Rapport Parlementaire sur la Syrie, 1862, Présentation

Nous l’avons dit en commençant, la population de la Syrie, en comprenant les Bédouins, les Kurdes et les Turkmens pasteurs, qui séjournent toujours près des villes, peut monter à 1,750,000 habitants environs, divisés de la manière suivante :

Musulmans : Arabes et Kurdes : 1 100 000 (62%)
Maronites 180,000 (10,5%)
Turcs : 80,000 (4,5%)
Druzes : 70,000 (4%)
Juifs 75,000 (4,5%)
Grecs uniates . 65 000 (4%) = 7%
Grecs 55,000 (3%)
Arméniens uniates. 45,000 (2,5%) = 4,5%
Arméniens 35,000 (2%)
Chiites 35,000 (2%)
Ansaris, Yézidis, Kalbies 80,000 (4,5%)
Turkmens : 25 000
syro-Nestoriens et syro-Jacobites… 15,000 (1%)
Tziganes, 2,500 (0,15%)

Les Turcs proprement dits ne se trouvent que dans les villes où ils exercent les emplois civils et militaires. Les villes d’Ayntab, Killis, Baylan, Birajik, Urfa et Antakya, dont la population est mixte, renferment la plus grande partie de la population stable, que nous avons évaluée à 80 mille âmes.

Les Arabes musulmans sont disséminés partout, dans les villes comme dans les campagnes.

Les Grecs uniates, dont le nombre a augmenté depuis le commencement du siècle, se trouvent en majeure partie dans les villes; les bourgs du Liban et quelques villages en contiennent à peu près 25 mille.

Les Maronites habitent presque exclusivement le pays du Qasrawan; mais on en trouve quelques milliers dans les villes d’Alep, Bayrut et Damas. Dans la région du sud, où ils forment la moitié
de la population, ils sont mêlés avec les Druzes el les chrétiens des autres sectes.

Les Druzes sont établis entre la vallée de la Bekâa et la mer, jusqu’à Sour.

Les Chiites habitent la vallée de la Bekâa.

Les Grecs résident, comme les Grecs uniates, dans les villes, et s’y livrent au commerce. On en trouve, mais en petit nombre, dans la Palestine, la Judée, dans le pays des Druzes, et dans les villages qui sont sur la route de Beyrouth à Damas, notamment à Zahlê.

Les Ançâri et leurs frères de race vivent à l’est de Tripoli, et au nord de Ladhâqyê jusqu’à Antakiya, mais principalement à Safita.

Les Arméniens proprement dits et les Arméniens catholiques habitent les villes. Une grande partie des premiers pourtant a pris possession du mont Rhosus, près d’Antioche. Les seconds sont en majorité à Alep.

Les Juifs sont presque exclusivement dans les villes de l’intérieur, telles qu’Alep, Damas, Jérusalem, où ils tendent à avoir le monopole de la banque et du commerce.

1) Les Arabes : Arabes sédentaires, Arabes nomades (Bedawi), Kurdes, Turkomans

Les Turkmens, les Kurdes, les Haddidiyîn ou Bédouins pasteurs n’ont pas de demeures fixes. Ils errent dans les pâturages des provinces qu’ils regardent comme leurs propriétés.
C’est dans l’Amuk-Ova, entre la mer et Alep, qu’on rencontre les Turkomans.
Les Kurdes vivent de préférence dans les plaines et montagnes d’Urfa et de Birajik, et les Arabes sur toute la frontière de la Syrie, près des déserts et dans les plaines d’Alep et de la Palestine. […]

Les Arabes, au nombre de 1,1M, composent la majeure partie delà population de la Syrie, sont partagés en habitants des villes et en Bédouins pasteurs. Pour éviter un trop grand nombre de subdivisions, et malgré la différence des races, nous avons compris, dans cette dénomination, les Kurdes et les Turkmens.

Nous ne nous occuperons qu’en passant des Turkmens, qui sont en petit nombre. Ce sont les descendants des peuplades tartares qui vinrent s’établir dans l’Arménie et dans l’Asie Mineure, à la suite des révolutions de leur pays. Ils mènent la vie pastorale, élèvent des troupeaux, et, depuis peu de temps, cultivent la terre pour leurs besoins propres. Du temps de Volney, ils étaient indépendants, comme presque tous les peuples qui habitaient l’empire, et n’obéissaient qu’à des chefs élus parmi eux. Leur nombre peut être évalué à 25 mille. Ils sont soumis à des gouverneurs nommés par les wâli de ces 2 provinces, et payent régulièrement la dîme sur leur bétail. Leur caractère est doux, et ils exercent la plus large hospitalité; leur langue est le turc, mélangé d’arabe et de persan; mais elle a tellement dévié de ces trois idiomes, qu’elle est difficilement intelligible pour les nations auxquelles elle est empruntée.

Les Kurdes, qui enveloppent le pashalik d’Alep comme d’un réseau, viennent des provinces de la Mésopotamie. Ils sont pasteurs errants et vagabonds; mais ils diffèrent des Turkomans en ce qu’ils
passent presque partout pour des brigands et des voleurs. Ils flairent, comme les chacals, la proie qui leur convient : aussi, dans les récents massacres de Damas, arrivés les derniers, ils n’ont quitté
cette ville qu’en emportant tout ce qu’il y avait moyen d’enlever. En Syrie, on peut les évaluer à 50 mille. Leur véritable religion est inconnue; à vrai dire, ils passent pour musulmans, et, lorsqu’ils se rendent dans les villes, ils fréquentent les mosquées; mais, chez eux, ils ne pratiquent presque aucun des dogmes de l’islamisme. Leur langue est un composé de chaldéen, d’arabe et de turc, inintelligible pour d’autres que pour eux.

Les Arabes musulmans proprement dits se divisent en deux classes, qui n’ont presque aucune analogie entre elles.
Ce sont d’abord les Arabes sédentaires, qui habitent les villes et les villages, s’adonnent à l’industrie et au commerce, cultivent la terre et vivent sous un gouvernement régulier; puis les Arabes nomades (Badawi), qui ne connaissent que leur jument et leur lance. Ceux-ci se partagent en Anezis bedawis et en Haddidiyîn; ces derniers, cultivateurs, s’adonnent, comme les Kurdes et les Turkomans, à l’élève des troupeaux.

Les Arabes nomades habitent de vastes déserts qui s’étendent depuis les confins de la Perse jusqu’aux rivages du Maroc, En Syrie seulement, ils forment plusieurs tribus qui sont les Shamar, les
Sabâh, les Faddân, les Hajajrâ, les Jallâh, les Mawâlî, qui se divisent en plusieurs autres groupes de moindre importance.

Malgré tous les efforts des divers gouvernements qui se sont succédés dans ce pays, il n’y a jamais eu moyen de venir à bout de toutes ces tribus qui vivent presque indépendantes, sous l’autorité de chefs, souvent héréditaires. On m’a assuré que, dans le fond du Najd, il existe une ville où nul voyageur n’a mis le pied, et où réside, dans Un palais splendide, le chef suprême de toutes ces
tribus. Mais je ne saurais accepter pour véridique ce fait qui n’est peut-être qu’un fruit de l’imagination des Arabes, enclins à s’exalter quand ils parlent de leur grandeur.

Toutes ces tribus forment une espèce de confédération, ce qui ne les empêche pas de se faire souvent la guerre, et une guerre sanglante. Ici, comme dans tous les pays barbares, existe, la loi du
talion, qui veut sang pour sang, main pour main, oeil pour oeil.

La langue qu’ils parlent est l’arabe, mêlé de quelques mots chaldéens. Elle se distingue de l’arabe des villes par une prononciation plus rude et plus heurtée.

Dans le voisinage d’Alep, Damas, Hama, Homs, Urfa, se trouvent des tribus qui se soumettent à l’autorité de la Porte. Leur chef est alors revêtu d’un manteau, insigne de son grade, et il reçoit une
subvention pour prévenir et empêcher, dans les environs, les excursions des autres tribus, et pour protéger les voyageurs, les caravanes et les Arabes Haddidins.

Les Anezis nomades élèvent ces magnifiques chevaux qui font l’admiration du monde entier. Ils se défont facilement des produits mâles, mais il est rare qu’ils vendent leurs juments, quel que soit
le prix qu’on leur en offre. Celles qui sont tombées entre les mains des habitants des villes proviennent de vols ou d’un butin de guerre.

Leur religion dominante est l’islamisme; mais dans les déserts et sous la tente les prescriptions n’en sont guère observées. Ils s’acquittent strictement du devoir de l’hospitalité, et ils considéreraient comme un crime que l’étranger qui a mangé avec eux le pain et le sel, fût dépouillé en sortant de la tente où il a été accueilli. Ceux qui, par des présents ou un service rendu, ont acquis le titre de frères, à quelque religion qu’ils appartiennent, sont entourés d’une protection spéciale.

La richesse de l’Arabe consiste dans la quantité de ses juments et de ses chameaux, de ses troupeaux de moutons et de ses filles. Le jeune homme qui désire se marier est obligé de donner au père de sa future une somme proportionnelle à la fortune de celui-ci et à sa propre richesse.

Nous avons déjà dit, en passant, que le trait distinctif de l’Arabe du désert, c’est la passion du vol. Pour la satisfaire, il ne recule devant rien. 100 piastres qu’il sait pouvoir enlever sans risque, lui feront faire sur sa jument une course de cinquante lieues. Quoique musulmans, les Arabes du désert tiennent les versets du Coran pour autant de lettres mortes. Ils ne jeûnent pas pendant le Ramadhan, ne vont jamais par dévotion ni à la Mecque, ni dans aucune autre ville réputée sainte, s’abstiennent des cinq prières et des ablutions; ils se montrent d’une tolérance extrême et ne dédaignent pas d’allier leurs filles à des infidèles, pourvu que ceux-ci consentent à faire partie de leur tribu.
Une personne qui a longtemps vécu avec les Arabes Bédouins m’a assuré que ce que rapporte Niebuhr, dans sa description de l’Arabie, sur une nouvelle religion des Arabes nomades, est entièrement vrai, et que la presque totalité des Anezis professent les principes « que Dieu doit être adoré comme auteur de tout; qu’il ne faut pas croire à l’inspiration divine des prophètes; que Moïse, Jésus-Christ, Mahomet ne sont que de grands moralistes, » etc.
Suivant la même personne, ils croient à une vie future, à une sorte de purgatoire et au paradis; en matière de charité, ils professent les maximes de l’Évangile. Cette religion, qui n’est que la loi naturelle, serait suivie strictement dans le Najd et dans la plus grande partie du Yaman, où les Anezis Bedawi ne sont pas en contact avec les Arabes des villes.

« L’opinion que ces habitants de l’intérieur, dit M. Guys, consul de France en Syrie pendant plusieurs années, ne sont que des voleurs et des barbares, sans qu’on veuille convenir qu’ils possèdent aussi des vertus qui rachètent, jusqu’à un certain point, les défauts dont certains d’entre eux se sont fait justement accuser, est totalement erronée. Leurs moeurs s’améliorent à mesure qu’ils s’éloignent des villes. »

Les Haddidins, qui habitent à proximité des villes, changent sou vent de place; ils sont très-doux pour la plupart. Rarement ils s’allient aux autres tribus pour faire la guerre, mais ils vivent armés, pour repousser les attaques de leurs frères du désert.
Les Fellahs sont des cultivateurs sédentaires ; leurs moeurs et leurs habitudes se rapprochent beaucoup de celles des Arabes des villes, dont nous allons nous occuper.
[…]
Et d’abord il nous faut faire une distinction. Les musulmans arabes diffèrent essentiellement des musulmans turcs. Les premiers se prétendent orthodoxes parce qu’ils suivent, outre le Coran, les préceptes de Mahomet, recueillis par ses successeurs, et ils méprisent leurs coreligionnaires turcs, qui se disent les purs, parce qu’ils s’en tiennent uniquement au Coran.
Les Turcs ont aussi une grande aversion pour les Arabes, et citent à tout propos ces paroles de Mahomet : « Je suis des Arabes, mais les Arabes ne sont pas de moi. » On a parlé, on parle et on parlera encore du fanatisme musulman. Qu’est-ce que le fanatisme chez un peuple?
C’est une sorte de démence, née d’un enthousiasme excessif pour sa propre croyance; l’idée que ceux qui pratiquent un autre culte sont dans l’erreur. Le fanatisme engendre l’intolérance religieuse. Eh bien! je le demande, non pas aux esprits prévenus, mais aux philosophes qui ont parcouru la Turquie, je le demande surtout à ceux qui ont visité les Lieux saints, de quel côté se trouvent le fanatisme et l’intolérance religieuse? — Est-ce chez les Turcs ou chez les chrétiens des divers rites qui fréquentent la cité sainte?
[…]