de leur difformité, ils n’oseraient plus mal faire à l’avenir.

32. Tout le pays, de Gaza à Rhinocorura, est aride [et] sablonneux ; mais celui qui lui fait suite immédiatement l’est encore davantage, surtout dans sa partie intérieure, là où l’on voit le lac Sirbonis s’étendre presque 5 parallèlement à la mer, en ne laissant de praticable, jusqu’au lieu dit l’Ecregma qu’une étroite chaussée intermédiaire, longue de 200 stades environ et large au plus de 50. Cette ancienne embouchure du lac, qui est ce qu’on appelle l’Ecregma, est aujourd’hui comblée. Au delà, jusqu’au mont Casius, voire jusqu’à Péluse, la côte continue sans changer de nature.

33. Le Casius est une colline, ou, pour mieux dire, une dune aride, en forme de promontoire, qui sert de tombeau au grand Pompée et que couronne un temple dédié à Zeus Casius. C’est ici près, en effet, que le grand Pompée est tombé victime d’un guet-apens, sous les coups de sicaires égyptiens. Tout de suite après le Casius, commence la route qui mène à Péluse en passant par Gerrha, par le Fossé ou Rempart de Chabrias, et par les Barathra dits de Péluse, lesquels sont formés par les débordements du Nil, le terrain autour de Péluse étant généralement bas et marécageux. – Nous avons achevé de décrire la Phénicie. Ajoutons qu’Artémidore évalue la distance d’Orthosie à Péluse à 3650 stades, en ayant égard aux détours et sinuosités de la côte ; qu’il compte en outre 1900 stades depuis Meloenae ou Melaniee, petite localité située en Cilicie, près de Celenderis jusqu’à la frontière commune de la Cilicie et de la Syrie, plus 520 stades de cette frontière aux bords de l’Oronte, et 1130 stades encore de l’Oronte à Orthosie.

34. L’extrémité occidentale de la Judée voisine du mont Casius est occupée par l’Idumée et le lac [Sirbonis.] Les Iduméens sont d’anciens Nabatéens chassés de leur patrie à la suite de discordes intestines, et qui, mêlés aux Juifs, ont fini par adopter leurs moeurs et leurs coutumes. Quant au lac Sirbonis, il couvre la plus grande partie de la Judée maritime, laquelle comprend en outre tout le pays à la suite du lac jusqu’à Hiérosolyme. Et, en effet, on peut dire que cette ville, qui, ainsi que nous le faisions remarquer tout à l’heure, s’aperçoit depuis le port de Iopé, dépend encore de la Judée maritime : seulement elle en représente l’extrémité septentrionale. A partir de là, presque tout le reste de la Judée s’offre à nous fractionné entre des tribus mélangées d’Egyptiens, d’Arabes et de Phéniciens. Tel est effectivement l’aspect du pays dans la Galilée, dans les cantons de Hiéricho et de Philadelphie et dans le canton de Samarie (on sait qu’au nom ancien de Samarie Hérode a substitué le nom de Sébaste). Mais, malgré la présence de ces éléments étrangers, ce qui se dégage de plus certain de l’ensemble des traditions relatives au temple de Hiérosolyme, c’est que les Egyptiens sont les ancêtres directs des Juifs actuels.

35. Ce fut Moïse, en effet, prêtre égyptien, qui, après avoir été préposé au gouvernement d’une partie de la [basse] Egypte, voulut, par dégoût de l’ordre de choses établi, sortir d’Egypte, et qui emmena à sa suite en Judée tout un peuple attaché comme lui au culte du vrai Dieu. Il disait et enseignait que les Egyptiens et les Libyens étaient fous de prétendre représenter la divinité sous la figure de bêtes féroces ou d’animaux domestiques, et que les Grecs n’étaient guère plus sages quand ils lui donnaient la forme et la figure humaine ; que la divinité ne saurait être autre chose que ce qui nous enserre, nous, la terre et la mer, autre chose par conséquent que ce que [nous autres stoïciens] appelons le ciel et le monde ou la nature. Quel est l’esprit en pleine possession de sa raison, disait-il encore, qui eût osé concevoir une image de la divinité faite d’après tel ou tel modèle humain ? Non, il faut renoncer à tous ces vains simulacres de la statuaire, et se borner, pour honorer la divinité, à lui dédier une enceinte et un sanctuaire dignes d’elles, sans vouloir y placer ni statue, ni effigie d’aucune sorte. Il faut aussi que, dans ces sanctuaires, ceux qui sont sujets à faire d’heuroux songes viennent dormir et provoquer ainsi, pour les autres comme pour eux-mêmes, les réponses de la divinité, de qui les sages et les justes doivent toujours attendre quelque manifestation bienveillante sous la forme d’une faveur ou d’un avertissement sensible, mais les sages et les justes seuls, cette attente étant interdite aux autres mortels.

36. Voilà ce qu’enseignait Moïse. Or, persuadés par sa parole, beaucoup d’hommes de bonne volonté le suivirent dans le pays où s’élève la ville de Hiérosolyme. Et, comme ce pays était par lui-même un séjour peu enviable et qu’il ne méritait en aucune façon d’étre énergiquement disputé, Moïse put s’en emparer aisément. L’emplacement de Hiérosolyme est en effet pierreux : l’eau à la vérité abonde dans l’intérieur même de la ville, mais aux alentours tout le terrain est pauvre et aride, et le reste du pays, dans un rayon de 60 stades, n’est à proprement parler qu’une carrière de pierres. Ce n’était pas d’ailleurs en conquérant menaçant, mais en prêtre, en prophète chargé d’une mission divine, que Moïse s’était présenté aux populations. Il ne leur demandait que de le laisser dresser à son Dieu un autel durable et leur promettait en échange de les initier à une religion et à un culte qui ne gênent en rien leurs sectateurs, puisqu’ils ne leur imposent ni dépenses excessives, ni enthousiasme et délire divin, ni superstitions et absurdités d’aucune sorte. Accueilli avec faveur, Moïse réussit à fonder un Etat qui, par l’accession volontaire de toutes les populations environnantes, gagnées à sa vive et familière éloquence et à ses séduisantes promesses, eut bientôt pris un développement fort respectable.

37. Les successeurs de Moïse demeurèrent pendant un certain temps fidèles aux mêmes principes, observant comme lui en toute vérité la justice et la piété ; mais plus tard, la dignité de grand prêtre changeant de mains dégénéra en superstition d’abord, puis en tyrannie : la superstition imposa, avec l’abstinence de tel ou tel aliment (abstinence qui s’est maintenue jusqu’à présent dans les usages du peuple juif), la circoncision, l’excision et mainte autre pratique semblable ; et la tyrannie à son tour engendra le brigandage, aussi bien le brigandage intérieur exercé dans les limites mêmes de la Judée et sur ses frontières par des bandes insurrectionnelles, que le brigandage extérieur dirigé par le gouvernement lui-même et ses armées contre les gouvernements voisins pour aboutir à la conquête d’une portion notable de la Syrie et de la Phénicie. Toutefois un certain prestige demeura attaché à l’acropole du pays, et les populations, qui auraient pu la maudire comme l’asile et le fort de la tyrannie, continuèrent à la vénérer comme le sanctuaire auguste de la divinité.

38. C’est qu’en effet ce sentiment est conforme à la nature des choses et commun à la fois aux Grecs et aux Barbares. Pour vivre en société, les hommes ont besoin de reconnaître une seule et même autorité ; autrement il serait impossible que les individus qui forment la masse du peuple agissent avec unité et concertassent efficacement leurs efforts en vue d’un but commun (ce qui est proprement l’objet de tout Etat), impossible même qu’ils continuassent à former une société quelconque. Mais il y a deux principes d’autorité : il y a l’autorité qui émane des dieux et l’autorité qui émane des hommes. Les Anciens étaient plus portés à consulter et à respecter la première, aussi voyait-on alors les mortels, tous également avides d’interroger la divinité, se porter en foule, les uns à Dodone, les autres à Delphes, comme ce père dont parle Euripide,

«Qui brûle de savoir si le fils exposé par ses ordres vit encore ou ne vit plus» (Phoeniss. 36),

ou comme ce fils lui-même,

«qui, voulant enfin connaître ceux à qui il doit le jour, vole au temple de Phébus» (Phoeniss. 34),

ou bien encore comme Minos le roi de Crète, de qui le Poète a dit :

«Il régnait, et tous les neuf ans, confident intime du dieu, il s’inspirait des leçons du grand Zeus» (Od. XIX, 179).

Minos en effet, si l’on en croit Platon, montait tous les neuf ans à l’Antre de Jupiter, et recueillait là de la bouche même du dieu ses prescriptions sacrées, qu’il rapportait ensuite parmi les hommes. Lycurgue, qui fut, on le sait, l’émule jaloux de Minos, agissait de même, et souvent, à ce qu’il semble, il fit le voyage de Delphes pour s’instruire auprès de la Pythie de ce qu’il convenait de prescrire aux Lacédémoniens.

39. Quoi qu’on puisse penser de la réalité historique de ces faits, toujours est-il que les hommes anciennement les admettaient tous, qu’ils y croyaient, et que, par suite de cette croyance, ils honoraient les devins d’une façon toute particulière, jusqu’à revêtir parfois de la dignité royale ces messagers inspirés qui nous apportent les avertissements et les ordres de la divinité, non seulement pendant leur vie, mais même après leur mort, témoin Tirésias et ce que dit de lui Homère :

«A lui seul il a été donné par une faveur spéciale de Proserpine de conserver, même mort,
l’esprit et la sagesse ; mais les autres ne sont plus que des ombres fugitives» (
Il. X, 494).

Or ce qu’ont été chez les Grecs les Amphiaraüs, les Trophonius, les Orphée, les Musée ; ce qu’ont pu être pour les Gètes les différents personnages qu’ils ont appelés du nom de Théos, tels que le pythagoricien Zamolxis dans les temps anciens, et, de nos jours, Décaeneus, ce ministre inspiré de Byrébistas ; ce qu’ont pu être pour les Bosporènes Achaïcar, pour les Indiens les gymnosophistes, pour les Perses les mages (avec leurs nécyomantes, voire leurs lécanomantes et leurs hydromantes), pour les Assyriens les Chaldaei, pour les Romains enfin les haruspices tyrrhéniens, Moïse et ses successeurs immédiats l’ont été pour les Juifs : je dis ses successeurs immédiats, car, ainsi que nous en avons déjà fait la remarque, la dignité de grand prêtre, si pure, si bienfaisante à ses débuts, n’avait pas tardé à dégénérer.

40. La Judée était donc ouvertement livrée à tous les excès de la tyrannie quand on vit, pour la première fois, un grand prêtre, Alexandre, s’attribuer le titre de roi. Alexandre avait deux fils, Hyrcan et Aristobule, qui à leur tour se disputèrent ardemment le pouvoir. C’est alors que Pompée intervint : il déposa les deux frères l’un après l’autre, et démantela leurs différentes places d’armes, à commencer par Hiérosolyme. Mais, pour se rendre maître de cette dernière ville, il avait dû faire un siége en règle et livrer un furieux assaut. Hiérosolyme, en effet, est bâtie sur un rocher qu’entoure une forte enceinte, et, tandis que l’eau manque absolument aux abords de la place, dans la place même elle abonde. Il y a de plus, pour en défendre les approches, un fossé creusé en plein roc et qui ne mesure pas moins de 60 pieds de profondeur et de 250 pieds de largeur, de sorte qu’avec la pierre retirée du fossé on a pu construire tout le mur extérieur du Temple. On assure même que Pompée ne put s’emparer de Hiérosolyme qu’en choisissant, pour faire combler le fossé et appliquer les échelles, un de ces jours de jeûne public pendant lesquels les Juifs s’abstiennent de tout travail. Pompée ordonna donc que toutes ces fortifications de Hiérosolyme fussent rasées, et il fit tout son possible pour détruire de même les différents repaires où les brigands s’étaient retranchés et les gazophylakies où les tyrans conservaient leurs trésors. Deux de ces gazophylakies, Threx et Taurus, commandaient le défilé donnant accès dans Hiéricho, mais la Judée en renfermait beaucoup d’autres, tels que Alexandrium, Hyrcanium, Machaerûs et Lysias, sans compter toutes les forteresses du canton de Philadelphie et celle de Scythopolis en Galilée.

41. Sous le nom de Hiéricho on désigne une plaine circulaire entourée de montagnes dont le versant intérieur figure en quelque sorte les gradins d’un amphithéâtre. C’est dans cette plaine que se trouve le Phoenicôn, grand bois planté d’arbres fruitiers de toute espèce, mais principalement de palmiers. Ce bois s’étend sur une longueur de 100 stades, des eaux courantes le sillonnent en tout sens et un grand nombre d’habitations y sont répandues. On y voit aussi un château royal avec un parc dit le Jardin du Balsamier. Le balsamier est un arbuste assez semblable au cytise et au térébinthe, et qui, comme eux, porte des baies odoriférantes. A l’aide d’incisions profondes faites dans son écorce, on en fait découler un suc crémeux qu’on recueille dans des espèces de godets pour le transvaser ensuite dans des coquilles où il se coagule et finit par former une sorte d’opiat, merveilleux soit pour dissiper les maux de tête, soit pour arrêter à leur début les fluxions sur les yeux et les cas d’amblyopie. Naturellement cette substance est chère, d’autant qu’on ne la recueille nulle autre part. Le Phoenicôn est également le seul endroit (si l’on excepte toutefois Babylone et le canton situé immédiatement à l’est de cette ville), où croisse le palmier caryote. Aussi tire-t-on de cet arbre, comme du balsamier, de très gros revenus. Il n’est pas jusqu’au bois du balsamier qu’on n’utilise aussi : on l’emploie comme aromate.

42.
Le lac Sirbonis est assurément fort grand, puisque certains auteurs lui donnent jusqu’à 1000 stades de tour. Sa longueur cependant, mesurée par rapport au littoral (sa direction générale est parallèle à celle de la côte), ne dépasse guère 200 stades. Ses eaux sont très profondes même sur le bord et tellement pesantes, qu’il n’y a pas possibilité pour un plongeur d’y exercer ses talents, car celui qui y entre n’a pas plus tôt enfoncé jusqu’à mi-corps qu’il se sent soulevé hors de l’eau. Ajoutons que l’asphalte se trouve dans le lac en très grande quantité : à des époques dont le retour n’a rien de régulier, on voit cette substance jaillir du milieu, du plus profond du lac, avec une forte ébullition qui rappelle tout à fait celle de l’eau bouillante. En retombant, elle forme une sorte de monticule arrondi. Il se dégage en même temps beaucoup de suie, mais à l’état de gaz, et, pour ne pas être visible, cette suie n’en atteste pas moins sa présence en ternissant le cuivre, l’argent et tous les corps brillants, jusqu’à l’or lui-même, et c’est en voyant leurs vases et autres ustensiles se rouiller, que les riverains habituellement pressentent l’approche d’une éruption. Ils se préparent alors à recueillir l’asphalte et disposent à cet effet des radeaux faits de joncs tressés. L’asphalte est une substance terreuse, qui, liquéfiée par la chaleur, jaillit et fait expansion, mais pour changer d’état aussitôt, car au contact de l’eau, d’une eau aussi froide que l’est celle du lac, elle se solidifie et arrive à former une masse tellement dure, qu’il faut la couper, la briser en morceaux. Par suite de la nature toute particulière des eaux du lac, dans lesquelles, avons-nous dit, l’art du plongeur ne trouve absolument pas à s’exercer, puisqu’à peine entré on s’y sent porté et soulevé sans pouvoir enfoncer, l’asphalte y surnage, et les gens du pays, montés sur leurs radeaux, se portent vers l’endroit où s’est faite l’éruption, coupent l’asphalte et en emportent autant de morceaux qu’ils peuvent.

43. Voilà réellement comme les choses se passent ; mais, au dire de Posidonius, les gens du pays, qui sont tous plus ou moins sorciers, ont un procédé pour donner à l’asphalte cette dureté et cette consistance qui permet de la couper en morceaux : ils prononcent certaines formules ou incantations magiques, et, pendant ce temps-là, imbibent l’asphalte d’urine et d’autres liquides également fétides, tantôt versés à flot, tantôt exprimés goutte à goutte. Il pourrait se faire pourtant qu'[au lieu de tirer cette propriété de formules magiques] l’urine la possédât naturellement, et qu’elle agît en cette circonstance comme quand il se forme des calculs dans la vessie et de la chrysocolle dans l’urine des enfants. Ajoutons qu’on s’explique aisément comment le phénomène en question se produit juste au milieu du lac, le centre du lac devant correspondre exactement au foyer intérieur et à la source la plus abondante de l’asphalte. Enfin, si l’éruption n’a lieu qu’à des époques irrégulières, cela tient à ce que les mouvements du feu, non plus que les mouvements de beaucoup d’autres gaz, n’obéissent à aucun ordre apparent. C’est aussi un phénomène analogue qu’on observe à Apollonie en Epire.

44. On a constaté, du reste, beaucoup d’autres indices de l’action du feu sur le sol de cette contrée. Aux environs de Moasada, par exemple, on montre, en même temps que d’âpres rochers portant encore la trace du feu, des crevasses ou fissures, des amas de cendres, des gouttes de poix qui suintent de la surface polie des rochers, et jusqu’à des rivières dont les eaux semblent bouillir et répandent au loin une odeur méphitique, çà et là enfin des ruines d’habitations et de villages entiers. Or cette dernière circonstance permet d’ajouter foi à ce que les gens du pays racontent de treize villes qui auraient existé autrefois ici même autour de Sodome, leur métropole, celle-ci, ayant seule conservé son enceinte (une enceinte de 60 stades de circuit). A la suite de secousses de tremblements de terre, d’éruptions de matières ignées et d’eaux chaudes, bitumineuses et sulfureuses, le lac aurait, paraît-il, empiété sur les terres voisines ; les roches auraient été calcinées, et, des villes environnantes, les unes auraient été englouties, les autres se seraient vu abandonner, tous ceux de leurs habitants qui avaient survécu s’étant enfuis au loin. Mais Eratosthène contredit cette tradition : il prétend, lui, qu’à l’origine tout ce pays n’était qu’un lac immense, qu’avec le temps seulement plus d’une issue s’était ouverte qui n’existait pas auparavant, que le fond de la plus grande partie du lac avait été laissé ainsi à découvert, ce qui avait donné naissance à une autre [Thessalie].

45. Dans le canton de Gadara également se trouve un grand lac ou étang, dont on croirait les eaux empoisonnées, à voir comment tous les bestiaux qui s’y abreuvent perdent infailliblement leurs poils, leurs sabots et leurs cornes. Le poisson du lac de Tarichées, en revanche, préparé et salé sur les lieux, dans des établissements spéciaux, constitue un mets délicieux. Ajoutons que les bords de ce même lac sont couverts d’arbres à fruits assez semblables à nos pommiers. Les Egyptiens se servent de l’asphalte pour embaumer leurs morts.

46. Pompée, qui avait commencé par reprendre aux Juifs une partie des provinces qu’ils s’étaient appropriées en usant de violence, éleva ensuite [Hyrcan] à la dignité de grand prêtre. Un parent et compatriote d’Hyrcan, nommé Hérode, usurpa plus tard la même dignité ; mais il se montra tellement supérieur à ses prédécesseurs, dans l’art surtout de négocier avec Rome et d’administrer, qu’il réussit, du consentement d’Antoine d’abord, et de César Auguste ensuite, à échanger son titre de grand prêtre contre celui de roi : Meurtrier de plusieurs de ses fils qu’il soupçonnait de comploter contre sa vie, il voulut, quand sa dernière heure fut venue, faire plusieurs parts de ses Etats et attribuer lui-même à chacun de ses enfants survivants le lot qui lui revenait. César combla d’honneurs ces fils d’Hérode, ainsi que sa soeur Salomé et la fille de celle-ci, Bérénice. Le règne des fils d’Hérode toutefois ne fut rien moins qu’heureux : ils durent répondre à de graves accusations, et l’un d’eux mourut en exil, interné chez les Gaulois Allobroges. Quant aux autres, ils durent s’abaisser au métier de courtisans, et, même à ce prix, n’obtinrent qu’à grand’peine de pouvoir rentrer en Judée, pour y reprendre l’administration de leurs tétrarchies respectives.

Au-dessus de la Judée et de la Coelé-Syrie on voit s’étendre dans la direction du midi, jusqu’à la Babylonie et jusqu’à la vallée de l’Euphrate, l’Arabie proprement dite, ou, en d’autres termes, l’Arabie sans le pays des Scénites, lequel dépend de la Mésopotamie. Mais nous avons parlé ci-dessus de la Mésopotamie et des différents peuples qui l’habitent ; nous avons décrit de même, de l’autre côté de l’Euphrate, tout le territoire voisin des bouches du fleuve qu’habitent les Babyloniens et les Chaldéens ; disons maintenant que le pays qui fait suite à la Mésopotamie et qui s’étend jusqu’à la Coelé-Syrie offre deux parties distinctes, la partie la plus rapprochée du fleuve qui, comme la Mésopotamie elle-même, est occupée par la nation des Arabes scénites, nation fractionnée en petits Etats et qui se voit réduite par la nature pauvre et aride du pays qu’elle habite à ne s’occuper que peu ou point de culture, pour se consacrer toute à l’élève des troupeaux, à l’élève des chameaux principalement ; et une autre partie au-dessus de celle-là, composée uniquement d’immenses déserts. Au sud de ces déserts, maintenant, commence l’Arabie Heureuse, qui se trouve avoir de la sorte pour côté septentrional le désert indiqué par nous tout à l’heure, pour côté oriental le golfe Persique, pour côté occidental le golfe Arabique, et enfin pour côté méridional la Grande Mer (on emploie de préférence ce dernier nom quand on n’entend désigner que la partie de mer extérieure aux deux golfes Persique et Arabique, tandis que le nom de mer Erythrée embrasse en même temps les deux golfes).

ARABIE

1. La première province d’Arabie où l’on entre, en sortant de la Babylonie, est

-la Maesène, qui, bornée d’un côté par le grand désert d’Arabie, et protégée d’un autre côté par ces marais de la Chaldée qu’alimentent les débordements de l’Euphrate, touche en outre par un troisième côté à la mer de Perse. Malgré son climat malsain et brumeux, à la fois chaud et pluvieux, la Maesène est d’une grande fertilité. La vigne y croît en pleins marais sur des claies d’osier qu’on a recouvertes d’une couche de terre suffisante pour que les racines de la plante y puissent prendre ; et, comme ces claies sont sujettes à de fréquents déplacements par suite du mouvement des eaux, on les repousse avec de longues perches de manière à les ramener à leur place primitive.

2. Mais revenons à Eratosthène et au tableau méthodique qu’il a tracé de l’Arabie. Suivant lui, l’Arabie septentrionale ou Arabie Déserte, comprise comme elle est entre l’Arabie Heureuse d’une part et la Coelé-Syrie, et la Judée d’autre part, puisqu’elle s’étend jusqu’au fond du golfe Arabique, mesure depuis l’extrémité de ce golfe qui regarde le Nil, c’est-à-dire depuis Héroopolis, dans la direction de Pétra (de Pétra de Nabatée) et jusqu’à Babylone, une longueur de 5600 stades, et cette longueur peut être représentée par une ligne tirée droit au levant d’été qui couperait les territoires des tribus Nabatéenne, Chaulatéenne et Agraeenne, toutes trois d’origine arabe, et qui se trouvent échelonnées sur la frontière dudit pays. Au-dessus de ces tribus, maintenant, est l’Arabie Heureuse, qui s’étend sur un espace de 12 000 stades et s’avance au midi jusqu’à la mer Atlantique.

[…]

18. Après cette digression sur les Troglodytes et les Ethiopiens leurs voisins, Artémidore revient aux Arabes, et, partant du Posidium, il passe en revue les différentes tribus qui bordent le golfe Arabique et qui font face aux Troglodytes.

Le Posidium, il le dit lui-même, se trouve encore plus enfoncé dans les terres que ne l’est l’extrémité du golfe Aelanitès. Tout de suite après est

le Phoenicôn, lieu largement arrosé, qu’entoure une sorte de vénération publique, tant il contraste heureusement avec le reste de la contrée, laquelle est absolument brûlée par le soleil et manque à la fois d’eau et d’ombre. Ajoutons que les arbres du Phoenicôn donnent des fruits en quantité véritablement prodigieuse. La surintendance du bois sacré appartient à un homme et à une femme que leur naissance a désignés pour cet office : l’un et l’autre s’habillent de peaux de bêtes, tirent toute leur nourriture des palmiers et dorment dans de petites cahutes de feuillage qu’ils se sont construites au haut des arbres par peur des bêtes féroces si nombreuses aux alentours. Au Phoenicôn succède une île, connue sous le nom

d’île des Phoques à cause de la quantité de phoques qui en infestent les parages. Près de cette île est la pointe extrême de la grande presqu’île qui remonte jusque vers Pétra, le chef-lieu des Arabes Nabatéens, et jusqu’en Palestine, c’est-à-dire jusqu’au double marché où les Minaeens, les Gerrhaeens et toutes les tribus des pays voisins portent et vont vendre leur récolte d’aromates.

La côte attenante à ce promontoire s’appelait primitivement la côte des Maranites, du nom de la tribu qui l’habitait, composée en partie d’agriculteurs, en partie de scénites ; aujourd’hui, elle a passé aux mains d’un autre peuple qui a exterminé le premier par trahison, et elle s’appelle du nom de ce peuple la côte des Garindaei. Les Maranites célébraient leur fête ou assemblée quinquennale, quand ils furent assaillis à l’improviste par les Garindaei, qui, non contents d’avoir massacré tous ceux qui étaient présents, se mirent à poursuivre les autres et les exterminèrent jusqu’au dernier.

Passé la côte des Garindaei, on voit s’ouvrir devant soi le golfe Aelanite et commencer en même temps la Nabatée, laquelle forme une contrée aussi riche en hommes qu’elle est riche en troupeaux. Les Nabatéens n’habitent pas seulement le continent, ils occupent aussi les îles voisines. D’humeur tranquille et pacifique à l’origine, les Nabatéens finirent par s’adonner à la piraterie, et on les vit, montés sur de simples radeaux, enlever et piller les bâtiments venant d’Egypte. Mais ils en furent bientôt punis, car on envoya contre eux une forte escadre qui, fondant sur leurs ports à l’improviste, eut bientôt fait de dévaster tous leurs établissements.

A la Nabatée succède un pays de plaine où abondent les grands arbres et les belles eaux, et qui nourrit toute espèce de troupeaux, surtout des troupeaux d’hémiones. Les chameaux sauvages les cerfs, les antilopes s’y trouvent aussi en très grand nombre, et l’on peut en dire autant des lions, des léopards et des loups. En vue de cette plaine est l’île Dia, puis vient un golfe, qui peut mesurer 500 stades environ et que des montagnes enserrent de toute part en ne lui laissant qu’une entrée étroite et difficile. Sur les bords habite toute une population de chasseurs très ardents à poursuivre les hôtes du désert. Trois îles succèdent à ce golfe, toutes trois inhabitées et couvertes d’oliviers, qui, fort différents des nôtres, constituent une espèce particulière au pays, dite à cause de cela éthiopique, et dont la larme est même censée posséder des vertus ou propriétés médicales. Le rivage qui fait suite immédiatement est de nature pierreuse, puis commence une côte très âpre de 1000 stades environ, qui, entièrement dépourvue de ports et d’ancrages, offre de sérieuses difficultés à la navigation. Tout le long de cette côte règne une chaîne de montagnes, à la fois très hautes et très escarpées, dont le pied s’avance jusque dans la mer et y forme des écueils sur lesquels un vaisseau risque de se perdre sans pouvoir être secouru, surtout à l’époque des vents étésiens et des grandes pluies que ces vents amènent. Un golfe s’ouvre ensuite, dans lequel on aperçoit quelques îles éparses, puis on relève l’une après l’autre trois dunes de sable noir, extrêmement élevées, avant d’atteindre le port de Charmothas. Ce dernier port mesure quelque chose comme 100 stades de tour, mais a une entrée tellement étroite, qu’il y a danger pour n’importe quelle embarcation à la franchir. Ajoutons qu’un fleuve y débouche et qu’il s’y trouve au beau milieu une île ombragée de grands arbres et propre à toute espèce de culture. Après qu’on a rangé une côte d’aspect très âpre et dépassé encore plusieurs golfes ou enfoncements, on arrive à la hauteur d’une contrée possédée [en partie] par des nomades, qui ne vivent et ne subsistent, on peut dire, que par leurs chameaux, ceux-ci leur servant à la fois pour la guerre, pour les voyages, pour les transports, et leur fournissant leur lait comme boisson et leur chair comme aliment. Le territoire occupé par ces peuples est traversé par un fleuve qui roule des paillettes d’or ; malheureusement ils ne savent pas mettre en oeuvre le précieux métal.

La nation des Dèbes (tel est le nom qu’on leur donne) se partage en tribus nomades et en tribus agricoles. [C’est par exception que j’ai nommé les Dèbes], en général je passe sous silence les noms des tribus que je rencontre, ils sont si peu connus en vérité ! et d’autre part leur forme étrange les rend pour nous si difficiles à prononcer et à transcrire. Du reste, les populations qui confinent aux Dèbes ont un air plus civilisé, ce qui tient apparemment à la nature plus tempérée de la côte qu’ils habitent : il est de fait que cette côte est bien pourvue de cours d’eau et qu’elle reçoit en outre des pluies abondantes. J’ajouterai qu’il s’y trouve des mines d’or et que dans ces mines l’or ne se présente pas en simples paillettes, mais bien à l’état de pépites, grosses au moins comme un noyau, au plus comme une noix, mais le plus habituellement comme une nèfle, et n’ayant avec cela besoin que d’un très léger affinage. Les gens du pays percent ces pépites et les enfilent en les faisant alterner avec de petites pierres transparentes, puis ils s’en entourent les poignets et le cou. Ils vendent leur or aux populations voisines à un prix très bas, en donnant le triple pour du cuivre, le double pour du fer et le décuple pour de l’argent, ce qui s’explique, tant par leur inexpérience métallurgique que par cette circonstance, que les autres métaux qu’ils prennent en échange de leur or manquent absolument dans leur pays et sont bien autrement nécessaires aux besoins et aux usages de la vie.

21. Les Nabatéens et les Sabéens, qui sont les premiers peuples qu’on rencontre dans l’Arabie Heureuse au-dessus de la Syrie, faisaient de fréquentes incursions dans cette dernière contrée avant que les Romains l’eussent rangée au nombre de leurs provinces ; mais aujourd’hui Nabatéens et Sabéens, à l’imitation des Syriens, ont fait leur soumission aux Romains. La capitale des Nabatéens, Pétra, tire son nom de cette circonstance particulière, que, bâtie sur un terrain généralement plat et uni, elle a tout autour d’elle comme un rempart de rochers (petra), qui, escarpé et abrupt du côté extérieur, contient sur son versant intérieur d’abondantes sources, précieuses pour l’alimentation de la ville et l’arrosage des jardins.

Hors de cette enceinte de rochers, le pays n’est plus guère qu’un désert, surtout dans la partie qui avoisine la Judée. Depuis Pétra jusqu’à Hiéricho, qui est de ce côté la ville la plus proche, on compte trois ou quatre journées ; on en compte cinq [dans la direction opposée] jusqu’au Phoenicôn. Pétra a un roi particulier toujours issu du sang royal nabatéen, mais celui-ci délègue ses pouvoirs à un des compagnons de son enfance, qui a le titre de ministre et qu’il appelle son frère. Il règne à Pétra un ordre parfait, j’en ai pour preuve ce que le philosophe Athénodore, mon ami, qui avait visité Pétra, me contait avec admiration : il avait trouvé fixés et domiciliés dans Pétra un grand nombre de Romains parmi d’autres émigrants étrangers, et, tandis que les étrangers étaient perpétuellement en procès soit entre eux soit avec les gens du pays, jamais ceux-ci ne s’appelaient en justice, vivant toujours en parfaite intelligence les uns avec les autres.

22. Ce qui nous a encore beaucoup appris sur les curiosités de l’Arabie, c’est la récente expédition des Romains, expédition entreprise de nos jours et commandée par Aelius Gallus. César Auguste avait confié à Gallus la mission de sonder les dispositions des Arabes et d’explorer en même temps leur pays, ainsi que le pays des Ethiopiens, leurs voisins. Frappé de la proximité où est par rapport à l’Ethiopie la Troglodytique, laquelle confine d’autre part à l’Egypte, frappé en même temps du peu de largeur du golfe Arabique à l’endroit où il sépare l’Arabie de la Troglodytique, Auguste avait songé à négocier une alliance avec les Arabes ou à s’assurer la soumission de ce peuple par les armes. Une autre raison l’avait déterminé, c’est qu’il avait entendu vanter la richesse séculaire de ce peuple, qui échange ses parfums, ses pierres précieuses, contre l’or et l’argent des autres nations, sans jamais rien dépenser ni rien écouler au dehors de ce qu’il a ainsi reçu en paiement ; il avait donc tout lieu d’espérer trouver dans les Arabes ou bien des amis riches capables de l’aider de leurs trésors, ou bien de riches ennemis faciles à vaincre et à dépouiller. Et ce qui achevait d’exalter sa confiance, c’est qu’il croyait pouvoir compter sur l’amitié des Nabatéens, qui lui avaient promis de l’assister dans toutes ses entreprises.

23. Voilà sur quelles assurances Auguste fit partir l’expédition de Gallus ; mais celui-ci se laissa tromper par le ministre du roi nabatéen Syllicus, qui, après lui avoir promis de lui servir de guide en personne, d’assurer ses approvisionnements et de lui prêter en tout un loyal concours, ne fit, au contraire, que le trahir, ne lui indiquant jamais la route la plus sûre, soit pour sa flotte le long des côtes, soit pour son armée dans l’intérieur des terres, engageant l’armée dans des chemins impraticables par exemple, ou bien l’amenant, après d’interminables détours, dans des lieux où tout manquait, engageant de même la flotte, au bout d’une longue côte droite et dépourvue d’abris, au milieu de bas-fonds hérissés de rochers à fleur d’eau, où le danger du flux et du reflux, toujours si redoutable pour les vaisseaux romains, se trouvait singulièrement aggravé. La première faute avait été de construire des vaisseaux longs, alors qu’il n’y avait point de guerre maritime engagée et qu’on ne pouvait guère s’attendre à en voir éclater une : car les Arabes, qui ne sont rien moins que belliqueux sur terre en leur qualité de marchands et de trafiquants, sont naturellement sur mer encore moins hardis. Gallus n’y avait pas songé et avait fait construire jusqu’à quatre-vingts birèmes, trirèmes et phasèles à Cléopatris, sur le vieux canal du Nil. Plus tard seulement il reconnut son erreur, et, s’étant commandé cent trente transports, il s’y embarqua avec dix mille hommes environ, tous fantassins, tirés des légions romaines et des troupes auxiliaires d’Egypte, lesquelles lui avaient fourni notamment cinq cents Juifs et mille Nabatéens aux ordres de Syllaeus. Après quinze jours d’une traversée pénible et malheureuse, il arriva à Leucécômé, qui est le grand marché des Nabatéens : il avait perdu une bonne partie de ses embarcations (quelques-unes même avec leur équipage), mais du fait de la mer uniquement et à cause des difficultés de la navigation ; l’ennemi n’y avait été pour rien, et la responsabilité de ce désastre incombait tout entière à Syllaeus, qui, méchamment, avait affirmé que la route de terre jusqu’à Leucécômé n’était point praticable pour une armée, quand les caravanes exécutent sans cesse entre Pétra et Leucécômé le voyage d’aller et retour sans accident et en toute sécurité, et cela avec un nombre d’hommes et de chameaux qui ne diffère en rien de l’attirail d’une armée véritable.

24. Du reste, si pareille trahison avait pu se produire, c’est que le roi Obodas, par une négligence commune à tous les rois arabes, s’occupait à peine des affaires publiques, et surtout des affaires militaires, se reposant sur son ministre Syllaeus du soin de les conduire et de les administrer. Mais, maintenant, quand je réfléchis aux procédés de Syllaeus et à sa façon d’user en tout et toujours de ruse et de perfidie, j’ai idée qu’il s’était pro-posé pour but, en guidant les Romains dans leur expédition et en les aidant à réduire quelques-unes des forteresses et des tribus de l’Arabie, d’explorer le pays pour son propre compte et d’en rester seul maître quand la faim, la fatigue et les maladies, jointes au bon effet de ses ruses et machinations, l’aurait débarrassé de la présence de ses alliés. Et de fait, quand Gallus atteignit Leucécômé, son armée était déjà très éprouvée par la stomacaccé et la skélotyrbé, maladies du pays, causées, dit-on, par la mauvaise qualité des eaux et des herbes, et caractérisées, la première, par une altération des gencives, et la seconde, par une sorte de paralysie des membres inférieurs ; aussi, fut-il obligé, après avoir passé l’été à Leucécômé, d’y rester encore tout l’hiver pour laisser à ses malades le temps de se remettre. D’habitude les marchandises étaient transportées de Leucécômé à Pétra, d’où elles gagnaient Rhinocolura, ville phénicienne voisine de la frontière d’Egypte, pour être expédiées de là dans toutes les directions, mais aujourd’hui la plus grande partie des marchandises gagnent Alexandrie par la voie du Nil : on les amène par mer de l’Arabie et de l’Inde jusqu’à Myoshormos, on leur fait ensuite traverser le désert à dos de chameaux, jusqu’à une ville de la Thébaïde, Coptos, qui est située sur le canal du Nil, [puis] de là, on les dirige sur Alexandrie.

Gallus put enfin quitter Leucécômé et se remettre en route avec son armée ; mais telle était la sécheresse du pays qu’il traversait, qu’il dut faire porter l’eau à dos de de chameaux : c’était encore là un méchant tour de ses guides, et qui retarda singulièrement son arrivée dans les Etats d’Arétas, parent d’Obodas. Celui-ci du moins l’accueillit avec bienveillance, il alla même jusqu’à lui offrir de riches présents ; mais Sylloeus, par ses trahisons, trouva moyen de lui susciter des embarras, même sur cette terre amie. Ainsi l’armée mit trente jours à la traverser, ne trouvant sur son passage, à cause des mauvais chemins qu’on lui avait fait prendre, que de l’épeautre, de rares palmiers et du beurre au lieu d’huile. La contrée qu’elle dut franchir tout de suite après celle-là n’était peuplée que de nomades et constituait dans sa majeure partie un vrai désert : on l’appelait l’Ararène, et elle avait pour roi Sabus.

26. Les Nabatéens sont sobres et parcimonieux au point que la loi chez eux frappe d’une amende celui qui a écorné son bien et décerne au contraire des honneurs à celui qui l’a augmenté. Comme ils ont peu d’esclaves, ils sont servis habituellement par des parents, à charge de revanche bien entendu; bien souvent il leur arrive aussi de se servir eux-mêmes, et cette nécessité s’étend jus-qu’aux rois. Ils prennent leurs repas par tables de treize, et à chaque table sont attachés deux musiciens. Le roi a une grande salle qui lui sert à donner de fréquents banquets. Dans ces banquets personne ne vide plus de onze coupes (l’usage est, chaque fois qu’on a bu, d’échanger contre une autre la coupe d’or que l’on vient de vider). Le roi, ici, est si mêlé à la vie commune, que, non content de se servir souvent lui-même, il sert parfois les autres de ses propres mains. Quelquefois aussi il est tenu de rendre des comptes à son peuple et voit alors toute sa conduite soumise à une sorte d’examen public. Les habitations, construites en très belle pierre, sont magnifiques, mais les villes n’ont pas de mur d’enceinte par la raison que la paix est l’état habituel du pays. Le sol de la Nabatée est généralement fertile et productif, l’olivier est le seul arbre auquel il ne convienne pas, aussi [à défaut d’huile d’olive] ne se sert-on que d’huile de sésame. Les moutons ont tous la laine blanche ; les boeufs sont grands ; le pays ne nourrit pas de chevaux, mais les chameaux en tiennent lieu et les suppléent en tout. Les Nabatéens ne portent pas de tunique et vont vêtus de simples caleçons et chaussés de babouches, même les rois ; seulement pour les rois, caleçons et babouches sont teints en pourpre. Il est certains articles que les Nabatéens tirent complètement du dehors et d’autres qu’ils n’en tirent qu’en partie, vu que leur propre pays leur en fournit déjà, tel est le cas pour l’or, l’argent et la plupart des aromates’; pour ce qui est du cuivre, du fer, des tissus de pourpre, du styrax, du safran, des costaries, de l’orfèvrerie, des tableaux, des sculptures, l’industrie indigène ne fournissant rien, ils tirent tout de l’étranger. Aux yeux du Nabatéen, les restes mortels n’ont pas plus de prix que du fumier, croyance analogue à cette pensée d’Héraclite : «L’homme mort ne vaut pas le fumier qu’on jette dans les rues». Conséquemment, ils enterrent leurs rois eux-mêmes à côté de leurs trous à fumier. Le soleil est pour les Nabatéens l’objet d’un culte particulier, ils lui dressent des autels sur les terrasses de leurs maisons, et là chaque jour, pour l’honorer, ils font des libations et ils brûlent de l’encens.

27. Ce passage d’Homère :

«Puis je visitai encore les Ethiopiens, les Sidoniens, les Erembes» (Od. IV, 84)

offre plus d’une difficulté : d’une part, en ce qui concerne les Sidoniens, on ne sait pas si le Poète a voulu désigner certain peuple du même nom établi dans le golfe Persique et dont les Sidoniens de notre mer Intérieure ne seraient qu’une colonie, comme on prétend que nos Tyriens et nos Aradiens ne sont que des colons venus de certaines îles du golfe Persique appelées aussi Tyr et Aradus, ou s’il a entendu désigner les Sidoniens mêmes de la Phénicie. Encore moins sait-on si sous le nom d’Erembes il faut reconnaître les Troglodytes, comme font certains auteurs, qui, recourant à l’étymologie (procédé d’argumentation toujours un peu violent), dérivent ce nom des mots eis tên eran embainein, se blottir sous terre, ou s’il convient plutôt de l’entendre des Arabes. C’est à ce dernier parti que se sont rangés et Zénon (notre Zénon) et Posidonius : mais, tandis que Zénon, changeant hardiment la leçon consacrée, introduit dans le texte le mot Arabas

kai Sidonious Arabaste

Posidonius, avec plus de vraisemblance, parce qu’il touche à peine au texte, propose de corriger simplement Erembous en Arambous ; et de voir dans ce nom ainsi modifié la forme primitive du nom d’Arabes, seule usitée au temps d’Homère. Il est probable qu’en faisant cela Posidonius avait en vue ces trois peuples, si proches voisins les uns des autres et si manifestement frères, à qui, pour cette raison, l’on a donné des noms de formes si rapprochées, les noms d’Arméniens, d’Araméens, d’Arambes : car, s’il est aisé de concevoir qu’une nation une à son origine finisse, sous l’influence des changements de plus en plus marqués que produit dans son sein la différence des climats, par se diviser en trois rameaux distincts, il est naturel aussi de penser qu’on n’a pas dû se contenter d’un seul nom pour désigner ces trois rameaux une fois formés et que chacun a dû recevoir le sien. Quelques auteurs proposent bien encore de lire dans le passage d’Homère Eremnous (noirs) au lieu d’Erembous, mais cette leçon n’est pas admissible, vu le sens du mot qui s’appliquant beaucoup mieux aux Ethiopiens [ferait par conséquent double emploi].

Enfin [pourquoi Homère n’eût-il pas parlé des Arabes ?] Il parle bien des Arimes (Il. II, 783), et il le fait de telle manière que ce nom, chez lui, ainsi que Posidonius le démontre, ne saurait s’appliquer à aucune localité particulière, soit de la Syrie, soit de la Cilicie, soit d’ailleurs, mais désigne évidemment la Syrie elle-même, puisque la Syrie avait pour habitants les Araméens.

Il pourrait se faire seulement que les Grecs eussent changé ce nom d’Aramaei en celui d’Arimaei, voire en celui d’Arimi : ils ont toujours aimé, on le sait, à changer les noms, les noms barbares surtout, à dire par exemple : Darius pour Dariécès, Parysatis pour Pharziris et Atargatis pour Athara (la Dercéto de Ctésias).

On pourrait au surplus invoquer, comme un sûr garant de la réalité de cette richesse séculaire des Arabes le témoignage d’Alexandre lui-même, puisqu’il avait rêvé, dit-on, après son retour de l’Inde, d’établir chez les Arabes le siège de son empire. On sait qu’il était en plein cours de projets et de préparatifs, quand sa mort, survenue brusquement, vint tout mettre à néant. Or un de ses projets favoris était précisément celui-là, et il était bien décidé à le réaliser, que les Arabes l’appelassent d’eux-mêmes ou qu’il dût les réduire par la force ; et, comme, ni avant ni après son retour de l’Inde, il n’avait vu venir la députation qu’il attendait, c’est au parti de la guerre qu’il s’était arrêté, et il s’y préparait activement, ainsi qu’on a pu le lire dans ce qui précède.