Strabon, VI, 2, 7-9, Considérations Générales sur la Sicile et Etna, v. 30 av. n-è

7. Qu’est-il besoin, à présent, de parler de la fertilité de la Sicile, après ce que tant d’auteurs en ont dit ? Généralement, on l’égale à celle de l’Italie ; il semble pourtant qu’on doive la mettre encore au-dessus, quand on compare la production des deux pays en blé, en miel, en safran, etc. Ajoutons que son extrême proximité de l’Italie (la Sicile fait en quelque sorte partie de la péninsule) lui permet de pourvoir aux approvisionnements de Rome aussi commodément et sans plus de peine que les campagnes mêmes de l’Italie. On l’appelle à cause de cela le grenier de Rome ; et il est de fait qu’elle exporte à Rome tous ses produits, sauf une petite quantité réservée pour sa propre consommation ; et par produits je n’entends pas seulement les fruits de la terre, mais aussi le bétail, le cuir, la laine, etc. Suivant l’expression de Posidonius, la Sicile se trouve avoir, dans Syracuse et dans l’Eryx, deux citadelles qui commandent la mer, et, dans Enna, une troisième citadelle intermédiaire qui commande et domine toutes les plaines de l’intérieur.

ETNA :

8. Non loin de Centoripa est la petite ville d’Aetna, dont nous parlions tout à l’heure. Aetna est le repos et le point de départ des voyageurs qui font l’ascension du volcan ; car c’est là que commence, à proprement parler, la région du sommet. Dans toute cette région supérieure, la montagne est nue et stérile, le sol est comme de la cendre, et disparaît l’hiver sous la neige amoncelée, ce qui forme un contraste avec les beaux bois et l’abondante végétation de la région inférieure. Le sommet, qui plus est, paraît sujet à de fréquents changements par suite de la nature capricieuse des éruptions volcaniques, et cela se conçoit : comme le feu intérieur tantôt se porte tout vers un seul cratère et tantôt se divise entre plusieurs, et que de ces cratères sortent tantôt des flots de lave, tantôt rien que des flammes et de la fumée, tantôt aussi de grosses masses ignées ; cette irrégularité des éruptions affecte aussi nécessairement les conduits souterrains et en change la direction, et il n’est pas rare de voir s’ouvrir sur tout le pourtour du sommet de nouveaux cratères ou orifices. Des voyageurs qui ont fait récemment l’ascension de l’Aetna nous ont dit avoir trouvé, une fois au haut de la montagne, un plateau tout uni, de 20 stades de circuit environ, et bordé circulairement d’une sorte de bourrelet de cendre, de la hauteur d’un mur ordinaire, qui lui sert de clôture et par-dessus lequel il faut sauter, pour peu qu’on veuille s’avancer sur le plateau. Au milieu de cette enceinte, on apercevait une butte ayant cette même couleur cendrée que le sol conserve sur toute la surface du plateau, et juste au-dessus de la butte un nuage ou pour mieux dire une colonne de fumée pouvant avoir deux cents pieds de hauteur perpendiculaire et paraissant complètement immobile (il est vrai que c’était par un temps de calme). Deux de ces voyageurs avaient osé s’avancer sur le plateau, mais, comme ils avaient senti que le sol sous leurs pieds était par trop brûlant et qu’ils y enfonçaient trop, ils avaient vite rétrogradé, sans avoir rien pu reconnaître de plus que ce que l’on observait en se tenant à distance. Le peu qu’ils avaient vu avait suffi toutefois à les convaincre que la fable tient une grande place dans tout ce qu’on a débité au sujet du volcan, et notamment dans ce qu’on raconte d’Empédocle, qu’il se serait précipité au fond du cratère, sans laisser après lui d’autre indice de sa mort qu’une des sandales d’airain qu’il portait avant l’événement et qu’on aurait retrouvée à une faible distance du bord du cratère, rejetée là apparemment par la violence du feu. Suivant eux, en effet, on ne saurait approcher du cratère ni le voir ; ils ne concevaient même pas qu’on y pût rien jeter, vu la résistance des vents qui soufflent incessamment des profondeurs de l’abîme et l’excès de la chaleur qui ne manquerait pas de vous arrêter longtemps avant que vous eussiez atteint le bord du cratère. Supposé d’ailleurs qu’un corps quelconque eût pu y être lancé, ce corps n’eût pas manqué d’être complètement altéré et défiguré ; à coup sûr, il n’eût pas été rejeté tel qu’il était d’abord. Sans doute il pourrait se faire (et rien n’empêche de l’admettre) que, pour un temps et faute d’aliments, ces exhalaisons d’air et de feu éprouvassent quelque interruption, jamais pourtant l’interruption ne serait assez complète ni assez longue pour permettre à l’homme d’affronter l’approche d’obstacles si énergiques. L’Aetna, qui commande plus particulièrement le côté du détroit et le territoire de Catane, domine également les rivages de la mer Tyrrhénienne et les îles des Liparaeens : son sommet, pendant la nuit, s’illumine de clartés étincelantes ; en revanche, il demeure tout le jour enveloppé de fumée et d’épaisses ténèbres.

9. Les monts Nébrodes, situés juste à l’opposite de l’Aetna, lui sont inférieurs en élévation, mais de beaucoup supérieurs en étendue. Ce que nous avons dit de la partie de la mer Tyrrhénienne comprise entre la Sicile et la côte de Cume est vrai aussi de la Sicile : partout elle est minée par des cours d’eau et des feux souterrains, ce qui explique la quantité d’eaux chaudes, tantôt salées, comme celles de Sélinonte et d’Himère, tantôt douces et potables, comme celles d’Aegeste, qu’on y voit jaillir à la surface du sol. Dans certains lacs ou étangs voisins d’Agrigente, les eaux ont le même goût que celles de la mer, tout en étant de nature bien différente, puisque, sans savoir nager, on s’y soutient à la surface et que le corps de l’homme y flotte ni plus ni moins que le bois. A Palici, l’eau jaillit de bassins profonds semblables à des cratères et y retombe en formant une sorte de voûte. Enfin la grotte qu’on visite auprès d’Imachare contient une immense galerie dans laquelle un fleuve circule à couvert et parcourt ainsi un très long trajet, pour surgir ensuite à la surface du sol, comme fait le fleuve Oronte en Syrie, qui, après s’être perdu entre Apamée et Antioche, dans un gouffre appelé Charybde, reparaît 40 stades plus loin. La même chose, on le sait, arrive au Tigre, en Mésopotamie, et au Nil, en Libye, un peu au-dessous de ses sources. On cite encore les eaux de Stymphale, qui, après avoir coulé sous terre l’espace de 200 stades, reparaissent en Argolide et forment le fleuve Erasinus. Quant aux eaux qu’on voit se perdre auprès d’Asée en Arcadie, elles mettent encore plus de temps à reparaître et forment alors deux fleuves distincts, l’Alphée et l’Eurotas, ce qui avait naguère accrédité cette fable, que deux couronnes offertes, l’une à l’Alphée et l’autre à l’Eurotas, et jetées ensemble dans le courant commun, obéissaient au voeu du donateur, chacune d’elles reparaissant dans le fleuve auquel elle avait été spécialement adressée. Enfin nous avons rapporté plus haut ce que l’on dit d’analogue touchant le Timave.