W. Lemprières, Le Harem de Marrakech, 1789

Quelle fut ma surprise et ma joie, lorsqu’au mois après le départ de Muley Absulem, je reçus un ordre de l’empereur pour me rendre sur-le-champ au palais! A cette agréable nouvelle, toutes mes espérances se ranimèrent. Je me flattais que l’audience où j’étois appelé alloit en être une de congé pour moi, et qu’enfin je pourrôis bientôt revoir les murs de Gibraltar. L’imagination remplie de ces vidées consolantes, je volai au palais de l’empereur mais, hélas ! l’illusion de mon bonheur ne fut point de longue durée. En arrivant à la première porte, je trouvai un esclave, qui ëtait charge de me remettre les ordres de son maître. Le monarque n’avait nullement pense à rompre mes chaînes ; il ne s’étoit souvenu de moi que pour employer mes foibles talens à secourir une des sultanes qui étoit malade. L’ordre portoit que j’irois la voir à l’heure même ; que je lui ferois une seconde visite dans la journée pour lui administrer les remèdes que j’aurois jugé nécessaires à son état et que je viendrois ensuite rendre compte de sa situation à l’empereur.

Un ordre aussi extraordinaire, auquel j’étois fort éloigné de m’attendre me causa autant de chagrin que d’étonnement. Je ne pouvois concevoir comment j’inspirois tôut-à-coup de la cohnance à un Vieillard qui n’avoit témoigné que dû mépris pour ma manière de traiter les malades pât dés remèdes intérieurs je savois d’âilleurs qu’il me haïssoit comme Anglais. Quel poutoit dônc être son but en me faisant entrer dans le harem où jamais Européen n’àvoit pénétré ? Enfin j’avois beau me mettre l’esprit à la torture pour chercher les raisons qui avoient déterminé sa majesté impériale à S’écarter de tous les préjugés orientaux il me fut impossible dé les deviner.

[…]

La première porte du Harem etoit gardëe par une escouade de 10 soldats nègres, Après l’avoir passée, on me mena un grand corps-de-garde, où il pouvoit y avoir une 15aine d’eunuques commandés par un alcade, Aucune personne ne pénètre au-delà de ce poste, à moins qu’elle ne s’emploie eau service des femmes.

Mon conducteur ayant remis à l’alcade l’ordre de l’empereur, il me fit ouvrir une seconde porte, et conduire avec mon interprète dans l’enceinte sacrée, par un des eunuques de la garde. J’entrai dans une première cour, où j’aperçus des concubines et des négresses livrées à différentes occupations. Les concubines étoient assises sur des bancs de gazon, et travailloient de petits ouvrages à l’aiguille, tandis que leurs esclaves leur prépâraient du Cuscusu. Ma sùbite apparition attira bientôt les regards de toutes ces femmes et comme aucune ne put imaginer par quel miracle je me trouvois dans le harem, plusieurs en furent effrayées, et prirent la fuite. Les plus courageuses s’approchèrent en tremblant de l’eunuque qui me conduisoit, pour lui demander quelle espèce d’homme j’étois. Aussitôt qu’il leur eut appris que j’étois médecin, et que je venais voir Alla-Zara, elles coururent le dire à celles qui s’étoient enfuies, et dans un instant la cour se trouva pleine de femmes qui répétaient […]avec un air de satisfaction « Un docteur chrétien ».

Quelques minutes après, toutes ces belles prisonnières, qui avoient eu peur de moi en me voyant paroître, m’environnèrent en si grand nombre, et me pressèrent de telle sorte, qu’il ne m’étoit plus possible de faire un pas en ayant ni en arrière. Elles étoient toutes fort empressées de me consulter, et encore plus curieuses d’examiner ma figure. Si elles ne savoient de quel mal se plaindre, elles me donnoient leur pouls à tâter, dans l’espérance que je pourrois toujours leur dire quelque chose de leur santé. Celles que je renvoyois sans vouloir les écouter, me quittoient de fort mauvaise humeur, en m’accusant d’insensibilité. Enfin, après avoir fait de mon mieux pour justifier la haute opinion que ces dames avoient d’abord conçue de mes talens, je n’en passai pas moins dans leur esprit pour un ignorant.

Je remarquerai ici que les idées des peuples sur ce que nous nommons décence et modestie, tiennent beaucoup aux mœurs et aux usages d’un pays. Les femmes du harem en avoient de fort différentes de celles de nos beautés européennes ; elles ne faisoient nulle difficulté de découvrir devant moi quelques-uns des charmes que la pudeur fait cacher ailleurs avec soin. Leur conversation ne m’a pas paru plus gazée que leurs appas. Il ne faut pas croire pour cela que les femmes asiatiques payent aucune retenues. L’espèce de licence qui règne dans leurs propos et dans leurs manières, est une suite nécessaire de la mauvaise éducation qu’elles ont reçue, et ne prouve rien pour la dépravation de leur cœur. Ne se croyant point chargées de veiller sur leur honneur, elles n’y attachent aucun prix aux vertus qui en sont la garantie. Les hommes contribuent aussi beaucoup a entretenir chez elles cette coupable indifférence pour les choses honnêtes s’ils ne les regardoient point comme des êtres destinés uniquement à leurs plaisirs, elles prendroient d’elles-mêmes des sentimens plus élevés.

L’éducation qu’on leur donne ne tend qu’à éveiller leur esprit pour la coquetterie. Voilà l’unique but elles ne cherchent qu’à dire et faire tout ce qui peut exciter les passions des hommes, et enflammer leur imagination déréglée. Pourroit-on s’étonner qu’avec de pareils principes, sucés pour ainsi dire avec le lait, elles ne ressemblent en rien aux femmes des autres pays ?

Les femmes du harem, qui me paroissaient,à certains égards, si éloignées d’avoir cette réserve qui convient à leur sexe, étoient extrêmement réservées pour les choses qu’ellesne croyoiènt pas permises. Par exemple, si je demandais à une malade de me faire vôir sa langue, il y en avoit pour une heure avant qu’elle se décide à me la montrer. Elle riait de la singularité de ma demande, ne l’attribuant qu’à une impertinente curiosité, et à l’envie de lui faire faire une chose pour le moins ridicule.

Il étoit tems que je sortisse de cette première cour où la foule ne cessoit de me presser. Ne sachant comment m’en débarrasser, je pris le parti de faire dire par mon interprète à l’eunuque qui me servoit dé guide, qu’il m’avait amené dans le harem pouy voir une des sultanes et que je le priois de me conduire chez elle. Alors ce monstre amphibie, usant de son autorité m’enleva du milieu de toutes les femmes dont j’étois environné. Nous traversâmes ensemble 2 autres cours.

L’appartement d’Alla-Zarâ était au fond de la seconde. Comme cette belle malade m’attendoit, sa porte me fut ouverte dans l’instant. Je trouvai Alla-Zara couchée à moitié sur une pile de carreaux couverts d’une superbe toile. Une douzaine de négresses, où d’autres femmes employées à la servir, étoient debout ou assises à quelque distance de la sultane dans sa chambre. On avoit mis un coussin pour moi auprès de la malade, qui me fit signe de la main de venir me placer à ses côtés. Mais quel fut mon étonnement de ne pas trouver les femmes de l’empereur voilées, en me rappelant toutes les précautions qu’on avoit prises pour me cacher celles de Muley-Absulem, dont je n’avois jamais, pu voir la figure. Alla-Zara n’eut point du tout l’air de vouloir se dérober à mes regards. Je la vis comme j’aurois pu faire une européenne. Il étoit facile de juger qu’elle avoit été très-belle avant le cruel accident qui avoit altéré sa santé pour jamais. Pendant que sa beauté étoit dans tout son éclat, l’empereur la traitoit en sultane favorite mais comment jouir de la faveur attachée à cette place, sans exciter la jalousie de tant de concurrentes qui se trouvent humiliées de la préférence accordée à une de leurs compagnes, dont intérieurement elles ne croient pas que les charmes soiént au-dessus des leurs. Celles qui avoient le plus captivé le cœur de l’empereur, se voyant négligées pour Alla Zara, jurèrent sa perte, et ne songèrent plus qu’à chercher les moyens de l’opérer. Le poison leur parut le plus sur et le plus expéditif !

En conséquence, elles firent acheter secrètement de l’arsenic, qu’elles mêlèrent dans les alimens de la sultane. Ce crime fut conduit avec tant d’adresse, qu’il produisoit déjà ses dangereux effets lorsqu’on le découvrit. La malheureuse Alla-Zara attaquée de vomissémens et de convulsions seroit morte à l’instant, si elle n’avoit pas eu une excellente constitution. Après avoir lutté contre la mort pendant plusieurs heures, la violence du poison commença à diminuera elle ne ressentit plus qu’une grande irritation d’estomac, qui devint pour elle un état habituel, et que tous les secours de la médecine orientale n’avoient pu guérir. Sa beauté, la cause fatale de son malheur, avoit entièrément disparu. Ainsi ses cruelles ennemies, quoiqu’elles n’eussent pas réussi dans leur dessein de la faire périr, jouissoient en partie de leur forfait, en voyant ternir des charmes qui faisoient leur désespoir, et qu’un attentat horrible alloit effacer pour toujours.

L’estomac d’Alla-Zara avoit tant souffert du poison qu’elle avoit avalé, qu’il ne pouvoit rien digérer. La nourriture qu’elle prenoit lui profitoit si peu, qu’elle étoit comme un squelette lorsque je la vis. Sa faiblesse étoit si grande, qu’elle-ne pouvoit marcher qu’à l’aide d’un bras. Ses traits étoient totalement altérés, sa peau, naguères si blanche, étoit devenue jaune, et ses dents étoient toutes gâtées. Enfin, une horrible pâleur a voit remplacé ce teint de lis et de rose qui l’avoient fait triompher de ses rivales,

Quoique accoutume à voir des malades attaqués de toutes sortes de maux, je fus si frappé de la triste situation de la sultane, qu’il me fut impossible de lui cacher l’étonnement douloureux qu’elle me causait. Alla Zara pouvoit avoir alors 30 ans. Son état, qui n’avoit empiré que par degrés, ne l’avait point empêchée de faire 2 enfans. Le plus jeune étoit encore à la nourrice, son aîné pouvoit avoir 2 ans et demi. J’avouerait que je fus surpris, au dernier point, de 1a beauté et de la force de 2 enfants ; sôrtis d’une mère aussi malsaine, ces petits êtres adoucissoient le sort de celle qui leur avoit donné le jour, et empêchôient qu’elle ne soit trépudiée, là loi mahontétane ne permettant point de divorcer avec une femme dont ait eu des enfans, L’empereur oublioit l’infortunée sultane ; il ne m’envoya à elle que parce qu’elle avoit appris mon arrivée et qu’elle l’avoit supplia de përmettre que je vinsse la voir.

Je dissimulai à la malade une partie de mes craintes, sans cependant lui faire espérer une prochaine guérison. Je me contentai de lui promettre que je fesois mon possible pour lui procurer du soulagement. C’étoit du fond dé mon cœur que je lui témoignois de l’intérêt Son air de bonté et de douceur me faisoit bien désirer dé pouvoir lui être utile. Sa mauvaise Santé ne lui avoit point fait perdre sa vivacité naturelle elle conservoit un carâctère dé gaieté qui m’attachoit à sa personne et me faisoit regretter de né pouvoir jouir de sa conversation. Après lui avoir ordonné quelques remèdes et prescrit un régime dôux, dont j’attendois plus d’effet que dé toutes les médecines qu’on lui avoit fait prendre, je sortis de son appartement. Je n’àvois pas fait 10 pas qu’une esclave d’AlIa-Bàtoom, la première sultane à cause de là priorité de son mariage, vint me prier d’entrer chez sa maîtresse.

Comme je n’avais été introduit dans le harem que pour y voir Alla-Zâra, et que je m’aperçus que mon conducteur m’observôit avec des yeux inquiets, je craignis qu’il n’y eut du danger pour moi à passer les ordres dé l’empereur cependant la curiosité l’emporta sur la prudence. Jè me laissai conduire à l’appartement d’Alla Batoom sans trop m’inquiéter des suites que cette démarche pourroit avoir. Cette sultane étoit une beauté parfaite, suivant le goût des Maures, c’est-à-dire qu’elle étoit excessivement grasse. Ses grosses joues étoient peintes d’un rouge très vif ; ses yeux étoient petits, et sa physionomie n’avoit point d’expression son âge pouvoit être de 36 à 40 ans. Je la trouvai négligemment assise sur des coussins magnifiques. Beaucoup de concubines qui avoient eu envie de me voir, s’étoient rendues chez elle. Lorsque j’y parus, toutes ces femmes se rangèrent, pour me donner la liberté de venir auprès de la sultane, dont je m’approchai avec respect. Mon interprète me rendit de sa part les remercîmens qu’elle me faisoit de la complaisance que j’avois eue de venir chez elle. Son pouls, qu’elle me donna à tâter, m’apprit bientôt que la curiosité seule l’avoit engagée à m’envoyer chercher. Elle ne se plaignit que d’un peu de rhume et encore ce fut avec tant de gaieté, que je me crus dispensé de lui proposer des remèdes.

Plusieurs des femmes qui entouraient la sultane voulurent aussi me consulter. Comme je n’ignorois pas que le beau sexe de Barbarie fait un grand abus du Cuscusu, et qu’il est presque toujours la cause de ses petits maux ; je promis une santé parfaite à toutes celles qui mangeroient avec modération de ce mets délicieux. L’air doctoral que je pris pour leur recommander la sobriété, leur donna une grande opinion de mes talens. La consultation finie, on passa à la critique de mon habillement européen toutes les parties en furent examinées avec soin, et il n’y en eut pas une où l’on ne trouvât quelque chose a redire. Toutes ces belles recluses furent bientôt familiarisées avec la figure du docteur anglais. La confiance une fois établie, elles me firent faire 100 questions par mon interprète, qui achevèrent de me convaincre de leur profonde ignorance sur les mœurs et les coutumes des autres pays. Elles voulurent savoir si j’étois marié, et combien de femmes j’avois épousées. Leur surprise fut extrême d’apprendre que je n’en avois amené aucune avec moi.

La sultane Alla-Batoom, qui prenoit plaisir à se faire répéter ce que je disois des modes européennes, demanda du thé pour m’obliger à prolonger ma visite. Des esclaves qui la servoient en apportèrent dans l’instant sur une table dont les pieds n’avoient pas plus de 15 pouces de haut. La tasse dans laquelle on me versa du thé n’étoit pas plus grande qu’une coquille de noix la sultane la remplissoit elle même aussitôt que je l’avois vidée et en vérité, elle dut en avoir le bras fatigue, car je pris bien 40 à 50 petites tasses du Meilleur thé que j’ay bu de ma vie.

Après avoir fait ma visite à là première sultane, je me disposôis à quitter le harem, n’imaginant pas que je dusse avoir ce jôur-là d’autres bonnes fortunes dans ce lièu consacré à l’ennui et à l’esclavage. Il m’ëtoit pourtant réserve d’y jouir encore dé quelques-mômens de plaisir, qui me parurent plus agréables que ceux que j’y avois passés.

La sultane favorite de l’empereur, qui n’ëtoit pas la, moins curieuse dès beautés dû harem, ayant été informée dé ma visite à Alla Batoom me dépêcha sur le châmps unè de ses femmes pour me prier de venir la voir.

Le titre de sultane favorite m’eut bientôt décidé à me rendre à son invitation. J’étois bien aise de pouvoir juger par moi-même si elle méritoit réellement d’être préférée à ses rivales. Le nom de cette sultàne étoit Alla-Douyâw. En entrant dâns sôn appartement, je fus tellement frappé dé sa beauté, qu’elle dut s’apercevoir du troublé qu’elle me causoit. J’ose assurer qu’il n’y a point de pays dans le monde où elle n’eut passé pour une jolie femme. Mon premier mouvement me fit commettre une imprudence qui auroit pu me coûter cher. Je lui marquai ma surprise de trouver tant de charmes chez une Africaine.

A peine eus-je fait à cette charmante sultane un compliment aussi indiscret, que j’en sentis tout le danger, surtout devant le cerbère qui ne me perdoit pas de vue. Elle n’eut point l’air d’en être inquiète et afin de me faire voir que je ne m’étois pas trompé, en lui trouvant les agrémens d’une européenne, elle me dit qu’elle étoit née à Gênes, et qu’un naufrage qu’elle avoit fait dans son enfance, sur les côtes de Barbarie, avoit décidé de son sort. Sa mère, qui l’avoit embarquée avec elle à l’âge de 8 ans, pour la conduire en Sicile, avoit eu le malheur d’être jetée par la tempête sur cette terre inhospitalière. La petite Génoise fut présentée à l’empereur ; ses charmes naissans n’échappèrent point à son oeil pénétrant il la fit séparer de sa mère, et enfermer dans le harem. La grande jeunesse de cette jolie enfant ne la rendoit pas plus docile aux leçons qu’on lui donnoit pour la faire changer de religion. Son obstination à rester fidèle à celle de ses pères, qu’elle ne connoissoit encore que très imparfaitement, impatientoit le tyran qui la tenoit sous sa griffe. Il prit le parti de lui faire craindre qu’il n’usât de violence. « Abjurez vos erreurs, lui dit-il un jour, ou je vous ferai arracher tous les cheveux jusqu’à la racine ! »

Cette menace, bien faite pour effrayer l’enfance de cette jeune personne, la détermina à se soumettre aux volontés du despote Sidi Mahomet. Content du triomphe qu’il venoit de remporter sur la petite Génoise, il la confia aux soins de ses concubines mais sa beauté, qui en peu d’années devint parfaite, la finesse de son esprit et la supériorité de ses talens,la firent monter au rang des sultanes elleoccupa bientôt la première place dans le cœurdu monarque, et elle sut si bien s’y. maintenir, que ni le tems ni la jouissance n’avoient pu diminuer sa faveur.

Je jugeai à ses traits qu’elle pouvoit avoir 22 a 23 ans. Sa jolie figure avoit cette charmante expression qui est particuliére aux Italiennes son maintien étoit modeste et ses manières fort polies. Les autres femmes du harem, qui la haïssoient comme une rivale avec qui il leur étoit impossible de lutter de grâces et d’amabiiité, ne pouvoient s’empêcher d’être dans l’admiration de sa facilité à lire et à écrire l’arabe, dont pas une d’elles ne savoit déchiffrer le premier mot. Alla-Douyaw avoit été renfermée si jeune, qu’elle se souvenoit à peine de la langue de son pays elle ne se rappeloit que très imparfaitement de son arrivée dans le harem. Croyant s’apercevoir que j’étois touché qu’on eut détruit dans son cœur les principes de religion qu’elle avoit reçus de ses parens, elle me dit avec une douceur infinie « Qu’importe notre croyance! Ne sommes-nous pas tous frères et soeurs ? Je serois très-fâchée que vous eussiez mauvaise opinion de moi, parcè que j’ai abandonné la foi chrétienne. » Elle ajouta qu’elle seroit bien malheureuse de ne m’inspirer aucun intérêt, ayant besoin d’un bon médecin. En effet, Alla-Douyaw étoit attaquée d’humeur scorbutique qui menaçoit quelques-unes de ses belles dents. Cet accident ne laissoit pas que de l’inquiéter ; elle pensait avec assez de raison, que s’il devenoit plus sérieux, les sentimens que l’empereur avoit pour elle ne s’en trouvassent affoiblis. La guérison d’un mal qui ne faisoit que commencer lui paroissoit aisée cependant, comme le bonheur de sa vie en dépendoit elle me montra d’assez vives alarmes sur son état. Je m’empressai de la rassurer. La promesse que je lui fis de la guérir radicalement dans 15 jours, la transporta de joie. En prenant un pareil engagement, j’oubliois que je n’étois entré dans le harem que pour y voir AlIà-Zara. L’audace que j’avois eue d’aller chez la sultane favorite, sans la permission de l’empereur, pouvoit m’attirer de sa part le plus cruel châtiment mais consulte-t-on la prudence, fait-on attention au danger, lorsqu’une jolie femme réclame notre assistance ?

La situation déplorable d’Alla-Zara avoit pu déterminer l’empereur à me faire ouvrir son harem, surtout lorsque le délabrementde la santé de cette sultane avoit éteint dans son cœur tout sentiment d’amour pour elle ; mais sa colère n’auroit-elle pas été fort à craindre, s’il eût appris que j’avois eu la témérité de faire une visite à la belle Alla-Douyaw, qui étoit rayonnante de santé, et qui possédoit tous les agrémens de la jeunesse ? Quand on pense qu’il aimoit passionnément cette femme, et qu’il n’y a point de précautions que les princes africains ne prennent pour qu’aucun mortel ne puisse même entrevoir l’objet de leurs tendres affections, on sent que j’avois fait une démarche fort inconsidérée, et que c’étoit, mettre le comble à ma première imprudence de m’engager à revenir chez la sultane favorite.

Toutes ces réflexions me vinrent aussitôt que je fus sorti du harem mais je n’en fus pas plus sage. Les beaux yeux d’Alla-Douyaw, le secret qu’on avoit bien gardé des momens agréables que j’avois passés près d’elle enfin,un peu d’amour-propre de la bonne réception qu’on m’avoit faite, tout cela m’enhardit au point que, bien loin de vouloir renoncer au plaisir de la voir, je me promis au contraire de retourner chez elle dès que l’occasion s’en présenterait.

Alla-Douyaw, qui, de son côté, n’étoit pas sans inquiétude sur ma visite, recommanda à ses femmes de n’en point parler. Elles en gardèrent si bien le secret, que cela lui inspira beaucoup de confiance pour l’avenir.

Elle les mettoit aux aguets lorsque je venois la voir. Enfin l’aimable sultane gagna jusqu’à l’eunuque qui m’accompagnoit, en lui faisant des présens. Pendant longtems j’eus la liberté de passer chaque jour avec elle des heures entières. Je lui rendis compte des coutumes européennes sur lesquelles elle me faisoit 1000 questions tout ce que je lui disois à ce sujet l’amusoit beaucoup. Un air de distraction que je remarquois quelquefois sur son visage, m’annoncoit, malgré elle, que le plaisir qu’elle prenoit à nos entretiens ne pouvoit chasser la terreur qu’elle éprouvoit au fond de l’ame.

Si Alla-Douyaw avoit à redouter la jalousîe de l’empereur, elle avoit encore à se mettre en garde contre la méchanceté de ses rivales et la perfidie des eunuques. Je forçai au silence les femmes dont la jeune sultane avoit le plus à craindre l’indiscrétion, en allant les visiter dans leurs appartemens par ce moyen, leur conduite devint également repréhensible, ce qui leur fit sentir la nécessité de se taire.

Je n’ai point vu la quatrième femme de l’empereur, elle étoit à Fez pour sa santé pendant mon séjour Maroc. J’ai appris qu’elle étoit fille d’un renégat anglais et mère de Muley Yazéd, qui devoit monter sur le trône après la mort de Sidi Mahomet. Après avoir passé dans le Harem beaucoup plus de tems que raisonnablement je n’aurois dû faire, j’en sortis pour aller rendre compte à l’empereur de l’état où j’avois trouvé Alla-Zara. Il me reçut dans une cour fermée il n’avoit à sa suite ce jour-la, que quelques pages et une demi-12àine d’esclaves, pour conduire, une petite voiture à 4 roues, suspendue très-bas, et n’ayant qu’une place de fond. Quatre enfans de renégats espagnols la traînaient avec beaucoup de facilité.

En approchant de ce redoutable monarque, j’avoue que j’eus peur de trouver un juge sévére qui alloit tirer vengeance d’une faute fort légère en elle-même, mais qui pouvoit être regardée de sa part comme une insulte très-grave. Je ne fus pas long-tems dans cette cruelle anxiété. Je vis au ton affectueux que prit l’empereur pour me parler d’Alla-Zara, qu’il n’etoit informé de rien. Alors m’étant remis de ma première frayeur, je lui fis rendre compte par mon interprète de l’état de la malade qu’il m’avait ordonné d’aller voir. Je voulut savoir quels remèdes j’employerois pour la guérir, s’étant fait apporter quelques-unes des drogues que j’avois nommées, il m’obligea d’en goûter devant lui, comme s’il eût craint que, par ignorance ou par méchanceté je ne donnasse du poison à la sultane. Après m’avoir fait beaucoup de question sur la manière de traiter les différentes maladies en Europe ; il révint à me parler encore de l’état d’Alla-Zara. Il me demanda combien de tems il me faudroit pour rétablir sa santé. A cela je répondis qu’il étoit impossible de fixer le terme de sa guérison, et que ses maux ne cesseroient que par un long usage des remèdes que je lui avois conseillés.

Lorsque j’eus fait cette déclaration, je crus devoir en tirer parti pour solliciter de nouveau la permission de retourner à Gibraltar ; en conséquence, j’offris à l’empereur de donner mes soins à la sultane pendant une 15aine de jours, et de lui laisser ensuite un rémède qu’elle pourroit suivre après mon départ, avec autant de succès que si j’étois présent. J’appuyai sur la nécessité où j’étois d’obéir aux ordres de mes supérieurs, qui me rappeloient à mon poste. L’empereur parut content de mon zèle pour procurer du soulagement à une femme qui excitoit encore sa pitié. Pour me faire voir qu’il en étoit satisfait, il me promit de me renvoyer après lés premiers 15 jours du traitement que j’avois fait commencer à la sultane. Ces paroles consolantes furent accompagnées d’un mouvement de générosité, qui fit dire a l’empereur que j’aurois un beau cheval pour retourner dans mon pays. Son ministre eut ordre de me compter 10 Riyal, et de me faire ouvrir le harem toutes les fois que je voudrois y entrer.

Le Harem, ainsi que je l’ai déjà observé, fait partie du palais ou sérail. On ne peut y communiquer que par une porte secrète dont l’empereur seul a la clef. Il y a en face des 4 plus beaux appartemens des femmes une grande cour qu’on traverse pour y arriver. Ils ne sont éclairés que par des portes brisées. Cette manière de donner du jour aux appartemens est générale pour toutes les maisons des Maures on sait qu’elles n’ont point de fenêtres.

La cour dont je viens de parler est pavée en tuiles bleues et blanches une belle fontaine qui est au milieu donne de l’eau pour-les fréquentes ablutions recommandées par leprophète Mahomet elle en fournit également à tous les besoins du ménage.

Dans l’étendue du terrain qu’occupe le harem, on y trouve, 12 cours quarrées par ou l’on arrive à tous les appartemens des femmes. Ces vastes emplacemens sont d’unegrande ressource pour tant de malheureuses prisonnières, qui n’ont point d’autre endroit pour se promener. L’extérieur des appartemens des femmes est sculpté avec autant de goût qu’on pourroit. le faire en Europe ils sont tapissés en beau damas les planchers sont couverts de superbes tapis de Turquie, sur lesquels on jette des coussins et des petits matelas pour s’asseoir ou pour dormir. Quatre ottomanes en bois d’acajou, et faites avec élégance, garnissent ordinairement les coins des appartemens. Ces ottomanes ne servent que d’ornement.

Le plafond de toutes les pièces occupées par les femmes, est peint et chargé de sculptures mais ce qui les décore le mieux, ce sont de belles glaces et des pendules dans des châssis dorés. On voit dans plusieurs appartemens des espèces de niches pratiquées dans la muraille, et garnies de petits matelas avecune couverture de soie. Les tentures sont de satin, souvent encâdrées dans de larges bandes de velours noir brodées en or.

La première sultane a la direction du Harem son autorité ne s’étend point sur chaque femme en particulier ; elle est seulement chargée de la police générale. La distinction de cette place donné le droit de choisir le meilleur logement. Alla-Batoom et AlIa-Douyaw, la sultane favorite étoient les seules qui eussent leur chambre précédée d’une autre pièce. La malheureuse Alla-Zara et toutes les concubines n’avoient qu’un appartement.

Les générosités de l’empereur pour ses femmes étoient plus ou moins abondantes suivant les sentimens qu’elles savoient lui inspirer. Il vouloit que ses dons, qui n’étoient pas toujours magnifiques, pussent fournir àtous leurs besoins. Cependant la pension qu’il faisoit à la plupart d’entre elles étoit si modique, qu’elle ne pouvoit suffire à leur nourriture et à leur entretien. La sultane favorite n’avoit guères plus d’un petit écu par jour ; les autres étoient moins bien traitées. Il est vrai que l’empereur leur donnoit des bijoux et même quelquefois des gratifications et l’argent. Malgré toutes ces libéralités, elles eussent été fort mal à leur aise, sans les cadeaux que les Européens et les Maures leur fàisoient pour qu’elles s’intéressassent à leurs affaires. L’empereur n’ignoroit pas que ses femmes rançonnoient les étrangers qui réclamoient leur appui mais il fermoit les yeux sur ce honteux trafic, parce qu’il aimoit mieux les tolérer que de dénouer les cordons de sa bourse. Les ambassadeurs, les consuls et les nëgocians, qui connoissoient cet usagé scandaleux s’y conformoient, et répandoient beaucoup d’argent dans le harem.

J’ai connu un juif qui ne pouvoit obtenir une réponse de l’empereur pour une affaire emportante, et qui prit le parti d’envoyer des perles aux sultanes, en les suppliànt de parler en sa faveur. Ces belles protections eurent bientôt fait accorder au juif ce qu’il sollicitoit inutilement depuis long-tems.

Les femmes enfermées dans le harem payent les esclaves qui les servent. Elles font, après cela, ce qu’elles veulent de leur argent ; elles ne sont point obligées d’en rendre compte.

En tout elles jouissent d’une assez grande liberté dans leur prison, mais elles ne sauroient jamais en sortir. L’empereur les fait pourtant quelquefois voyager pour les avoir avec lui, lorsqu’il va d’un palais dans un autre.

C’est une grande affaire que ce changement de domicile. Le jour qu’il doit avoir lieu, personne ne doit se trouver sur le chemin par où les femmes de l’empereur doivent passer et afin d’en chasser les téméraires que la curiosité pourroit y attirer, un détachement de soldats précède la marche des femmes, qui ne sortent du harem que quand on est sûr qu’elles ne seront point exposées aux regards des mortels. Celles qui n’aiment pas à voyager en voiture montent des mules leur visage est couvert d’un voile impénétrable. Le plus grand nombre fait le chemin dans des litières qui sont si bien fermées que l’oeil le plus pénétrant ne pourroit apercevoir les beautés qui y sont cachées. Elles sont escortées par des eunuques noirs, qui sont des gardiens de fort mauvaise humeur.

Lorsqu’elles obtiennent la permission de se promener dans l’enceinte du palais, en-dehors des murs du harem elles sont également surveillées par des eunuques. Ces promenades ne se répètent que rarement, quoique ce soient les seules un peu agréables dont les femmes de l’empereur puissent jouir. Le harem de Sidi Mahomet étoit composé de 160 femmes, sans compter toutes les esclaves qui servoient les sultanes.

Il ne faut pas croire que l’empereur n’ait épousé que les 4 sultanes dont j’ai parlé ; il en avoit répudie plusieurs qui ne lui avoient point donné d’enfans ; d’autres étoient mortes de maladies ; ainsi on auroit de la peine à savoir au juste combien de fois il a été marié pendant le cours d’un règne aussi long.

En général, les concubines sont des négresses ou des esclaves européennes. J’en ai pourtant vu qui étoient de bonnes familles maures, et que des parens barbares et ambitieux avoient eu la bassesse de donner à l’empereur pour son harem.

On distinguoit parmi les concubines une jeune Espagnole d’une beauté parfaite ; mais sa physionomie manquait de cette expression qui rendoit Alla-Douyaw si séduisante. Quant aux femmes maures, elles sont sans grâce, et d’une gaucherie dans leurs manières qui fait grand tort à leurs charmes. Il est rare qu’elles soient grandes ; mais en revanche, elles sont remarquablement grasses. Leur peau est d’un brun clair ; elles ont le visage rond, les yeux noirs, le nez et la boùche petits. Leurs dents sont très blanches elles sont mal partagées du côté des mains et des pieds, dont la grandeur considérable n’est pas élégante.

Un jour que j’étois dans le harem, je fus consulté par une des plus belles concubines pour un mal d’estomac qu’elle ressentoit depuis plusieurs mois. J’eus le malheur de faire prendre une poudre que j’aurois donnée à un enfant de 6 mois. Quoique ce remède ne fut nullement dangereux, la première prise qui causa tant d’inquiétude, en lui occasionnant un peu d’agitation, qu’elle imagina de faire avaler à une jeune sœur […] afin de s’assurer si elle n’étoit point nuisible à la santé. La petite fille, qui prit à contre-cœur un remède dont elle n’avoit pas besoin, éprouva des douleurs d’estomac qui alarmèrent sa sœur aînée. Cet accident m’attira beaucoup d’injures de la part de celle qui, dans le fait, étoit la seule coupable, Elle me reprocha d’avoir voulu la faire mourir, en lui donnant une poudre qui avoi pensé faire périr sa sœur. Ce fut en vain que je cherchai à me justifier quelque chose que je pusse dire pour ma défense, ma colérique malade n’en resta pas moins persuadée que je n’entendois rien à la médecine. Je pourrois citer plusieurs autres traits semblables mais celui que je viens de rapporter donne suffisamment la mesure de l’esprit de ces malheureuses créatures. L’histoire suivante achèvera de faire connoître combien leur raison est bornée.

Je sortois un soir de l’appartement d’Alla-Zara, lorsque je vis paroitre une grande procession de femmes, qui marchoient deux à deux en chantant des hymnes en l’honneur de Dieu et de son saint prophète. Je demandai quel étoit le but de cette procession. Mon interprète m’apprit qu’on la faisoit pour avoir de la pluie. Les plus petites filles marchoient les premières celles d’un âge plus avancé venoient après, et ainsi de suite en remontant jusqu’aux femmes de 25 a. 30 ans. La totalité alloit à plus de 100. Elles portoient toutes sur la tête une petite planche sur laquelle étoit écrit que les états de l’empereur avoient besoin de pluie, et qu’elles prioient Dieu et Mahomet d’en envoyer. J’ai vu qu’elles avoient continué de faire la même procession tout le tems qu’avoit duré la sécheresse, enfin, jusqu’à ce qu’il tombât de l’eau, pour leur faire voir que leurs prières étoient exaucées.

Il est fort rare que l’empereur vienne voir ses femmes dans le harem ; il envoie chercher par un eunuque l’heureux objet qu’il destine ce jour-la à ses plaisirs. Celle qui est favorisée d’une préférence qui flatte son amour propre, ne néglige rien pour relever l’éclat de ses charmes, mais, hélas leur effet se fait peu sentir sur le cœur d’un homme qui ne voit jamais dans sa maîtresse que la basse soumission de son esclave.