Tite-Live, XXIV, 21-40, Insurrection Sicilienne contre Rome, v. 50 av. n-è

XXI. (1) Cependant il s’élevait en Sicile une guerre qui ne méritait pas peu d’attention. La mort du tyran avait donné aux Syracusains des chefs remplis d’activité plutôt qu’elle n’avait changé leurs plans et leurs intentions. Les Romains confièrent donc le commandement de cette province à M. Marcellus, l’un des consuls. (2) Après le meurtre d’Hiéronyme, il y avait eu d’abord à Léontium une émeute parmi les soldats: ils s’étaient écriés avec rage qu’il fallait faire aux mânes du roi le sacrifice de la vie des conjurés. (3) Cependant on leur répéta ces mots, si doux à entendre, de liberté recouvrée; on leur fit espérer qu’ils auraient leur part des trésors royaux et qu’ils serviraient sous de meilleurs généraux; on leur raconta les crimes horribles du tyran, ses débauches plus horribles encore, et il s’opéra un tel changement dans les esprits, que ce prince, naguère tant regretté, ils le laissèrent, étendu sans sépulture. (4) Les conjurés restèrent à l’armée pour y établir leur pouvoir; seulement Théodotus et Sosis, montés sur des chevaux du roi, se rendirent en toute hâte à Syracuse, pour écraser les partisans du tyran avant qu’ils connussent rien de tout ce qui se passait. (5) Ils furent prévenus par la renommée, si prompte à répandre de tels bruits, et par l’arrivée d’un des esclaves du roi qui en donna la nouvelle. (6) Adranodorus avait rempli de troupes l’île, la citadelle et tous les autres postes avantageux dont il avait pu s’emparer. (7) Théodotus et Sosis, entrés par l’Hexapyle, après le coucher du soleil, et quand la nuit se faisait obscure, traversèrent à cheval le quartier de Tycha, exposant à tous les regards l’habit sanglant du roi, ainsi que sa couronne. Ils appellent le peuple à la liberté et aux armes, et lui recommandent de se rassembler dans l’Achradine. (8) De toute cette multitude, les uns se précipitent dans les rues, les autres s’établissent sous les vestibules, ou regardent des toits et des fenêtres en demandant ce qui se passe. (9) Des lumières éclairent toute la ville, qui se remplit de bruits confus; les hommes armés se réunissent sur les places; ceux qui sont sans armes vont au temple de Jupiter Olympien s’emparer des dépouilles des Gaulois et des Illyriens, que le peuple romain avait offertes à Hiéron, et qu’il avait suspendues dans ce temple; ils supplient Jupiter (10) de leur être favorable, et de leur prêter ces armes sacrées avec lesquelles ils vont combattre pour la patrie, les temples des dieux et la liberté. (11) Toute cette multitude se réunit aux postes établis dans les principaux quartiers de la ville. Dans l’île, Adranodorus s’assure avant tout des greniers publics. (12) Ce sont des bâtiments entourés d’un mur de pierres de taille, fortifiés à la manière d’une citadelle. La jeunesse, à qui la défense en avait été confiée, s’en empare, et envoie dans l’Achradine annoncer au sénat que les greniers et le blé sont à sa disposition.

XXII. (1) Au point du jour, tout le peuple, armé ou sans armes, se rend dans l’Achradine auprès du sénat. Là, devant l’autel de la Concorde qui se trouve dans ce quartier, l’un des principaux citoyens, nommé Polyaenus, adressa au peuple un discours plein de sentiments libres et toutefois modérés.

(2) « Longtemps soumis à une indigne servitude, ils s’étaient révoltés quand ils avaient senti toute l’étendue de leurs maux. Quant aux malheurs qu’entraînent les discordes civiles, les Syracusains les connaissent d’après les récits de leurs pères, plutôt que par leur propre expérience. (3) Il louait ses concitoyens de ce qu’ils avaient couru sans hésiter aux armes; il les louerait plus encore s’ils ne s’en servaient qu’à la dernière extrémité. (4) Pour l’instant, son avis était qu’il fallait envoyer à Adranodorus l’ordre de se soumettre au pouvoir du sénat et du peuple, d’ouvrir les portes de l’île et d’en livrer la garnison; (5) que s’il voulait faire de son titre de tuteur de roi une royauté, lui, Polyaenus, était d’avis qu’il fallait mettre bien plus d’ardeur à reconquérir la liberté sur Adranodorus que sur Hiéronyme. »

(6) Après ce discours, on fit partir les députés; et dès ce jour le sénat recommença de siéger. Maintenus sous le règne d’Hiéron comme conseil publie, depuis la mort de ce roi jusqu’à ce jour, les sénateurs n’avaient été ni convoqués ni consultés sur aucune affaire. (7) À l’arrivée de la députation, Adranodorus fut ébranlé en voyant cet accord de tous les citoyens, et aussi de ce qu’ils avaient en leur pouvoir la plus grande partie de la ville, et cette portion de l’île, la mieux fortifiée, que venait de lui enlever la trahison. (8) Mais sa femme, Damarata, la fille d’Hiéron, ayant conservé tout l’orgueil du sang royal dans le coeur passionné d’une femme, le prenant à part, lui rappelle ce mot répété tant de fois par Denys le Tyran

(9) « qu’un roi ne doit jamais renoncer à la tyrannie que quand on le tire par les pieds, et non pas tant qu’il est à cheval. Il est facile, à l’instant où l’envie en prend, de renoncer à une haute fortune, mais difficile et dangereux de se la faire et de s’y établir. (10) Il faut donc qu’il demande à la députation quelque temps pour se consulter, et qu’il emploie ce temps à faire venir des troupes de Léontium; en leur promettant une part dans le trésor du roi, il lui sera aisé de s’emparer de la souveraine puissance. »

 

(11) Adranodorus ne dédaigna pas tout à fait ces conseils de sa femme; mais il ne les adopta pas sur-le-champ. Il crut que le meilleur moyen pour arriver au pouvoir, c’était de céder cette heure aux circonstances. (12) Il charge donc les députés de répondre de sa part qu’il allait se mettre à la disposition du sénat et du peuple. Le lendemain, au point du jour, il fait ouvrir les portes de l’île et se rend au forum dans l’Achradine. (13) Là il monte à l’autel de la Concorde, d’où la veille Polyaenus avait prononcé son discours, et commence la harangue suivante, demandant d’abord qu’on lui pardonnât ses délais.

 

(14) « Il avait tenu ses portes fermées, non qu’il eût séparé sa cause de la cause publique, mais parce que l’épée, une fois tirée, il avait attendu avec crainte quelle serait la fin des massacres, si l’on se contenterait de la mort du tyran, qui suffisait à la liberté, ou si tous ceux que les liens du sang, l’intimité ou quelques fonctions attachaient au palais seraient mis à mort comme accusés des crimes qui n’étaient pas les leurs. (15) Voyant bien maintenant que ceux qui avaient délivré la patrie voulaient aussi la conserver libre, et que de toutes parts on s’occupait des intérêts publics, il n’avait pas hésité à remettre au pays et sa propre personne et tout ce qui avait été confié à sa foi et à sa garde, celui qui le lui avait commis ayant péri victime de sa folie. »

 

(16) Se tournant alors vers les meurtriers du tyran et appelant par leurs noms Théodotus et Sosis:

« Vous avez fait, dit-il, une action mémorable; (17) mais, croyez- moi, votre gloire ne fait que commencer et n’est pas à son sommet: il est encore bien à craindre, si vous ne mettez tous vos soins à assurer la paix et la concorde, que la république ne se laisse entraîner à la licence. »

XXIII. (1) Après ce discours, il dépose à leurs pieds les clefs des portes et du trésor royal. Ce jour-là, tous les citoyens quittèrent l’assemblée pleins de joie, et se rendirent dans tous les temples, avec leurs femmes et leurs enfants, pour offrir aux dieux des actions de grâces. Le lendemain on rassembla les comices pour la nomination des pré- 644 teurs. (2) Adranodorus fut nommé l’un des premiers; les autres, en grande partie, étaient des meurtriers du tyran, et parmi eux, quoique absents, Sopater et Dinomène. (3) En apprenant ce qui se passait à Syracuse, ils y firent apporter les trésors du roi, qui étaient à Léontium, et les remirent à des questeurs créés à cet effet. (4) On leur livra aussi ce qui se trouvait d’argent dans l’île et dans l’Achradine, et la partie du mur qui séparait l’île du reste de la ville, et en faisait ainsi une position trop forte, fut renversée d’un avis unanime. Tout suivit cet entraînement des esprits à la liberté. (5) Au bruit de la mort du tyran, qu’Hippocrate avait essayé de cacher même par le meurtre de celui qui en avait apporté la nouvelle, Épicyde et lui furent abandonnés par leurs soldats, et revinrent à Syracuse, pensant que c’était le parti le plus sûr dans les circonstances présentes. (6) Là, ne voulant pas être soupçonnés de chercher l’occasion d’un nouveau mouvement, ils se rendent d’abord auprès des préteurs; puis, conduits par eux auprès du sénat, (7) ils déclarent

« qu’ils ont été envoyés par Hannibal vers Hiéronyme comme vers un prince son ami et son allié, qu’ils avaient obéi aux ordres du roi en obéissant à leur général, (8) qu’ils demandaient à retourner vers Hannibal; que du reste, comme la route n’était pas sûre à travers la Sicile, que parcouraient alors en tous sens les Romains, ils demandaient une escorte qui les conduisit à Locres en Italie; qu’Hannibal leur saurait fort bon gré de ce service de peu d’importance. »

(9) Leur demande leur fut facilement accordée. Les Syracusains, en effet, désiraient voir s’éloigner des généraux dévoués au roi, habiles dans l’art de la guerre, et à la fois pauvres et audacieux. Mais ce que voulaient les Syracusains, ils ne l’exécutèrent pas avec toute la promptitude nécessaire. (10) En attendant, les jeunes gens, soldats eux-mêmes et habitués aux soldats, semaient des accusations contre le sénat et les grands, soit dans l’armée, soit auprès des transfuges, en grande partie matelots romains, soit enfin auprès des dernières classes du peuple.

(11) « Le sénat, disaient-ils, avait secrètement machiné un complot pour soumettre Syracuse à la domination de Rome, sous prétexte de renouveler l’ancienne alliance, et pour qu’ensuite le parti peu nombreux de ceux qui auraient conseillé cette mesure régnât en maître sur la ville. »

XXIV. (1) Une multitude d’hommes, disposés à écouter et à croire de tels bruits, affluait à Syracuse et y grossissait de jour en jour. Aussi non seulement Épicyde, mais Adranodorus lui-même, commençaient à espérer une révolution. (2) Adranodorus, fatigué, se rend enfin aux conseils de sa femme:

« c’était, disait-elle, le moment de s’emparer du pouvoir, au milieu du trouble et du désordre occasionnés par cette liberté nouvelle, maintenant qu’il avait avec lui des soldats nourris de la solde du roi, et des généraux envoyés par Hannibal, accoutumés aux soldats et capables de l’aider dans son entreprise. »

Il s’associe avec Thémistus, qui avait épousé la fille de Gélon, et peu de jours après il s’en ouvre imprudemment à un acteur tragique, nommé Ariston, confident de tous ses autres secrets. (3) Ariston avait de la naissance 645 et une position honorable, à laquelle ne nuisait point l’exercice de son art, cette profession n’ayant rien d’avilissant chez les Grecs. Il pensa qu’il devait avant tout fidélité à sa patrie, et déclara tout aux préteurs. (4) Ceux-ci, d’après des indices certains, voyant que l’affaire est sérieuse, consultent les plus vieux des sénateurs. D’après leur conseil, ayant placé des gardes à la porte de la curie, ils font tuer Thémistus et Adranodorus, à l’instant même où ils entraient. (5) À cette action si cruelle en apparence, et dont les autres ignoraient le motif, un violent tumulte s’éleva. Le silence rétabli, les préteurs introduisent le dénonciateur. (6) Ariston révèle tout le complot; il dit que la conjuration date du mariage d’Harmonia, fille de Gélon, avec Thémistus; (7) que les auxiliaires africains et espagnols ont été chargés du meurtre des préteurs et des principaux citoyens, dont les assassins devaient se partager la fortune; (8) que les mercenaires, accoutumés à obéir à Adranodorus, s’étaient mis en mesure de s’emparer une seconde fois de l’île; enfin, il met sous les yeux du sénat tout le détail des opérations de chacun et des forces, tant en hommes qu’en armes, dont les conjurés disposaient. Le sénat pensa que leur mort était aussi juste que celle d’Hiéronyme. (9) Devant la curie, dans le vestibule, la multitude, incertaine de ce qui se passait et divisée d’opinions, faisait entendre des cris et des menaces horribles; mais, à la vue des cadavres des conjurés, elle fut saisie d’une telle crainte, qu’elle suivit en silence à l’assemblée ceux du peuple qui n’avaient pas trempé dans le complot. (10) Sopater fut chargé par le sénat et ses collègues de prononcer une harangue.

XXV. (1) Alors, comme s’il accusait Adranodorus et Thémistus devant un tribunal, Sopater examinant leur conduite avant la conjuration, leur attribua tous les attentats qui avaient été commis depuis la mort d’Hiéron.

(2) « En effet, que faisait de lui-même Hiéronyme enfant, qu’avait-il pu faire, étant à peine en l’âge de puberté? Ses tuteurs, ses maîtres, avaient régné, protégés par la haine qui retombait sur un autre qu’eux. Ils auraient donc dû périr avant ou tout au moins. avec Hiéronyme. (3) Et pourtant ces hommes, promis d’avance à une mort qui leur était due, depuis que le tyran n’était plus, avaient médité de nouveaux crimes. D’abord ouvertement, Adranodorus, fermant les portes de l’île, avait pensé à l’hérédité du trône, et retenu comme maître ce dont il n’avait que l’administration. (4) Abandonné ensuite par ceux qui étaient dans l’île, assiégé par tous les citoyens qui occupaient l’Achradine, il avait en secret et par ruse essayé de s’emparer d’un pouvoir qu’il avait en vain voulu emporter ouvertement et à la vue de tous. (5) Les bienfaits mêmes et les honneurs n’avaient pu le vaincre. En vain, associé aux libérateurs de la patrie, lui, l’ennemi secret de la liberté, il avait été nommé préteur. (6) Qui leur avait inspiré à tous deux cette ambition de régner, si ce n’est d’avoir épousé deux filles de rois, l’une, celle d’Hiéron, l’autre, celle de Gélon? »

(7) À ces mots, de tous les côtés de l’assemblée on s’écrie qu’aucune d’elles ne doit plus vivre, qu’il ne doit plus rester personne de la 646 race des tyrans. (8) Telle est la nature de la multitude, ou bassement esclave, ou tyranniquement maîtresse. La liberté, placée entre ces deux excès, ils ne savent ni la mépriser ni en jouir avec mesure; (9) et il ne manque jamais de complaisants ministres de leur colère qui poussent au sang et au meurtre ces esprits ardents et impétueux du peuple. (10) On en eut alors un exemple: les préteurs proposèrent une loi, et cette loi fut acceptée, pour ainsi dire, avant d’être promulguée. Elle portait que toute la famille royale serait mise à mort. (11) Les préteurs envoyèrent égorger Damarata et Harmonia, filles, l’une d’Hiéron, et l’autre de Gélon, et femmes d’Adranodorus et de Thémistus.

XXVI. (1) Héracléa était fille d’Hiéron, et femme de Zoïppus. Zoïppus, envoyé en ambassade par Hiéronyme auprès du roi Ptolémée, s’était condamné à un exil volontaire. (2) Héracléa, ayant appris que les assassins se dirigeaient vers sa demeure, se réfugia aux pieds de l’autel domestique et des dieux pénates, ayant avec elle ses deux filles, les cheveux épars et dans un état bien propre à exciter la pitié. (3) Elle y joignit les prières, au nom de son père Hiéron, et de Gélon son frère, suppliant les meurtriers

« de ne point envelopper une femme innocente dans la haine qu’avait soulevée Hiéronyme. (4) Qu’au règne de ce prince elle n’avait gagné que l’exil de son mari; que sa fortune, pendant la vie d’Hiéronyme, n’avait pas été la même que celle de sa soeur, et que Hiéronyme une fois mort, sa cause n’était pas non plus la même. (5) Si Adranodorus avait réussi dans ses projets, Damarata eût régné avec son mari; mais Héracléa aurait dû être esclave avec tout le peuple. (6) Si quelqu’un allait annoncer à Zoïppus qu’Hiéronyme est mort, que Syracuse est libre, pourrait-on douter qu’il ne s’embarquât aussitôt pour revenir dans sa patrie? (7) Ô combien les espérances des hommes sont trompeuses! Dans sa patrie devenue libre, sa femme et ses enfants se débattent pour conserver la vie! (8) Comment pouvaient- elles être un obstacle à la liberté ou aux lois? Qui pouvait redouter quelque chose d’elle, seule comme elle est, presque veuve, et de deux jeunes filles privées de leur père? Mais peut-être sans causer de craintes, leur sang royal excitait la haine. (9) Oh! qu’alors on les relègue loin de Syracuse et de la Sicile, qu’on les transporte à Alexandrie, elle auprès de son mari, ses filles auprès de leur père. »

(10) Mais leurs oreilles et leurs âmes étaient fermées à ces prières, et déjà quelques-uns tiraient leurs épées pour épargner le temps. (11) Alors, cessant de supplier pour elle- même, elle persiste à demander grâce du moins pour ses filles, dont l’âge fléchirait même des ennemis irrités.

« En punissant des tyrans ils ne doivent pas imiter leurs crimes. »

(12) Les assassins l’arrachent de l’autel et l’égorgent; puis ils se précipitent sur les jeunes filles couvertes du sang de leur mère. Égarées par la douleur et, la crainte, et comme saisies de démence, elles s’élancent loin de l’autel avec tant de rapidité, que si elles eussent trouvé quelque moyen de fuir ver la ville, elles l’eussent remplie de tumulte. (13) Alors même, dans l’espace si étroit de cette maison, au milieu de tant d’hommes armés, elles échappèrent quel- 647 que temps sans blessures et s’arrachèrent aux bras vigoureux qui les retenaient et dont elles trompaient l’effort. (14) Enfin, atteintes de plusieurs coups, remplissant tout de leur sang, elles tombèrent sans vie. Ce meurtre, si déplorable par lui-même, le devint plus encore par l’arrivée d’un messager qui, peu de temps après, apporta la défense qu’on les immolât, les esprits s’étant bientôt tournés à la compassion. (15) Mais cette compassion fit ensuite place à la colère, un supplice si prompt n’ayant laissé de temps ni au repentir ni à un retour vers des sentiments plus doux. (16) La multitude frémit et demanda que les comices fussent réunis pour la nomination des successeurs d’Adranodorus et de Thémistus, qui tous deux avaient été préteurs. Ces comices ne devaient pas tourner selon les vues des préteurs en charge.

XXVII. (1) Le jour en avait été fixé. Ce jour-là, sans que personne s’y attendît, un homme placé à l’extrémité de la foule, nomma Épicyde, puis un autre Hippocrate. Ces noms se répètent de tous côtés; l’assentiment de la multitude devient évident. (2) L’assemblée était composée, non seulement du peuple, mais des soldats, et il s’y était aussi mêlé un grand nombre de transfuges, qui ne demandaient qu’un bouleversement. (3) Les préteurs dissimulent d’abord et veulent traîner l’affaire en longueur. Enfin, vaincus par l’unanimité des suffrages, et redoutant une sédition, ils proclament le nom des nouveaux préteurs. (4) Ceux-ci ne découvrent pas tout d’abord leurs intentions; toutefois ils étaient mécontents qu’on eût envoyé des députés à Ap. Claudius pour demander une trêve de dix jours, et, après l’avoir obtenue, une seconde ambassade pour travailler au renouvellement de l’ancienne alliance. (5) Les Romains avaient alors une flotte de cent vaisseaux à Murgantia. Ils voulaient voir ce que deviendraient les troubles soulevés à Syracuse par le meurtre des tyrans, et dans quelle voie le peuple serait entraîné par cette liberté si nouvelle, si étrange pour lui. (6) À cette époque même, Appius avait envoyé à Marcellus, qui arrivait en Sicile, les députés syracusains. Marcellus entendit leurs propositions, parce que la paix pouvait se conclure, et envoya lui-même une députation à Syracuse, avec ordre de discuter de vive voix avec les préteurs les bases sur lesquelles serait renouvelé l’ancien traité. (7) La ville était déjà loin de jouir de la même tranquillité. Quand le bruit se répandit que la flotte carthaginoise était en vue de Pachynum, libres de toute crainte, Hippocrate et Épicyde, tantôt auprès des soldats mercenaires, tantôt auprès des transfuges, se mirent à se plaindre que Syracuse était livrée aux Romains. (8) Or, dès qu’Appius vint stationner avec ses vaisseaux à l’entrée du port, pour donner du courage aux gens du parti contraire, cette vue donna en apparence beaucoup de crédit à des accusations jusque-là sans fondement; (9) et d’abord toute la multitude s’était portée en tumulte pour repousser les Romains s’ils essayaient de descendre à terre.

XXVIII. (1) Au milieu de ce trouble, on pensa à convoquer l’assemblée. Les esprits étaient divisés; une sédition allait éclater peut-être! Lorsque Apollonidès, l’un des citoyens les plus considérables 648 de la ville, prononça le discours suivant, utile autant qu’il se pouvait en de pareilles circonstances

(2) « Jamais, dit-il, aucune ville n’avait vu de plus près ou son salut ou sa ruine. (3) En effet, si le peuple entier, d’un consentement unanime, se prononçait pour les Romains ou pour les Carthaginois, jamais aucun état ne se trouverait dans une position plus heureuse ou plus prospère. (4) Si au contraire il se divisait, la guerre ne serait pas plus atroce entre les Carthaginois et les Romains, qu’entre les deux partis à Syracuse. Dans les mêmes murs, chaque faction allait avoir ses soldats, ses armes, ses généraux. (5) Il fallait donc obtenir à tout prix que tous les Syracusains fussent d’accord. Décider quelle était des deux alliances la plus utile, c’était une question bien moins grave, bien moins importante; (6) quoiqu’il fallût plutôt pour le choix des alliés s’en rapporter à l’autorité d’Hiéron qu’à celle d’Hiéronyme, et que des amis si heureusement éprouvés pendant cinquante ans dussent être préférés à des amis aujourd’hui inconnus, autrefois perfides. (7) Une autre considération d’un grand poids, c’est qu’on pouvait rejeter l’alliance des Carthaginois sans entrer aussitôt en guerre avec eux; avec les Romains, il fallait choisir aussitôt ou la paix ou la guerre.

(8) Moins ce discours parut empreint de passion et de partialité, plus il fit impression. Aux préteurs et à l’élite du sénat on joignit encore un conseil militaire. Les chefs des troupes et ceux des alliés reçurent ordre de prendre part à la délibération. (9) Les discussions furent souvent violentes; enfin, comme on vit bien, qu’il était impossible de soutenir la guerre contre les Romains, on se décida pour la paix, et il fut résolu qu’on leur enverrait des députés pour conclure le traité.

XXIX. (1) Peu de jours après, des ambassadeurs vinrent de Léontium demander des troupes pour protéger leurs frontières. Cette ambassade parut un excellent prétexte pour débarrasser la ville d’une multitude sans ordre et sans discipline, et pour en éloigner les chefs. (2) Le préteur Hippocrate reçut ordre d’y conduire les transfuges. Une foule de mercenaires le suivirent, et formèrent ainsi un corps de quatre mille hommes. (3) Cette expédition fut également agréable à ceux qui partaient et à ceux qui les envoyaient. En effet, les premiers trouvaient l’occasion qu’ils cherchaient depuis longtemps d’exciter quelque révolution, les autres se réjouissaient d’avoir, à ce qu’ils croyaient, purgé la ville des ordures qui l’infectaient. Du reste, ce fut là comme un remède pour un corps malade que l’on soulage pour l’instant, mais qui bientôt retombe dans une crise plus dangereuse. (4) Hippocrate, en effet, par des excursions secrètes, ravagea d’abord les frontières de la province romaine: ensuite, un jour qu’Appius avait envoyé des troupes pour protéger le territoire des alliés, il se précipita avec toutes ses troupes sur ce corps qui était campé en face de lui, et en fit un grand carnage. (5) À cette nouvelle, Marcellus envoya aussitôt à Syracuse des députés chargés de déclarer qu’il regardait la paix comme rompue, qu’il y aurait toujours quelque motif de guerre, à moins qu’Hippocrate et Épicyde ne fussent chassés, non pas seulement de Syracuse, 649 mais de la Sicile tout entière. (6) Épicyde, pour ne pas avoir à supporter, en restant à Syracuse, les griefs qui pesaient sur son frère absent, ou bien ne voulant pas manquer pour sa part à exciter la guerre, partit lui- même pour Léontium. Voyant alors les Léontins fort animés coutre Rome, il essaya aussi d’amener une rupture entre eux et Syracuse. (7) Il disait que

« Syracuse avait conclu la paix avec Rome, à condition que tous les peuples qui avaient fait partie du royaume restassent sous sa domination; que, non contente d’être libre elle- même, elle voulait aussi régner et dominer sur les autres. (8) Il fallait donc lui annoncer que les Léontins aussi prétendaient être libres, leur ville étant celle où le tyran était mort, où la liberté avait été proclamée pour la première fois, et où l’on avait abandonné les chefs de l’armée royale pour courir à Syracuse. (9) Il fallait donc ou effacer cet article du traité, ou ne pas accepter le traité. »

(10) La multitude se laissa facilement persuader, et, lorsque les ambassadeurs des Syracusains vinrent se plaindre du massacre des troupes romaines, et ordonner qu’Hippocrate et Épicyde fussent envoyés à Locres, ou partout où ils l’aimeraient mieux, pourvu qu’ils quittassent la Sicile, on leur répondit avec orgueil

(11) « que Léontium n’avait pas chargé Syracuse de conclure pour elle la paix avec les Romains, et qu’elle n’était pas liée par une alliance à laquelle elle n’avait point pris part. »

(12) Les Syracusains rapportèrent aux Romains cette réponse, ajoutant

« que Léontium ne dépendait pas d’eux; que les Romains, sans porter atteinte au traité, pouvaient donc lui faire la guerre, et qu’eux- mêmes leur viendraient en aide, à condition que quand Léontium aurait été soumise, elle retomberait sous le pouvoir de Syracuse, d’après les conditions mêmes du traité. »

XXX. (1) Marcellus, avec toute son armée, partit pour Léontium. Il appela même auprès de lui Appius, pour qu’il attaquât la ville d’un autre côté; et les soldats, irrités par le souvenir de leurs camarades égorgés pendant que l’on traitait pour la paix, marchèrent avec tant d’ardeur qu’au premier assaut la ville fut enlevée. (2) Hippocrate et Épicyde, voyant les murs pris et les portes brisées, se retirèrent avec quelques hommes dans la citadelle, et, la nuit venue, ils se réfugièrent en secret à Herbesus. (3) Les Syracusains, au nombre de huit mille hommes, étaient partis de leur ville, lorsque auprès du fleuve Myla ils rencontrèrent un homme qui leur annonça la prise de Léontium. (4) Cet homme, mêlant des mensonges à la vérité, dit qu’on avait massacré indistinctement les soldats et les citoyens, et qu’il n’y devait pas rester, à son compte, un seul homme au-dessus de l’âge de puberté. La ville avait été pillée, les biens des riches donnés aux soldats. (5) À cet horrible récit, l’armée s’arrêta; au milieu de l’irritation générale, les généraux Sosis et Dinomène se consultaient sur le parti qu’ils avaient à prendre. (6) Ce qui donnait à ce mensonge une apparence d’effrayante vérité, c’est que deux mille transfuges à peu près avaient été battus de verges et frappés de la hache. (7) Du reste, pas un seul Léontin, pas un soldat n’avait eu à souffrir de violences une fois la ville prise, et on leur rendait tous leurs biens, excepté ce qui avait été pris dans le tumulte inséparable d’une prise d’assaut. (8) Il fut im- 650 possible de déterminer l’armée syracusaine à aller jusqu’à Léontium. Ils se plaignaient hautement de ce qu’on eût envoyé leurs compagnons d’armes à une boucherie, et se refusèrent même à faire halte pour attendre des nouvelles plus certaines. (9) Les préteurs voyant les esprits tournés à la révolte, mais pensant que ce mouvement serait de courte durée s’ils en faisaient disparaître les chefs, conduisent l’armée à Mégare. (10) Eux-mêmes, avec quelques cavaliers, ils partent pour Herbesus dans l’espérance qu’au milieu de la terreur générale ils pourraient s’emparer par trahison de la ville. (11) Ils n’y réussirent pas, et se décidèrent alors à agir par la force. Le lendemain ils quittèrent Mégare et vinrent, avec toutes leurs troupes, assiéger Herbesus. (12) Hippocrate et Épicyde étaient sans ressources; ils sentirent qu’ils n’avaient plus qu’un parti à prendre; dangereux en apparence, mais le seul qui leur restât, celui de se livrer aux soldats accoutumés eu grande partie à eux, et que le bruit du massacre de leurs compagnons avait enflammés de fureur; ils vont donc au-devant de l’armée. (13) Par hasard à l’avant-garde se trouvaient six cents Crétois qui avaient servi sous eux auprès d’Hiéronyme, et qui de plus devaient de la reconnaissance à Hannibal, pour les avoir renvoyés libres après les avoir faits prisonniers auprès de Trasimène parmi les autres troupes auxiliaires de Rome. (14) Dès qu’à leurs enseignes et à leurs armes Hippocrate et Épicyde les ont reconnus, ils se présentent à eux avec des rameaux d’olivier et l’extérieur ordinaire des suppliants; ils les prient

« de les recevoir, de les prendre sous leur protection, de ne point les livrer aux Syracusains, qui bientôt les remettraient aux Romains pour être massacrés. »

XXXI. (1) Tous leur crient

« d’avoir bonne espérance, et qu’eux-mêmes ils s’associeront à leur sort quel qu’il soit. »

(2) Pendant cette entrevue, les enseignes s’étant arrêtées, la marche se trouvait ainsi suspendue, et les chefs ne savaient pas encore les motifs de ce retard. Dès que le bruit se fut répandu qu’Hippocrate et Épicyde étaient là, la nouvelle de leur arrivée fut reçue dans tous les rangs avec un frémissement bien évident de plaisir. Aussitôt les préteurs poussent leurs chevaux à l’avant-garde. (3) Ils demandent « quelle est cette conduite, cette licence des Crétois de parlementer avec les ennemis et de les admettre dans leurs rangs sans en avoir reçu l’ordre des préteurs. »

Ils ordonnent qu’on se saisisse d’Hippocrate et qu’on le charge de chaînes. (4) À ces mots, les Crétois poussent les premiers et le reste de l’armée répète un si grand cri, que les préteurs comprirent qu’il leur faudrait craindre pour eux-mêmes s’ils insistaient. (5) Inquiets, incertains, ils ordonnent le retour à Mégare, d’où ils venaient de partir, et ils font porter à Syracuse la nouvelle de cet événement. (6) Hippocrate, par un mensonge, soulève encore les esprits ouverts à tous les soupçons. Il envoie quelques Crétois se poster sur le chemin, et feignant ensuite d’avoir, grâce à eux, intercepté une lettre qu’il avait composée lui-même, il la lit publiquement. (7) Après le salut d’usage, « les préteurs de Syracuse au consul Marcellus, »  ils écrivaient: « Qu’il avait eu bien raison de n’épargner aucun des Léontins, (8) mais que tous les soldats mercenaires étaient dans la même position, et que 651 Syracuse ne serait jamais tranquille tant qu’il y aurait à la ville ou dans l’armée quelques troupes étrangères. (9) Qu’ils le priaient donc de s’emparer de ceux qui, avec leurs préteurs, étaient campés à Mégare, et par leur supplice de délivrer enfin Syracuse. »

(10) À la lecture de cette lettre on courut aux armes en poussant de telles clameurs, qu’au milieu du tumulte les préteurs, remplis d’effroi, regagnèrent à cheval Syracuse. (11) Leur fuite même ne mit pas fin à la révolte. Déjà l’on se précipitait sur les soldats syracusains, et il n’en fût pas resté un seul si Épicyde et Hippocrate ne se fussent opposés à la colère de la multitude, (12) non pas par compassion on par un sentiment d’humanité, mais parce qu’ils voulaient se ménager quelque espoir de retour. Ils s’attachaient les soldats tout en les gardant comme otages; (13) par un si grand bienfait, et comme par les gages qu’ils retenaient auprès d’eux, ils s’assuraient la reconnaissance de leurs parents et de leurs amis. (14) Mais ils avaient, eux aussi, éprouvé combien est vaine et changeante au moindre souffle la faveur de la multitude. Ayant donc par hasard trouvé un des soldats de la garnison qui avait défendu Léontium, ils le subornent, et le chargent de porter à Syracuse des nouvelles qui s’accordent avec le faux récit lu auprès du fleuve Myla, (15) afin que se présentant comme témoin, et déclarant avoir vu ce qui était douteux, il excitât la colère dans tous les coeurs.

XXXII. (1) Ce ne fut pas seulement le peuple qui y ajouta foi: introduit auprès du sénat, cet homme émut tous les esprits. Des personnes graves allaient répétant hautement « que l’avidité et la cruauté des Romains s’étaient heureusement montrées à nu à Léontium; que leur conduite serait la même, et plus horrible encore, s’ils entraient à Syracuse, car leur avarice y trouverait une plus riche proie. »

(2) Il fut décidé à l’unanimité qu’on fermerait les portes, et qu’on pourvoirait à la défense de la ville. Tous les Syracusains étaient entraînés par la crainte et par la haine, mais non pas tous contre les mêmes hommes. Tous les soldats et une grande partie du peuple avaient en horreur le nom romain: (3) les préteurs et quelques-uns des grands, quoique remplis de colère à cette fausse nouvelle, pensaient plutôt à se mettre en garde contre un péril plus proche, plus imminent. (4) Déjà Hippocrate et Épicyde étaient devant l’Hexapyle; ceux du peuple qui étaient dans l’armée engageaient des entretiens avec leurs parents, les priant de leur ouvrir les portes et de leur permettre de défendre leur commune patrie contre les attaques des Romains. (5) Une porte de l’Hexapyle leur avait été ouverte, et déjà on les recevait, lorsque surviennent les préteurs; d’abord ils cherchent à arrêter le peuple par des ordres et des menaces, puis, mais inutilement, par l’ascendant et en employant les conseils: alors, oubliant la majesté de leur rang, ils supplient la foule de ne pas livrer la patrie à des misérables naguère satellites du tyran, aujourd’hui corrupteurs de l’armée. (6) Mais la multitude irritée restait sourde à toutes leurs paroles; tous, au-dedans comme au-dehors, mettaient une égale ardeur à briser les portes. Les portes brisées, toute l’armée fut reçue dans l’Hexapyle. (7) Les préteurs se réfugient dans 652  l’Achradine avec la jeunesse de Syracuse; les soldats mercenaires, les transfuges et tout ce qui restait à Syracuse de l’armée royale viennent grossir la masse des ennemis. (8) L’Achradine fut emportée à la première attaque, et tous les préteurs furent mis à mort, excepté ceux qui s’étaient enfuis au milieu du tumulte. La nuit mit fin au massacre. (9) Le jour suivant les esclaves sont affranchis, les prisonniers délivrés. Cette multitude confuse nomme préteurs Hippocrate et Épicyde, et Syracuse, après avoir un instant vu briller la liberté, retombe dans son antique servitude.

XXXIII. (1) À cette nouvelle, les Romains quittent Léontium et marchent sur Syracuse. (2) Une ambassade envoyée par Appius arrivait alors par mer sur une quinquérème; une quadrirème détachée en avant s’engagea dans le port et fut prise. Les députés échappèrent avec peine. (3) Ce n’étaient donc pas seulement les droits de la paix, mais même ceux de la guerre qu’on venait de méconnaître. Dès lors l’armée romaine vint camper près de l’Olympium (c’est un temple de Jupiter), à quinze cents pas de la ville; (4) d’où il fut encore résolu qu’on enverrait des députés. Pour qu’ils n’entrassent pas dans la ville, Hippocrate et Épicyde vinrent hors des portes à leur rencontre. (5) Le député qui prit la parole déclara « qu’ils n’apportaient pas la guerre aux Syracusains, mais bien aide et protection à ceux qui, échappés du massacre, étaient venus leur demander asile, et à ceux aussi qui, comprimés par la crainte, supportaient un esclavage plus horrible que l’exil, plus horrible que la mort même; (6) que le meurtre infâme des alliés de Rome ne resterait pas sans vengeance; qu’ainsi donc si ceux qui s’étaient réfugiés au camp romain pouvaient rentrer en toute sûreté dans leur patrie, si les auteurs du massacre étaient livrés, si l’on rendait à Syracuse et sa liberté et ses lois, il n’y avait pas lieu de prendre les armes; mais que si ces propositions étaient repoussées, les Romains poursuivraient par les armes qui que ce fût qui s’y opposerait. »

(7) À cela Épicyde répondit « que si les députés avaient eu quelque mission pour Hippocrate et pour lui, ils auraient reçu une réponse, mais qu’à présent ils n’avaient qu’à revenir, quand ceux-là auxquels ils s’adressaient seraient maîtres de Syracuse. (8) Que si les Romains attaquaient la ville, l’événement leur ferait comprendre qu’il était bien différent d’assiéger Syracuse ou Léontium. »

Puis il quitta les députés et ferma les portes. (9) Dès lors le siège de Syracuse fut commencé par terre et par mer, par terre du côté de l’Hexapyle, par mer du côté de l’Achradine, dont les murs sont baignés par les flots. La terreur ayant, au premier assaut, livré Léontium aux Romains, ils espéraient bien pénétrer sur quelque point dans une ville si vaste et coupée par de grands intervalles. Ils amenèrent donc sous les murs tout le matériel employé dans les sièges.

XXXIV. (1) Le succès n’eût pas manqué à une attaque menée avec tant de vigueur, sans la présence d’un seul homme, que possédait alors Syracuse; (2) c’était Archimède, homme sans rival dans l’art d’observer les cieux et les astres, mais plus merveilleux encore par son habileté à inventer, à construire des machines de guerre, à l’aide desquelles, par un lé- 653 ger effort, il se jouait des ouvrages que l’ennemi avait tant de peine à faire agir. (3) Les murs s’étendaient sur des collines inégales en hauteur; le terrain était presque partout fort élevé et d’un abord difficile; mais il se rencontrait aussi quelques vallées plus basses et dont la surface plane offrait un accès facile. Selon la nature des lieux, Archimède fortifia ce mur par toute espèce d’ouvrages. (4) Marcellus, avec ses quinquérèmes, attaquait le mur de l’Achradine, baigné, comme nous l’avons déjà dit, par la mer. (5) Du haut des autres vaisseaux, les archers, les frondeurs et même les vélites, dont les traits ne peuvent être renvoyés par ceux qui n’en connaissent pas l’usage, ne permettaient à personne, pour ainsi dire, de séjourner impunément sur le mur. (6) Comme il faut de l’espace pour lancer ces traits, ces vaisseaux étaient assez éloignés des murailles. Aux quinquérèmes étaient attachés deux par deux d’autres vaisseaux dont on avait enlevé les rangs de rames de l’intérieur afin de les attacher bord à bord. (7) Ces appareils étaient conduits comme des vaisseaux ordinaires par les rangs de rames de l’extérieur; ils portaient des tours à plusieurs étages et d’autres machines destinées à battre les murailles. (8) À ces bâtiments ainsi préparés, Archimède opposa sur les remparts des machines de différentes grandeurs. Sur les vaisseaux qui étaient éloignés, il lançait des pierres d’un poids énorme; ceux qui étaient plus proches, il les attaquait avec des projectiles plus légers, et par conséquent lancés en plus grand nombre. (9) Enfin, pour que les siens pussent sans être blessés accabler les ennemis de traits, il perça le mur depuis le haut jusqu’en bas d’ouvertures à peu près de la hauteur d’une coudée, et à l’aide de ces ouvertures, tout en restant à couvert eux-mêmes, ils attaquaient l’ennemi à coups de flèches et de scorpions de médiocre grandeur. (10) Si quelques vaisseaux s’approchaient pour être en deçà du jet des machines, un levier, établi au-dessus du mur, lançait sur la proue de ces vaisseaux une main de fer attachée à une forte chaîne. Un énorme contrepoids en plomb ramenait en arrière la main de fer qui, enlevant ainsi la proue, suspendait le vaisseau droit sur la poupe; (11) puis par une secousse subite le rejetait de telle sorte, qu’il paraissait tomber du mur. Le vaisseau, à la grande épouvante des matelots, frappait l’onde avec tant de force que les flots y entraient toujours même quand il retombait droit. (12) Ainsi fut déjouée l’attaque du côté de la mer, et les Romains réunirent toutes leurs forces pour assiéger la ville par terre. (13) Mais de ce côté encore elle était fortifiée par toute espèce de machines, grâce aux soins, aux dépenses d’Hiéron pendant de longues années, grâce surtout à l’art merveilleux d’Archimède. (14) Et ici la nature était venue à son aide, car le roc qui supporte les fondements du mur est, sur une grande étendue, tellement disposé en pente, que non seulement les corps lancés par les machines, mais même ceux qui ne roulaient que par leur propre poids, retombaient avec violence sur l’ennemi. (15) Par la même raison, il était bien difficile de gravir cette côte et d’y assurer sa marche. (16) Marcellus tint un conseil où il fut décidé que, toutes ses tentatives d’attaque étant déjouées, le siège serait suspendu, et la ville seulement bloquée de manière à ce qu’on ne pût  654 y recevoir aucun convoi par terre ni par mer.

XXXV.  (1) Pendant ce temps-là Marcellus, avec le tiers à peu près de son armée, partit pour aller reprendre les villes qui, au milieu des troubles, avaient passé aux Carthaginois. Hélorus et Herbesus se rendirent d’elles-mêmes. (2) Il prit d’assaut Mégare, la détruisit et l’abandonna, afin d’effrayer les autres et surtout les Syracusains. (3) Au même instant à peu près, Himilcon, qui avait tenu longtemps sa flotte en vue du promontoire de Pachynum, débarqua à Héracléa, appelée aussi Minoa, avec vingt-sept mille fantassins, trois mille cavaliers et douze éléphants. Il s’en fallait bien qu’il eût d’abord autant de troupes quand il tenait la mer en face du promontoire; (4) mais lorsque Hippocrate se fut emparé de Syracuse, il était parti pour Carthage, et là, aidé par les députés d’Hippocrate et par les lettres d’Hannibal, qui déclarait que l’instant était venu de reconquérir glorieusement la Sicile, (5) lui-même, donnant par sa présence du poids à cet avis, il avait facilement obtenu que l’on fît passer en Sicile autant que l’on pût d’infanterie et de cavalerie. (6) Arrivé à Héracléa, il reprit peu de jours après Agrigente. Les autres villes qui étaient du parti des Carthaginois reprirent tant d’espoir de chasser les Romains de la Sicile, que le courage même des assiégés de Syracuse en fut ranimé. (7) Persuadés qu’ils auraient assez d’une partie de leurs troupes pour défendre la ville, ils se partagèrent la conduite des opérations. Épicyde devait rester et garder la ville, et Hippocrate se joindre à Himilcon et ouvrir avec lui la campagne contre le consul. (8) Hippocrate partit la nuit traversant les intervalles qui séparaient les postes romains, et avec dix mille fantassins et cinq cents cavaliers, il alla camper près de la ville d’Acrillae. (9) Il fut surpris clans ses travaux de retranchement par Marcellus, lequel revenait d’Agrigente, où, malgré ses efforts et la rapidité de sa marche, il avait trouvé l’ennemi déjà établi. Marcellus était bien loin de s’attendre à rencontrer en face de lui, dans ce lieu et dans ces circonstances, une armée de Syracusains. (10) Toutefois, par crainte d’Himilcon et des Carthaginois, dont l’armée était bien plus considérable que la sienne, il se tenait le plus possible sur ses gardes, et s’avançait avec ses troupes préparées à tout événement.

XXXVI. (1) Le hasard fit que ces précautions prises contre les Carthaginois servissent contre les Siciliens. Marcellus les trouva tout en désordre, dispersés, la plupart sans armes, occupés à établir leur camp. Il enveloppa l’infanterie. La cavalerie, après un léger engagement, s’enfuit à Acrae avec Hippocrate. (2) Ce combat contint ceux des Siciliens qui pensaient à se séparer de Rome. Marcellus revint à Syracuse. Peu de jours après, Himilcon, auquel s’était joint Hippocrate, vint camper sur le fleuve Anapus à huit mille de là environ. (3) Vers ce temps à peu près, cinquante-cinq vaisseaux longs, commandés par Bomilcar, chef de la flotte carthaginoise, entrèrent de la haute mer dans le grand port de Syracuse, (4) et de son côté la flotte romaine, composée de trente quinquérèmes, débarqua à Panormus la première légion; on eût pu croire que la guerre avait été transportée de l’Italie en Sicile, tant les 655 deux peuples y concentraient de forces. (5) Himilcon, bien persuadé que la légion romaine qui avait débarqué à Panormus et se dirigeait sur Syracuse, allait devenir sa proie, se trompe de chemin. (6) Pendant qu’il s’engageait dans l’intérieur des terres, la légion, escortée par la flotte, arriva en suivant les côtes auprès d’Ap. Claudius, qui, avec une partie de ses troupes, était venu à sa rencontre jusqu’à Pachynum. (7) Les Carthaginois ne restèrent pas plus longtemps devant Syracuse. Bomilcar n’avait pas grande confiance dans sa flotte, celle des Romains étant au moins du double plus nombreuse, outre qu’il voyait qu’un séjour plus long ne faisait qu’augmenter la disette de ses alliés. Il remit à la voile et retourna en Afrique. (8) Himilcon, de son côté, avait en vain suivi Marcellus jusqu’à Syracuse, cherchant quelque occasion de le combattre avant qu’il eût réuni des forces plus considérables. Cette occasion ne se présenta pas, et comme il voyait l’ennemi en sûreté devant Syracuse et par la force de ses retranchements et par le nombre de ses troupes, (9) pour ne pas perdre inutilement son temps à contempler ses alliés assiégés, il leva son camp dans le dessein de porter ses troupes partout où l’appellerait l’espoir de quelque révolte contre les Romains, et d’augmenter ainsi par sa présence l’ardeur de ses partisans. (10) Il reprit d’abord Murgantia, dont les habitants lui livrèrent la garnison romaine. Les Romains y avaient amassé une grande quantité de blé et des provisions de tout genre.

XXXVII. (1) À cette défection les autres villes s’enhardirent. Les garnisons romaines étaient chassées des citadelles ou surprises par la trahison des habitants. (2) Henna, située sur un lieu élevé et escarpé de toutes parts, était inexpugnable par sa position même, outre que la citadelle renfermait une forte garnison commandée par un homme dont les traîtres n’eussent pas aisément trompé la vigilance. (3) C’était L. Pinarius, homme plein d’activité, et qui, pour déjouer tous les complots, comptait beaucoup plus sur cette activité même que sur la fidélité des Siciliens. Sa défiance était encore réveillée par la nouvelle de trahisons de tant de villes qui se révoltaient et massacraient les troupes. (4) Aussi, jour et nuit il y avait sur pied des vedettes et des sentinelles préparées à tout, et les soldats ne quittaient jamais leurs armes ou leurs postes. (5) Les principaux habitants d’Henna, qui déjà étaient convenus avec Himilcon de lui livrer la garnison romaine, sentirent bien qu’avec un tel chef il n’y avait pas de trahison possible, (6) et ils résolurent d’agir ouvertement.

« La ville et la citadelle doivent, disent-ils, être en leur pouvoir, s’ils se sont donnés aux Romains comme des alliés libres et non pas comme des esclaves qu’il faut retenir prisonniers; ils pensent donc qu’il est juste qu’on leur rende les clefs des portes; (7) que le lien le plus fort qui unisse de bons alliés, c’est réciprocité de confiance; que le peuple et le sénat romains ne leur seront reconnaissants qu’autant qu’ils seront restés fidèles par leur propre volonté et non pas par la force. »

(8) À cela le Romain répondait « qu’il avait été mis en garnison à Henna par son général, qu’il avait reçu de lui les clefs des portes et la garde de la citadelle; qu’il ne devait en disposer ni d’après sa propre volonté ni d’après la volonté des habitants d’Henna, mais bien d’après celle 656 du chef qui les lui avait confiées. (9) Qu’abandonner son poste était un crime capital chez les Romains, et qu’on avait vu des pères sanctionner cette loi par la mort même de leurs enfants. Le consul Marcellus n’était pas loin; il fallait que les habitants lui envoyassent des députés, comme à celui qui avait le commandement suprême. »

(10) Ils répondirent « qu’ils n’enverraient pas de députés à Marcellus, et déclarèrent que si les paroles étaient inutiles, ils chercheraient quelque autre moyen de recouvrer leur liberté. »

(11) Pinarius, à son tour, répliqua « que s’ils avaient quelque répugnance à envoyer une ambassade à Marcellus, on lui accordât de convoquer l’assemblée du peuple, afin qu’il pût savoir si les sentiments qu’on lui avait montrés étaient les sentiments d’un petit nombre, ou ceux de toute la ville. »

Il fut convenu que l’assemblée serait convoquée pour le lendemain.

XXXVIII.  (1) Après cette entrevue, Pinarius se retire dans la citadelle et rassemble ses soldats.

« Soldats, leur dit-il, vous savez tous, je pense, comment ces jours derniers, des garnisons romaines ont été surprises et massacrées par les Siciliens. (2) La bonté des dieux d’abord, puis votre courage, votre vigilance à rester nuit et jour sous les armes, vous ont garantis de la trahison; et plût aux dieux que nous pussions continuer à vivre ici sans avoir à souffrir ou à consommer quelque grand malheur! (3) Contre des attaques secrètes nous avons les précautions employées jusqu’ici par nous; mais, comme la trahison ne leur réussit pas, ils m’ont demandé hautemeut, ouvertement, de leur remettre les clefs des portes. Or, les clefs une fois livrées, Henna sera aux Carthaginois, et nous serons massacrés ici plus cruellement encore que ne l’a été la garnison de Murgantia. (4) J’ai obtenu avec peine une nuit pour me consulter, car je voulais, avant tout, vous faire part du péril qui nous menace. Au point du jour ils vont tenir une assemblée pour m’accuser et pour soulever contre vous le peuple. (5) Demain donc Henna sera inondé de notre sang ou de celui de ses habitants; attaqués les premiers, il ne vous reste plus d’espoir; en les attaquant, au contraire, il ne vous reste plus de danger à craindre. C’est à celui qui le premier tirera le glaive qu’appartiendra la victoire. (6) Tous, couverts de vos armes, et vous tenant sur vos gardes, vous attendrez le signal: je serai à l’assemblée, et je traînerai le temps à force de discours et de discussions, jusqu’à ce que tout soit prêt. (7) Lorsque, par un mouvement de ma toge, je vous aurai donné le signal, alors, de tous les côtés, poussez un cri, tombez sur la foule, tuez tout, et gardez bien qu’il reste un seul de ceux dont vous auriez à redouter quelque violence ou quelque surprise. (8) Et vous, vénérable Cérès; vous, Proserpine; vous tous, dieux du ciel et de l’enfer, qui habitez cette ville, ces lacs, ces bois sacrés, écoutez ma prière. Soyez-nous bienveillants et propices, s’il est vrai que ce soit pour éviter une trahison, et non pour en commettre une, que nous prenons cette résolution. (9) Soldats, je vous en dirais plus si vous deviez avoir à combattre des gens armés; mais ils sont sans armes, ils ne s’attendent à rien; vous en tuerez jusqu’à satiété. D’ailleurs le consul ayant son camp tout près de nous, il n’y a rien à craindre d’Himilcon et des Carthaginois. »

657 XXXIX. (1) Après ce discours ils se séparent et vont prendre de la nourriture et du repos. Le lendemain ils se placent à différents postes pour occuper les rues et fermer tout passage. La plus grande partie se tient au-dessus et dans les environs du théâtre où ils étaient accoutumés au spectacle des assemblées. (2) L’officier romain est amené par les magistrats devant le peuple: il répète que tout dépend du consul et nullement de lui-même, et il insiste sur tout ce qu’il avait dit la veille. (3) D’abord, quelques-uns seulement, puis un plus grand nombre, puis tous enfin lui ordonnent à la fois de rendre les clefs. Comme il hésite et qu’il diffère, ils s’emportent en menaces et semblent disposés à en venir à la force. Pinarius alors, comme il en était convenu, donne le signal avec sa toge. (4) Les soldats, attentifs depuis longtemps, et tout près à agir, poussent un grand cri. Les uns s’élancent du haut en bas sur l’assemblée, qu’ils prennent à dos, les autres se précipitent en foule à toutes les issues du théâtre. (5) Les citoyens, renfermés dans cette enceinte profonde, sont massacrés; ils tombent en masse, frappés par les Romains ou étouffés dans leur fuite. Précipités les uns sur la tête des autres, ils s’entassent, les blessés sur ceux qui ne le sont pas, les vivants sur les morts. (6) Les Romains se répandent de tous côtés. La fuite et le carnage remplissent Henna et la font ressembler à une ville prise d’assaut. Quoique les soldats n’eussent à massacrer qu’une foule sans armes, ils s’y portaient avec autant d’acharnement que s’ils eussent été animés par les risques et l’ardeur d’un combat à forces égales. (7) Ce coup de main coupable ou nécessaire conserva Henna aux Romains. Marcellus n’en témoigna point de mécontentement; il abandonna même aux soldats le butin fait dans la ville, persuadé que la crainte retiendrait les Siciliens et les empêcherait de livrer les garnisons romaines. (8) Ce désastre d’une ville placée au milieu de la Sicile, célèbre par la force de sa position naturelle, et par les sacrés vestiges qui s’y voient de l’enlèvement de Proserpine, se répandit presque en un seul jour dans toute la Sicile. (9) On regarda ce carnage affreux comme un attentat envers les dieux aussi bien qu’envers les hommes, et tous les peuples qui jusqu’alors ne s’étaient pas encore déclarés passèrent aux Carthaginois. (10) Hippocrate se retira à Murgantia, Himilcon à Agrigente, après avoir inutilement conduit leur armée vers Henna, où les appelaient des traîtres. (11) Marcellus rentra chez les Léontins; il fit venir dans son camp du blé et d’autres provisions, y laissa quelques troupes, et revint au blocus de Syracuse. (12) Envoyant alors à Rome Ap. Clandius briguer le consulat, il nomma à sa place T. Quinctius Crispinus pour prendre le commandement de la flotte et de l’ancien camp. (13) Lui-même il se construisit des quartiers d’hiver, qu’il fortifia, dans un lieu situé à cinq mille pas de l’Hexapyle, et que l’on appelle Léonte. Ce fut là tout ce qui se passa en Sicile jusqu’au commencement de l’hiver.