Guillaume de Tyr, Prélude aux Croisades : délabrement des Moeurs chez les Francs et Tribut du Pélerinage au Levant v. 1170

Délabrement de l’humanité :

 Ce n’était pas seulement en Orient que les fidèles étaient ainsi opprimés par les impies; en Occident et presque dans le monde entier, principalement parmi ceux qui s’appelaient fidèles, la foi avait failli et toute crainte de Dieu avait disparu. Il n’y avait plus de justice dans les affaires du monde, l’équité avait fait place à la violence qui seule régnait au milieu des peuples. La fraude, le dol, la fourberie s’étaient établis de toutes parts; toute vertu s’était retirée et paraissait presque devenue inutile, tant la méchanceté avait pénétré partout; il semblait que le monde tendît à son déclin et que la seconde arrivée du Fils de l’Homme dût être prochaine.

La charité d’un grand nombre d’hommes s’était éteinte; on ne trouvait plus de foi sur la terre; la confusion des rangs confondait toutes choses; on eût dit que le monde allait rentrer dans l’antique chaos. Les plus grands princes, qui étaient tenus de gouverner leurs sujets dans les voies de la paix, oubliant les termes de leur alliance, se querellant à l’envi sur les plus frivoles motifs, livraient des contrées entières à la flamme, exerçaient çà et là leurs rapines et sacrifiaient les biens des pauvres aux fureurs de leurs impies satellites.

Au milieu de tant de périls nul n’avait ses richesses en sûreté; aussitôt qu’un homme était présumé posséder quelque chose, c’était un prétexte suffisant pour le traîner dans les cachots, le charger de fers et lui faire subir dans sa personne les plus indignes tortures. Les biens des églises et des monastères n’étaient pas mieux à l’abri les privilèges accordés par des princes pieux ne conféraient plus aucun avantage aux propriétés des saints; elles n’étaient plus admises à revendiquer leurs premières immunités et leur dignité passée. Le sanctuaire même était brisé par la violence; on enlevait de vive force tous les objets consacrés à l’usage du ciel; des mains sacrilèges ne distinguaient plus le sacré du profane, et, dans cette confusion, les voiles de l’autel, les vêtements des prêtres, les vases du Seigneur étaient livrés en proie à tout venant. Ceux qui se réfugiaient au centre même de la maison de Dieu, dans le sanctuaire impénétrable, dans les porches des basiliques, en étaient arrachés avec violence pour être traînés à la mort et aux, supplices; les routes publiques étaient de tous côtés couvertes de brigands armés, qui tendaient des embûches aux voyageurs et ‘épargnaient ni les pèlerins, ni les religieux.

Dans les villes et dans tous les lieux fermés on n’était pas plus à l’abri de l’insulte; les rues, les places, infestées d’assassins, ne pouvaient plus être fréquentées par les honnêtes gens; plus un homme était innocent, plus il se trouvait exposé à toutes sortes de trahisons. De tous côtés on se livrait impunément et sans aucune retenue à tous les dérèglements du libertinage, comme si c’eût été une chose tout à fait permise. Les liens du mariage n’étaient plus sacrés, même entre les parents et les alliés. La chasteté y vertu chérie des esprits célestes et de Dieu, avait été expulsée de partout comme stupide et sans valeur, L’économie et la sobriété ne pouvaient plus trouver place lorsque le luxe, l’ivrognerie, la passion insatiable du jeu occupaient toutes les avenues et pénétraient dans l’intérieur de toutes les maisons.

Le clergé ne se distinguait pas du peuple par une vie plus régulière s selon les paroles du prophète: Le prêtre sera comme le peuple Les évêques étaient devenus négligents, vrais chiens muets qui ne savaient plus aboyer, faisant acception des personnes, arrosant leur tête de l’huile des pécheurs, et comme des mercenaires livrant aux loups dévorants les brebis qui leur étaient confiées. Oubliant ces paroles du Seigneur, qui a dit: Donnez gratuitement ce que vous avez reçu gratuitement, ils ne fuyaient point les œuvres hérétiques de la simonie, et se souillaient de toutes sortes d’ordures. Enfin, et pour tout dire en un mot: La terre était corrompue devant Dieu et remplie d’iniquités. Les prodiges menaçants que le Seigneur faisait apparaître dans le ciel et sur la terre ne pouvaient même arrêter ceux qui se précipitaient ainsi dans le mal. On voyait régner partout la peste et la famine; on apercevait d’effrayants météores; on éprouvait en tous lieux des séismes et tous les autres fléaux que le Seigneur énumère avec soin dans l’Évangile ;   s’obstinant dans leurs œuvres moites, comme le pourceau dans sa fange ;  ils pourrissaient tels que les animaux dans leur fumier, et abusaient de l’extrême patience du Seigneur, semblables à ceux de qui il a été dit: Vous les avez frappés, et ils ne l’ont point senti; vous les avez brisés de coups, et ils n’ont point voulu se soumettre au châtiment.

Tribut de pèlerinage :

Au milieu des dangers de toute espèce de cette époque de calamités, une multitude de Grecs et de Latins venaient par dévotion visiter les saints lieux. Après avoir échappé à mille chances de la mort et traversé des contrées ennemies, ceux qui se présentaient aux portes de la ville ne pouvaient y énétrer s’ils ne payaient aux préposés une pièce d’or, exigée à titre de tribut.

Mais ayant tout perdu en chemin, ne parvenant qu’avec beaucoup de peine à se sauver de leur personne, et à atteindre le terme si désiré, ils ne pouvaient avoir de quoi acquitter l’impôt. Il en résultait que des milliers de pèlerins, rassemblés dans les environs de la ville, attendant la permission d’entrer, réduits bientôt à une nudité absolue, succombaient, de faim et de misère.

Les vivants et les morts étaient également un fardeau intolérable pour les malheureux citoyens de la ville. A peine pouvaient-ils suffire aux soins d’assurer aux vivants une nourriture quelconque; il leur fallait encore faire de nouveaux efforts pour donner la sépulture aux morts; tant de travaux étaient au dessus de leurs forces. Ceux qui, ayant acquitté le droit de péage, obtenaient la permission d’entrer, étaient encore pour leurs frères un sujet de plus vives sollicitudes. On craignait sans cesse qu’en se promenant sans précaution, comme pour visiter les lieux saints, ils ne fussent frappés, souffletés, conspués, ou même enfin assassinés ou étouffés en secret. 

[…] Il y avait dans la ville le monastère des Amalfitains, surnommé aujourd’hui encore monastère de sainte Marie Latine, et à côté un hôpital où se trouvait un petit oratoire, fondé en l’honneur du bienheureux Jean Eleymon, patriarche d’Alexandrie, et confié aux soins de l’abbé du monastère. Les malheureux voyageurs recevaient en ce lieu quelques aumônes provenant soit du monastère, soit des largesses des fidèles. Sur mille pèlerins, à peine un seul pouvait-il suffire lui même à ses besoins, car ils avaient perdu toutes leurs provisions de voyage et ce n’était qu’avec peine qu’ils s’étaient sauvés de leur personne, à travers tant de dangers et de fatigues. Ainsi les citoyens n’avaient aucun repos ni dehors ni chez eux: la mort les menaçait chaque jour, et ce qui est pire qu’une mort quelconque, ils succombaient sous le poids d’une servitude intolérable. Enfin, pour mettre le comble à toutes ces misères, leurs églises qu’ils avaient réparées et conservées, non sans d’extrêmes difficultés, étaient chaque jour exposées à de violentes agressions. Tandis qu’on célébrait le service divin, les infidèles, répandant la terreur parmi les chrétiens à force de cris et de témoignages de fureur, entraient inopinément, venaient s’asseoir jusque sur les autels, sans faire la moindre différence d’une place à une autre; ils renversaient les calices, foulaient aux pieds les vases consacrés au service du Seigneur, brisaient les marbres, accablaient le clergé d’insultes et de coups. Le seigneur patriarche lui-même était traité par eux comme une personne vile et abjecte; ils le saisissaient par la barbe on par les cheveux, le précipitaient du haut de son siège et le renversaient par terre. Souvent encore ils s’emparaient de sa personne, et le traînant comme un vil esclave, ils le jetaient sans motifs au fond d’un cachot, afin d’affliger le peuple par les souffrances de son pasteur.