Guillaume de Tyr, Conquête de Bosra par les Francs, 1145, v. 1170 n-è

Cependant Sanguin, enivré du succès qu’il venait de remporter en s’emparant de la ville d’Edesse, résolut d’aller assiéger une autre ville bien fortifiée, située sur les bords de l’Euphrate et nommé Calogen-bar. Tandis qu’il poursuivait ses opérations, le seigneur qui commandait dans la place assiégée lia des communications avec les valets de chambre et les écuyers de la maison de Sanguin, et une nuit que celui-ci, après s’être gorgé de vin, était couché dans sa tente accablé sous le poids de sa débauche crapuleuse, il fut assassiné et percé de coups par ses propres domestiques. Un Chrétien ayant appris la nouvelle de sa mort, s’écria aussitôt :

Quam bonus eventus ! fit sanguine sanguinolentus

 Vir homicida, reus, nomine Sanguineus.

 Ceux qui l’avaient mis à mort se retirèrent dans la ville auprès du gouverneur, ainsi qu’ils en étaient convenus à l’avance et échappèrent ainsi à la vengeance des parents de leur victime. Toute l’armée turque, privée des secours et de l’appui de son maître, prit aussitôt la fuite. Sanguin eut pour successeurs ses deux fils ; l’un s’établit à Mossoul, dans l’intérieur de l’Orient ; l’autre plus jeune, et nommé Noradin, régna à Alep : celui-ci se montra doué de sagesse et de prudence ; les traditions superstitieuses de ce peuple affirment qu’il était rempli de la crainte de Dieu ; il fut heureux et l’héritage de son père s’accrut entre ses mains.

 Peu de temps après et la seconde année du règne du seigneur Baudouin, un noble satrape des Turcs ayant encouru pour des motifs qui me sont inconnus la colère de Mejereddin, roi de Damas, et se trouvant privé de la protection du régent Meheneddin, autrement nommé Ainard, qui exerçait dans tout le pays de Damas une autorité beaucoup plus grande que le roi lui-même; ce satrape, dis-je, arriva à Jérusalem, suivi d’une honorable escorte, et s’étant présenté devant le roi et sa mère il s’engagea à remettre aux Chrétiens la ville de Bostrum dont il était gouverneur, ainsi que le bourg de Selcath, si on voulait lui assurer une récompense convenable, et qui serait déterminée selon l’estimation qu’en ferait un homme sage. Bostrum, vulgairement appelé aujourd’hui Bussereth[, est la métropole de la première Arabie. Le noble qui faisait cette proposition était, à ce qu’il dit, Arménien d’origine et se nommait Tantais : il avait la taille élevée, une belle figure ; son extérieur et sa contenance annonçaient un homme rempli de vigueur et de courage. Le roi convoqua, aussitôt tous les princes du royaume et délibéra avec eux sur ce qu’il y avait à faire au sujet des offres qu’il venait de recevoir : après les avoir mûrement examinées, le conseil résolut d’accorder au noble Turc une récompense honorable et qui pût le satisfaire, de rassembler ensuite une armée et de diriger une expédition vers Bostrum, jugeant qu’une entreprise si importante serait agréable à Dieu, et que le royaume ne pourrait que trouver de grands avantages à faire passer à jamais sous sa juridiction et à conquérir pour la foi chrétienne la ville qui lui était offerte. La convention fut conclue et acceptée de part et d’autre : aussitôt des hérauts, expédiés dans tout le royaume, convoquèrent le peuple entier, et le roi et tous les princes, implorant le secours du ciel, marchant sous la protection salutaire du bois de la croix vivifiante, se rendirent d’abord à Tibériade et y dressèrent leur camp, près du pont où les eaux du Jourdain se divisent, à l’approche de leur confluent avec la mer.

 […]

GADARA 

La ville de Gadara est située dans le pays appelé Décapolis, dont il est fait mention dans l’évangile de Marc, où il est dit : « Jésus quitta les confins de Tyr, passa par Sidon vers la mer de Galilée, passant au milieu du pays de Décapolis ». Le nom seul de cette province indique assez qu’elle contient dix villes, Hippos, Pella, Gadara, dont il est ici question, et sept autres encore. Cette dernière est située sur les confins du territoire des ennemis et du pays chrétien : tandis que nos premières légions y arrivaient, les Turcs, comme s’ils eussent été saisis d’un nouvel accès de folie, recommencèrent à faire rage contre la portion de l’armée chrétienne qui était encore en arrière ; mais voyant qu’ils ne pouvaient parvenir à l’entamer, et que les nôtres se trouvaient déjà sur leur territoire, accablés d’ennuis et fatigués soit par l’effet des feux qu’ils avaient eux-mêmes allumés, soit par suite des chaleurs excessives, ils rompirent leurs rangs et commencèrent leur mouvement de retraite, pour retourner chacun dans son pays. Les nôtres cependant passèrent cette nuit plus tranquillement que d’ordinaire, ils goûtèrent enfin quelque repos bien nécessaire à des corps épuisés de fatigues, et le lendemain ils arrivèrent à Tibériade.